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Les manuscrits enluminés de la collection du duc d’Aumale : l’héritage et le goût

Claire de LALANDE

Conservateur du patrimoine au musée Dobrée de Nantes

Cinquième fils du dernier roi de France, Henri d’Orléans, duc d’Aumale (1822-1897), s’affirme dès les années 1850 et son exil en Angleterre comme un grand amateur d’art et un bibliophile averti. Ses collections sont désormais conservées au sein du château de Chantilly. Les manuscrits qui y figurent proviennent soit de l’héritage reçu du prince de Condé, soit, et cela pour leur majeure partie, d’achats réalisés par le duc d’Aumale lui-même. L’académicien Émile Picot, qui rédige une notice sur la bibliothèque de Chantilly au lendemain de la disparition du duc, décrit ainsi sa constitution :

Les manuscrits que le Prince a fait rentrer dans sa collection […] se recommandent par des mérites très différents. Quelques-uns offrent à la fois des textes intéressants et de riches miniatures […] ; d’autres contiennent des textes importants, mais n’ont aucun aspect artistique […]. D’autres manuscrits enfin sont surtout des spécimens de l’art du miniaturiste dans ce qu’il a produit de plus parfait aux diverses époques1.

À l’image d’autres bibliophiles contemporains, Henri d’Orléans attache de l’importance aux différents possesseurs des ouvrages, ainsi qu’à la qualité des reliures dont il est grand amateur, mais il porte également une attention renouvelée à la décoration des manuscrits.

L’examen de sa collection de manuscrits enluminés, mais aussi celui de ses archives personnelles conservées à Chantilly, permet de mettre en lumière la constitution de la collection. Si le jeune Henri d’Orléans hérite d’un fonds remarquable, les enrichissements qu’il y apporte à partir des années 1850 permettent d’évoquer le goût de l’amateur, mais aussi le travail d’un érudit qui participe à la redécouverte et à la valorisation de l’art médiéval dans la seconde moitié du xixe siècle.

Un héritage riche et complexe comme fondement de la collection

Le jeune duc d’Aumale hérite en 1830 des biens, et donc de la bibliothèque, de son parrain, le Prince de Condé2. Il ne semble pas s’y intéresser outre mesure jusqu’à la révolution de 1848 qui donne un brutal coup d’arrêt à sa carrière militaire. Exilé en Angleterre, il fait en sorte que la collection de manuscrits des Condé, saisie lors de la révolution de 1848, lui soit restituée. Il la fait ensuite transporter auprès de lui. C’est le temps de la découverte. Dans ce noyau primordial, on trouve des manuscrits enluminés de provenances prestigieuses, telles la bibliothèque de Jacques d’Armagnac ensuite passée à Anne de Montmorency ou celle d’Antoine de Chourses et de Catherine de Coëtivy. De la première proviennent une copie du De casibus de Boccace (Bibliothèque du musée Condé, désormais Bibl. M.C., ms. 860, olim 401) enluminée au xve siècle par le Maître de Dunois3, ou encore la traduction française des Décades de Tite-Live par Pierre de Bressuire, dont le décor est attribué au Maître de l’Échevinage de Rouen (Bibl. M.C., ms. 758, olim 311). La collection Chourses-Coëtivy, entrée après des héritages successifs dans la collection des Condé4, compte quant à elle une copie en français de La Cité de Dieu (Bibl. M.C., ms. 122, olim 322) probablement réalisée pour Jean, duc de Berry, et décorée par le Maître de Jeanne de Laval, ainsi que les Faits des Romains (Bibl. M.C., ms. 770, olim 1055) dont la décoration est attribuée au Maître de Rambures.

Le duc d’Aumale se voit ainsi doté d’un riche fonds de manuscrits enluminés qu’il va s’employer à enrichir. Sa politique d’acquisition se fonde alors sur l’histoire de la collection dont il a hérité, et notamment sur la connaissance et l’étude des pratiques bibliophiles des propriétaires successifs des manuscrits. Il s’agit en effet de compléter des ensembles préexistants en respectant une cohérence fondée sur le temps long de l’histoire des pièces rassemblées.

