Thomas Dobrée ou l’exigence d’un collectionneur
Des collections archéologiques régionales, des œuvres d’art – notamment médiévales – des souvenirs des « voyages à la Chine », un cabinet d’arts graphiques et un médaillier comptant parmi les plus remarquables de France, et bien évidemment le cardiotaphe du cœur d’Anne de Bretagne font la renommée du musée Dobrée à Nantes. Toutefois, rares sont les mentions de son importante bibliothèque patrimoniale… Parmi plus de deux mille ouvrages dits « précieux », se cachent trente-sept manuscrits et sept miniatures découpées dont la majorité provient de la bibliothèque de Thomas Dobrée.
Cela peut paraître bien faible au regard des grandes collections du xixe siècle ; Yemeniz rassembla cinquante-et-un manuscrits du xiiie au xviie siècle, et la bibliothèque du duc d’Aumale n’en contenait pas moins de mille cinq cents ! Cependant, outre leurs indéniables qualités, les ouvrages collectionnés par Thomas Dobrée sont également le reflet de l’histoire d’un homme passionné et exigent, provincial se déplaçant rarement hors de Nantes mais au fait des ventes parisiennes ou internationales. Grâce à l’étude de sa correspondance, patiemment classée, se dessine le portrait d’un collectionneur hors norme1.
Un collectionneur héritier d’une fortune familiale
Armateurs originaires de Normandie, établis depuis le xvie siècle à Guernesey, puis résidant à Nantes, les Dobrée ont participé pendant trois générations à la vie économique et politique de leur ville d’adoption2. Pierre Frédéric, arrivé à Nantes en décembre 1775, y exerce une activité d’armateur. Il est le négociant des Lumières qui a lancé l’affaire familiale. Son fils, Thomas I, accroît sa prospérité grâce à ses talents d’entrepreneur et d’innovateur.
Jean Frédéric Thomas Dobrée (1810-1895), dit Thomas II, a été élevé dans une des familles les plus fortunées de Nantes [ill. 1]. Son père montre déjà quelques penchants de collectionneur, et l’on sait que plusieurs « caisses de tableaux » ayant appartenu à ses grands-parents sont arrivées par bateau depuis Hambourg. Thomas Dobrée n’a que 18 ans au décès de son père. Il hérite d’un considérable patrimoine qu’il fera fructifier sa vie entière. La direction de la maison Dobrée est assumée par sa mère, puis le jeune homme entre pour quelques années dans les affaires. Lors de son mariage, en 1836, il est encore qualifié de « négociant ».
Toutefois, sa passion est tout autre… En 1838, il quitte l’entreprise familiale pour se consacrer à la « recherche et au culte du passé ». Il acquerra plus de 10 000 œuvres d’art rares et prestigieuses qu’il lèguera au département de Loire-Inférieure, avec le bâtiment destiné à les abriter : le futur musée Dobrée. La période médiévale, ainsi que le xviie siècle et la Bretagne vont guider sa politique d’acquisition.
La bibliophilie figure en bonne place puisque l’inventaire de sa bibliothèque fait mention de 1719 ouvrages. Essentiellement acquis avant 1858, ils concernent des domaines aussi variés que la théologie, le droit, la poésie, l’histoire, la philosophie, ou encore les sciences et l’art culinaire. Et parmi ces richesses, vingt-six manuscrits – tant religieux que profanes – copiés du xie au xixe siècle.
Le bibliophile
La naissance d’une passion
Thomas Dobrée est un homme secret, exprimant rarement ses sentiments. Une courte phrase, découverte dans une de ces longues lettres dont il était coutumier, apporte un nouvel éclairage quant à la constitution de sa collection. Collégien « atteint de bibliomanie », les romans de chevalerie sont les « premiers objets de [sa] passion »3.
