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Une pratique de l’infiniment petit : le monde enluminé de Gustave Moreau

Lilie FAURIAC

Docteure en histoire de l’art, Membre associée au Centre de recherche HiCSA (EA 4100), Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Je professe pour la peinture de Gustave Moreau une incoercible aversion […] ce peintre n’est pas seulement un joaillier ; c’est encore un céramiste, un archéologue, un mosaïste, un enlumineur […]1.

Considéré comme le chef de file du Symbolisme par ses contemporains, Gustave Moreau (1826-1898) fut à la fois objet de culte et de mépris. Les périodes anciennes – de l’Antiquité, du Moyen Âge, de la Renaissance – sont examinées et expérimentées par le peintre qui les entrelace au sein de toiles aux iconographies hybrides. Ses héritages composites sont le fruit d’une observation attentive de son époque marquée par l’éclectisme. Moreau s’est en effet constitué de très riches fonds bibliographiques, gravés et photographiques, et a sillonné les bibliothèques et les musées parisiens à la recherche des arts du passé. Il a observé et écouté, en homme de son temps, les modes et les discours.

Le monde médiéval est particulièrement étudié par l’artiste. Dès son vivant, des critiques et des écrivains relèvent la présence d’un univers peuplé de légendes chrétiennes, d’architectures romanes ou gothiques et de personnages aux costumes médiévalisants2. La critique façonne dès lors l’image du peintre, perçu comme un imagier3 solitaire. Joris-Karl Huysmans semble ainsi le comparer à un moine-copiste enfermé dans le scriptorium de son monastère :

C’est un mystique enfermé en plein Paris, dans une cellule où ne pénètre même plus le bruit de la vie contemporaine qui bat furieusement pourtant les portes de son cloître. Abîmé dans l’extase, il voit resplendir les féériques visions, les sanglantes apothéoses des autres âges4.

Gustave Moreau découvre l’enluminure par le biais des collections françaises et des ouvrages de sa bibliothèque. Plusieurs phénomènes participent à la réapparition du manuscrit enluminé au xixe siècle5. D’une part, les saisies de la Révolution française mettent sur le marché de nombreux manuscrits qui éveillent la curiosité : savants, collectionneurs et marchands participent à cette redécouverte liée à une quête identitaire6. D’autre part, la création d’enluminures dans un style du Moyen Âge élargit « la typologie médiévale traditionnelle »7. Ainsi, la place et le rôle de ces illustrations évoluent rapidement au cours du xixe siècle.

Cette redécouverte de l’enluminure conduit Moreau à consulter des manuscrits médiévaux, à copier le style et les couleurs des miniatures et à réinventer cet art. S’il ne réalise pas de manuscrit enluminé au cours de sa carrière – comme le font les artistes préraphaélites en Angleterre – il en propose un détournement. Observateur et imitateur à ses débuts, il se détache de l’enluminure pour en garder sa fonction première : décorer et « enluminer » ses toiles. Les emprunts aux décors enluminés vont conduire Moreau à s’inspirer du style général de l’enluminure afin de reproduire à son tour de petits formats s’apparentant aux miniatures. Dès les années 1860, il apprécie les toiles de petites dimensions dont les couleurs ont fait dire à Pierre-Louis Mathieu qu’il s’agissait d’œuvres à la « facture miniaturiste » due à la « connaissance des miniatures médiévales »8. S’ajoutent à ce format, l’esthétique de l’infiniment petit, une prolifération de motifs décoratifs et une prédominance de couleurs chatoyantes. Il s’agira ici de déchiffrer les mécanismes de réception, de déconstruction et de réinvention de l’enluminure dans l’œuvre du peintre. Ceci permettra de comprendre cet art comme un outil de conception artistique pour Moreau tout en saisissant l’importance du « revival » de l’enluminure dans la deuxième moitié du xixe siècle.