Le Miroir historial de Vincent de Beauvais (Bibl. M.C., ms. 722, olim 1196) que le duc achète en 1855 à la vente de lord Stuart de Rothesay s’inscrit parfaitement dans cette politique. Cette acquisition vient assez tôt dans la « carrière » de collectionneur du duc d’Aumale. Il s’agit du troisième volume de cette encyclopédie médiévale dont les deux premiers sont conservés à la Bibliothèque nationale (mss fr. 50-51). L’ouvrage porte la mention de possession suivante : « Ce livre est au duc de Nemours, conte de la Marche. Jaques. Pour Carlat ». Il fait donc partie des livres confisqués à Jacques d’Armagnac, comte de la Marche et duc de Nemours (1433-1477), lors de son arrestation au château de Carlat par les capitaines de Louis XI. Acquis par le duc d’Aumale, il rejoint les autres volumes de la bibliothèque de Jacques d’Armagnac passés aux Montmorency puis aux Condé.

La provenance semble ainsi constituer un critère fondamental dans les choix du duc. La décoration du manuscrit n’est d’ailleurs pas évoquée dans la notice qu’il rédige. Elle est pourtant due à un enlumineur réputé5 dont le corpus est déjà globalement identifié par Paul Durrieu en 18926. Le décor de deux autres manuscrits issus du fonds reçu en héritage est pourtant attribué dès l’époque du duc d’Aumale à ce même artiste (Bibl. M.C., ms. 282, olim 491 et ms. 860, olim 401).

Un collectionneur expert et entouré d’experts

Si l’histoire des manuscrits apparaît comme fondamentale pour la constitution de la collection de Chantilly, une deuxième voie se dessine à la lecture du catalogue que rédige le duc d’Aumale à partir des années 1880 et qui est édité après sa mort. Dans la notice consacrée aux Très Riches Heures du duc de Berry (Bibl. M.C., ms. 65, olim 1289)7, Henri d’Orléans revendique pour projet de reconstituer l’histoire de la miniature, notamment française, et ce de l’époque carolingienne au xviie siècle :

Un art dont nous pouvons suivre ici même le développement dans de brillants spécimens. Nous voyons cet art à son début, rude encore, déjà puissant, au temps de Bouvines dans le Psautier d’Ingeburge de Danemark. Ce qui précède est byzantin et carolingien. Alors, vers 1200, l’art du miniaturiste français paraît se confondre avec l’art du verrier. Il s’adoucit, s’épure un siècle plus tard dans les grisailles du Bréviaire de Jeanne d’Évreux, atteint son apogée avec Pol de Limbourg et ses associés, se transforme sans déchoir, moins idéal, noble encore sous le pinceau de Fouquet dans les Heures d’Étienne Chevalier, reparaît élégant, harmonieux, prosaïque, souvent animé dans la Guerre Gallique et les Troades, subissant l’influence des Clouet, des Corneille de Lyon, toujours français même sous la signature de Godefroy le Batave ou de Nicolo dell’Abbate, et confondus dans l’École de Fontainebleau. Les derniers beaux manuscrits français sont l’œuvre de Jarry, froid, conventionnel, mais correct, majestueux, comme le grand Roi, son contemporain.

« Rude », « adoucit », « harmonieux », « froid, mais correct », autant d’indices de la conception de l’histoire de l’art du duc d’Aumale, qui apparaît donc téléologique. À ses yeux, le xve siècle constitue l’apogée de l’art de l’enluminure, et n’est suivi que de résurgences ponctuelles. On reconnaît là une histoire de l’art qui suit, selon la tradition winckelmanienne, une trajectoire quasi organique où la naissance précède un apogée suivi de décadence. Le duc possédait d’ailleurs des éditions italiennes des ouvrages du critique d’art allemand.