Quittant Nantes, Thomas Dobrée vient à Paris entre 1830 et 1832 pour y recevoir une formation artistique. Son séjour parisien conforte ses premières amours. L’enseignement dispensé à l’école des Beaux-Arts guide les étudiants vers l’étude des collections de la Bibliothèque royale. Étudiant assidu, Dobrée suit les orientations de lecture qui lui sont données, découvre des manuscrits médiévaux et des incunables qui l’ont tant fait rêver, les observe et les étudie en détails. En 1855, tout à la joie d’avoir enfin obtenu une édition imprimée du Perceval, il se remémore les longues heures passées à la bibliothèque :
De tous les romans de chevalerie que je vous ai tant de fois demandés celui-ci est le seul que je n’aie pas lu (Si ce n’est en manuscrit). Pendant tout le temps que j’ai habité Paris je n’ai pu l’obtenir à la Bibliothèque ou l’on me répondait qu’il était prêté4.
Pour se remémorer les attitudes, les costumes, les couleurs ou la typographie, Dobrée rédige un carnet intitulé Souvenirs bibliographiques5. Plus de 200 silhouettes sont copiées avec minutie sur les ouvrages qu’il a consultés. Y figurent des détails du monde chevaleresque et des rencontres courtoises, de la vie de saint Louis, les destinées de Mélusine, Tristan ou Perceval, ou encore le traité de chasse d’Henri de Ferrières, Le livre du roy Modus et de la royne Ratio [ill. 2]. Méthodique, il en indique le titre et la cote.
Dès 1830, il achète des ouvrages historiques, des manuels qui l’aideront à apprécier les œuvres et les livres. Ses premières acquisitions concernent principalement la période médiévale, véritable passion dans un siècle qui redécouvre cette période de l’histoire et de l’art. Par des achats chez le libraire Barrois, et lors de sa participation à la vente aux enchères de la collection de livres de La Mésangère, Thomas Dobrée affirme des ambitions de collectionneur. Il y acquiert un manuscrit de la seconde moitié du xve siècle (Horae Virginis et Preces Piae) pour la coquette somme de 75 francs6. Neuf imprimés dont deux exemplaires de livres d’heures provenant des officines parisiennes de Pigouchet et Thielman Kerver complètent ces achats. Il n’est âgé alors que de vingt et un ans. À cette vente aux enchères est également présent un autre jeune amateur qui allait devenir une figure éminente de la bibliophilie et un des rivaux de Dobrée, le baron Jérôme Pichon.
Une fortune gérée avec prudence
À son décès en 1895, le capital de Thomas Dobrée sera estimé à 21 millions de francs7. Malgré cela, sans doute marqué par son éducation protestante et reflet de sa vie austère, il tient toujours à acheter à un prix « honnête ». Et ceci même pour des ouvrages de très belle qualité, bien qu’étant conscient que les prix qu’il fixe sont souvent trop bas.
À de semblables conditions l’acquisition d’une bibliothèque serait un vrai bonheur. Je comprends que quand les livres sont dans cet état, ils se paient cher et à l’avenir, pour cette raison, je regretterai moins les écus que je pourrai y mettre8.
Il convient néanmoins de tempérer la frilosité financière de Thomas Dobrée. Bien des collectionneurs connaissent des revers de fortune en raison des multiples changements de régime politique. De ce fait, des ouvrages exceptionnels que Dobrée convoite sortent des collections particulières et il enrichit sa bibliothèque à des prix raisonnables. Ainsi en est-il de la vente Coislin lors de laquelle il se porte acquéreur de trois fleurons de sa collection, dont les Vies des Femmes célèbres9. D’un trait incisif, il évoque la ruine de son ancien rival, le fustigeant de n’avoir su être prudent.
Le précédent propriétaire du St Bernard, du Comines et des Dames illustres est, il paraît, réduit à la dernière détresse ; il s’est embarqué ici dernièrement pour Bourbon, avec un ancien Lion bien connu par les Légitimistes, qui a, comme Mr de Coislin, dissipé en prodigalités une grande fortune. Les deux amis sont allés cultiver philosophiquement la canne à sucre à Bourbon. Si Mr de Coislin eut été sage, il eut pu avec partie de ses revenus, se former une magnifique bibliothèque et la conserver10.
