Cristina Dondi (éd.), Printing R-Evolution and society 1450-1500 : fifty years that changed Europe
Venise : Edizioni Ca’ Foscari – Digital Publishing (Studi di storia ; 13), 2020. 980 p. : ill. (ISBN 978-88-6969-333-5)
Cet imposant volume de près de 1000 pages intégralement consacré à la recherche sur les incunables est l’un des fruits des travaux menés dans le cadre du projet 15cBOOKTRADE piloté par C. Dondi grâce à une bourse de l’European Research Council (2014-2019). Publié en open access sur le site de l’éditeur, il reprend la quasi-totalité des communications présentées lors d’un colloque tenu à Venise (19-21 septembre 2018). Il était accompagné d’une exposition organisée au Musée Correr et à la Bibliothèque Marciana, dont un certain nombre de contenus numériques ont été mis en ligne tout dernièrement1. Le colloque avait donné lieu à une captation vidéo, également disponible en ligne2.
L’ouvrage s’ouvre sur trois communications introductives, qui présentent le projet 15cBOOKTRADE et ses objectifs : étudier, à partir des indices matériels présents sur les quelque 500 000 exemplaires incunables subsistants, complétés par des sources archivistiques, l’impact de l’invention de l’imprimerie sur la société occidentale. C’est le marché du livre qu’il s’agit d’interroger, à travers une série de questions que les outils informatiques développés par ou en lien avec le projet 15cBOOKTRADE, brassant de grandes quantités de données, permettent désormais d’étudier de façon plus précise : qui sont les lecteurs, combien coûte un livre, dans quelle mesure le nouveau média a-t-il contribué à la diffusion des textes et à la circulation du savoir à travers l’Europe. Un intérêt supplémentaire est porté à l’illustration et aux pratiques de réemploi qui favorisent la circulation des images.
Une préface de Kristian Jensen rappelle le lien entre le projet et la publication du catalogue des incunables de la Bodleian Library, achevé en 2005, qui constitue selon lui les racines intellectuelles et méthodologiques du projet, par l’intérêt particulier accordé aux particularités d’exemplaire (reliure, décor, annotations marginales, prix, etc.). Martin Stokhof rappelle ensuite les principes d’attribution des bourses de l’European Research Council depuis 2007 et son ambition d’œuvrer par ce biais à la constitution d’une communauté scientifique européenne.
Après quelques éléments généraux de contextualisation sur la production incunable, C. Dondi se livre à une introduction plus précise, qui rend compte des différentes pistes de recherche ouvertes par 15cBOOKTRADE. Elle revient en particulier sur la genèse de la base MEI (Material Evidence in Incunabula)3, née en 2009 de la volonté d’exploiter le gigantesque corpus de données (evidences) que constituent les marques de provenances – reliure, décor, annotations manuscrites, etc. – figurant sur les exemplaires, afin de reconstituer la circulation des incunables de leur lieu de production jusqu’à leur lieu de conservation actuel. Les sources archivistiques sont également au cœur du projet, tel le Zornale de Francesco de Madiis à Venise, qui fournissent des données précises quant au coût du livre ; une fois contextualisées, elles permettent de mesurer l’impact du livre imprimé sur la société de la deuxième moitié du xve siècle. D’autres pistes sont également évoquées : outils de visualisation des données, reconstitution de bibliothèques disparues, pratiques de lecture, circulation des illustrations, facilitée par le réemploi de bois gravés. Pour clore cette introduction, une série de tableaux synthétiques fort clairs permet de visualiser différents aspects de la production incunable et de la circulation des exemplaires.
Viennent ensuite 31 articles, en anglais ou en italien, toujours précédés d’un résumé en anglais, et suivis a minima d’une bibliographie et d’une liste des incunables cités. Ils sont regroupés en quatre grandes sections, dont l’organisation reprend en partie celle des communications du colloque.