Ce goût spécifique pour l’enluminure motive plusieurs acquisitions dont celles du Ci nous dit (Bibl. M.C., ms. 26-27, olim 1078-1079), acquis en 1851 à la vente Monmerqué, ou du Bréviaire de Jeanne d’Évreux (Bibl. M.C., ms. 51, olim 1887), plus de quarante ans plus tard en 1894. Dans les notices du catalogue de la bibliothèque du musée Condé, d’Aumale justifie le prix du premier par la présence d’enluminures. Dans la description du second, il indique, après avoir mentionné la provenance royale de l’ouvrage, que « le plus bel ornement du bréviaire consiste en cent quatorze petits tableau ». À la logique du bibliophile, collectionneur d’ouvrages remarquables par leur provenance, s’ajoute celle de l’appréciation esthétique, d’autant que l’époque romantique a largement contribué à la réévaluation des productions médiévales.

Le duc d’Aumale acquiert donc des manuscrits enluminés tout au long de sa carrière de collectionneur, sur le marché européen. Il achète en France et en Angleterre, où il réside, mais aussi en Italie et en Allemagne. Avant de s’engager fermement, il tient à examiner le manuscrit en personne afin de se faire une idée de sa qualité, le plus souvent chez le vendeur ou chez lui. En 1891, il se rend à Francfort pour admirer les œuvres de Jean Fouquet qu’il souhaite acquérir, visite qu’il résume ainsi dans son agenda : « 8 octobre. Francfort. Vente boutique Goldsmith [sic]. Chez M. Brentano. Les 40 miniatures de Fouquet pour les heures d’Estienne Chevalier ; très bel état. Bien disposées. Le portrait d’E. Chevalier, 2 figures (son patron), très intéressant. »8

Un an plus tard, il s’arrange pour que lui soit remis le Psautier d’Ingeburge (Bibl. M.C., ms. 9) afin de l’examiner en vue d’un éventuel achat : « Remise par le comte de Juillac du Psautier d’Ingeburge, qui fut S. Loys. Magnifique. À rendre au jurisconsulte Mary (ou acheter). »9

Ses découvertes peuvent se faire également de manière plus fortuite : c’est au cours d’un voyage en Italie, qui n’avait pas a priori pour but d’enrichir sa collection, qu’il acquiert les Très Riches Heures du duc de Berry. Conscient de la portée de cet achat, d’Aumale en rapporte les circonstances dans la notice de l’œuvre, une des plus longues du catalogue, et ce de manière très personnelle, contrairement à la description relativement lapidaire de l’historique des manuscrits qui prévaut le plus souvent : « Au mois de décembre 1855, je quittais Twickenham pour aller faire visite à ma mère, alors malade à Nervi, près de Gênes. Panizzi m’avait mis en mesure de voir un manuscrit intéressant qui lui était signalé par un de ses amis de Turin. Et je fis connaissance avec les “Heures du duc de Berry”. »10 Immédiatement convaincu par l’intérêt artistique et historique du volume, le duc fait entamer les négociations. Le plus souvent, il s’appuie sur un réseau d’intermédiaires, aussi bien pour repérer les manuscrits intéressants à acquérir que pour les négociations proprement dites. Pour les Très Riches Heures, c’est Antonio, dit Anthony, Panizzi, responsable des collections imprimées de la bibliothèque du British Museum, qui avertit le duc de l’intérêt du manuscrit. Cette fonction de conseiller est également exercée par le libraire Thomas Boone en Angleterre, Alfred-Auguste Cuvillier-Fleury en France et Henri de Triqueti, qui fait le lien entre les deux pays. Ainsi, pour l’acquisition des miniatures issues du livre d’heures d’Étienne Chevalier (Bibl. M.C., ms. 71), les intermédiaires se multiplient : celle-ci se fait via l’antiquaire Goldschmidt et Émile Picot que le duc charge des négociations.

Les intermédiaires d’Aumale ont à la fois des consignes fermes pour ce qui est des dépenses à engager (le duc note dans son agenda le montant maximum à accorder à une pièce lors d’une vente aux enchères), mais également une certaine latitude si l’occasion l’exige. C’est le cas d’Émile Picot qui est chargé d’acquérir les miniatures de Jean Fouquet pour 100 000 francs, avec la possibilité de monter jusqu’à 125 000. Cette somme devait lui permettre d’ajouter aux quarante enluminures le volet du Diptyque de Melun, aujourd’hui conservé à la Gemäldegalerie de Berlin, alors détenu par le vendeur des miniatures. Les difficultés qui surgissent pendant la négociation contraignent Picot à payer 250 000 francs pour les enluminures sans parvenir à acquérir le panneau peint11.

