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L’Essai sur l’art de vérifier l’âge des miniatures des manuscrits de l’abbé Rive : le projet manqué d’une histoire de l’enluminure et la naissance des fac-similés de miniatures au XVIIIe siècle

Francesca MANZARI

Enseignante-chercheuse en histoire de l’art médiéval à l’Université de Rome « La Sapienza »

Jean-Joseph Rive, un des précurseurs dans la production de fac-similés de manuscrits enluminés, et son projet d’écrire un Essai sur l’art de vérifier l’âge des miniatures des manuscrits, conçu avant la Révolution, avaient été traités plutôt marginalement dans les études sur l’historiographie de l’enluminure. Ils ont récemment fait l’objet d’un volume coécrit avec Anna Delle Foglie1. Notre recherche a permis de redéfinir le processus de création et de réalisation de cette œuvre. Il a été possible d’en établir une chronologie plus précise, de retracer les phases de préparation, de montrer ses finalités et les différentes modifications subies. Nous avons pu retrouver les calques originaux sur papier huilé et démontrer que l’une des séries de planches déjà connues faisait en réalité partie des modèles exécutés pour la production des planches destinées à la vente2. Nous avons étudié les copies des planches conservées et nous sommes parvenues à identifier quatre nouveaux exemplaires inédits ainsi que leurs acquéreurs. Aux treize exemplaires de planches décrits dans notre volume, il est maintenant possible d’en ajouter un autre, passé en vente il y quelques années. C’est le premier exemplaire identifié sur le marché, signe que d’autres copies sont encore à localiser. Puisse cet article contribuer à les faire connaître et susciter de nouvelles découvertes3.

J’aimerais ici présenter une synthèse de notre travail4, en mettant en évidence d’une part les précédents dont s’est inspiré Rive et d’autre part les éléments novateurs de ses fac-similés5. Les vingt-six planches, imprimées et coloriées à la main par des artistes recrutés et supervisés par l’abbé Rive, furent réalisées pour illustrer l’œuvre qu’il avait conçue, dédiée à l’histoire des manuscrits enluminés et à leur datation. Elles sont donc les vestiges d’un projet originel qui était beaucoup plus ample. Malheureusement, le texte qui devait les accompagner ne fut jamais publié. L’intérêt considérable des vingt-six planches réalisées pour Rive tient au fait qu’elles constituent les premiers exemples de reproductions réalisées pour une œuvre exclusivement consacrée à l’enluminure et non, comme il était de coutume à l’époque, pour illustrer des textes au contenu historique, philologique ou paléographique6.

L’auteur de ce projet novateur est donc l’abbé Rive. La vie de Jean-Joseph Rive, né à Apt en 1730 et mort à Marseille en 1791, connut un tournant lorsqu’il devint, de 1768 à 1780, bibliothécaire du duc de La Vallière, propriétaire de la plus importante collection particulière de livres manuscrits à Paris au xviiie siècle7. Grâce aux contacts qu’il établit avec cette bibliothèque extraordinaire – qu’il contribua d’ailleurs lui-même à agrandir – Rive développa une connaissance approfondie des manuscrits et parvint à élaborer une méthode de proto-codicologue. C’est dans ce contexte qu’il conçut le projet d’une histoire de l’enluminure, un ouvrage jamais imaginé auparavant, en la faisant illustrer de planches imprimées et coloriées à la main, reproduisant les plus beaux manuscrits de la bibliothèque du duc8.

On a longtemps cru que le texte – qui devait être composé d’une partie générale (le Discours), accompagnée de commentaires analytiques des miniatures (Explications) et de fiches sur les manuscrits dont elles étaient tirées (Notices) – n’avait jamais été écrit. Il a en réalité été perdu comme le révèle l’inventaire d’une partie des papiers de l’abbé Rive, où se trouve détaillé le contenu de chacun des chapitres de l’Essai, ce qui laisse penser que le texte était déjà terminé et prêt à être imprimé, ou du moins qu’il se trouvait à l’état de notes de travail bien avancées9.

