L’histoire mouvementée de la Bible de Pierre de Pampelune
Le grand bibliophile Ferdinand Colomb (1488-1539) – fils du célèbre navigateur – parcourut durant près de trente ans l’Europe occidentale, à la recherche d’ouvrages littéraires, historiques et scientifiques. Établi à Séville, il laissa à sa mort une bibliothèque considérable, comptant plus de 15 000 volumes, qui fut léguée au chapitre sévillan et transférée en 1552 dans l’enceinte de sa cathédrale. Ainsi fut fondée la bibliothèque Colombine, destinée à abriter les trésors documentaires de l’érudit andalou. À l’heure actuelle, l’établissement conserve les vestiges de ses collections, très malmenées à travers les siècles, des livres venus compléter ces acquisitions et quelques manuscrits provenant du fonds ancien de la cathédrale1. Parmi ces derniers se trouve la Bible de Pierre de Pampelune.
La bible de Pierre de Pampelune
Exécutée entre 1230 et 1246, cette bible est constituée de deux volumes2 dont les dimensions avoisinent 30 sur 22 centimètres3. Certains chercheurs situent sa réalisation en Navarre4 et d’autres en Castille5. Selon la tradition, Alphonse X le Sage (1252-1284) la transmit à son fils Sanche IV (1284-1295), qui la donna à la cathédrale de Séville.
L’ouvrage porte le nom de son copiste présumé, mentionné dans un colophon à la fin du texte biblique. Or, comme une équipe de scribes – et non une seule main – calligraphia le manuscrit, Pierre de Pampelune semble surtout avoir officié comme maître d’œuvre du projet.
Conçue durant une période charnière, la bible sévillane garde de l’époque romane sa composition en plusieurs volumes, sa réglure à la mine de plomb et ses tables des canons. En revanche, elle emprunte aux usages contemporains sa taille réduite, son écriture brisée, l’ordre de ses livres bibliques conforme à celui de la vulgate parisienne6, sa numérotation en chapitres et son lexique7.
À la fin de l’Ancien Testament de cette bible fut rajouté, dans la seconde moitié du xiiie siècle, le récit des Maccabées8. De la même manière, on plaça un lexique des noms hébreux après le colophon sur lequel s’achevait son Nouveau Testament9. Contrairement aux réclames des autres livres bibliques, celles des Maccabées sont disposées verticalement. Un tel usage caractérise la production enluminée de Tolède, lieu où le manuscrit pourrait avoir été complété10.
Selon Claudio Boutelou, qui consulta les deux volumes au début des années 1880, ces derniers arboraient alors une reliure ornementée de lions et de châteaux11. Cette couvrure fut donc apposée après 1230, date de la réunification des royaumes de Castille et de León sous Ferdinand III (1217-1252). Des inventaires du xvie siècle mentionnent du reste plusieurs manuscrits portant le même type de reliure, offerts par Alphonse X à la cathédrale de Séville12.
Un enlumineur principal formé en Espagne exécuta les miniatures et les initiales qui rehaussent tous les livres de cette bible, à l’exception des Maccabées [ill. 1]. Chaque feuillet de la vulgate sévillane est orné d’un beau décor marginal. Composé des sceptres dorés qu’environnent des éléments végétaux disposés symétriquement, il se développe dans les marges de pied et de gouttière du manuscrit, tandis que l’angle inférieur des feuillets accueille souvent un animal, un hybride anthropomorphe ou un être humain. Un décor similaire, réalisé par une autre main, agrémente les Maccabées et des ornements simplifiés enjolivent le lexique des noms hébreux.
La mise à sac de la bibliothèque Colombine
Longtemps laissée à l’abandon, la bibliothèque Colombine fut reprise en main par José Fernandez de Velasco, bibliothécaire de 1832 à 187913. Peu après sa mort, à la fin de l’année 1884, cette institution fut l’objet d’un sévère pillage. Plusieurs écrits d’Henry Harrisse, notamment Grandeur et décadence de la Colombine, dénoncent les exactions commises. Ce pamphlet mentionne l’envoi, en novembre 1884, d’un énorme colis en provenance de Séville, destiné à un gentilhomme parisien. Des tapisseries, des manuscrits du xve siècle, des plaquettes gothiques et plusieurs paquets de feuillets médiévaux richement décorés y étaient réunis14. Selon Harrisse, ces derniers furent vendus à un brocanteur italien installé à Paris.