Le sculpteur Henry de Triqueti joue tout aussi bien le rôle de négociateur que de conseiller artistique. Proche des milieux orléanistes, il suit la famille royale en exil en Angleterre. En 1858, le duc d’Aumale le charge de l’achat d’un manuscrit italien en vente à Paris, un évangéliaire du xvie siècle (Bibl. M.C., ms. 18, olim 1410). Triqueti s’enthousiasme pour cette acquisition et décrit ainsi les encadrements enluminés du manuscrit : « C’est tout ce que l’art a produit de plus beau dans le xve siècle12, la couleur est admirable et quant au goût je n’ai rien vu de plus sobre et de plus pur. »13

L’artiste sert à nouveau de conseiller au prince pour l’acquisition de la collection Robinson en 1862. John Charles Robinson, conservateur au South Kensington Museum, a rassemblé des manuscrits et feuillets enluminés particulièrement remarquables. Triqueti se rapproche de lui au sujet d’un manuscrit glosé de L’Enfer de Dante (Bibl. M.C., ms. 597, olim 1424), dont l’illustration était alors attribuée à Giotto. Il conseille par la suite à d’Aumale d’acquérir l’ensemble de la collection pour son originalité : elle se compose de « miniatures admirables prises dans les manuscrits des plus belles époques »14 et est « introuvable »15 par ailleurs. Parmi eux se trouvent des feuillets attribués à des artistes florentins, dont un fragment « dans le goût de Léonard (Divers VI, n° 352) ». Si on y ajoute le manuscrit de L’Enfer, on trouve une forte prédominance des artistes florentins ou réputés tels, confirmant l’idée de la prééminence artistique de Florence telle que la décrit Vasari dont l’influence demeure forte16.

Le duc d’Aumale, conservateur de ses collections

Le contexte anglais est particulièrement favorable au développement d’une collection de ce type. Les manuscrits sont mis à l’honneur lors d’expositions, de congrès de sociétés savantes. Les années 1850 voient les premières expositions de manuscrits et de feuillets enluminés, ce qui va de pair avec le développement du fonds d’enluminures du South Kensington Museum17. Le duc est ainsi membre puis président de la Philobiblon Society depuis 1861, mais aussi du Fine Art Club. Ses membres viennent visiter la collection d’Aumale au mois de mai 1862 ; c’est l’occasion pour le duc de dresser un premier catalogue où sont mentionnés ses manuscrits.

Si les manuscrits nouvellement acquis rejoignent évidemment la bibliothèque du duc, la destination des feuillets découpés est moins évidente. D’Aumale les considère comme de « petits tableaux », terme qu’il utilise aussi pour les enluminures pleine page18. Il écrit d’ailleurs, au sujet des miniatures des Heures d’Étienne Chevalier (Bibl. M.C., ms. 71) : « enfin ces 40 feuillets sont maintenant de véritables tableaux ». C’est donc le caractère isolé des enluminures qui, pour d’Aumale, invite à les considérer à la manière de panneaux peints, et non comme des enluminures issues d’un manuscrit. Ainsi, il fait installer les miniatures de Fouquet dans le santuario, une salle de son musée qu’il conçoit comme un écrin pour les exposer, en compagnie des tableaux de Raphaël et d’un coffre de mariage peint par Lippi. Certaines des enluminures de la collection Robinson, dont le feuillet du Registrum Gregorii (Bibl. M.C., ms. 14 bis), sont quant à elles placées dans la rotonde de la galerie de peintures, où elles sont signalées par Gustave Macon19. Si l’enluminure découpée perd de fait le lien matériel qui la lie à son support d’origine, elle semble également perdre son caractère essentiel d’art du livre qui fait toute sa spécificité par rapport aux autres productions graphiques. Le duc d’Aumale hésite d’ailleurs quant au classement de ces feuillets isolés. Si les miniatures de Fouquet et celle représentant l’empereur Othon par le Maître du Registrum Gregorii sont décrites dans le catalogue des manuscrits (Bibl. M.C., ms. 71 et 14 bis), les autres en sont absentes. Décrites sur des fiches conservées dans les archives20, elles ne figurent ni dans les volumes consacrés aux peintures ni dans celui des miniatures, terme par lequel le duc désigne les portraits sur porcelaine, mais devaient intégrer le dernier tome du catalogue des collections, avec « les objets divers », que le duc n’a pu rédiger.