Dans cet inventaire, cinq items désignant le texte de Rive sont précisément décrits par celui qui les avait acquis : Casimir-François Barjavel (1803-1868)10. Grand érudit et historien provençal, il fut l’un des premiers biographes de l’abbé, et parvint à acquérir une partie de ses papiers avant qu’ils ne soient vendus à la Bibliothèque royale en 1837. Paradoxalement, la partie la plus consistante de ce matériel qui nous est parvenue est la correspondance de l’abbé, non mentionnée dans les accords de vente. En revanche, l’objet de ces négociations, c’est-à-dire l’important recueil d’œuvres inédites manuscrites, de fiches et de notes, a pratiquement disparu. L’ensemble était contenu dans des malles, au nombre de six selon le témoignage du bibliographe anglais Thomas Frognall Dibdin (1776-1847), auquel le neveu de Rive, le géographe Joseph-Elzéar Morénas (1776-1830), essaya de vendre les papiers de son oncle au début du xixe siècle11.

Malheureusement, l’espoir de retrouver les « paquets » contenant ce texte inédit est désormais faible. Il est possible que la conservation de la correspondance de Rive soit liée à un changement de perception quant à sa nature de document historique. En revanche, les papiers de travail ont sans doute progressivement perdu de l’importance au cours du xixe siècle, alors que croissait la mauvaise réputation de bibliomane de l’abbé. Ils furent probablement considérés, pour finir, comme les simples divagations d’un érudit bibliomane et certainement graphomane (parmi ces papiers il existait six mille fiches concernant des manuscrits de différentes époques, douze mille fiches sur les seuls livres imprimés du xvie au xviie siècle, sans prendre en compte les livres français et italiens, etc.)12.

Les informations sur cette œuvre, qui aurait dû être liée aux vingt-six planches, conçues comme ses illustrations, proviennent essentiellement du Prospectus que l’abbé publia en 1782 pour promouvoir la vente de l’ouvrage sous forme de souscription. Le Prospectus fournit également le titre de l’Essai, qui est absent de la série des planches distribuées sans aucun frontispice, et c’est seulement en associant les planches au Prospectus, ou grâce à des annotations parfois portées sur les exemplaires, qu’il est aujourd’hui possible de les identifier dans les catalogues des institutions de conservation. Les recherches nous ont permis d’identifier treize séries, ainsi qu’une quatorzième, fragmentaire, qui ne faisait pas partie des séries mises en vente, mais qu’il a été possible d’identifier comme appartenant au matériel préparatoire. Il s’agit d’un premier état des gravures utilisées pour copier les couleurs directement à partir des manuscrits originaux. Ceci étant, il est vraisemblable qu’au moins une partie des quarante copies des séries de vingt-six planches, que l’abbé déclarait avoir fait imprimer, soit encore conservée et non identifiée aujourd’hui, conséquence de l’absence de mentions explicites de Rive et des artistes impliqués dans leur réalisation13. Preuve en est la nouvelle série de planches réapparue récemment sur le marché de l’art, la quinzième identifiée jusqu’ici, si l’on tient compte de celle utilisée comme modèle pour le travail des artistes, apparue sur le marché en 201214.

Notre travail d’analyse des documents encore existants de l’abbé et de ceux de son ami et correspondant, le libraire provençal Joseph-Antoine David (1730-1784), combiné avec l’examen des matériaux retrouvés, nous ont permis de reconstruire et de documenter les phases de préparation de l’ouvrage. Les calques sur papier huilé [ill. 1], effectués directement sur les vingt-six enluminures choisies dans vingt-et-un manuscrits de la bibliothèque de La Vallière, furent utilisés pour réaliser les plaques en cuivre, gravées et imprimées sous le contrôle direct de Rive, dans son cabinet de travail, par des artistes anonymes soumis à l’exigence de l’abbé de réaliser des copies fidèles [ill. 2]. Les planches imprimées dans un premier état furent ensuite rapportées dans la bibliothèque de La Vallière, pour effectuer la copie des couleurs à partir des enluminures originales [ill. 5]. C’est à partir de ces modèles, dont nous avons retrouvé une série fragmentaire de treize planches [ill. 3], que les séries destinées à la vente furent successivement coloriées [ill. 4]15.

Ill. 1. Calque sur papier huilé pour la planche 25 (Paris, BnF, Dép. des Estampes, SNR-3).

Ill. 2. Série sans coloration, planche 25 (Paris, BnF, Dép. des Manuscrits, Facs. Fol. 144).