En 1853, il écrit que son séjour à Paris a augmenté sa passion pour les livres que ni ses affaires ou le bonheur d’avoir recouvré la santé ne peuvent faire oublier. Mais il est désolé par les prix actuels et craint ne pouvoir acheter à la prochaine vente…
Durant sa carrière de bibliophile, Dobrée a bien souvent des adversaires prestigieux, qu’ils soient libraires, musées ou collectionneurs richissimes, tels Pichon ou Didot. Attentif aux grandes ventes, il espère le décès de ses rivaux afin de ne pas perdre l’occasion d’acquérir des œuvres insignes. Il exprime cyniquement cette attente alors que la Mélusine de Mathieu Husz tant espérée lui échappe une fois encore.
Mais si vous êtes certain qu’il y eût une commission illimitée, vous avez agi bien raisonnablement en l’abandonnant, surtout si vous savez qu’elle entrait dans une collection de Paris, car l’heureux qui la possède peut bien mourir avant nous quel que soit l’âge qu’il ait11.
La correspondance de Thomas Dobrée prouve qu’il a une idée très nette de la constitution de sa collection. Il agit en gestionnaire, étudiant scrupuleusement les cotes et fixant les estimations hautes à ne pas dépasser. Sous cette apparente prudence, réside également un désir de spéculation, n’épargnant nullement les romans de chevalerie tant prisés :
considérés comme trop chers pour être achetés en nombre à ces prix, trop chers relativement à leur valeur future. […] on ne peut ne pas croire que des évènements, des troubles sociaux, des guerres des diminutions d’ardeur d’amateurs ne puissent quelque jour en réduire les valeurs, comme cela a eu lieu pour mon Huon de Bordeaux et mon Perceval le Gallois12.
Néanmoins, Dobrée confessera être prêt à débourser plus que de mesure pour certains manuscrits ou imprimés : « Vous voudrez bien garder le secret sur ces acquisitions et parler toujours comme si c’était pour vous que vous achetiez. »13
Dans tout ce qu’il entreprend, Dobrée est un homme prudent. Il acquiert ses livres en ventes publiques, et plus rarement chez un libraire. Dans les catalogues de ventes ayant appartenu à des collectionneurs et aujourd’hui conservés en bibliothèques publiques, le nom de l’acquéreur ainsi que la somme de l’adjudication sont souvent inscrits en regard du lot. Inutile d’y chercher notre amateur. Dans l’état actuel de nos recherches, son nom n’apparaît que dans le catalogue de la Mésangère en 1831. Contrairement à ses rivaux qui ne dédaignent pas une certaine publicité sur leurs acquisitions, Thomas Dobrée désire rester dans l’anonymat.
Il achète par l’entremise d’amis, comme Louis Giraud de Savine, fonctionnaire au ministère des Finances, qui fera office de prête-nom dès 1832. La correspondance conservée au musée Dobrée ne fournit aucun indice sur les circonstances de leur rencontre. Giraud de Savine s’installe à Paris en 1828 et, déjà amateur d’ouvrages anciens, se lie très vite avec le libraire Techener puis avec les grands collectionneurs français ou étrangers. La fréquentation des salles des ventes ou des libraires a dû les rapprocher. Dobrée évoque dans un de ses courriers leurs échanges « à la table de Sylvestre »14. Étant également collectionneur, Giraud peut aisément donner le change. Il ne sera jamais démasqué…
Dobrée a pour habitude de se faire envoyer plusieurs exemplaires de catalogues qu’il conserve dans une petite bibliothèque. Les étudiant scrupuleusement, il compare les estimations avec les adjudications précédentes. Puis il fixe une enchère à ne pas dépasser. Lorsque plusieurs livres le tentent, il fait part de ses préférences par un langage codé : Giraud de Savine reçoit une liste sur laquelle figure, en face de chaque ouvrage, un certain nombre de traits, une « broche de marques », qui peuvent aller jusqu’à six en fonction de l’intérêt qu’il lui porte. La valeur marchande des ouvrages est source de recommandations, ayant « tant vu s’enfoncer des gens qui ne s’y connaissaient pas »15.