Découvrir l’enluminure dans les collections françaises

Les bibliothèques parisiennes sont des lieux arpentés par l’artiste à la recherche d’enluminures, art peu exposé en musée. Après la Révolution, les collections sont bouleversées, mais les grandes bibliothèques parisiennes ne subissent pas de graves sinistres. Bien au contraire, l’enrichissement postrévolutionnaire est considérable9 et les bibliothèques élaborent un travail d’inventaire et de classement d’envergure pour mettre à disposition les fonds au public. Les institutions savantes prolifèrent et, bien que fréquentées par une classe érudite, sont au cœur d’une démarche de revalorisation du monde médiéval. C’est dans ce contexte d’effervescence que Gustave Moreau consulte des manuscrits en bibliothèque à partir des années 1860.

Son retour d’Italie en 1861 marque une période de grande curiosité. Il porte un grand intérêt à l’époque médiévale et s’ouvre aux arts orientaux et extrême-orientaux. Dès les années 1860, la bibliothèque parisienne devient un nouvel espace de travail, les collections lui permettant d’appréhender le livre ancien et ses images. Au sein d’un carnet de notes10, il confirme consulter vingt-quatre manuscrits médiévaux conservés à la Bibliothèque impériale, la bibliothèque de l’Institut, la bibliothèque de l’Arsenal et de Sainte-Geneviève. Quatre types de manuscrits apparaissent : le bréviaire, le livre d’heures, l’évangéliaire et le psautier dont les dates s’échelonnent du ixe au xvie siècles. Les formats sont très variés et les manuscrits sont quasiment tous enluminés et font preuve d’une abondance décorative à l’image des Grandes Heures d’Anne de Bretagne11 réalisées au début du xvie siècle par Jean Bourdichon.

La majorité des livres appartenaient à de grandes personnalités royales. Parmi celles-ci, Lothaire Ier et son frère, Charles le Chauve qui ont permis l’élaboration des plus beaux manuscrits carolingiens du ixe siècle. Anne de Bretagne, René d’Anjou, Louis XI, Henri II font également partie des grands commanditaires. En outre, Jean Fouquet est le seul artiste mentionné par Moreau dans son carnet. Il consulte d’ailleurs Les Antiquités judaïques de Flavius Josèphe dont l’ex-libris apposé peu après 1488 par François Robertet, le secrétaire de Pierre II duc de Bourbon, attribuait la majorité des enluminures au « bon paintre et enlumineur du Roy Loys XIe, Jehan Foucquet natif de Tours »12. La démarche de Moreau et la diversité de ses consultations prouvent un intérêt fort pour le médium. S’il ne semble pas avoir copié les enluminures consultées, les couleurs, la texture et la préciosité de la miniature ont été retenues pour certaines de ses créations à l’image de sa petite aquarelle, Le Poète et la sainte réalisée en 186813 et, plus tardivement, sa toile nommée Les Licornes. Réalisé vers 188514, ce tableau propose une iconographie médiévale empruntée à la tapisserie de La Dame à licorne. Les effets plastiques rappellent la tapisserie mais surtout l’enluminure, notamment par la préciosité des détails, par l’usage de couleurs chatoyantes et d’un monde de l’infiniment petit glissé dans les plis des robes des femmes de la toile.

Pratiquer l’enluminure au travers de sa bibliothèque personnelle

Les ouvrages de sa bibliothèque sont une source de première main pour Moreau. L’artiste possède en effet une immense bibliothèque conservée au sein de son hôtel particulier, composée de livres d’art et d’histoire, de littérature ancienne et contemporaine et de revues du xixe siècle. Plusieurs carnets de l’artiste révèlent la copie d’enluminures, de motifs et de détails à partir de ses livres. Deux exemples peuvent être convoqués : sa lecture et son usage de la revue du Magasin Pittoresque et de l’ouvrage de Nicolas-Xavier Willemin, Les Monuments français.