Ill. 3. Modèle des couleurs pour la planche 25 (Paris, BnF, Dép. des Estampes, AA2, f. 112r).

Ill. 4. Série des planches, planche 25 (Carpentras, Bibliothèque Inguimbertine, Fonds moderne, Rés. E 9).

Ill. 5. Enluminure avec la Circoncision de Jésus reproduite dans la planche 25 (San Marino, Huntington Library, HM 1102, f. 47v).

Le travail préparatoire dut probablement se conclure avant 1780, car à la mort du duc, l’abbé Rive, à cause de son caractère difficile, fut chassé par la duchesse de Châtillon, Adrienne-Émilie-Félicité de La Baume Le Blanc (1740-1812), fille et héritière du défunt. Cette dernière mit rapidement en vente la bibliothèque de son père et elle chargea le libraire Guillaume Debure (1734-1820) de s’occuper du catalogue de la vente. Cet affront provoqua l’animosité de Rive, jusque-là très proche de Debure, mais furieux qu’on lui ait soustrait cette tâche. Le projet de publication de l’Essai, à la suite de cet épisode, subit un coup d’arrêt fatal16.

Debure, même s’il fut déçu de ne pouvoir bénéficier du travail de Rive pour la préparation du catalogue (l’abbé avait refusé de rendre son catalogue, en revendiquant la propriété intellectuelle), envisagea dans un premier temps d’un œil favorable le projet des fac-similés en préparation, comme en témoigne l’introduction du catalogue de vente, publié en mars 1783. L’analyse des différentes parties du catalogue publié par Debure permet de déduire que les planches destinées à la vente et copiées à partir des modèles provenant de manuscrits devenus inaccessibles à Rive, furent livrées en deux lots entre la fin de 1782 et 178517.

Même aujourd’hui, la qualité du travail de peinture des différentes séries de planches apparaît comme inégale dans les exemplaires encore existants. Certains sont coloriés avec soin, d’autres de façon plus précipitée. Ces différences dépendent du travail des peintres employés par Rive. L’abbé révèle d’ailleurs dans une lettre avoir engagé de la main-d’œuvre féminine, celle-ci étant peut-être meilleur marché. Ceci contribua à la mauvaise réputation des fac-similés, sans doute accrue par les commentaires sarcastiques de Debure. En effet dans le Supplément au catalogue, publié en octobre 1783, le libraire, à la suite de la remise de la première livraison des planches de Rive aux souscripteurs, pesta contre la mauvaise qualité des premières treize planches et décida de se venger de Rive, qui lui avait refusé l’accès à sa documentation. Il publia donc des commentaires sévères sur les premières planches mises en vente, qui, selon lui, auraient dénaturé la beauté des originaux18.

Il est certain que le recours à la peinture à la main contribua à atténuer le concept même de fidélité qui résidait dans l’idée de calquer les enluminures directement sur les manuscrits originaux. Dans son Prospectus l’abbé avait mentionné l’usage de cette pratique dans la préparation de ses fac-similés, ce qui est confirmé par la découverte des calques, des dessins sur papier huilé, utilisés ensuite pour la gravure des plaques sur cuivre.

Mais les commentaires sarcastiques de Debure ôtèrent à Rive la possibilité de compléter l’ouvrage : le second lot sortit avec beaucoup de retard et l’abbé renonça, au moins pour un temps, au projet de publier le texte à la suite d’une hémiparésie dont il fut victime en 1786. Cependant, il n’abandonna jamais le projet de publier le Discours, même après son installation à Aix-en-Provence en 1787, où on lui avait promis le poste de directeur de la bibliothèque qui devait être fondée par les États de Provence à partir du legs du marquis de Méjanes (1729-1786). Mais là aussi, il rencontra des obstacles et des difficultés grandissantes en particulier pendant la Révolution. En effet, l’abbé s’était lancé, bien qu’affaibli, dans une intense activité révolutionnaire19.

La lecture du Prospectus nous éclaire sur les intentions de Rive et sur ce projet inachevée : l’abbé proposait aux souscripteurs de venir chez lui – rue du Cherche-Midi, à Paris – pour acheter l’Essai. Il exploita aussi son réseau de relations pour diffuser le Prospectus dans plusieurs pays européens et nous avons identifié de nombreux acquéreurs, parmi lesquels le roi Louis XVI, la reine Marie-Antoinette et des membres de la famille royale, ainsi que des aristocrates et des monarques étrangers20.