Bien qu’amateur, le duc d’Aumale adopte une démarche quasi scientifique vis-à-vis des enluminures de sa collection. Il prévoit de rédiger le catalogue de ses collections pour chaque catégorie d’objet. Les manuscrits font donc l’objet d’un travail spécifique. Le catalogue de sa bibliothèque doit également servir d’instrument de recherche. Ce travail est connu de ses proches, d’ailleurs : à propos du manuscrit 564 (olim 1047) [ill. 1], Henri de Triqueti souligne dans une lettre, qu’« [il est] persuadé que SAR s’amusera à faire de sa main la notice intéressante »21.

L’historique des manuscrits vient en premier, puis la description du contenu et enfin des remarques sur les enluminures, à savoir leur nombre et taille, puis leur iconographie et des propositions de rapprochements stylistiques. Ceux-ci sont particulièrement nombreux dans la notice consacrée aux Très Riches Heures : « Le tableau de la Purification de la Vierge et la Présentation de Notre-Seigneur au temple (f. 54v) rappelle d’une manière frappante, par l’ordonnancement et plusieurs détails d’exécution, la fresque peinte par Taddeo Gaddi sur les murs de la chapelle Baroncelli à Santa Croce. »22

Ill. 1. Recueil de ballades, motets et chansons de Guillaume de Machaut, Jean Cuvelier, Jean Vaillant (Chantilly, Bibl. du musée Condé, ms. 564 (olim 1047), fol. 8).

Le duc procède par comparaison et émet des hypothèses :

À qui attribuer le plan ou plutôt la vue cavalière de Rome qu’on voit au f° 141v ? Prenez la photographie de la fresque exécutée en 1413, par Taddeo di Bartolo, sur les murs de la chapelle de la Commune à Sienne ; la comparaison ne permet aucun doute sur l’attribution […] L’orientation est la même, l’analogie est complète. Toutefois, les variantes sont assez importantes pour prouver que l’enlumineur du manuscrit n’a pas copié servilement le peintre toscan, s’il ne l’a précédé23.

À ce titre, les agendas du duc d’Aumale montrent la volonté du duc d’enrichir sa culture visuelle, qu’il nourrit au travers de visites.

Il se rend dans de nombreuses bibliothèques d’institutions et de collectionneurs : celles des libraires Labitte et Didot, où il voit des manuscrits du Grand Bâtard de Bourgogne chez le premier24 ou l’Évangéliaire de Luxeuil chez le second25, mais aussi à la Bibliothèque nationale. Il recherche également des enluminures comparables aux siennes. Ainsi, pour les Très Riches Heures, il se rend en juillet 1879 au musée de Bruxelles26 pour voir les Très Belles Heures (Bruxelles, Bibliothèque royale de Belgique, ms. 11060-11061) et, l’année suivante, s’intéresse au manuscrit des Belles Heures (New York, Metropolitan Museum, ms. 54.1.1), alors aux mains de Pierre Gabriel Bourlier, baron d’Ailly, dans la perspective de l’acquérir et, à tout le moins, de le faire reproduire : « Appartient au Comte Dailly, descendant du juriste P. Dailly. 80 miniatures par un des artistes qui ont travaillé à mon Mss. Calligraphie parfaite. Portrait du duc. Pas de vues. 125 000 (descendrait à 100 000). »27

Il compare le type d’enluminures des deux manuscrits en soulignant la spécificité des Très Riches Heures dans le traitement du paysage et cherche à reconnaître des mains.