Très à la mode, Le Magasin Pittoresque est une référence parmi les publications de l’époque. La place du périodique dans la bibliothèque de l’artiste est tout à fait singulière et symptomatique de sa connaissance du Moyen Âge et de l’enluminure. Le Magasin Pittoresque est une revue très illustrée comprenant des articles divers, des reportages de voyageurs et des récits ethnologiques. L’ambition de ce magazine encyclopédique était d’exhumer et de restaurer le passé. Moreau consacre un carnet15 à ses recherches relatives aux illustrations du Magasin Pittoresque. Sous la forme de listes, il récapitule les dessins recopiés ou à relever, extraits du périodique et l’enluminure y trouve une place de choix. Ainsi copie-t-il, à partir des illustrations de la revue, des motifs de la Bible de Souvigny datant de la fin du xiie siècle16, des personnages féminins extrait du Parement des Dames d’Olivier de La Marche daté du xvie siècle17 [Ill. 1] ou encore des ornements d’une miniature du livre d’Heures dites de Bedford, enluminé au début du xve siècle18.

Ill. 1. Gustave Moreau, Henri Rupp, Feuille d’études diverses (d’après Le Magasin Pittoresque, 1838, p. 357), s. d. Encre sur calque, 133 x 103 mm (Paris, Musée Gustave Moreau, Des. 12848-53).

Gustave Moreau s’est par ailleurs grandement inspiré d’un recueil d’illustrations et a copié de nombreuses images du Moyen Âge. Les Monuments français de Nicolas-Xavier Willemin19 est un ouvrage entièrement dévoué à la reproduction graphique des antiquités françaises et du monde méditerranéen. Cette démarche permettait aux artistes d’avoir à disposition un répertoire de modèles très variés. Le peintre trouve dans l’ouvrage de Willemin une colonne cannelée extraite des Évangiles de Saint-Médard de Soissons et l’insère dans sa petite toile nommée Le Poète et la sainte20. De la même façon, le peintre réalise pour Charles Hayem en 1878 une aquarelle d’un Héraut d’armes (ou Le massier)21 dont l’arrière-plan s’inspire d’ornements de la seconde Bible de Charles le Chauve trouvés dans le recueil de Willemin. Un même motif peut être utilisé pour le décor de plusieurs toiles. C’est le cas par exemple d’un aigle des Évangéliaire de Godescalc22 [Ill. 2]. D’après l’ouvrage de Willemin23, Moreau copie avec précision l’aigle de profil ainsi que le décor ornemental développé autour de l’animal, composé d’entrelacs et d’un feuillage. Le motif est ensuite reporté à l’arrière-plan du Portrait de Suzanne de Sourdeval24, sur le costume d’un des personnages des Muses quittent Apollon25 et sur le drapé d’une des femmes du premier plan des Chimères26.

Ill. 2. Gustave Moreau, Étude d’aigle dans un entrelacs d’après Nicolas-Xavier Willemin, Monuments français inédits…, planche 3, s. d. (Paris, Musée Gustave Moreau, Des. 9335).

Un unique projet d’enluminure, laissé en l’état, fut envisagé avec l’écrivain Léon Bloy et le collectionneur Charles Hayem. Celui-ci semblait apprécier les petits formats et les iconographies sacrées de Gustave Moreau. En 1879, Charles Hayem évoque27 le projet d’un manuscrit consacré à sainte Élisabeth de Hongrie composé d’un texte de Léon Bloy et d’une petite aquarelle de Moreau28. Pour ce faire, Moreau emprunte des motifs décoratifs médiévaux à l’ouvrage de Willemin pour composer le décor et les costumes de cette composition d’à peine trente centimètres de hauteur. Le manuscrit consacré à sainte Élisabeth de Hongrie n’aboutit pas et les esquisses sont les seuls témoins du projet29. Toutefois, certains collectionneurs, à l’image de la comtesse Greffhule, furent particulièrement sensibles à cet art de l’infiniment petit que Moreau pratique dès les années 1860. C’est pourquoi la comtesse commande au peintre, dans les années 1880, plusieurs aquarelles30, dont le format et l’aspect décoratif s’apparentent à l’enluminure.