La première section, consacrée à la transmission et la circulation des textes, s’ouvre sur deux grandes études thématiques, qui illustrent les nouvelles possibilités statistiques permises par les outils mis en place dans le cadre du 15cBOOKTRADE : celle de Maria Alessandra Panzanelli Fratoni, particulièrement dense (130 p.), s’attache aux textes juridiques, et s’accompagne d’annexes très fournies ; celle de Sabrina Minuzzi dresse un panorama fort complet de l’édition médicale, abordant aussi bien les type d’ouvrages publiés que le lectorat et les pratiques de lecture. Eric Marshall White compare les fragments de la Bible de Gutenberg trouvés dans les défaits de reliure à ceux de l’Ars Minor de Donat, et en tire des conclusions quant à la durée de vie et l’usage différent de ces deux types de production. Geri della Rocca de Candal s’intéresse quant à lui aux premières éditions grecques, avant Alde Manuce. Viennent enfin deux études sur les incunables hébraïques, celle de Marco Bertagna consacrée aux exemplaires conservés dans les bibliothèques italiennes, qui ont très peu voyagé depuis leur impression en Italie, alors que celle d’Alexander Gordin s’attache à la collection de la National Library of Israël, constituée tardivement, qui témoigne d’une circulation extra-européenne.
La deuxième partie, plus homogène, rassemble des retours d’expérience de catalogueurs MEI ou de responsables de collections. Deux communications illustrent les apports de MEI à la connaissance des fonds de la Bibliothèque Marciana. Allesia Giachery livre les résultats de son enquête pour identifier les 59 incunables datés présents dans le premier catalogue imprimé de la Bibliothèque (1623-1626). Elisabetta Sciarra a reconstitué les cheminements de volumes issus des collections prélevées dans la Marciana et diverses institutions religieuses vénitiennes à la chute de la République (1797) d’après les listes de confiscations et de restitutions, les catalogues anciens, et les marques de provenance. Deux communications relatent ensuite les collaborations à l’origine de projets MEI : Edoardo Barbieri présente l’association entre le CRELEB et la région Lombardie, qui a permis l’entrée dans MEI de près des 2/3 des 12 000 exemplaires incunables conservés dans les bibliothèques de Lombardie ; une communication collective – Bibl. Nazionale centrale di Roma (Pasqualino Avigliano, Andrea Cappa, Andrea de Pasquale, Marina Venier), CERL (C. Dondi) et Vaticane (Adalbert Roth) – revient sur la collaboration entre le CERL, la Biblioteca Nazionale Centrale di Roma et la Fondation Polonsky qui a permis la numérisation et le catalogage des incunables de Santa Scolastica à Subiaco. Enfin deux communications relatent des travaux conduits à la Bibliothèque universitaire de Vilnius, où Viktorija Vaitkevičiūtė et Agnė Zemkajutė ont pu étudier les 510 incunables répartis entre 8 bibliothèques lituaniennes, et arrivés dans le Grand-Duché de Luxembourg au xvie ou au xviie siècles. John Lancaster revient sur l’entrée progressive des bibliothèques américaines dans MEI, en commençant par le Smith College in Northampton, Massachussetts et la bibliothèque d’Harvard, jusqu’aux 12 bibliothèques actuellement présentes, soit 2000 exemplaires, représentant environ 5 % de l’intégralité des exemplaires connus aux États-Unis. Il appelle de ses vœux la création d’une branche américaine de MEI, pour faciliter la diffusion de l’outil, la formation de nouveaux catalogueurs et l’intégration des nombreuses collections de taille modeste grâce des catalogueurs référents.
La troisième partie, consacrée au marché du livre, est à la fois la plus longue et la plus dense. Composée de 12 études, elle offre un bel ensemble consacré au marché italien, avec un fort tropisme vénitien, qui correspond à la position exceptionnelle qu’occupe Venise dans l’histoire du livre du xve siècle. À partir de sources archivistiques comme l’exceptionnel Zornale de Francesco de Madiis (1484-88) à Venise (C. Dondi, Neil Harris), le Quaderneto d’Antonio Moretto à Padoue (Ester Camilla Peric) ou encore des livres de comptes de Francesco et Bernardo di Niccolo Cambini à Florence (Paola Pinelli) ou de Leonardo Sanudo à Venise (Isabella Cecchi), dont certaines sont partiellement éditées en annexes, c’est la question du prix du livre qui est au cœur de cette partie, qu’alimentent également les mentions d’achat présentes sur les documents. Plusieurs études s’efforcent de contextualiser les prix ainsi glanés en les comparant à ceux trouvés dans d’autres villes ou en les rapportant aux prix des denrées de la vie quotidienne, dans des tableaux éclairants fournis en annexes (Elena Gatti à Bologne, Paolo Tinti à Ferrare). Les trois dernières communications offrent des incursions hors de la Péninsule, s’attachant à décrire trois marchés locaux et leurs spécificités : Claire Bolton reconstitue le marché du livre, essentiellement scolaire, à Memmingen, d’après des indications trouvées sur les livres ; Monique Hulvey analyse des décors de reliures lyonnaises pour illustrer le rôle central occupé par Lyon, tant du point de vue de la production que de la circulation du livre imprimé. J. Antoni Iglesias-Fonseca rappelle les grandes étapes de l’introduction de l’imprimerie en Catalogne.