Ce travail de comparaison s’effectue également pour d’autres supports, comme la peinture murale. Nous avons vu qu’il trace des parallèles entre les Très Riches Heures et Taddeo Gaddi28, ailleurs entre les fresques de l’église Santa Chiara à Naples et les enluminures du Ci nous dit29. Lors de sa visite à Bruxelles en 189330, il trouve le « panneau de l’Agnès Sorel de Fouquet », c’est-à-dire le panneau de la Vierge à l’Enfant du Diptyque de Melun, « incolore, bien inférieur au st Étienne », c’est-à-dire au second panneau qu’il a vu en Allemagne deux ans auparavant, au point de douter de la justesse de l’attribution à Jean Fouquet, aujourd’hui bien établie, bien qu’il reconnaisse des ressemblances entre « les anges rouges, un peu plaqués » de l’arrière-plan et ceux qui existent sur les miniatures qu’il a acquises.

Ces comparaisons et hypothèses sont nourries par la fréquentation assidue des manuscrits, mais également par celle des conservateurs. Ceux du British Museum, et plus particulièrement Anthony Panizzi, sont parmi les premiers à voir les Très Riches Heures après que d’Aumale les a acquises. Ils qualifient le manuscrit de « wonderful book »31 et distinguent immédiatement l’intervention de « trois artistes »32. Ils sont suivis par Gustav Friedrich Waagen, qui dirige le premier musée d’art royal de Berlin et qui en donne la première description33. D’Aumale développe par ailleurs une relation particulière avec Léopold Delisle, administrateur de la Bibliothèque nationale jusqu’en 1905, qu’il qualifie de « confrère et d’ami »34 et lui fait découvrir ses collections, par exemple lors de la séance de travail du 9 novembre 1892 consacrée, selon son agenda, aux psautiers et aux incunables35. Léopold Delisle a nettement contribué à mettre en valeur la collection d’enluminures du duc, notamment en identifiant, grâce aux annotations du calendrier, la reine Ingeburge comme possesseur original du psautier qui porte désormais son nom, ou encore en identifiant la mention des Très Riches Heures dans l’inventaire après décès de Jean de Berry.

Le duc d’Aumale s’inspire des méthodes de travail de ces professionnels, qui lui sont proches, pour rédiger ses catalogues. Ainsi, il identifie le Bréviaire de Jeanne d’Évreux grâce aux Inventaires du mobilier de Charles V, roi de France, publiés par Jules Labarte où il correspond à « un petit bréviaire historié de noir et blanc »36.

Enluminures médiévales, artistes du xixe siècle

Cependant, le duc d’Aumale n’a pas qu’un rapport de conservateur vis-à-vis de ses enluminures et de ses manuscrits enluminés. Il les considère comme des objets de collection qu’il peut modifier ou compléter pour en parfaire la beauté, en fonction des goûts et des pratiques de la seconde moitié du xixe siècle. Plusieurs artistes sont ainsi sollicités pour enrichir sa collection de manuscrits.

Si l’on a vu qu’Henri de Triqueti intervenait en tant qu’intermédiaire pour les achats du duc, il participe également à son enrichissement en tant qu’artiste. Ainsi, après avoir acheté pour d’Aumale en 1861 un recueil de motets, ballades et chansons du xve siècle (Bibl. M.C., ms. 564, olim 1047), il se propose de le faire relier par Froment-Meurice une vingtaine d’années plus tard. Ce dernier intervient également sur le coffret protégeant le Bréviaire de Jeanne d’Évreux (Bibl. M.C., ms. 51, olim 1887). Pour ce dernier ouvrage, Froment-Meurice utilise des émaux pour figurer les armes de France et de Navarre. Il contribue ainsi à revivifier leur emploi dans les arts décoratifs en travaillant à en retrouver les techniques de fabrication37. Triqueti agit de même avec l’art de la miniature et propose par la suite de réaliser un frontispice pour le manuscrit qui n’en possédait pas jusqu’alors : « Je suppose encore que si revenant d’Italie avec l’esprit et les yeux peuplés de l’admirable style de cette époque, un artiste tentait de faire ce qu’Alto Biancho [propriétaire du manuscrit au xve siècle] a eu la sottise de négliger, ce pourrait être dans cent ans une curiosité de plus ajoutée à ce curieux livre »38.