Un monde en marge et une pratique de l’infiniment petit

L’œuvre de Gustave Moreau se caractérise par une accumulation de différentes strates de peintures mais aussi d’univers. L’artiste superpose en effet à la scène principale de sa toile, une multitude de scènes secondaires qui n’ont, le plus souvent, que peu de rapport avec l’iconographie centrale. Ces univers sont parsemés dans les vêtements des personnages, dans les objets et les éléments naturels des paysages. Observés de loin, ces scènes sont à peine perceptibles, de près, un monde de l’infiniment petit apparaît. Ses toiles médiévalisantes, à l’image des Licornes et des Chimères en sont les illustrations manifestes.

Au cœur de ces décors, il est possible de constater un intérêt pour le bestiaire médiéval issu des manuscrits. Généralement présents dans les initiales et les marges, les animaux passionnent le peintre pour leur caractère fantasmagorique. Ces petits êtres monstrueux, déconnectés de la narration principale de l’œuvre, rappellent en ce sens les marges à drôlerie31. Les bordures se recouvrent de figures végétales, animales et humaines qui se mêlent entre elles. Depuis les contours de la page, les marges imagées insufflent un mouvement, une vitalité et une grande richesse. Ce sont donc des lianes, des étirements et des accumulations qui peuvent servir d’ornementations, mais aussi de sols pour des scènes.

Les drôleries font partie de ces marginalia. Baltrusaïtis définit le terme de « drôlerie » comme un « monde extravagant […] Un anti univers et une anti humanité se dressent en face d’un ordre séculier et de figures exemplaires. »32 Au sein de ses toiles, Moreau place des animaux monstrueux à peine perceptibles qui font écho, d’une certaine façon, à cet univers. S’ils n’appartiennent pas à la narration principale de ses toiles, ces êtres font partie d’un monde de l’infiniment petit, cachés dans les drapés de ses personnages souvent silencieux et songeurs. Ses décors démontrent de façon certaine une recherche plastique et un goût pour l’hybridation et la métamorphose. Sur les robes des Licornes ou des Muses quittant Apollon il peint des béliers ailés, des hommes à queue de poisson et toutes sortes de chimères étranges.

Par ailleurs, de véritables petites saynètes sont ajoutées sur les costumes de ses toiles. Par exemple, un drapé d’une des femmes des Licornes propose un duel opposant un homme et un animal monstrueux doté d’ailes et de cornes [Ill. 3 et 4]. Une croix à la main droite, le personnage masculin ailé et auréolé semble tenir une épée dans la main gauche. Un animal gît à ses pieds et une petite figure auréolée lui fait face et s’apparente à une princesse. Très proche de l’iconographie de Saint Michel terrassant le dragon, ce type de petit tableau dans le tableau envahit les costumes de ses personnages au sein d’un grand nombre de ses toiles, médiévalisantes principalement. Que pourrait alors signifier cet univers ? Jean-Claude Schmitt explique que l’objectif des drôleries médiévales n’était pas « de terrifier, mais plutôt d’amuser, et peut-être aussi de poser quelques questions essentielles sur la création et les limites de l’humanité33 ». Si Moreau n’exprime pas au sein de ses carnets d’écriture la signification de ce monde parallèle, il y consigne l’importance d’une richesse décorative nécessaire34.

Ill. 3. Gustave Moreau, Les Licornes, 1885, Huile sur toile, 115 x 90 cm (Paris, Musée Gustave Moreau, Cat. 213).

Ill. 4. Gustave Moreau, Détail de la toile Les Licornes, 1885, Huile sur toile, 115 x 90 cm (Paris, Musée Gustave Moreau, Cat. 213).

Décloisonnement et unité des arts

Les années 1880 et 1890 voient l’encrage d’arts dits mineurs dans l’œuvre de Moreau. Une grande place est faite à l’enluminure, au retable et à la tapisserie. Dans la continuité de l’éclectisme qui irrigue toute la seconde moitié du xixe siècle, il manipule les arts décoratifs qu’il transpose dans ses toiles au point d’en copier l’aspect général. Moreau recouvre ses toiles de motifs ornementaux et cherche à se rapprocher au plus près de l’esthétique de l’enluminure. Ce geste révèle une remise en cause progressive de la hiérarchie des arts.