La quatrième partie s’ouvre sur un premier ensemble consacré aux questions iconographiques : Lilian Armstrong étudie le décor des éditions vénitiennes, enluminées dans les premières années, puis dotées de bois gravés à partir des années 1490. Suzy Marcon présente la riche collection romaine du cardinal Bessarion, aujourd’hui à la Marciana. Une contribution collective (Abhishek Dutta, Matilde Malaspina, Andrew Zisserman et Cristina Dondi), consacrée à la base 15cILLUSTRATION4 et ses fonctionnalités de reconnaissance d’image, fait le lien avec l’ensemble suivant, qui détaille plusieurs outils numériques innovants développés autour des incunables. Ilaria Andreoli et Ilenia Maschietto présentent le projet d’édition électronique de l’ouvrage fondateur Les livres à figure vénitiens de la fin du xve siècle et du commencement du xvie siècle de Victor Masséna prince d’Essling, porté par la Fondation Giorgio Cini, héritière de ses collections. Gregory Prickman revient sur l’Atlas of early printing5 et les possibilités qu’il offre en matière de visualisation de données, et rappelle le rôle joué par Margaret Bingham Stillwell puis par Frederick Goff dans la naissance de l’ISTC, dont les données alimentent la base. John Goldfinch et Karen Limper-Herz reviennent sur la genèse de l’ISTC, publié en 1984 dans le giron de la British Library, et désormais accessible en ligne sur le site du CERL6, et en présentent quelques évolutions en cours et à venir, concernant principalement la description des exemplaires et la mise en place de liens vers les notices correspondantes dans MEI, réalisée depuis. Enfin un article de Marieke van Delft présente la base Provenance Digital Archive7. Mis en ligne pour le CERL par la société Arkyves en fin d’année 2019, cet outil collaboratif permet à l’utilisateur de charger des images de marques de provenances assorties à des descriptions rapides pour les soumettre ainsi à la communauté de bibliothécaires et chercheurs susceptibles de pouvoir les identifier.
Ces 31 communications – 34 en intégrant les 3 textes d’introduction – alimentent six index cumulatifs, dont l’usage aurait pu être simplifié (le renvoi est fait à l’article, non à la page précise, et le choix de l’index à parcourir nécessite parfois quelque réflexion). Mais évidemment la généreuse mise en ligne de l’intégralité du volume permet de contourner très aisément ces difficultés.
L’ensemble constitue ainsi une somme indispensable pour les chercheurs en histoire du livre à la première modernité. Marqué par un fort tropisme italien, sa portée n’en est pas moins beaucoup plus large, les outils présentés étant conçus à l’échelle européenne voire internationale. Il se distingue des précédents colloques sur le sujet (Greifswald, juin 20188 et Milan, septembre 20139) par un intérêt accru porté aux spécificités d’exemplaires, indices relevés sur les volumes, complétés le cas échéant par des documents d’archives. Retraçant la genèse des grandes entreprises catalographiques passées et en cours, il dresse un large panorama de la recherche incunabulistique actuelle, présente les principaux outils disponibles et ouvre de nouvelles pistes de recherches. Soulignons enfin que le soin porté à la publication et l’effort de mise en ligne de l’intégralité des contenus en rendent le maniement très aisé, en dépit de l’épaisseur considérable du volume.
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1 https://www.printingrevolution.eu/
2 https://15cbooktrade.ox.ac.uk/news-events-dissemination/
3 https://data.cerl.org/mei/_search
4 http://zeus.robots.ox.ac.uk/15cillustration/home
5 https://atlas.lib.uiowa.edu/
6 https://data.cerl.org/istc/_search
7 https://www.arkyves.org/r/section/him_CERLPDA/
8 Gutenberg 550 – Ergebnisse und Perspektiven der Inkunabelforschung, du 28 au 29 juin 2018.
9 Incunabula : printing, trading, collecting, cataloguing, du 10 au 12 septembre 2013. Actes publiés dans Bibliofilia, 116, en 2015.