Il s’agit donc, dans l’esprit de Triqueti, de rendre sa complétude à l’œuvre puisque l’absence de frontispice est perçue comme une négligence. Une démarche similaire est à l’œuvre pour les bordures d’une initiale D représentant David jouant du psaltérion (Bibl. M.C., Divers 345), provenant d’un psautier destiné au couvent dominicain de Fiesole et commandé par Fra Angelico39. Un encadrement végétal lui a été adjoint, très probablement au xixe siècle, mais antérieurement à son acquisition par le duc d’Aumale en 1862. En cette seconde moitié du xixe siècle, manuscrits et feuillets enluminés sont ainsi modifiés pour répondre à l’horizon d’attente des collectionneurs, bien loin des notions d’authenticité, de respect de l’œuvre « originale », qui président à nos conceptions patrimoniales contemporaines.

Pour en revenir à Triqueti, l’artiste explicite les partis-pris à l’œuvre dans l’élaboration de son dessin :

Ayant commencé aux eaux de Bourbon l’Archambault […], j’y appris que le vieux château, berceau de la maison de Bourbon, était naguère la propriété particulière de V.A.R. Je m’empressai de profiter de l’heureux à-propos et d’en faire le fonds de mon dessin, Qui qu’en Grogne [c’est-à-dire une des tours du château de Bourbon l’Archambault]. J’ai cherché à rappeler dans la composition le style de l’époque où le manuscrit appartenait à F. d’Alto Biancho. J’ai rappelé par le premier vers du chant dédié au roi Charles V un des plus illustres souvenirs du livre40.

Triqueti adopte ainsi un style que le duc qualifie après réception de l’ouvrage « d’un quattro centisto excellent ». Il s’inspire des miniatures du calendrier des Très Riches Heures du duc de Berry, tant par la composition (un paysage dont la lunette s’ouvre sur une représentation céleste) et l’iconographie (un château médiéval qui fut propriété du duc d’Aumale) que pour le style, puisque le duc note de lui-même les correspondances avec l’art du xve siècle. De même, la présence du blason des Orléans rappelle les nombreux signes héraldiques présents dans Les Très Riches Heures. Enfin, sur le contour de la lunette figurent les premiers vers d’une pièce en l’honneur de Charles V, frère de Jean de Berry, qui commence au f. 65v du manuscrit. Avec cette commande, le duc d’Aumale apparaît comme l’héritier du duc de Berry, figure idéale du bibliophile.

D’Aumale a donc développé sa collection par ajouts successifs. Il hérite d’un fonds à l’histoire complexe et l’enrichit grâce à une politique d’acquisition réfléchie autour de deux axes : l’enrichissement de la collection des princes de Condé avec une attention portée aux pratiques bibliophiliques d’Ancien Régime et une prédilection pour l’art du xve siècle français et italien. Celle-ci participe d’un goût pour l’art du livre de la fin du Moyen Âge, goût qui se retrouve à la fois dans les études érudites publiées par le duc mais aussi dans ses commandes d’œuvres médiévalisantes.

Henri d’Orléans lègue sa collection sous réserve d’usufruit à l’Institut de France en 1886 et continue de l’enrichir. Ses goûts en matière d’enluminure vont de pair avec celui pour les tableaux primitifs, en témoigne l’acquisition de la collection de Frédéric Reiset en 1879. À travers les choix du duc, on observe donc l’avènement d’un goût, mais aussi d’une perception singulière des œuvres qui mènent au renouveau de pratiques artistiques, tels l’émail ou l’enluminure. Cette importance accordée aux œuvres du xve siècle français doublée d’un sentiment nationaliste culminera d’ailleurs sept ans après la mort du duc d’Aumale, lors de l’exposition des Primitifs français en 1904.

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1 Émile PICOT, Le Duc d’Aumale et la bibliothèque de Chantilly, Paris, Techener, 1897, p. 24‑25.