Comme l’a démontré Rossella Froissart, l’Union centrale des arts décoratifs a joué un rôle fondamental dans ce processus35. Fréquentée par le peintre à plusieurs reprises, l’Union rassemble « le plus puissant des groupements d’artistes, industriels, collectionneurs, érudits […] de la seconde moitié du xixe siècle en France » et contribue à « faire des arts dits “mineurs” un enjeu politique, économique et esthétique »36. Bien avant l’éclosion de l’Union centrale, Moreau est le témoin silencieux d’une longue réflexion menée dès les années 1830-1840 autour de « l’art pour l’art » qui rejetait « l’art utile ». La visibilité des revendications à ce sujet apparaît dans le cadre des premières expositions de la Société du progrès de l’art industriel, remplacée par l’Union centrale des beaux-arts appliqués à l’industrie en 1864. Enfin, la réforme avortée de l’École des beaux-arts en 1863 et la valorisation de l’unité de l’art dans la chaire d’esthétique de Viollet-le-Duc participent à l’assise de l’Union centrale. À la suite de l’exposition de l’Union de 1865, deux courants s’opposent : un premier souhaitait conférer aux arts dits mineurs une fonction sociale et les rendre utiles ; un second se préoccupait de les reconsidérer et d’élever leur statut37. Les discours se propagent et les arts mineurs « forcent la porte du Salon »38 et ont une place dans le paysage muséal. Si l’artiste accorde un vif intérêt aux arts décoratifs, dont il copie plusieurs pièces en 1878 et en 1880, il n’évoque pas dans ses écrits personnels son point de vue sur ce débat. Toutefois, l’importance grandissante des arts décoratifs dans son œuvre durant les vingt dernières années de sa vie dit quelque chose de son état d’esprit. Il semble mettre très tôt en place de nouvelles méthodes créatives qui seront celles des artistes de l’Art nouveau dans les années 1890. Tout d’abord, il déhiérarchise et décloisonne en mettant sur le même plan l’enluminure, la tapisserie et la peinture. Cette unité de l’art est une référence au Moyen Âge dans la mesure où les arts n’étaient pas compartimentés. Moreau abat les frontières et élargit les références en s’inspirant des arts décoratifs et industriels. Le recours au Moyen Âge et à l’enluminure lui permet de revenir à un moment où les Académies n’avaient pas encore détruit l’unité des arts.

Moreau revendique par ailleurs une pratique artisanale et s’oppose à l’orthodoxie classique qui hiérarchisait la pratique. Dans la deuxième moitié du xixe siècle, les métiers du Moyen Âge deviennent des modèles à l’image du copiste, artisan du manuscrit médiéval. Les préraphaélites vont dans ce sens reconstituer un scriptorium, lieu de travail idéal, et tenter de travailler selon les techniques des manuscrits médiévaux. Si Moreau ne s’essaie pas à la confection de manuscrits et de la tapisserie dans la tradition médiévale, il réhabilite ces arts à façon, notamment par l’usage de l’ornement.

Un dernier geste de l’artiste nous confirme, au crépuscule de sa vie, son goût pour l’enluminure. Dans le Dictionnaire de l’Académie des beaux-arts de 1896, un article39 correspond grandement à un texte retrouvé dans un carnet de Gustave Moreau dédié à l’enluminure40. Dans le cadre de ses fonctions d’académicien, Moreau aurait rédigé une définition générale portant à la fois sur la technique et l’histoire de cet art. Ses recherches le conduisent à nommer plusieurs manuscrits qu’il aurait consulté, à l’image de l’Évangéliaire de Godescalc ou des Grandes Heures d’Anne de Bretagne41. Si cet article est de la main du peintre, il s’agit du seul texte publié par Gustave Moreau, à l’exception de son éloge académique.