Le Prospectus montre aussi, à travers sa structure, le caractère démesuré de l’érudition de Rive. Le texte, relativement court, était accompagné de notes qui triplaient son volume : une de ces notes contenait une longue liste de questions que le catalogueur de manuscrits devait se poser. Ce décalogue était un témoignage de l’expertise de codicologue avant la lettre de l’abbé, même s’il suscita des réactions contraires de la part de ses contemporains et des générations suivantes21. Debure y vit notamment un « absurde catéchisme », alors qu’il témoignait en fait d’une extraordinaire adhésion de l’abbé aux critères modernes du catalogage des manuscrits.

L’abbé Rive décida de dédier son ouvrage aux enluminures : c’est le premier projet intégralement consacré à ce type d’œuvres d’art. Cette passion de l’abbé pour l’enluminure s’était manifestée très tôt (on trouve les premières traces de son projet dans des documents qui remontent à 1776). Cependant, le texte du Prospectus démontre que l’ouvrage n’avait pas vocation à faire de l’histoire de l’art (le bibliographe Rive n’avait du reste aucune préparation pour une telle approche) ; il était né d’un intérêt concret pour l’enluminure comme instrument utile pour identifier date et provenance des manuscrits, comme l’indique le titre même de l’œuvre Essai sur l’art de vérifier l’âge des miniatures des manuscrits. Et cette approche était novatrice.

Le titre de l’ouvrage, Essai sur l’art de vérifier l’âge des miniatures des manuscrits, s’inspirait d’un traité écrit par un paléographe italien, Giovanni Crisostomo Trombelli, un des premiers à s’intéresser à la codicologie, auteur de l’Arte di conoscere l’età dei codici latini e italiani (Bologne, 1756)22. L’ouvrage figurait dans la bibliothèque personnelle de Rive, dans laquelle ne se trouvaient presque aucun ouvrage d’histoire de l’art, à part la traduction de Johann J. Winckelmann et deux œuvres de Filippo Baldinucci.

Les livres de l’abbé Rive furent catalogués pour la vente, après sa mort, par Claude-François Achard (1751-1809), un des rares amis de l’abbé qui l’appréciait. Cet érudit provençal, responsable de la Bibliothèque municipale de Marseille, essaya maintes fois mais en vain de publier les œuvres inédites de l’abbé, dont il avait reconnu la valeur.

Parmi ses livres, nous trouvons un autre auteur dont l’abbé s’inspira pour son projet, l’historien anglais Joseph Strutt, dont il possèdait A Compleat View of the Manners, Customs, Arms, Habits, etc. of the Inhabitants of England (Londres, 1774-1776). En effet, au-delà de la tradition française des historiens, philologues et paléographes, comme Jean Mabillon (1632-1707) et Bernard de Montfaucon (1655-1741), qui continuaient la ligne inaugurée par Nicolas-Claude Fabri de Peiresc (1580-1637) et par François Roger de Gaignières (1642-1715), l’abbé Rive fut certainement influencé par les œuvres consacrées aux coutumes, vêtements et armes du Moyen Âge publiées par Strutt en Angleterre. Ce dernier prenait ses distances avec la tradition précédente, en développant l’idée de reproduire les enluminures à partir d’un calque, mais il s’alignait ainsi sur la position de l’Allemand Gottfried Bessel, qui avait déjà utilisé cette technique au début du siècle, dans son œuvre sur le Chronicon Gotwicense, publié en 1732.

L’intention de Rive était d’écrire une histoire de l’enluminure. Pourtant, dans le Prospectus il ne prêta pas attention aux aspects stylistiques et il se concentra sur les questions relevant de la science des antiquités, sur l’interprétation iconographique, plus particulièrement en lien avec les usages liturgiques et profanes, et sur l’héraldique. Deux sources confirment cette vision : tout d’abord le choix des images, où apparaissent des armoiries découpées et exposées distinctement et la représentation de rites et de scènes de dédicace et de don. En outre, l’intérêt prédominant pour le contenu documentaire des images comme sources historiques apparaissait dans un bref texte descriptif des planches, le seul qui nous a été transmis : ce sont des commentaires synthétiques, désignés comme « Explication », composés par Rive en 1789, peut-être à l’invitation de l’un de ses clients, propriétaire de l’exemplaire des planches qui fut vendu à Londres en 1790, lors de la célèbre vente aux enchères de la Bibliotheca Parisina. Nous avons retrouvé la copie manuscrite de cette Explication, qui provient de ce dernier exemplaire, et aussi des différentes versions imprimées au xixe siècle.