Il précise dans un autre passage : « Des impies… ont porté les feuilles enrichies d’ornements, après les avoir lacérées, chez des brocanteurs de Séville… Un Français qui passait dans le quartier… acheta pour un prix dérisoire un monceau de ces feuillets de vélin superbement enluminés, et les apporta à Paris »15. Comme nous l’apprend François Avril16, Henry Harrisse acquit en personne un lot de feuillets sévillans et les donna à la bibliothèque nationale de France (Paris, BnF, n.a.l. 2460). Sur l’un d’entre eux (f. 21) figure encore cette note de sa main : « Acheté d’un brocanteur, 20 rue de la Victoire, qui en avait un grand nombre…, 25 juin 1885 »17.
Parmi les trésors acheminés de Séville à Paris se trouvaient des dizaines de feuillets appartenant à la Bible de Pierre de Pampelune. Avant d’être vendus à différents amateurs, la majorité d’entre eux18 furent privés du décor marginal qui les rehaussait, de crainte vraisemblablement que leur provenance ne soit identifiée. Se départissant aussi du texte qu’ils abritaient, on découpa le parchemin de la vulgate sévillane au plus près des miniatures, des cadres ou des contours des initiales, sans hésiter à amputer les hampes et les hastes de plusieurs lettrines. Seuls les premiers mots en lettres dorées qui succédaient à certaines grandes initiales enluminées furent conservés. Identifiés par François Avril, Peter Kidd19 et l’auteur20, 26 fragments extraits de la Bible de Pierre de Pampelune ont pour l’heure été recensés.
Les premiers acquéreurs des fragments de la bible de Pierre de Pampelune
Nous connaissons certains des premiers collectionneurs de ces fragments.
Albert Maignan
Albert Maignan (1845-1908), d’origine mancelle, entreprit des études de droit à Paris entre 1864 et 1866. Durant cette époque, il s’initia à la peinture auprès du paysagiste Jules Noël. Après avoir obtenu son diplôme de juriste, il opta pour une carrière artistique. Débutant en 1867 au Salon des artistes français, il y exposa régulièrement jusqu’à la fin de sa vie. Évariste Luminais le forma dès 1869 au réalisme historique. Par la suite, le talent d’Albert Maignan s’épanouit dans de vastes compositions allégoriques et décoratives.
Sous l’influence de Louis Courajod, conservateur au musée du Louvre, Maignan se mit à collectionner des pièces archéologiques égyptiennes et grecques, ainsi que diverses œuvres du Moyen Âge consistant en sculptures, objets d’orfèvrerie, émaux, vitraux et miniatures21. Membre du conseil administratif du musée de Picardie de 1904 à 1906 – date de sa mort –, il légua à cette institution ses collections aussi imposantes qu’éclectiques, riches de milliers de pièces22. Selon les vœux d’Albert Maignan, une salle du musée portant son nom et celui de sa femme, Louise Joséphine Larivière, fut inaugurée en 1929.
Ayant acquis treize fragments de la Bible de Pierre de Pampelune à la fin du xixe siècle23, Maignan les fit encadrer et les présenta en 1900, avec des objets médiévaux lui appartenant et 17 œuvres qu’il avait réalisées, à l’Exposition universelle de Paris24 [ill. 2]. Il possédait aussi un fragment d’un autre manuscrit de la bibliothèque Colombine, un missel exécuté au xve siècle pour la cathédrale de Séville25.
François-Achille Wasset
François-Achille Wasset (1819-1895), habitant à Paris, était fonctionnaire au ministère de la Guerre26. Suite au décès de sa jeune femme et de leur enfant, Wasset consacra l’essentiel de son temps libre à constituer des collections de médailles, gravures, dessins et photographies. Il acquit en outre plusieurs manuscrits et fragments de manuscrits. À sa mort, tous ces biens furent légués à l’École nationale supérieure des beaux-arts de Paris, hormis sa petite collection d’objets médiévaux qui revint presque entièrement au musée de Cluny (1896).