Sa découverte et son usage de l’enluminure participent donc à la construction de son art qui donne au monde médiéval une place centrale. Son ambition n’était finalement pas de restaurer fidèlement l’art de l’enluminure mais d’en extraire les couleurs, les univers et les motifs décoratifs pour servir son propre imaginaire. Ce détournement, dont il use de la même façon avec les tapisseries et les retables médiévaux, fait dire à certains critiques que l’œuvre de Moreau est celle d’un artisan de l’époque médiévale et « tient de l’enluminure des vieux missels42 ». Moreau ne semble pas être un peintre, mais un fabricant d’objets et de « vieilles reliures d’évangéliaires43 » comme le soulignait Joris-Karl Huysmans.

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1 Gustave COQUIOT, Des gloires déboulonnées, Paris, André Delpeuch éditeur, 1924, p. 102.

2 Théophile GAUTIER, « Salon de 1864 (3e article) », Le Moniteur universel, vendredi 27 mai 1864, no 148.

3 Julien SCHUH, « Les nouveaux Imagiers. Portrait de l’artiste en artisan médiéval au xixe siècle », dans Réévaluations du romantisme, dir. Marie Blaise, Actes du colloque international, Montpellier le 26 et 27 avril 2012, Montpellier, Presses universitaires de la Méditerranée, 2014, p. 321-343.

4 Joris-Karl HUYSMANS, « Le Salon officiel en 1880 », [Paris, L’Art moderne, Charpentier, 1883, p. 135-138], Écrits sur l’art. L’art moderne, Certains, Trois Primitifs, Paris, GF Flammarion, 2008, p. 139.

5 Sandra HINDMAN, Michael CAMILLE, Nina ROWE (dir.), Manuscript illumination in the modern age: recovery and reconstruction, Evanston, Northwestern University, Mary and Leigh Block Museum of Art, 2001.

6 Thomas COOMANS, Jan de MAEYER, « Introduction », dans The Revival of Medieval Illumination: Nineteenth-Century Belgium Manuscripts and Illuminations from a European Perspective, dir. Thomas Coomans, Jan de Maeyer, Louvain, Leuven University Press, 2007, p. 14-21.

7 Ibid., p. 14.

8 Pierre-Louis MATHIEU, Gustave Moreau, Paris, Flammarion, 1998, p. 60.

9 Françoise HILDESHEIMER, « Les sources documentaires », dans La Fabrique du Moyen Âge au xixe siècle. Représentations du Moyen Âge dans la culture et la littérature françaises du xixe siècle, éd. Simone Bernard-Griffiths, Pierre Glaudes, Bertrand Vibert, Paris, Honoré Champion, 2006, p. 78.

10 Le livre de notes (rouge), Paris, Musée Gustave Moreau, Arch. GM 500.

11 Jean BOURDICHON, Grandes Heures d’Anne de Bretagne, 1505-1510 (Paris, BnF, ms. lat. 9474).

12 Si Gustave Moreau a connaissance du nom de Jean Fouquet par cet ex-libris, François Avril a émis en 2003 des doutes sur cette attribution considérant que la majorité des miniatures postérieures à celles du temps du duc de Berry devaient être plus vraisemblablement à rattacher au Maître du Boccace de Munich, sans doute l’un des deux fils de Jean Fouquet. François AVRIL (dir.), Jean Fouquet. Peintre et enlumineur du xve s., Paris, BnF ; Hazan, 2003, p. 310-314.

13 Gustave MOREAU, Le Poète et la sainte, 1868, Aquarelle, 29 x 16,5 cm, Japon, Collection Hiroshi Matsuo.

14 Gustave MOREAU, Les Licornes, vers 1885, Huile sur toile, 115 x 90 cm, Paris, Musée Gustave Moreau, Cat. 213.

15 Carnet, Paris, Musée Gustave Moreau, Arch. GM 542.

16 Gustave MOREAU, Feuille d’études, s.d, Paris, Musée Gustave Moreau, Des. 9432.

17 Gustave MOREAU, Henri Rupp, Carnet de calques, s.d, Paris, Musée Gustave Moreau, Des. 12848-53.

18 Gustave MOREAU, Étude de personnage, s.d, Paris, Musée Gustave Moreau, Des. 9312.

19 Nicolas-Xavier WILLEMIN, Monuments français inédits…, Paris, Chez Mlle Willemin, 1839.

20 Gustave MOREAU, Le Poète et la Sainte, 1868, Aquarelle, 29 × 16,5 cm, Collection particulière.

21 Gustave MOREAU, Le Héraut d’armes (ou Le Massier), 1878, Aquarelle, 63 × 34 cm, Collection particulière.

22 L’Évangéliaire de Godescalc ou de Charlemagne, vers 781-783, Enluminure sur parchemin, 31 × 21 cm (Paris, BnF, n.a.l. 1203). L’aigle est représenté au f. 48 recto.