Le choix fait par Rive de reproduire presque exclusivement les manuscrits franco-bourguignons possédés par le duc de La Vallière se place dans la lignée du goût répandu à l’époque et au siècle suivant pour le Moyen Âge tardif franco-flamand. En effet, un seul manuscrit daté par Rive du xive siècle est inséré dans les planches : les Grandes Heures de Rohan (Paris, BnF, ms. lat. 9471), aujourd’hui datées des années 143023 ; celui des Dialogues de Pierre Salmon (Paris, BnF, ms. lat. 23279) est le plus ancien, parmi les manuscrits du début du xve siècle, effectivement reproduit par l’abbé.

Les autres trésors médiévaux du duc de La Vallière, comme Les Petites Heures de Jean de Berry, (Paris, BnF, ms. lat. 18014), les Statuts de « l’Ordine del Nodo » (Ibid., ms. fr. 4274), enluminés à Naples pour Jeanne d’Anjou et Louis de Tarente, un Pontifical avignonnais du xive siècle (Ibid., ms. lat. 17336) et une Vita Christi d’époque romane (New York, Pierpont Morgan Library, ms. M.44), n’ont pas été pris en considération par l’abbé. Au contraire, l’Anglais Thomas Astle (1735-1803), qui utilisait déjà l’œuvre de Rive en 1784, tout en prenant ses distances vis-à-vis d’elle, apprécia très tôt la fusion de l’image et de l’écriture caractéristique de la miniature insulaire du haut Moyen Âge, parce qu’il était plus intéressé par la paléographie que par l’enluminure.

Rive, par contre, se montra indifférent à la véritable redécouverte de l’enluminure du Moyen Âge que l’on allait trouver chez les auteurs français des années successives, comme Auguste de Bastard d’Estang (1792-1883). Même si ce dernier fit lui aussi colorier à la main les gravures de son magnifique projet, également resté inachevé, il disposa de moyens incomparablement supérieurs24. Cependant la voie entreprise par Rive fut rapidement dépassée par les progrès techniques de reproduction des miniatures, de la lithographie à la chromolithographie, ce qui allait conduire à critiquer ses planches de manière plus sévère qu’elles ne le méritaient en réalité25.

Avec toutes leurs limites, les planches de l’abbé Rive appartiennent à cette période historique où la reproduction de l’enluminure par l’intermédiaire de la gravure basée sur le calque de l’original s’était répandue de façon systématique, grâce notamment à l’œuvre de Jean-Baptiste-Louis-Georges Seroux d’Agincourt (1730-1814). Amer, ce dernier accusa d’ailleurs l’abbé, trente ans après leur rencontre, de lui avoir dérobé l’idée de faire copier les manuscrits du duc. Mais la chronologie des faits le contredit, car l’abbé avait commencé son projet au moins un an avant la visite de Seroux à la bibliothèque de La Vallière, en 177726.

L’élément véritablement novateur du projet de Rive ne réside pas tant dans l’utilisation du calque sur papier huilé, technique qui s’était répandue rapidement à l’époque (même s’il est remarquable que Rive l’ait faite utiliser pour toutes les images reproduites, sans les faire modifier d’aucune manière), que dans l’idée de compléter la reproduction imprimée par l’ajout de couleur, appliquée à la main en l’absence de techniques alternatives.