Wasset, dont les moyens financiers étaient limités, dénicha trois lettrines de la bible sévillane – le « L » de l’Évangile de Matthieu, le « D » de la Sagesse et le « I » du Livre d’Esther – au cours de la décennie comprise entre l’arrivée des feuillets espagnols dans la capitale et l’année 189527. Rassemblés à gauche sur un carton au format horizontal, ils côtoient divers fragments enluminés issus d’autres manuscrits, l’ensemble étant organisé selon une symétrie axiale.
Les deux collectionneurs – Albert Maignan et François-Achille Wasset – achetèrent les fragments de manuscrits de la bibliothèque andalouse – sans s’inquiéter outre mesure de leur provenance – peu après la livraison des feuillets à Paris. Maignan, qui possédait treize fragments de la Bible de Pierre de Pampelune, pourrait avoir été le premier servi.
Adolf von Beckerath
Quelque temps plus tard, Adolf von Beckerath (1834-1915) entra en possession d’une initiale de la vulgate sévillane, le « E » de Josué. Ce collectionneur allemand, issu d’une famille de fabricants textiles de Krefeld, grandit dans un milieu passionné d’art et de musique28. Il étudia la philosophie à Berlin et s’y établit dans les années 1850 comme marchand de soieries. Voyageant dans toute l’Europe pour ses affaires, il réunit une collection extraordinaire d’œuvres du début de la Renaissance italienne (sculptures, peintures, dessins, majoliques et objets d’art). En parallèle, il développa un intérêt pour les maîtres hollandais du xviie siècle et les manuscrits.
Ses collections furent vendues aux enchères par la maison berlinoise Lepke en 191629. L’ensemble de ses dessins se trouve aujourd’hui au Kupferstichkabinett de Berlin. Quant à l’initiale de Josué30, elle fut léguée à la Brandeis University (The Robert D. Farber University Archives & Special Collections, Manus 31)31, non loin de Boston, par Eugene L. Garbáty (1880-1966), un collectionneur juif d’origine berlinoise qui fut entrepreneur dans l’industrie du tabac.
Édouard Gustave Kann
Édouard Gustave Kann (1873-1927), un bibliophile de haut rang, disposait des lettrines de la bible sévillane introduisant l’Exode, le Lévitique et le Deutéronome. Cet avocat à la cour d’appel de Paris possédait un haras à Saint-Crespin dans le Calvados32. Amédée Boinet fit paraître en 1926 un ouvrage sur la collection de miniatures qu’Édouard Kann détenait33. Celle-ci formait, selon ses dires, un ensemble du plus haut intérêt, tant par la variété de ses pièces que par leur qualité artistique. Les écoles allemande, française, flamande et surtout italienne y étaient représentées par des spécimens caractéristiques. La même année, Georges Wildenstein (1892-1963) acheta à Édouard Kann la quasi-totalité des feuillets et des fragments de manuscrits constituant sa collection, puis organisa en mars 1927 – soit deux mois après la mort de Kann – une exposition-vente dans sa galerie de New York34. Une série de témoins enluminés ayant appartenu à l’avocat se trouve encore dans la collection Wildenstein conservée au musée Marmottan35.
Les trois initiales sévillanes d’Édouard Kann étaient disposées sur le même support, de manière à former une colonne. Elles furent acquises par le banquier Arthur Sachs, probablement à New York chez Wildenstein36. En 1948, le marchand d’art new-yorkais Ernest Brummer les céda à Joel et Maxine Spitz, de Glencoe (Illinois)37. Puis nous perdons leur trace. À la fin de l’an 1930, la vaste bibliothèque d’Édouard Kann fut vendue chez Drouot38.
John Frederick Lewis
John Frederick Lewis (1860-1932), un avocat de Philadelphie spécialisé dans le droit maritime, possédait les derniers fragments sévillans auxquels nous allons nous intéresser.
Stimulé par un intérêt précoce pour les gravures, cet homme acheta ses premiers manuscrits enluminés vers 190739. Quoique Lewis établit sa renommée de bibliophile entre 1910 et 1912, en s’adjugeant 25 manuscrits de la collection de Sir Thomas Phillipps et 7 volumes de celle du New-Yorkais Robert Hoe, sa plus grande acquisition reste la collection de Thomas F. Richardson de Washington en 1918. Elle comprenait 18 manuscrits et plus de 230 feuillets et fragments issus de toute l’Europe, dont Lewis se réserva les plus beaux.
