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« Curiosités », « mélanges », « variétés »… le recueil bibliographique comme genre mineur dans l’édition française du XIXe siècle

Pierre-Louis PINAULT

University of London, School of Advanced Study

Du Premier Empire à la Belle Époque, la bibliographie connaît en France un visible regain d’intérêt. Pas tout à fait nouveau, cet attrait se manifeste par l’apparition de revues et de manuels spécialisés adressés aux bibliophiles1, par l’augmentation du nombre de catalogues de vente de bibliothèques particulières2, ou encore par un vaste mouvement de réédition de textes anciens sous la forme d’exemplaires imprimés avec soin et au tirage limité à l’intention des amateurs3. Révélateurs de ce goût du temps sont aussi les recueils bibliographiques dits de « curiosités », de « mélanges » ou encore de « variétés ». Ces opuscules, que Jérôme Nodenot appelle plaisamment « livres-promenades »4, rassemblent des notices aux sujets connexes tels que l’histoire littéraire, l’histoire du livre, la codicologie, la philologie, aux confins des registres de l’anecdote et de l’érudition. Il peut s’agir de décrire l’aspect matériel d’un exemplaire rare, son édition, sa reliure, son papier, ses caractères typographiques, sa provenance, ou encore de disserter sur le contenu facétieux, drolatique ou insolite de l’ouvrage en question. L’évolution sémantique du terme « bibliographie », d’un emploi encore récent en France à cette époque, transparaît au gré des mutations que connaît le genre mineur des « curiosités bibliographiques » au xixe siècle.

L’Éclectisme originel

Pour l’essentiel, les ouvrages « pionniers »5 dans la tradition éditoriale des recueils bibliographiques sont dus à Gabriel Peignot (1767-1849). Successivement bibliothécaire de l’École centrale de la Haute-Saône (1803), inspecteur de la librairie à Dijon (1813), proviseur du collège de Dijon (1815), Peignot finit sa carrière administrative provinciale avec le titre d’inspecteur des études de l’Académie de Saône-et-Loire. Né dans les dernières années du règne de Louis XV, ce n’est qu’au tout début du xixe siècle, bientôt quadragénaire, qu’il commence à faire œuvre de bibliographe. Les titres de « mélanges » ou de « variétés » qu’il donne à ses premiers ouvrages, publiés à Dijon puis à Paris, sont d’autant plus justifiés que ces derniers sont le plus souvent dépourvus de toute structure : ni sommaire, ni table, tout au plus un index et quelques sections thématiques peu équilibrées. D’inégale qualité, les recueils bibliographiques de Gabriel Peignot constituent pour certains de banales compilations de faits singuliers ou insolites, et ne traitent qu’incidemment de sujets bibliographiques. On n’est parfois pas loin du bréviaire de « culture générale », groupant des anecdotes éparses à la manière de ces encarts journalistiques fourre-tout intitulés : « Le saviez-vous ? ». Ainsi les Amusements philologiques ou Variétés en tous genres (Paris, Renouard et Allais, 1808) contiennent-ils entre autres, pêle-mêle, une notice sur l’origine de l’imprimerie, une autre sur les emblèmes, mais aussi une typologie des cris d’oiseaux, ou encore une bien étrange « Liste d’hommes ayant vécu au-delà de 130 ans » (sic). Sous le vernis de termes scientifiques se logent parfois de grossières fadaises, des « faits-divers » au fondement historique plus qu’incertain, fréquemment introduits du reste par la locution « on dit que ». Jacques-Charles Brunet (1780-1867), bibliographe orthodoxe, qui semble pour sa part n’avoir jamais sacrifié à l’exercice des « curiosités bibliographiques », ne cachait pas une certaine condescendance envers les écrits bigarrés commis par son confrère bourguignon6.