2 Louis VI de Bourbon-Condé (1756-1830).

3 Isabelle DELAUNAY, Jean-Baptiste LEBIGUE, Sylvie LEFÈVRE et al., L’enluminure en France au temps de Jean Fouquet, Paris, Somogy, 2003, p. 13.

4 Roselyn CLAERR, « De Magné à Chantilly, Catherine de Coëtivy (vers 1460-1528) en ses livres », Bulletin de la Société historique et scientifique des Deux-Sèvres, 16, 2017-2018, p. 11-35.

5 Désigné au xxe siècle sous le nom de Maître François et désormais identifié avec François Le Barbier père.

6 Mathieu DELDICQUE, « L’enluminure à Paris à la fin du xve siècle : Maître François, le Maître de Jacques de Besançon et Jacques de Besançon identifiés », La Revue de l’art, 183-1, 2014, p. 9.

7 Chantilly, le Cabinet des livres, Manuscrits, t. Ier, Paris, Plon, 1900, p. 70.

8 Chantilly, Archives du musée Condé (désormais A.M.C.), 4 PA 30.

9 A.M.C., 4 PA 31 (15 octobre).

10 Chantilly, le Cabinet des livres…, op. cit. [note 7], p. 61-62.

11 Fondation Dosne Thiers, ms. T 1314, fol. 6-9.

12 Le décor date plus vraisemblablement du xvie siècle. Teresa D’URSO et Pier Luigi MULAS, La passion du prince pour les belles occupations de l’esprit. Enluminures italiennes dans la collection du duc d’Aumale, Chantilly, Éditions du Domaine de Chantilly, 2014, p. 18.

13 AM.C., 1 PA 146.

14 A.M.C., 1 PA 146, n° 34.

15 Ibid.

16 T. D’URSO et P. L. MULAS, La passion du prince…, op. cit. [note 12], p. 34.

17 Sandra HINDMAN et Nina ROWE, Manuscript illumination in the Modern Age: recovery and reconstruction, Evanston, Mary and Leigh Block Museum of Art, 2001, p. 209-212.

18 Chantilly, le Cabinet des livres…, op. cit. [note 7], p. 11 au sujet du Psautier d’Ingeburge et p. 70 au sujet des Très Riches Heures.

19 Gustave MACON, Chantilly et le musée Condé, Paris, Henri Laurens, 1925, p. 239.

20 A.M.C., NA 39/6.

21 A.M.C., 1 PA 146/24.

22 Chantilly, le Cabinet des livres…, op. cit. [note 7], p. 70.

23 Ibid., p. 61-62.

24 A.M.C., 4 PA 18, 1879, 7 mars.

25 A.M.C., 4 PA 19, 1880, 21 mai.

26 Id., 13 juillet.

27 A.M.C., 4 PA 20, 1881, 14 avril.

28 A.M.C., 4 PA 26, 1887, 14 mars.

29 A.M.C., 4 PA 27, 1888, 8 avril.

30 A.M.C., 4 PA 32, 1893, 8 août.

31 A.M.C., 1 PA 146*, 18 avril 1856.

32 Ibid.

33 Gustav Friedrich WAAGEN, Galleries and Cabinets of Art in Great Britain…, Londres, John Murray, 1857, p. 248-259.

34 Chantilly, le Cabinet des livres…, op. cit. [note 7], p. 12.

35 A.M.C., 4 PA 31, 1892, 9 novembre.

36 Chantilly, le Cabinet des livres…, op. cit. [note 7], p.50.

37 Anne DION-TENEBAUM, « La Renaissance de l’émail sous la monarchie de juillet », Bibliothèque de l’École des chartes, 163, 2005, p. 145-164.

38 A.M.C., 1 PA 146/24.

39 Pier Luigi MULAS, « Zanobi Strozzi, Initiale D, David jouant du Psaltérion » dans Fra Angelico, Botticelli… : chefs d’œuvres retrouvés, dir. Michel Laclotte et Nathalie Volle, Paris, Éditions Cercle d’art, 2014, p. 66.

40 A.M.C., 1 PA 146, no 26, 28 décembre 1861.