À une date indéterminée, trois lettrines de la Bible de Pierre de Pampelune entrèrent en possession de Lewis40 : le « I » de Ruth présentant Noémie et ses deux fils [ill. 3], ainsi que les initiales introduisant les livres prophétiques de Malachie (« O ») et d’Abdias (« U »)41. Elles étaient disposées à l’origine sur un support commun, tout comme celles d’Édouard Kann. Notons que Lewis détenait également trois fragments issus d’un pontifical de Guillaume Durand conservé à la bibliothèque Colombine42.
John Frederick Lewis cherchait à se constituer une collection de manuscrits à valeur encyclopédique et s’intéressait tant à la paléographie, à la calligraphie, qu’à l’art de l’enluminure. Après sa mort, sa collection comprenant 200 manuscrits occidentaux, 153 orientaux et plus de 2000 feuillets et fragments de manuscrits fut léguée par son épouse à la Free Library de Philadelphie.
Ainsi, les premiers acquéreurs de fragments de la Bible de Pierre de Pampelune étaient soit des collectionneurs au large spectre d’intérêts, comme Albert Maignan ou Adolf von Beckerath, soit des collectionneurs à tendance bibliophile qui nourrissaient une prédilection pour les manuscrits, comme Édouard Kann et John Frederick Lewis. Quant à François-Achille Wasset, moins bien nanti que ces derniers, il jeta son dévolu sur des objets de petite taille, des œuvres d’art graphique, quelques manuscrits et miniatures.
À l’exception du peintre Albert Maignan qui évoluait constamment dans des univers artistiques, ces hommes se livraient à leur activité de collectionneurs indépendamment des professions qu’ils exerçaient. Tour à tour spécimens d’art médiéval ou jalons dans l’histoire de l’enluminure, les fragments de la bible sévillane ne semblent pas avoir joué un rôle prépondérant au sein de leurs possessions.
Maignan, von Beckerath et Lewis eurent à cœur d’étudier et de documenter certains de leurs objets. Intéressé par l’histoire de l’écriture, John Frederick Lewis réunit également une impressionnante collection de tablettes en caractères cunéiformes43. En ceci, il se rapprochait d’Albert Maignan qui était féru d’archéologie. Tout comme Édouard Kann, Lewis désirait posséder un ensemble d’enluminures et de manuscrits médiévaux représentatif des divers courants existants et des différents pays dans lesquels cet art était pratiqué.
L’arrivée à Paris des feuillets sévillans volés, l’attrait de leur décor subtilisé au texte, leur valeur d’échantillonnage historique et artistique, la modicité de leur prix, les relations nouées entre certains collectionneurs et intermédiaires, sans oublier la chance, tous ces facteurs influèrent sur l’acquisition et la diffusion de ces fragments.
Une vulgate destinée à la Reine Bérengère de Castille
Venant s’additionner aux images encore en place dans la bible sévillane, les nombreuses initiales et miniatures retrouvées permettent de reconstituer de manière assez satisfaisante, quoique imparfaite, le programme iconographique de la Bible de Pierre de Pampelune.
La datation de la vulgate sévillane, son ancienne reliure, ses illustres possesseurs, son décor composé de sceptres environnés de somptueux éléments végétaux, de même que ses nombreuses scènes consacrées à des rois, tous ces éléments nous convainquent que cette bible était jadis en mains royales. En outre, la mise en exergue de plusieurs héroïnes de l’Ancien Testament – Anne, Noémie, Judith et Esther – et les représentations de ce manuscrit magnifiant, outre ces figures royales et féminines, des thèmes comme la famille, les épreuves endurées, la maladie et la mort, bref l’ensemble des images conservées incite à rapprocher la bible sévillane de la reine Bérengère de Castille44, grand-mère d’Alphonse X.