Thomas Dobrée n’hésite pas à envoyer plusieurs lettres à Giraud pour lui dire combien il désire un livre, et exprime la crainte que d’autres lui échappent. Il y ajoute maintes recommandations. Il faut veiller à la qualité de l’ouvrage, à la rareté et à l’origine, à l’impression, etc. En recevant le courrier, Giraud sait ainsi ce que Dobrée désire, examine plus avant les ouvrages et communique ses réflexions si le besoin s’en fait sentir. Puis, ayant obtenu l’accord de Dobrée, il achète… à son nom. Ce qui n’empêchera pas Dobrée de le traiter de maudit commissionnaire pour avoir omis de donner le prix d’une adjudication16 !
Les goûts du collectionneur
Thomas Dobrée a été bercé par des contes. Les romans de chevalerie furent sa première passion. Ses études parisiennes ont accentué cette prédilection. Mener les étudiants à la Bibliothèque royale afin d’y étudier les manuscrits s’inscrit dans le contexte de la redécouverte de l’esthétique médiévale. Et cela comble Dobrée. Les premiers temps de présence à Paris sont aussi marqués par la visite rendue au bibliophile anglais Richard Heber qui avait réuni plus de 120 000 ouvrages anciens. La littérature médiévale y occupait une place de choix.
Les dessins figurant dans ses Souvenirs bibliographiques sont le témoignage de l’opiniâtreté de Dobrée. Comment ne pas remarquer que les ouvrages qu’il a copiés lors de son arrivée à Paris vont faire partie de sa quête ou orienteront ses recherches, tant pour les manuscrits que pour les imprimés ? Les sujets qui l’intéressaient dans sa jeunesse et qu’il avait reproduits étaient essentiellement profanes. Chansons de geste et amour courtois régnaient en maître. Jamais il ne put acheter un roman de chevalerie manuscrit comme ceux admirés à la Bibliothèque royale et c’est dans les imprimés qu’il compensera ce dépit. L’acquisition du Jehan de Saintré par Giraud de Savine est l’occasion pour Dobrée d’écrire un courrier où se mêlent les félicitations, les « conseils » et un certain dépit.
C’est vous vraiment, mon Ami qui tenez ce précieux mns ! Je pourrais donc le voir de mes yeux, dans votre cabinet, et vous adresser sur lui mes félicitations ! Je n’ai qu’une peur, c’est que vous ne sachiez pas bien ce que vous avez en lui ! Si je pouvais rehausser de quelque manière votre estime pour ce volume je l’emploierai ! […] Et vous en avez le Manuscrit Original !17
La collection de manuscrits
S’appuyant sur le manuel de Fournier, Dobrée semble être à même de choisir les imprimés qui complèteront sa bibliothèque18. En revanche, la constitution de sa collection de manuscrits est singulière. Pour ses premières acquisitions, et même plus tardivement, il avoue en toute franchise avoir besoin de conseils :
Voici pour les livres, mais je n’ai point noté les mss, parce qu’il m’est bien impossible, mon cher Giraud, de le faire sans votre assistance. Vous avez bien voulu me la promettre en me disant que vous connaissiez le prix auquel tous ces livres avaient été vendus et leur valeur actuelle. Je la requière, et vais vous parler de ces mss19.
La plupart des manuscrits ont été acquis entre 1831 et 1858. Thomas Dobrée « participe » aux ventes illustres telles celles de La Mésangère (1831), Bruyères-Chalabre (1833), Pixérécourt (1839), Coislin (1847), Bignon (1849), Toussaint Grille (1851), de Bure (1853) et celle de la bibliothèque du baron Pichon en 1869. Les ventes ont lieu à Paris, à l’exception de celles de Toussaint Grille à Angers et de Borluut de Nordonck à Gand.
