Book Title

Cornelia Briel, Beschlagnahmt, erpresst, erbeutet : NS-Raubgut, Reichstauschstelle und Preussische Staatsbibliothek zwischen 1933 und 1945

Berlin : Akademie Verlag, 2013. 406 p., ill. (ISBN 978-3-05-004902-1)

Isabelle LE MASNE DE CHERMONT

Paris, Bibliothèque nationale de France

Nombre d’institutions patrimoniales allemandes mènent depuis la fin des années 1990 d’importantes recherches sur l’histoire de leurs collections durant le Troisième Reich, de 1933 à 1945. Ces travaux ont pris récemment une tout autre envergure grâce aux moyens accordés par la Arbeitstelle für Provenienzforschung (2008-2014), à laquelle a succédé le Deutsches Zentrum Kulturgutverluste. Musées et bibliothèques peuvent ainsi employer, aux côtés de leurs personnels permanents, des collaborateurs rémunérés sur des contrats à durée déterminée. Près de trois cents programmes ont été soutenus depuis dix ans ; celui qui a connu le plus important retentissement médiatique est consacré aux tableaux retrouvés en 2011 à Munich chez le fils du marchand Hildebrandt Gurlitt, qui avait vendu un grand nombre d’œuvres au musée qu’Hitler projetait de créer dans la ville de Linz.

La Staatsbibliothek de Berlin a pour sa part conduit, de 2006 à 2009, un programme de recherche visant à identifier les ouvrages issus d’opérations de spoliation et aujourd’hui conservés dans ses collections ; financée par le Max-Plank-Institut, l’enquête a été menée par Cornelia Briel, docteur en histoire de l’art et auteur du présent ouvrage, publié en 2013 aux éditions Akademie Verlag. C. Briel organise son étude en deux parties. La première traite des livres passés par la Reichstauschstelle (service national des Échanges) et qui ont été ensuite intégrés aux collections de la Staatsbibliothek ; la seconde porte sur les ouvrages entrés directement à la Staatsbibliothek. Cet ouvrage se distingue d’emblée par la qualité des investigations systématiques menées dans les archives exploitées à Berlin, celles de la Staatsbibliothek au premier chef, mais aussi au Bundesarchiv et au Landesarchiv, et également à Postdam (Brandenburgisches Landeshauptarchiv), Dresde (Sächsisches Staatsarchiv) et Wrocław.

La Reichstauschstelle (service national des Échanges) a été mise en place avant le IIIe Reich. À la fin du xixe siècle, l’augmentation significative de la production bibliographique avait mis en évidence l’intérêt d’organiser un système d’échanges entre institutions, affirmé officiellement par des conventions internationales signées à Bruxelles en 1886. Interrompus pendant la Première Guerre mondiale, les échanges reprirent en juillet 1925 entre la France et l’Allemagne ; la Reichstauschstelle fut créée l’année suivante par décret du 5 janvier 1926, et rattachée au ministère de l’Intérieur. Sous la direction d’Adolf Jürgens (1890-1945), ce service avait pour mission de centraliser les échanges entre les bibliothèques allemandes et avec les bibliothèques étrangères ; il utilisait à cette fin les publications officielles, les thèses, les publications universitaires et les doubles des bibliothèques participantes. La Reichstauschstelle fut rattachée en 1934 à la Staatsbibliothek de Berlin, dirigée par Hugo Andres Krüss (1879-1945), tout en conservant une certaine autonomie de fonctionnement.

Ses modes d’approvisionnement connurent une évolution sensible à partir de l’Anschluss : en 1938, le transfert des archives des loges maçonniques viennoises à Berlin fut effectué par la Reichstauschstelle et, au fil des conquêtes du Reich, elle reçut les ouvrages confisqués dans les différents pays occupés. Sur la proposition d’Adolf Jürgens, les missions de la Reichstauschstelle connurent à partir de 1942 une inflexion importante en s’étendant à la constitution de fonds destinés à compenser les dommages provoqués par les bombardements alliés : Mme Briel rappelle, entre autres, la destruction de 350 000 volumes en septembre 1941 à la bibliothèque de Kassel, les 450 000 volumes brûlés dans l’incendie de la bibliothèque de Munich en mars 1943, la perte de près de 700 000 volumes à Hambourg en juillet 1943.

La Reichstauschstelle mena d’importantes campagnes d’acquisition en Allemagne comme dans les pays occupés. C. Briel en fait une analyse approfondie, soulignant l’importance des crédits employés à cette fin et s’attachant à déterminer les volumes provenant de bibliothèques confisqués en application des lois raciales, en Allemagne comme dans les pays occupés. Elle s’appuie notamment pour ce faire sur les dossiers nominatifs de la direction des Finances de la région Berlin Brandenburg, conservés aux Archives de Postdam. La Reichstauschstelle reçut également des volumes provenant des opérations de dédoublonnage effectuées sur les fonds réunis pour la création à Metz d’une très grande « Bibliothèque de l’espace occidental » (Westraumbibliothek), et où arrivaient des livres pris à des familles juives dont les biens avaient été mis sous séquestre dans la partie de la Lorraine alors annexée à l’Allemagne.