Mercantilisme et pseudo-bibliographie

Les recueils bibliographiques publiés à la suite des éparpillements inauguraux de Gabriel Peignot relèvent de la manifestation d’une appétence se voulant éclairée pour les livres rares. Mais dans le chapitre qu’il consacre à une histoire sommaire de la bibliographie en tant que discipline dans un volume de l’Encyclopédie de la Pléiade7, Pierre Marot est formel : la plupart des premières bibliographies de livres « choisis » s’apparentent surtout à des distractions bibliophiliques. Charles Nodier (1780-1844) a beau disserter amplement sur les Alde8, Gustave Brunet (1805-1896) s’essaye bien à donner un aperçu de la bibliothèque de Grolier9 : la bibliographie n’endosse sous leurs plumes qu’un rôle assez restrictif de caution pseudo-érudite de la bibliophilie. Recourant sans ambages à des termes pécuniaires, jaugeant la valeur des livres qu’ils citent à leur seul prix sur le marché, rapportant enfin scrupuleusement les adjudications en espèces sonnantes et trébuchantes de telle ou telle vente publique, ils ravalent de façon intempestive la bibliographie à une sorte de feuilleton de l’hôtel Drouot, lui ménageant par là-même un statut de « science du livre » tout putatif. La valorisation mercantile des connaissances bibliographiques par le truchement de l’édition est au reste volontiers pratiquée par l’« homme-livre » Paul Lacroix (1806-1884), dit le Bibliophile Jacob, avant que sa nomination à un poste de conservateur à la Bibliothèque de l’Arsenal à partir de 1855 ne lui assure un revenu régulier10.

Un champ « légitimiste »

Au xixe siècle, le champ de l’édition française de recueils bibliographiques a pour propre de voir se côtoyer de petits « hommes de lettres », des libraires d’ancien, ou de simples amateurs, parfois anonymes, avec des bibliothécaires de grandes institutions, des historiens chevronnés, des universitaires émérites. Les profils sociologiques des bibliographes, assez homogènes en ce qui concerne leur milieu d’origine, reflètent une certaine hétérogénéité pour ce qui touche à leur parcours scolaire et à leur profession. On y rencontre aussi bien des licenciés en droit que des anciens élèves de l’École des chartes, des journalistes, des autodidactes. Le cas de Charles Nodier est pour le moins atypique : littérateur proche des Romantiques, bibliographe dilettante, il n’est pas moins nommé bibliothécaire de la Bibliothèque de l’Arsenal en 1824 par Charles X, qui avait donné trois ans plus tôt son accord pour la création d’une éphémère École royale des chartes.

Plus compassée apparaît en comparaison la figure de Ludovic Lalanne (1815-1898), archiviste paléographe (prom. 1841), membre résident du Comité des travaux historiques et scientifiques, archiviste de la Société de l’École des chartes, président de la Société de l’Histoire de France, bibliothécaire de l’Institut de 1893 à 1898. Diplômé depuis seulement quatre ans de l’École des chartes, il donne, l’année de ses trente ans, un épais volume de Curiosités bibliographiques (Paris, Delahays, 1845, 440 p.) dont les chapitres sont autant de leçons d’histoire du livre sur les bibliothèques de l’Antiquité, les premiers Donat imprimés, etc.

Contemporain de Ludovic Lalanne, et d’un pedigree très proche tant sur le terrain du savoir que sur celui des idées, Barthélemy Hauréau (1812-1896), bibliothécaire à la Bibliothèque nationale, membre de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, directeur de l’Imprimerie nationale en 1871, secrétaire du Journal des Savants, publie en 1861 un volume de Singularités historiques et littéraires (Paris, Michel-Lévy Frères, 1861). Ce recueil n’est pas strictement bibliographique, quoique chaque matière y soit appuyée par des actes et pièces justificatives indiquées en bas de page. Le titre de l’ouvrage est surtout délibérément identique à celui de Dom Jean Liron (Paris, Didot, 1734-1740, 4 vol.), bénédictin de la congrégation de Saint-Maur : ce souci de filiation pose Barthélemy Hauréau en continuateur de la grande tradition érudite des mauristes, lui qui publie au cours de sa vie trois nouveaux volumes en latin de la Gallia christiana11. Léopold Delisle (1826-1910) lui-même publie, tardivement, un très sérieux volume de Mélanges de paléographie et de bibliographie (Paris, Champion, 1880). Étranger à toute frivolité bavarde, l’administrateur de la Bibliothèque nationale y collige en fait, majoritairement, des notices sur les plus beaux manuscrits acquis par l’institution de la rue de Richelieu.