Par conséquent, si Rive ne fut pas l’inventeur de la reproduction d’enluminure ayant pour objectif l’étude de l’histoire de l’art (ce mérite revient sans doute plutôt à Seroux d’Agincourt), il fut le créateur du fac-similé moderne, c’est-à-dire des reproductions d’enluminures visant à être les plus fidèles possible, et destinées à susciter l’intérêt des amateurs. Car le projet de l’abbé n’était pas seulement destiné aux philologues, savants, bibliophiles ou experts de manuscrits et d’histoire de l’art, mais aussi aux marchands – on remarque que le titre même de l’ouvrage a une référence économique – et aux aristocrates, amateurs d’art et de manuscrits comme le révèle l’étude du public de Rive. Il s’agit exactement des mêmes personnes qui apprécient encore aujourd’hui les fac-similés modernes de manuscrits enluminés, qui ne sont pas conçus pour les bibliothèques et les chercheurs (en dépit de leur indubitable utilité), mais pour un public d’amateurs privilégiés.

L’attention apportée par Rive à la codicologie et à la description scientifique des manuscrits était également nouvelle et constituait la base de sa méthode. C’est cette approche qui lui permit de comprendre l’importance de l’enluminure.

De la même manière, l’idée de Rive de consacrer une œuvre entière à la miniature, en l’isolant comme sujet de recherche spécialisée et en l’élevant au rang de discipline, était tout à fait en avance sur son temps car l’histoire de l’enluminure comme discipline autonome ne s’affirmera qu’au cours de la première moitié du xxe siècle27. Peut-être que la lecture du Discours, écrit ou seulement ébauché par l’abbé, et aujourd’hui disparu, aurait atténué cet aspect et dilué son intuition novatrice dans un flux de considérations historiques et érudites, mais ceci n’enlève rien à la modernité de sa conception du catalogage. Rive comprit, de façon extraordinairement précoce, le rôle fondamental de l’enluminure dans l’étude des manuscrits.

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1 Anna DELLE FOGLIE, Francesca MANZARI, Riscoperta e riproduzione della miniatura in Francia nel Settecento. L’abbé Rive e l’Essai sur l’art de vérifier l’âge des miniatures des manuscrits, Rome, Gangemi, 2016 ; pour un état des études précédentes, p. 15-32.

2 Les sujets reproduits dans les 26 planches, les 25 calques retrouvés, les 13 modèles retrouvés, les 13 séries de planches identifiées, sont inventoriés dans Anna DELLE FOGLIE, Francesca MANZARI, Riscoperta…, op. cit. [note 1], p. 188-216.

3 Les copies des planches qui constituent la partie survivante de l’Essai sur l’art n’ont pas de frontispice et, si elles ne sont pas liées au Prospectus publié par Rive en 1782 pour vendre l’ouvrage en souscription, elles risquent de ne pas être identifiées et rattachées à ce projet inabouti. Sur le Prospectus d’un ouvrage proposé par souscription par M. l’Abbé Rive, Paris, s.e. [Didot l’aîné], 1782 : Anna DELLE FOGLIE, Francesca MANZARI, Riscoperta…, op. cit. [note 1], p. 37-44.

4 Je remercie Marie Jacob et Chrystèle Blondeau pour m’avoir offert cette opportunité et Anna Delle Foglie pour m’avoir permis de présenter ici ce matériel, fruit en grand partie de nos travaux communs. Pour le texte français, merci à Nathalie Cherel, à Emilie Nadal et aux éditrices de ce volume.

5 Pour les sources et les innovations des fac-similés de Rive, voir Anna DELLE FOGLIE, Francesca MANZARI, Riscoperta…, op. cit. [note 1], p. 97-121.

6 Pour une comparaison avec d’autres œuvres illustrées par des gravures reproduisant des enluminures, ibid., p. 97-113.

7 Dominique COQ, « Le parangon du bibliophile français : le duc de La Vallière et sa collection », dans Histoire des bibliothèques françaises. Les bibliothèques sous l’Ancien Régime ; 1530-1789, dir. Claude Jolly, Paris, Promodis, 1988, p. 317-331. Pour un bref examen des plus célèbres manuscrits enluminés médiévaux qui en faisaient partie : Anna DELLE FOGLIE, Francesca MANZARI, Riscoperta…, op. cit. [note 1], p. 120-121.

8 Ibid., p. 37-61.

9 Ibid., p. 63-85.

10 Ces cinq items correspondent à une partie des « sept paquets » de papiers, contenant le texte inédit de l’Essai, qui sont mentionnés, sans être catalogués, dans la description des papiers mis en vente par le neveu de l’abbé (p. 218-219).