Née en 1180, Bérengère était la fille aînée d’Alphonse VIII de Castille et de Léonor d’Angleterre. Elle fut aussi la sœur de Blanche de Castille. À l’âge de 17 ans, Bérengère épousa Alphonse IX, roi de León. Après leur séparation imposée par le pape Innocent III pour raison de consanguinité, la jeune femme et ses enfants retournèrent en 1204 à la cour de Castille. La mort ayant terrassé en un court laps de temps son père, sa mère et ses frères, Bérengère occupa brièvement le trône castillan en 1217, avant d’abdiquer en faveur de son fils Ferdinand III. Elle ne cessa de seconder le roi pendant ses longues années de reconquêtes territoriales contre les musulmans. Femme pieuse et soucieuse du prestige de sa lignée, elle veilla sur la nécropole familiale établie dans l’église de Las Huelgas – couvent féminin d’obédience cistercienne fondé par ses parents non loin de Burgos – et s’y retira à la fin de sa vie.
Iconographie et décor de la bible de Pierre de Pampelune
Si les scènes conservées de la vulgate sévillane reflètent, dans leur globalité, le vécu et les convictions de cette souveraine, leur examen iconographique met aussi en évidence les deux sources majeures d’inspiration auxquelles son enlumineur principal a puisé : la production artistique espagnole et l’enluminure française. À ces influences primordiales se sont mêlés des apports byzantin et anglais. Parmi les témoins ibériques, les deux « Bibles de Pampelune »45 commissionnées par le roi Sanche le Fort (1194-1234) à la fin du xiie siècle développent de vastes cycles imagés s’apparentant à ceux que renferment certaines lettrines et enluminures de la vulgate sévillane46. D’autres témoins romans, le chapiteau de Job provenant du cloître de la cathédrale de Pampelune (musée de Navarre) et le reliquaire de León (musée de la collégiale Saint-Isidore), proposent quelques scènes comparables à celles de la bible de Séville. Par ailleurs, les grands cycles illustrant les bibles moralisées, manuscrits de haut luxe conçus et enluminés à Paris sur l’instigation de la reine Blanche de Castille dès les années 1220, ont exercé une forte empreinte sur la Bible de Pierre de Pampelune. L’enluminure gothique du nord de la France et la miniature champenoise marquèrent également nombre de ses représentations.
Contrastant avec la sobriété formelle des bibles navarraises de Pampelune, l’apparat décoratif exubérant de la vulgate sévillane puise son inspiration dans d’autres sources tant ibériques que françaises. Les nœuds d’entrelacs qui se tissent aux initiales et les personnages s’agrippant aux montants des lettres rappellent la production hispanique mozarabe et celle romane de la région de Limoges. Les petits canidés et les dragons évoluant dans un décor végétal, caractéristiques du « Channel Style », sont comparables à ceux peuplant le Martyrologe de Las Huelgas. Quant aux humains entravés par le feuillage, ils apparaissent dans quelques manuscrits hispaniques soumis à des influences septentrionales, comme la Bible de Burgos (Burgos, Bibliothèque provinciale, ms. 846, f. 12v). Enfin, les bagues qui décorent les montants de certaines lettres, évoquant des feuilles aux contours soulignés par des points, sont d’inspiration française. Empruntant une grammaire stylistique gothique, les ornements du spécialiste qui rehaussa les marges de la Bible de Pierre de Pampelune s’apparentent à ceux, tracés à l’encre dorée et à la plume, parant un ouvrage de haut luxe, le Psautier Lewis exécuté à Paris entre 1225 et 1240 (Philadelphie, Free Library, Lewis E 185).
Ainsi, tant les images que le décor de cette bible invitent à situer son lieu de réalisation dans un des centres ouverts aux influences venues de l’étranger qui jalonnaient la route de Compostelle. Commandités vers 1220 par Bérengère, les Beatus de Las Huelgas47 et de San Andrés de Arroyo – couvents de moniales fondés par Alphonse VIII de Castille – pourraient bien avoir vu le jour à proximité de Burgos, au monastère de San Pedro de Cardeña48. Une quinzaine d’années plus tard, la reine réunit – peut-être en ce lieu – une nouvelle équipe, orchestrée par Pierre de Pampelune et chargée de donner forme à sa bible. Pour définir le contenu iconographique de cette vulgate, Bérengère reçut sans doute les conseils d’un proche. Il pourrait s’agir de Rodrigue Jiménez de Rada, archevêque de Tolède (1209-1247) et ancien chancelier de Castille d’origine navarraise49.