Ce champ est donc composé d’individus au capital culturel inégalement réparti. Le savoir érudit qu’ils mobilisent invoque des connaissances très précises, tant en littérature qu’en histoire, et peut requérir la connaissance de langues anciennes. Logiquement, la hantise des philologues improvisés est d’être tournés en ridicule par de doctes « confrères » qui les prendraient en défaut. Cette inégalité de postures est patente dans le style adopté : tandis que le bibliographe « profane » a tendance à verser dans l’emphase ou à sauter aux conclusions, le bibliographe chartiste se garde de tout jugement, tempère ses assertions, et cultive un esprit critique prudent, mesuré. Ce dualisme est singulièrement visible à partir de la fin des années 1840 et du début des années 1850, quand l’École des chartes réformée s’impose progressivement, non sans continuer de susciter méfiance et hostilité12. De façon croissante, la suspicion d’incompétence en vient à planer telle l’épée de Damoclès au-dessus de la tête des bibliographes dont les connaissances n’ont pas été dûment validées par un titre universitaire ad hoc. Comme le métier de bibliothécaire se professionnalise de plus en plus au cours du siècle, les dilettantes, craignant la disgrâce, redoublent de prudence et préfèrent, le plus souvent, se ranger docilement aux jugements des voix autorisées que sont alors Anatole de Montaiglon (1824-1895), Léon Gautier (1832-1897), ou le « vieux lion de Valognes ».

L’Obsolescence d’un genre

La distinction croissante qui s’opère entre bibliographie et bibliophilie s’observe au fait que, durant les dernières décennies du xixe siècle, et bien que les sociétés de bibliophiles se multiplient13, les livres de « curiosités bibliographiques » se font plus rares. Sous le Second Empire, ce sont des essais d’histoire littéraire qui sont encore publiés sous cette forme de recueil : spécialiste de la littérature du xvie siècle, Édouard Tricotel (1828-1877) livre dans ses Variétés bibliographiques (Paris, Gay, 1863, in-12, II-383 p.) quelques morceaux inédits d’auteurs peu connus du Grand Siècle. Au temps de la République opportuniste, Édouard Rouveyre (1849-1930) et Octave Uzanne (1851-1931) rassemblent en trois volumes (Paris, Rouveyre, 1878-1880, 208 + 200 + 152 p.) les trente-deux fascicules mensuels de Miscellanées bibliographiques qu’ils avaient dirigées, et auxquelles avaient notamment contribué Gustave Brunet et Paul Lacroix. Dans ses Récréations bibliographiques (Paris, Dentu, 1882), l’obscur publiciste signant du nom de Loudolphe de Virmond (1828- ?) s’adonne à des rapprochements parfois plaisants entre ses contemporains célèbres et leurs homonymes des temps passés ; la biographie du ministre Jules Ferry (1832-1893) est ainsi un peu artificiellement croisée avec celle du pasteur messin Paul Ferry (1591-1669). Enfin Damase Jouaust (1834-1893) fait-il paraître à titre posthume les Curiosités littéraires et bibliographiques (Paris, Librairie des Bibliophiles, 1890)14 de Charles Monselet (1825-1888), dramaturge, nouvelliste, romancier, connu surtout pour ses chroniques gastronomiques publiées dans son journal Le Gourmet.

De fait, l’engouement pour les livres de « curiosités bibliographiques » s’essouffle à la fin du xixe siècle : la plupart des grands bibliographes ont alors cessé leurs activités ou sont morts. Damase Jouaust, qui ne rentre plus dans ses comptes, publie en 1891, comme un baroud d’honneur, un mince volume opportunément nommé Ultima, notes et chroniques (Paris, Jouaust, 1891, in-16, 78 p.), qu’il adresse « Aux bibliophiles », avant de céder le stock de la Librairie des Bibliophiles à Ernest Flammarion la même année. Il vend finalement son imprimerie à Léopold Cerf en 1893 pour des raisons de santé. Octave Uzanne lui-même se détourne progressivement du domaine du livre ancien pour lequel, les années passant, il avoue ressentir une forme de lassitude. Ces publications deviennent donc fort marginales, résiduelles vers la fin de la Belle Époque. On ne compte guère qu’Albert Cim (1845-1924) ou Georges Vicaire (1853-1921) au nombre des irréductibles qui poursuivent, de manière certes fort différente, des divertissements bibliographiques au début du xxe siècle15. La Première Guerre mondiale semble sonner le glas de ce genre mineur. Si ces recueils de curiosités bibliographiques paraissent aujourd’hui encore plus surannés dans la mesure où, à l’ère numérique, la bibliographie matérielle traditionnelle a vu ses postulats en tous points bouleversés, leur consultation n’en garde pas moins l’agrément de la flânerie qui en avait primitivement guidé l’entreprise.