11 Sur la vente et la dispersion des papiers de Rive, Anna DELLE FOGLIE, Francesca MANZARI, Riscoperta…, op. cit. [note 1], p. 18-20, 77-85.

12 Ibid., p. 84-85.

13 Ibid., p. 44-46, 51, 194-216.

14 Série incomplète, de seulement 20 planches, d’après la description dans le catalogue : Livres anciens et modernes, Vente, Paris, Ader-Nordmann, Drouot-Richelieu, 13 mars 2012, lot 121. Je remercie François Avril de m’avoir signalé cet exemplaire.

15 Les illustrations choisies pour cet article montrent les différentes phases de production de la planche 25, reproduisant la miniature avec la Circoncision de Jésus dans un Livre d’heures enluminé à Rome en 1549 (San Marino, Huntington Library, HM 1102, f. 47v). Une des séries connues est restée sans coloration : elle démontre que quelques exemplaires ont circulée sans peinture : Anna DELLE FOGLIE, Francesca MANZARI, Riscoperta…, op. cit. [note 1], p. 186-187, p. 214. Sur ce manuscrit, voir aussi Manuel LALANNE, « Nouvelles identifications de trois modèles pour les enluminures du Livre d’Heures de Claude d’Urfé », Rivista di storia della miniatura, 20, 2016, p. 129-138.

16 Anna DELLE FOGLIE, Francesca MANZARI, Riscoperta…, op. cit. [note 1], p. 16-17.

17 Ibid., p. 46-52.

18 Ibid., p. 51-52.

19 Ibid., p. 17-18 ; 63-66.

20 Ibid., p. 37-44 ; 50-61 ; 194-195.

21 Cette attention codicologique novatrice avait déjà été remarquée par Alfredo SERRAI, « La “chasse au bibliographes”. Perizia e paranoia nell’Abbé Rive », dans Libri, Tipografi, Biblioteche. Ricerche storiche dedicate a Luigi Balsamo, Florence, Olschki, 1997, II, p. 463-472.

22 Emma CONDELLO, « Nuovi codici di Giovanni Grisostomo Trombelli : qualche riflessione sull’Arte di conoscere l’età de’ codici latini, e italiani », dans Segni : per Armando Petrucci, dir. Luisa Miglio et Paola Supino, Rome, Viella, 2002, p. 120-140.

23 Eberhard KÖNIG, Die Grandes Heures de Rohan, Simmbach am Inn, Pfeiler, 2006 ; pour tous les autres manuscrits mentionnés, je renvoie à notre volume.

24 Voir la contribution de Jocelyn Bouquillard dans le présent volume. Je signale qu’une copie de la monumentale entreprise de Bastard d’Estang est conservée à la Biblioteca Nazionale Centrale de Rome, parmi les cotes « Banconi » de la salle des manuscrits.

25 Anna DELLE FOGLIE, Francesca MANZARI, Riscoperta…, op. cit. [note 1], p. 101-103, 117-121.

26 Ibid., p. 46-49, 101-103.

27 Les études sur l’enluminure naissent au cours du xviiie siècle, précisement en relation avec l’essor des manuscrits enluminés comme objets de collection et avec la naissance de la reproduction des enluminure (voir la bibliographie dans : Francesca MANZARI, « Codici miniati nella Biblioteca Corsini : erudizione e bibliofilia agli albori del collezionismo della miniatura », dans I Corsini tra Firenze e Roma. Aspetti della politica culturale di una famiglia papale tra Sei e Settecento, dir. Elisabeth Kieven et Simonetta Prosperi Valenti Rodinó, Cinisello Balsamo, Silvana, 2013, p. 199-217). Dans ce sens l’abbé Rive est vraiment un novateur. L’histoire de l’enluminure comme discipline est beaucoup plus tardive : Giordana MARIANI CANOVA, « La storia della miniatura negli studi del XX secolo : l’orizzonte internazionale e quello italiano », dans Medioevo : arte e storia, dir. Arturo Carlo Quintavalle, Milan, Electa, 2008, p. 131-145 ; Chiara PANICCIA, « Per una storia della miniatura: linee storiografiche di una disciplina illustrata », Hvmanistica, 13, 2, 2018, p. 167-196.