Les critères d’achat
Maintes fois, Dobrée recommande avec insistance à Louis Giraud d’examiner avec le plus grand soin les ouvrages qu’il désire acquérir. Ses choix sont guidés par l’iconographie, l’importance du texte (certains manuscrits ne sont pas enluminés comme les Ruraux prouffis de Pietro de Crescenzi), l’origine géographique ainsi que la genèse du manuscrit.
Il apprécie les ouvrages de prestige, et ne résiste pas aux manuscrits mis en exergue dans les préfaces des catalogues. Ainsi, lors de la dispersion de la bibliothèque du duc de Coislin en 1847, quatre manuscrits étaient signalés à l’attention des amateurs :
Nous ne dirons rien ici des précieux manuscrits qui donnent un caractère si éminent à ce petit catalogue ; […] nous indiquerons seulement les quatre suivants ; savoir : Les Sermons de saint Bernard (no 588) ; le Roman d’Alexandre (no 598) ; les Mémoires de Commines (no 604) ; et le Livre des Dames illustres (no 606), comme capables, à eux-seuls, de faire la fortune d’une bibliothèque, fût-elle bien moins riche et moins curieuse que ne l’est celle-ci20.
Bien que s’étant gaussé du sort de Coislin, il acquiert trois des fleurons de sa collection : Les sermons sur les cantiques de saint Bernard, Les vies des femmes célèbres d’Antoine Dufour, illustré par Jean Pichore [ill. 3] et Les Coroniquez de Montlehery du tens du roy Louis unsieme de Philippe de Commynes21.
Les Sermons de saint Bernard démontrent une certaine curiosité de la part du collectionneur. Malgré la présence d’enluminures et une reliure qui le rebute, la datation de l’ouvrage devient le critère essentiel. De ce fait, il donne commission à Giraud :
Je désirerais celui-ci comme échantillon de son siècle le xiie dont les m[anuscrit]s ne sont pas communs. Mais il faudrait payer son aspect qui n’a aucun attrait particulier pour moi, et sa reliure dont les pierres fines ne me tentent pas, et qui probablement, vu le temps où elle a été faite (celui d’Odiot) n’est pas de bon goût et surtout, pas dans le style de l’époque du m[anu]scrit22.
La provenance locale séduit également notre collectionneur. Les cinq ouvrages qu’il acquiert en 1851, lors de la Vente Toussaint-Grille à Angers en témoignent. Parmi ceux-ci, le plus ancien ouvrage de sa bibliothèque, l’Homéliaire-légendier de la collégiale Saint-Laud d’Angers (milieu du xie siècle), et le Cartulaire de Saint-Serge d’Angers (xiie siècle) dont le contenu complexe fait preuve de l’attachement que porte Dobrée au fond et à la forme23.
À l’instar de beaucoup de collectionneurs, il est constant dans ses goûts. Ainsi se constitue-t-il de petites « bibliothèques » autour des thèmes qui lui sont chers. Parmi ceux-ci, les livres de chasse et de botanique pour lesquels il éprouve une telle passion qu’il « ferai[t] pour eux des folies »24. Cette fièvre est telle qu’à l’annonce de la vente Pichon, Thomas Dobrée envisage d’intervenir directement auprès du baron pour négocier à prix d’or l’ensemble de la collection. Cette tentative se solde par un échec. Lors de la vente, il ne peut acquérir « que » quelques ouvrages comme Le livre des ruraux prouffis du labour des champs de Pietro de Crescenzi, le traité de chasse de Frédéric II (De Arte Venandi cum Avibus) et surtout, rappel de ses années passées à la Bibliothèque royale, Le Livre de la chasse de Gaston Phebus, relié avec Le Deduict des oiseaux du Roy Modus et de la Royne Ratio de Henri de Ferrières25.