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1 Voir notamment le Bulletin du bibliophile, créé en 1834 par Joseph Techener ; le Bulletin de l’Alliance des arts, co-dirigé par Paul Lacroix de 1842 à 1845 ; le Journal de l’amateur de livres, publié par Pierre Jannet de 1847 à 1849 ; Octave UZANNE, Dictionnaire bibliophilosophique, typologique, iconophilesque, bibliopégique et bibliotechnique… [1896], réed. par Bertrand Hugonnard-Roche, Alise-Sainte-Reine, 2015.

2 On se reportera utilement, en la matière, à la base de données « Esprit des Livres » conçue par l’École nationale des chartes [en ligne : http://elec.enc-sorbonne.frr/cataloguevente/].

3 Outre les ambitieux projets éditoriaux de la Société des Bibliophiles François et de la Société des Anciens Textes Français, on peut citer l’activité de la librairie Morgand et Fatout, où officia notamment Édouard Rahir (1862-1924).

4 Voir son blog « Le Gallicanaute des naines brunes et noires (Carnet de bord d’un gallicanaute bibliophile) » [en ligne : http://www.legallicanautedesnainesbrunesetnoires.over-blog.com].

5 On trouve trace de publications similaires dès la fin du xviiie siècle : les 69 volumes de Mélanges tirés d’une grande bibliothèque du marquis de Paulmy, publiés en coopération avec André Guillaume Contant d’Orville entre 1779 et 1787, inspirent Charles Nodier pour ses célèbres Mélanges tirés d’une petite bibliothèque… (Paris, Crapelet, 1829).

6 De Peignot, voir aussi Essai de curiosités bibliographiques, Paris, Renouard, 1804 ; Mélanges littéraires, philologiques et bibliographiques, Paris, Renouard, 1818 ; Variétés, notices et raretés bibliographiques, Paris, Renouard, 1822 ; Le livre des singularités, Dijon et Paris, Victor Lagier et Pelissonnier, 1841 (publié sous le pseudonyme de G. P. Philomneste).

7 Voir Pierre MAROT, « Les outils de la recherche historique », dans Charles SAMARAN (dir.), L’histoire et ses méthodes, Paris, Gallimard, 1961, p. 1421-1453.

8 Voir Dissertations philologiques et bibliographiques, Paris, Techener, 1834-1835.

9 Voir Fantaisies bibliographiques, Paris, Jules Gay, 1864.

10 Voir Magali CHARREIRE, « Un marchand d’histoire au xixe siècle. Paul Lacroix, le bibliophile Jacob (1806-1884) », Genèses, 4, 2016, p. 36-56. Un regain d’intérêt pour ce polygraphe se manifeste depuis la thèse d’archiviste paléographe que lui consacra Luce Cremer (1993), ainsi que par les travaux récents de Marine Le Bail, à l’origine d’une journée d’étude qui s’est tenue le 20 mars 2015 à la Bibliothèque de l’Arsenal. De Lacroix, voir notamment Mélanges bibliographiques, Paris, Librairie des Bibliophiles, 1871 (publié sous le pseudonyme de P. L. Jacob).

11 Bruno NEVEU, « Barthélemy Hauréau héritier des Mauristes », Journal des Savants, no 2, 2003, p. 295-310.

12 École nationale des chartes. Histoire de l’école depuis 1821, Thionville, Gérard Klopp, 1997.

13 Raymond HESSE, Histoire des sociétés de bibliophiles en France de 1820 à 1930. I : Les sociétés parisiennes d’avant-guerre, Paris, Giraud-Badin, 1929, préf. par Henri Beraldi.

14 Voir le billet de blog que Jérôme Nodenot consacra à cet ouvrage : « Curiosités littéraires et bibliographiques (1890) – Charles Monselet », publié le 21 février 2017 [en ligne : http://legallicanautedesnainesbrunesetnoires.over-blog.com/2017/02/curiosites-litteraires-et-bibliographiques-1890-charles-monselet.html (consulté le 24 février 2017)].

15 Albert Cim est bibliothécaire au sous-secrétariat d’État aux Postes, et Georges Vicaire, à la Bibliothèque de l’Arsenal.