À la fin du xiiie siècle, la bible fut léguée par l’arrière-petit-fils de Bérengère à la cathédrale de Séville. Incorporée au sein de la bibliothèque Colombine, elle eut à souffrir de la mise à sac de cette institution. Pour atténuer les outrages subis, on reconstitua, puis recousit les cahiers de la Bible de Pierre de Pampelune – sans combler ses lacunes textuelles – et ses deux volumes furent pourvus d’une nouvelle reliure. Quant aux fragments disséminés de cette vulgate, outre les vingt-six témoins connus, une quinzaine d’initiales ou de miniatures demeurent manquantes. Gageons que certaines d’entre elles réapparaîtront un jour à l’occasion d’une vente publique.
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1 Les manuscrits les plus anciens de la cathédrale furent donnés par Alphonse X le Sage. Voir Luis MARTÍNEZ MONTIEL et Alfredo J. MORALES, The Cathedral of Seville, Londres, Scala, 1999, p. 10-11.
2 Séville, Bibl. Colombina, mss 56-5-1 et 56-5-1 bis (anciennes cotes : E…Y, tab… 128, N…6 et 7).
3 Vol. I : env. 297 sur 220 mm ; vol. II : env. 300 sur 218 mm.
4 Ana DOMÍNGUEZ RODRÍGUEZ, « Notas sobra la Biblia de Pedro de Pamplona en la Catedral de Sevilla », Revision del Arte Medieval en Euskal Herria, Cuadernos de Seccíon. Artes Plásticas y Monumentales, 15, 1996 (p. 439-447), p. 444.
5 Antonio CLARET GARCÍA MARTÍNEZ et Elena E. RODRÍGUEZ DÍAZ, « Un códice de la biblioteca de Alfonso X en la Catedral de Sevilla. Estudio codicológico y paleográfico de la biblia de Pedro de Pamplona », dans Sevilla 1248. Congreso Internacional Conmemorativo del 750 Aniversario de la Conquista de la Ciudad de Sevilla por Fernando III, Rey de Castilla y León (Séville, Real Alcázar, 23-27 nov. 1998), Séville, Centro de Estudios Ramón Areces, 2000, p. 919-928.
6 Samuel BERGER, Histoire de la Vulgate pendant les premiers siècles du Moyen Âge, [1re éd. Paris, 1893], rééd. Hildesheim ; New York, 1976, p. 334. Ordre des livres bibliques, famille IV (ordre de la vulgate), no 92 : Oct., Rois, Chr., Esdr., Tob., Jud., Esth., Job, Ps., L. sap., Proph., Ma., Év., Pa., Cath., Act., Apoc.
7 À ce propos, voir Christopher DE HAMEL, La Bible – Histoire du livre, Paris, Phaidon, 2002, p. 114-130 et Laura LIGHT, « French Bibles c. 1200-30 : a new Look at the Origin of the Paris Bible », dans The early medieval Bible – its Production, Decoration and Use, éd. Richard Gameson, Cambridge, CUP, 1994, p. 155-176.
8 Livres des Maccabées : vol. II, f. 74v à 97v.
9 Lexique des noms hébreux : vol. II, f. 225 à 289v.
10 A. CLARET GARCÍA MARTÍNEZ et E. RODRÍGUEZ DÍAZ, « Un códice de la biblioteca de Alfonso X en la Catedral de Sevilla », art. cit. [note 5], p. 924.
11 Claudio BOUTELOU, « Estudio de la miniatura española desde el siglo X al XIX », Boletín de la Sociedad Española de Excursiones, 1906, p. 55.
12 María del Carmen ÁLVAREZ MÁRQUEZ, El mundo del libro en la iglesia catedral de Sevilla en el siglo XVI, Séville, Diputación de Sevilla, Servicio de Archivo y Publicaciones, 1992, p. 127-130.
13 Henry HARRISSE, Grandeur et décadence de la Colombine, Paris, 1885 (extr. de la Revue critique, no du 18 mai 1885), p. 13-15.
14 Ibid., p. 16.
15 Ibid., p. 48.
16 François AVRIL, « Quelques éléments nouveaux relatifs à la production avignonnaise du temps du pape Jean XXII. À propos d’un pontifical de Guillaume Durand dépecé », dans Culture religieuse méridionale – Les manuscrits et leur contexte artistique, dir. Michelle Fournié, Daniel Le Blévic, Alison Stones, Toulouse, Privat, 2016 (Cahiers de Fanjeaux ; 51), p. 415-464.