Une véritable connaissance de l’enluminure
Les Souvenirs bibliographiques écrits et peints lors de sa jeunesse parisienne l’ont maintes fois aidé dans ses choix. Ainsi, les costumes « Du Roman du Jouvencel N° 6852. BR De la Gruthuse – de 1470 ou 1480 » lui ont-ils permis de juger les miniatures du Commynes26 :
Je n’ai pas été moins content des manuscrits quoique vous le croiriez difficilement, je ne les connais pas encore bien […]. Le Commine est bien curieux, mais les miniatures sont bien inférieures et malheureusement postérieures à l’époque dont elles représentent les faits, elles ne donnent point les Costumes mais leur conservation en dédommage du temps27.
Sa quête des Desduitz de la chasse de Gaston Phébus confirme l’importance de ces années d’apprentissage. La qualité de celui présenté lors de la vente Yemeniz en 1867 avait provoqué quelques interrogations.
Je ne sais ce qu’est le Manuscrit de Phébus, son sujet, son époque le rendent intéressant pour moi, surtout s’il a bien le caractère de son temps des fonds en damier d’or et de couleur aux miniatures et des rinceaux de feuilles de lierre, en or bruni à l’entour des pages28.
Toutefois, conservant cette prudence qui lui est coutumière, il ajoute « mais il n’y a point de livres sur la valeur desquels on puisse se méprendre autant que sur des manuscrits ».
Cette connaissance des miniatures va lui permettre d’émettre un jugement sans appel sur un ouvrage qu’il désirait ardemment29. Le catalogue de la vente Borluut de Noortdonck en 1858, annonçait en préface un livre d’heures ayant appartenu à la bibliothèque des ducs de Bretagne. De quoi satisfaire l’appétit d’un amoureux des livres richement enluminés, aux origines prestigieuses, et, qui plus est, bretonnes ! Dobrée succombe à la tentation et envoie Giraud à Gand, non sans quelques remords, qui sont plus littéraires que réels tant sa soif est importante. Les exhortations sont nombreuses sur l’exécution et l’origine de l’ouvrage. Ainsi, une inscription sur la garde ne le satisferait pas : « Il faudrait absolument pour l’établir des armoiries du temps, peintes dans les entourages ou une inscription dans le texte qui indiquait que ces heures ont été exécutées pour un Duc. »30 Quelques jours plus tard, il évoque de nouveau cette pièce qui lui tient tant à cœur et qu’il juge inestimable pour un bibliophile breton : « Plus [les preuves de sa provenance] seront grandes plus je [le] désirerai. L’époque de ce mst, le xive siècle, lui donne pour moi plus de valeur que s’il était postérieur, car c’est le grand siècle de la Bretagne. – et peut-être a-t-il appartenu à Charles de Blois ou à Jean de Montfort ! »31
Mais la réception du livre à Nantes est loin d’être triomphale… L’article du catalogue de vente commençait ainsi : « Magnifique manuscrit du xive siècle, sur peau de vélin. » Dès les premiers mots, Dobrée réfute cette appréciation :
Ce manuscrit n’est pas magnifique. Le terme en est exagéré, il n’est pas du xive siècle, mais du xve siècle. Rien ne prouve qu’il provienne des Ducs de Bretagne, mais il a passé par cette province, ayant appartenu qu’au « bonhomme Arnoult », dont il porte le monogramme32.