23 Gustave MOREAU, Étude d’aigle dans un entrelacs, s. d., Paris, Musée Gustave Moreau, Des. 9335, d’après Nicolas-Xavier WILLEMIN, Monuments français inédits… op. cit., [note 23], Planche 3.

24 Gustave MOREAU, Étude de fond pour le Portrait de Suzanne de Sourdeval, s.d., Paris, Musée Gustave Moreau, Des. 9149.

25 Gustave MOREAU, Les muses quittent Apollon, leur père, pour aller éclairer le monde, 1868, Huile sur toile, 292 × 152 cm, Paris, Musée Gustave Moreau, Cat. 23.

26 Gustave MOREAU, Les Chimères, 1886, Huile sur toile, 236 × 204 cm, Paris, Musée Gustave Moreau.

27 Charles HAYEM, 18 juin 1879, Correspondance, Paris, Musée Gustave Moreau.

28 Gustave MOREAU, Sainte Élisabeth de Hongrie ou Le Miracle des roses, 1879, Aquarelle, 27,5 × 19 cm, Collection particulière.

29 Gustave MOREAU, Sainte Élisabeth de Hongrie, vers 1879, Mine de plomb sur papier-calque contrecollé, 27,1 × 17,2 cm, Paris, Musée Gustave Moreau Des. 367.

30 Gustave MOREAU, Sainte Élisabeth de Hongrie, 1882, aquarelle, 41,5 x 26 cm, Paris, coll. part. Gustave Moreau, Sainte Hélène, 1882, aquarelle, 27 x 13,5 cm, Paris, coll. part.

31 Michaël CAMILLE, Images dans les marges. Aux limites de l’art médiéval, Paris, Gallimard, 1997.

32 Jurgis BALTRUSAITIS, Réveils et prodiges : le gothique fantastique, Paris, A. Colin, 1960, p. 112.

33 Jean-Claude SCHMITT, « L’univers des marges », dans Le Moyen Âge en lumière. Manuscrits enluminés des bibliothèques de France, dir. Jacques Dalarun, Paris, Fayard, 2002, p. 329-361.

34 Ary RENAN, Gustave Moreau 1826-1898, Paris, Gazette des beaux-arts, 1900.

35 Rossella FROISSART PEZONE, L’Art dans tout. Les arts décoratifs en France et l’utopie d’un art nouveau, Paris, CNRS éditions, 2004.

36 Ibid., p. 19.

37 Neil MCWILLIAM, Catherine MÉNEUX et Julie RAMOS (dir.), L’Art social de la Révolution à la Grande Guerre. Anthologie de textes sources, Rennes, Presses universitaires de Rennes, Paris, INHA, 2014.

38 Rossella FROISSART PEZONE, L’Art dans tout…, op. cit. [note 35], p. 23.

39 Dictionnaire de l’Académie des beaux-arts. Contenant les mots qui appartiennent à l’enseignement, à la pratique, à l’histoire des beaux-arts, etc., t. V, Paris, Chez Firmin-Didot et Cie, 1896, p. 288.

40 Carnet, Paris, Musée Gustave Moreau, Arch. GM 214.

41 Jean BOURDICHON, Les Rois mages, extrait du manuscrit Les Grandes Heures d’Anne de Bretagne, vers 1503-1508, Peinture sur parchemin, 30 × 19,5 cm (Paris, BnF, ms. lat. 9474, F. 64v).

42 Joris-Karl HUYSMANS, « Gustave Moreau », Certains, Paris, Tresse et Stock, 1889, p. 17-22.

43 Ibid.