17 Ibid., p. 434 (prix : 1 franc 25).
18 Peter KIDD (The McCarthy collection, vol. II : Spanish, English, Flemish and Central European Miniatures, Londres, Paul Holberton (Ad Ilissum), 2019, p. 38 et note 10) a localisé un bifeuillet extrait du Livre de Daniel dans la collection de Richard Linenthal à Londres.
19 Ibid., notice 5, p. 37-39 ; blog de Peter KIDD, Medieval manuscripts provenance, 26 déc. 2013, 27 sept. et 25 oct. 2014, [en ligne : https://mssprovenance.blogspot.com (pages consultées le 4 déc. 2019)].
20 G. MARÉTHOZ, « Les fragments retrouvés de la Bible de Séville », Cahiers archéologiques, 47, 1999, p. 159-176 ; Jan Fabre, Chalcosoma (2006-2012), Hommage à Jérôme Bosch au Congo (2011-2013) – Illuminations Enluminures, Trésors enluminés de France [Exposition, Lille, Palais des Beaux-Arts, 8 nov. 2013-10 fév. 2014], Tourcoing, Invenit, 2013, notice cat. 3, p. 193 (par G. Mariéthoz).
21 Trésors enluminés de France, op. cit. [note 20], p. 187-188.
22 Bruno FOUCART, François LEGRAND, Véronique ALEMANY, Olivia VOISIN, Albert Maignan – Peintre et décorateur du Paris fin de siècle [Exposition, Paris, Fondation Taylor, 11 mars-7 mai 2016], Paris, 2016, p. 48, 50.
23 Gaston MIGEON, « La collection de M. Albert Maignan, II », Les Arts, 59, nov. 1906, p. 10-11, fig. 30.
24 Catalogue général officiel. Exposition rétrospective de l’art français des origines à 1800, Paris, 1900, no 3383, p. 232.
25 Trésors enluminés de France, op. cit. [note 20], cat. 41, p. 226.
26 Sur François-Achille Wasset, voir Anne-Céline FUCHS, François-Achille Wasset : une vie, une collection, 1818-1895, mémoire de master (non publié), sous la dir. de M. Parisse, Université Paris I, 1997.
27 Cote des fragments de la bible de Séville : ENSBA, pc 26993-1, fragments Wasset 1, 2, 3 [en ligne : http://www.ensba.fr/ow2/catzarts, notice no 92159 (page consultée le 4 déc. 2019)].
28 [En ligne : http://www.beckerath.info/Bekannte_Familienmitglieder.html, sous « Adolf » (page consultée le 4 déc. 2019)].
29 Nachlass Adolf von Beckerath, vente Rudolph Lepke’s Kunst-Auctions-Haus, Zweiter Teil : Buch-Miniaturen, Berlin, 20 novembre 1916, lot 12, p. 8 et pl. 10.
30 Voir blog de Peter KIDD, op. cit. [note 19], 27 sept. et 25 oct. 2014 et Beyond Words : Illuminated Manuscripts in Boston Collections [Exposition, 12 sept. 2016-16 janv. 2017], éd. Jeffrey F. Hamburger, Lisa Fagni Davis, Anne-Marie Eze, Nancy Netzer, William P. Stoneman, Boston, 2016, notice 79, p. 103 (par P. Kidd).
31 [En ligne : http://www.brandeisspecialcollections.blogspot.com/2010/04 (page consultée le 29 fév. 2020)]. L’initiale de la Bible de Pierre de Pampelune y est identifiée à tort comme provenant d’un bréviaire français du xive siècle.
32 Fils de Maurice Édouard Kann (1839-1906) et de Marianne Charlotte Kann, Édouard Gustave Kann devint maire de Saint-Crespin et fut nommé chevalier de la légion d’honneur.
33 Amédée BOINET, La collection de miniatures de M. Édouard Kann, Paris, Les Beaux-Arts, 1926, p. 15, cat. IX et pl. IX. Voir blog de P. KIDD, op. cit. [note 19], 27 sept. 2014.