La désillusion est telle qu’il ne voit guère la qualité du manuscrit, aujourd’hui attribué au Maître de Jacques de Besançon33. La provenance nantaise est balayée par le dépit de ne pas posséder un ouvrage ducal ou tout au moins d’origine prestigieuse. L’on saisit alors quelle peut être sa fierté de compter dans sa collection une bible ayant appartenu au roi Charles VI34…
Deux œuvres sont à souligner, car leur statut est rarissime chez Dobrée. Son appétence pour l’enluminure l’a mené à passer outre les règles qu’il s’était fixées : intégrité et authenticité. La « Vierge de Pitié », feuillet enluminé provenant du dépeçage d’un livre d’heures du Maître du Walters 221 va à l’encontre de la première35. La seconde est enfreinte par un fac-similé qu’il met au rang de ses plus beaux manuscrits, la « copie des Ménestrels de Souabe [le fameux recueil de Manesse, aujourd’hui conservé à la bibliothèque de Heildelberg], faite par l’artiste Mathieu, vers 1860, pour l’impératrice de Russie, avec ses armoiries de vieil argent. »
Bernard-Charles Mathieu s’inscrit dans le courant des éditeurs de fac-similés du milieu du xixe siècle. Il a réalisé en 1852 cinq reproductions fidèles du Codex Manesse, ou tout au moins de ses dix premiers chants36. Dobrée peut s’enorgueillir de posséder l’exemplaire de la tsarine Alexandra. La qualité de l’exécution et la rareté de l’ouvrage compensent la « perte » du Codex échangé contre divers ouvrages conservés à la bibliothèque de l’université de Heidelberg37. Dobrée retrouve toujours ses premières amours… [ill. 4]
Les bibliothèques
Aux apparitions publiques, Thomas Dobrée préfère la discrétion. Il n’ouvre pas ses portes aux amateurs d’art. Il préfère acheter et se délecter de ses collections.
Outre sa bibliothèque usuelle, un peu cachée, il s’est constitué deux bibliothèques dont l’aménagement a disparu. L’une a été créée dans « sa campagne » du Grand-Blottereau, en bord de Loire à l’Est de Nantes, suivant les conseils de l’évêque d’Avranches. La seconde est située au manoir de La Tousche à quelques pas de sa résidence place Graslin, en plein centre de Nantes. Il en avait choisi l’emplacement et la spécificité38. C’est en ces lieux qu’il lit les ouvrages qu’il a achetés. Il y consacre tant d’heures qu’il confesse à Giraud que sa femme en vient à dissimuler ses catalogues de vente39 ! Car il ne se contente pas de garnir les rayons de ses bibliothèques, il feuillette, étudie et admire (ou dénigre) ses acquisitions. Une fois encore, les courriers évoquant la vente Coislin livrent des indications sur la vie du bibliophile : « Le St Bernard paraît vénérable, mais je n’ai pas eu le temps de le lire et ce sera pour Dimanche prochain. […] J’eus voulu vous annoncer de suite leur réception, mais je voulais vous dire ce que je pensais des livres et il fallait le temps de les voir »40. Ainsi sont oubliés ses douleurs et la maladie de son épouse, le déclin de sa mère et les tracas inhérents à la construction du « manoir des irlandais », futur musée Dobrée…
« Tous les goûts à la fois sont entrés dans mon âme » aimait à répéter Thomas Dobrée. Les vingt-six manuscrits (dont le dernier est un recueil de pensées de sa mère) ne sont qu’une infime partie de sa collection. Il eut toujours désir d’obtenir le meilleur, la qualité l’emportant sur la quantité. Si le désir de créer un musée se fait jour dans son esprit, c’est davantage dans le but de partager la beauté avec le public que d’en tirer une gloire qu’il ne connaîtra pas puisque ses collections ne seront présentées qu’après son décès.
En 1846, dans son discours de réception à l’Académie de Rouen, Dutuit, grand rival de Dobrée dans le domaine des Arts graphiques, se définissait ainsi : « On connaît trois classes d’amateurs : les bibliophiles, les bibliomanes et les bouquinistes ». Sans le savoir, il brossait le portrait de Dobrée, collectionneur avisé et exigeant jusqu’à l’excès, lecteur des ouvrages qu’il achète, préférant les livres complets aux enluminures découpées, à l’inverse de bien de ses contemporains qu’il critique ardemment.
Par son pouvoir d’achat, sa fièvre de posséder le plus beau dans le meilleur état, sa participation constante aux ventes aux enchères, mais aussi ses connaissances du livre et de l’enluminure, Dobrée peut prendre place parmi les grands bibliophiles de son temps. Car avec ces vingt-six manuscrits et pratiquement deux mille imprimés – de l’incunable aux éditions du xixe siècle –, l’homme de l’ombre rend un remarquable hommage à l’histoire du livre.