En 1945, la Reichstauschstelle disposait d’un stock de près d’un million de volumes, répartis dans une quarantaine de dépôts, essentiellement en Allemagne mais aussi en Italie, en Pologne et dans l’actuelle République tchèque, zones qui, après la chute du Reich, se trouvèrent dans la zone d’occupation soviétique (Baruth, Drehsa, Gut Lissa, Raakow, Pfaffendorf, Friedrichswerth) ou la zone d’occupation américaine (Tann, Frankenberg, Hundshaupten). On comprend de ce fait que les ouvrages passés par la Reichstauschstelle se trouvent aujourd’hui conservés dans nombre de bibliothèques allemandes, et principalement à la Staatsbibliothek de Berlin, mais aussi dans d’autres pays comme la Pologne.

La seconde partie de l’étude est consacrée aux ouvrages entrés à la Staatsbibliothek entre 1933 et 1945 : l’auteur utilise à cette fin les archives du service des acquisitions de la bibliothèque, qui, devant l’avancée des armées alliées, avaient été transférées de Berlin à Hirschberg (l’actuelle Jelenia Gora) et sont aujourd’hui conservées aux archives de Wroclaw. Ses recherches révèlent que la Staatsbibliothek, face aux mesures prises dès 1933 à l’encontre des ouvrages non conformes à l’idéologie nationale-socialiste, que ce soit pour des raisons politiques ou raciales, demanda à en conserver un exemplaire (exclu de la consultation) afin d’en garder la trace. Ella fut chargée de réunir les fonds de Judaïca (sources littéraires et historiques relatives aux Juifs ou au judaïsme) et reçut des ouvrages provenant de collections confisquées à des associations politiques ou religieuses, à des militants politiques, à des loges maçonniques. La Staatsbibliothek a continué des recherches sur ses collections d’imprimés et met en ligne une liste des noms de personnes et d’institutions dont les noms ont été retrouvés sur des exemplaires probablement spoliés conservés dans ses fonds : on constate d’une part que les ouvrages provenant de l’étranger portent rarement des marques de provenance permettant d’identifier leurs possesseurs et, d’autre part, que les Judaïca ont été en grande partie détruites lors des bombardements qui ont gravement endommagé, à la fin de la guerre, ses bâtiments d’Unter den Linden.

Durant la guerre, la Staatsbibliothek développa ses acquisitions dans les pays occupés, notamment en France. Ces acquisitions étaient pour l’essentiel cataloguées et intégrées au fil de l’eau aux collections existantes. Elle reçut également des volumes confisqués par des services en charge d’opérations de spoliation, comme l’Einsatzstab Reichsleiter Rosenberg ou le Sonderkommando Künsberg (livres provenant des territoires de l’Union soviétique) et effectua des échanges avec les bibliothèques de l’Institut für Sozialforschung de Francfort-sur-le-Main et de la bibliothèque de la Sicherheitshauptamtes. La plus grande partie de ces volumes n’avaient pas été traitée lorsque la guerre s’acheva.

Ce livre, qui témoigne de l’ampleur des recherches sur les provenances menées en Allemagne et des efforts mis en œuvre pour l’étude des spoliations permises par les lois raciales du régime national-socialiste, constitue aussi une précieuse contribution à l’étude des gigantesques transferts de biens culturels et des destructions qui ont pu survenir durant la Seconde Guerre mondiale. On notera que l’étude conjointe de ces deux sujets est une tendance forte de l’historiographie allemande de ces dernières années.

Fort de plus de 400 pages, il s’affirme comme un ouvrage de référence avec ses 1500 notes de bas de page, qui donnent des références précises aux archives utilisées, une description détaillée des fonds d’archives consultés, sa bibliographie de près de 200 titres, et ses trois index qui ont fait l’objet de soins attentifs : index des noms de personnes (avec de courtes et précieuses indications biographiques), index des noms de bibliothèques publiques (plus de 300 entrées, dont, pour la France, la Bibliothèque nationale, la bibliothèque de l’École polytechnique, les bibliothèques de Chartres, Metz, Strasbourg) et privées (51 noms), index des noms de lieux et des noms d’institutions (plus de 600 entrées).

L’étude du rôle joué dans la redistribution par la Reichstauschstelle montre que nombre de bibliothèques allemandes peuvent aujourd’hui conserver des fonds venus, au-delà des spoliations locales, de confiscations survenues non seulement en Allemagne mais aussi dans les pays occupés par le Reich. Elle souligne également le fait que des ouvrages confisqués par les autorités allemandes peuvent être retrouvés dans bien d’autres bibliothèques, en Europe de l’Ouest mais aussi dans les pays situés après 1945 dans la zone d’influence soviétique. Mme Briel confirme ainsi que les recherches de provenance menées dans les bibliothèques doivent allier l’examen matériel des ouvrages, en particulier l’observation des marques de provenance, et le dépouillement des registres d’entrée, à une solide compréhension de l’histoire des institutions, croisant analyses politiques, sociologiques et économiques.