Sven Gütermann, Materne Hatten. La vie d’un clerc lettré au carrefour de l’humanisme et de la Réforme en Rhénanie supérieure (Spire, v. 1470-† Strasbourg, 1546)
Préf. Matthieu Arnold. Ubstadt-Weuher : Verlag Regionalkultur, 2018. 144 p., ill. (ISBN 978-3-95505-080-1)
La bibliographie de l’humanisme rhénan est écrasante, mais le livre de Sven Gütermann vient l’enrichir par des sources inédites et par un regard original. L’objectif de l’auteur est double : d’une part, nous proposer une biographie aussi précise que possible d’une personnalité jusqu’à aujourd’hui laissée quelque peu en retrait, mais dont le rôle est important pour la constitution et l’organisation de réseaux d’amitié et d’intérêts intellectuels autour du Rhin moyen à la fin du xve et dans la première moitié du xvie siècle. Dans le même temps, et selon les meilleures leçons de nos maîtres, cette biographie sera remise dans son contexte, dont elle tire sa signification, mais qu’elle vient enrichir en regard. En cela, elle peut aussi constituer une précieuse introduction à la vie dans une région très spécifique au tournant de la modernité : les pages présentant le portrait historique de Spire (p. 15-21) et de Strasbourg (p. 72-76) sont à cet égard particulièrement précieuses.
Les Hatten viennent en effet de Spire, même si leur nom renvoie très probablement au village de Hatten, au sud de Wissembourg. La famille jouit sans doute d’une certaine aisance, et Materne Hatten suivra une carrière de clerc : ancien étudiant de Leipzig (1496-1497)10, il devient en effet vicaire d’une chapelle de la cathédrale dans sa ville natale en 1495 – il peut avoir quelque vingt-cinq ans. Spire est alors une ville marquée par l’humanisme, ce à quoi encouragent ses deux évêques successifs, Matthias von Rammung et Ludwig von Helmstatt (de 1464 à 1504). Wimpheling est un temps prédicateur à la cathédrale, tandis que son élève et successeur, Jodocus Gallus, est lui-même un familier de Hatten, qu’il désignera comme son exécuteur testamentaire (1517). L’auteur présente en outre avec précision le rôle du « cercle humaniste de Spire », dont Hatten est l’un des acteurs principaux (p. 44 et suiv.) : il est très probable qu’Érasme loge chez lui lors de son passage à Spire en 1515.
Mais les tensions sont très fortes, au sein même de l’Église, entre partisans des réformes et partisans du statu quo, tandis que la radicalisation des positions respectives se fait plus sensible après 1517, quand le chapitre doit à plusieurs reprises intervenir contre un petit groupe, dont Hatten fait partie et qui est visiblement tenté par les projets d’une réforme plus profonde : lorsque Martin Bucer vient à Spire en 1525, Hatten ne quitte-t-il pas ostensiblement le chœur de la cathédrale pour venir l’écouter prêcher ? Les difficultés touchent aussi le domaine politique, s’agissant d’abord du statut des religieux dans la collectivité11. En 1527, la situation devient intenable12, et Hatten, appelé par Bucer, part pour s’établir à Strasbourg, après y avoir obtenu quelques garanties : il y acquiert le droit de bourgeoisie, reçoit une prébende vicariale à Saint-Thomas, et se marie, à une date que nous ne pouvons préciser. Deux ans plus tard, la messe est interdite, et la puissante ville libre et impériale passe à la Réforme. Cette même année, la diète de Spire confirme les décisions prises à Worms mais enregistre la « protestation » d’un certain nombre de princes et de villes libres, dont Strasbourg, passés à la Réforme.