34 The Edouard Kann Collection of Miniatures of the 14th, 15th, 16th Centuries [Exposition Wildenstein, New York, mars-avril 1927]. Voir blog de Peter KIDD, op. cit. [note 19], 22 nov. 2020.
35 La collection Wildenstein, Paris, Musée Marmottan, 1982 ; Armelle LE GENDRE, Enluminures, Collection Wildenstein, Paris, Hazan, Musée Marmottan Monet, 2010.
36 Seymour DE RICCI et W. J. WILSON, Census of Medieval and Renaissance Manuscripts in the United States and Canada, t. II, New York [1re éd. H. W. Wilson, 1937], Kraus Reprints, 1961, p. 1814, n. 2 (Édouard Kann coll.), sous « The collection of Arthur Sachs, 42 East Sixty-Ninth Street, New York ». Fils unique de Samuel Sachs et de Louisa Goldman Sachs, Arthur Sachs (1880-1975) était un banquier d’investissement, collectionneur d’art et philanthrope.
37 Voir C.U. FAYE, puis W.H. BOND, Supplement of the Census of Medieval and Renaissance Manuscripts in the United States and Canada, New York, Bibliographical Society of America, 1962, p. 167, 10 F (Édouard Kann coll.).
38 Bibliothèque Édouard Kann : livres rares ou documentaires… [Vente, Paris, Hôtel Drouot, 14 et 15 nov. 1930], Paris, G. Andrieux, 1930.
39 Leaves of Gold, Manuscript Illumination from Philadelphia Collections [Exposition, Philadelphia Museum of Art, 10 mars-13 mai 2001], éd. J. R. Tanis et J. A. Thompson, Philadelphie, 2001, p. 8-10.
40 D’après une information transmise par P. Kidd, Lewis aurait fait des achats auprès d’un marchand londonien dans les années 1910-1920.
41 Philadelphia, Free Library, Lewis, E M 43: 2a, 2c, 2b [en ligne : https://catalog.freelibrary.org/Record/1623932 ; https://catalog.freelibrary.org/Record/1623933 ; https://catalog.freelibrary.org/Record/1623934 (pages consultées le 29 fév. 2020)].
42 F. AVRIL, « Quelques éléments nouveaux… », art. cit. [note 16], p. 453, nos 16 et 18 ; p. 455, no 31 ; p. 458n10.
43 The John Frederick Lewis Collection, Rome, Multigrafica, 1975-1984, 2 vol. (Materiali per il vocabulario neosumerico, 3, 13).
44 Sur Bérengère de Castille, voir : H. Salvador MARTÍNEZ, Berenguela la Grande y su época 1180-1246, Madrid, Polifemo, 2012 ; Miriam SHADIS, Berenguela of Castile (1180-1246) and political Women in the High Middle Ages, New York, Palgrave MacMillan, 2009.
45 François BUCHER, The Pamplona Bibles – A facsimile compiled from two Bibles with martyrologies commissioned by King Sancho el Fuerte of Navarra (1194-1234), 2 vol., New Haven, Yale University Press, 1970.
46 L’exemplaire d’Amiens (bibl. municipale, ms. 108), daté de 1197, était destiné au roi. Par contre, la Bible d’Augsbourg (Universitätsbibliothek, Oettingen-Wallersteinsche Bibl., cod. I.2.4.15) – dite d’Harburg chez Bucher – fut semble-t-il réalisée pour une femme de son entourage.
47 Sur le Beatus de Las Huelgas, voir David Seth RAIZMAN, The later Morgan Beatus (M. 429) and late Romanesque Illumination in Spain, PhD, University of Pittsburgh, 1980 ; Id., « Prayer, patronage, and piety at Las Huelgas : new observations on the later Morgan Beatus », dans Church, State, Vellum, and Stone – Essays on Medieval Spain in Honor of John Williams, éd. Therese Martin et Julie A. Harris, Leiden-Boston, Brill, 2005 (The Medieval and Early Modern Iberian World), p. 235-273.
48 Tout comme la Bible de Burgos, vers 1175 et le Beatus de Cardeña (Madrid, Mus. arch. nat.), vers 1180.
49 Sur ce personnage, voir Cahiers de linguistique et de civilisation hispanique médiévales, dir. Georges Martin et Jean Roudil, 26, 2003.