C’est peu de dire que l’écrit (la correspondance au premier rang, par ex. avec Érasme, mais surtout avec Bucer) et l’imprimé sont omniprésents au fil de la carrière et de la vie de Materne Hatten. Rien de surprenant à cela, si l’on considère que Spire (p. 18) et plus encore Strasbourg (p. 73) prennent rang parmi les premiers centres typographiques européens, et que l’économie du livre s’y développe très tôt. L’imprimé joue aussi un rôle central dans les pratiques de la sociabilité humaniste : c’est ainsi que Hatten dédicace un exemplaire d’un petit texte à Sébastien Brant (1502 : cf. p. 27 et 48, et ill. 4), et qu’une amitié certaine le lie au Bâlois Johann Froben. Mais ce sont aussi les discussions et controverses par le biais de l’imprimé (par ex. sur la question de l’Immaculée conception, p. 48 et suiv.), la pratique des dons et des prêts de livres, et, très significatif, l’attention portée à faire circuler les informations et à saisir toutes les opportunités pour se procurer tel ou tel titre que l’on souhaite. L’auteur cite même un cas où Hatten et quelques amis recopient dans la nuit un petit opuscule publié à Rome et dont on leur a communiqué un exemplaire, de manière à pouvoir en faire parvenir au plus tôt le texte à Érasme.
Peu après le décès de Hatten (1544), le revenu de sa prébende est attribué au bénéfice du nouveau Collegium Wilhelmitanum, destiné à financer les études des écoliers sans fortune.
Le petit volume de Sven Gütermann a été d’abord donné en édition allemande, puis dans sa traduction française, avec une simplification du corpus des références (notamment les notes). L’auteur nous administre la démonstration exemplaire de l’efficacité d’une micro-histoire adossée à la présentation d’une conjoncture générale qui lui donne tout son sens, mais qu’elle vient éclairer en retour. Sur le plan matériel, le résultat est très convaincant, avec une suite d’illustrations en couleurs très bien venues : certaines sont évidemment connues de longue date (le portrait d’Érasme, ou encore celui de Sébastien Brant, ce dernier à la Kunsthalle de Karlsruhe), mais le recours à des fonds d’archives privées donne l’opportunité de découvrir plusieurs documents inédits importants. Le texte est suivi d’un ensemble de pièces justificatives, d’un état des sources et de la bibliographie, et d’un précieux index nominum. On regrettera peut-être l’absence d’une carte de localisation, qui aurait permis au lecteur moins familier de la géographie du sillon rhénan entre Mayence et Bâle, de situer la plupart des localités apparaissant au fil du texte – et même de se faire une idée de l’extrême dispersion politique régnant alors dans la région.
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10 Rappelons que l’université de Leipzig est fondée en 1409, et qu’elle s’impose rapidement comme la principale université d’Allemagne orientale (entre la Weser et l’Oder) au xve siècle, profitant notamment des difficultés de Prague. Les autres fondations antérieures sont Prague en 1348 et Erfurt en 1392 ; la grande université d’Europe orientale est celle de Cracovie (1364). Le rôle de l’université de Leipzig dans le passage à la Réforme est bien entendu connu, depuis la disputatio de 1519. On consultera avec intérêt la bibliographie générale mise en ligne en 2009 (https://services.ub.uni-leipzig.de/unijub/index.html).
11 À Spire comme à Strasbourg, le statut des gens d’Église est l’un des principaux points en discussion avec les autorités municipales. Dans les deux villes, les ecclésiastiques sont en effet en très grand nombre, et ils bénéficient de privilèges très avantageux (prenons pour simple exemple le fait que le service de la cathédrale de Spire s’appuie sur la nomination d’une véritable cohorte de 64 vicaires, dont Hatten). L’obligation de se faire recevoir comme membres de la bourgeoisie et de payer un certain nombre de taxes et d’impôts constitue pour le Magistrat urbain le principal point de friction.
12 L’auteur a raison de souligner le « changement de climat » qui se manifeste dans la décennie 1520 et dont, à Spire, la mort du vicaire général et doyen du chapitre Thomas Truchsess von Wetzhausen (1523) marque comme le point d’orgue.