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1 Thomas DOBREE, Correspondance, transcription par Audrey Guillard et Jérémie Lepainteur, musée Dobrée, Nantes, 2020.
2 Claire APTEL-DE LALANDE, Nathalie BIOTTEAU, Marie RICHARD… [et al.], Thomas Dobrée : 1810-1895 : un homme, un musée, Nantes, Musée Dobrée, Paris, Somogy, 1997.
3 Lettre à Giraud de Savine, 1857, musée Dobrée, Fonds Dobrée, Correspondances, inv. C47-3. La correspondance de Thomas Dobrée citée dans cet article étant conservée au musée Dobrée, seul le numéro d’inventaire constitué de la lettre « C » suivie de son numéro sera indiqué dans les prochaines références.
4 Lettre à Giraud de Savine, 29 avril 1855, C189.
5 Thomas DOBRÉE, Souvenirs bibliographiques, musée Dobrée, inv. 3506 M.
6 Musée Dobrée, ms. 12.
7 Soit plus de 8 milliards d’euros 2019.
8 Lettre à Giraud de Savine, 18 février 1848, inv. C12.
9 Musée Dobrée, ms 17.
10 Lettre à Giraud de Savine, 29 décembre 1847, C08.
11 Lettre à Giraud de Savine, 28 Mai 1867, C189.
12 Lettre à Giraud de Savine, 22 Mai 1867, C188.
13 Lettre à Giraud de Savine, 22 février 1867, C184.
14 Lettre à Giraud de Savine, décembre 1848, C16.
15 Lettre à Giraud de Savine, 22 février 1867, C184.
16 S.d., C198.
17 Lettre à Giraud de Savine, 6 novembre 1836, C02.
18 François-Ignace FOURNIER, Nouveau dictionnaire portatif de bibliographie…, Paris, Fournier frères, 1809.
19 Lettre à Giraud de Savine, novembre 1847, C09.
20 Catalogue de la bibliothèque de M. le marquis de C***, Paris, Potier, 1847, p. VII.
21 Musée Dobrée, ms 5, ms 17 et ms 18.
22 Lettre à Giraud de Savine, novembre 1847, C09.
23 Musée Dobrée, mss 1 et 3.
24 Lettre à Giraud de Savine, 19 mars 1869, C204.
25 Musée Dobrée, mss 16, 19 et 22.
26 [Jean] « Du Bueil », Le Livre du Jennencel (Livre du Jouvencel), nouvellement fait et compillé par ung discret et honnourable chevallier […] (Paris, BnF, ms. fr. 192).
27 Lettre à Giraud de Savine, 18 février 1848, C12.
28 Lettre à Giraud de Savine, 22 mai 1867, C188.
29 Musée Dobrée, ms 13.
30 Lettre à Giraud de Savine, 8 avril 1858, C106.
31 Lettre à Giraud de Savine, 16 avril 1858, C108.
32 Georges DURVILLE, Catalogue de la Bibliothèque du Musée Thomas Dobrée, t. I, Manuscrits, Nantes, Musée Thomas Dobrée, 1904, p. 379-380. Joseph François Arnoult, docteur régent de la Faculté de médecine en l’Université de Nantes, recteur de la faculté en 1776, et grand bibliophile nantais.
33 Marielle ERNOULD-GANDOUET, Catalogue raisonné des manuscrits à peintures du xve et du début du xvie siècles conservés au Musée Dobrée, mémoire de l’École du Louvre, Paris, 1968, p. 139-178.
34 Musée Dobrée, ms. 8.
35 Ibid., inv. 896.1.4159.
36 Bernard-Charles MATHIEU, Minnersänger aus dem schwabischer Zeitalter gesammelt gegen Anfang des vierzehnten Jahrhunderts…, Paris, 1er mars 1852, musée Dobrée, imp 523.
37 Cod. Pal. germ. 848.
38 La Tousche lès Nantes devait abriter la plus riche des collections de livres de chasse.
39 Lettre à Giraud de Savine, 13 décembre 1863, inv. C139.
40 Lettre à Giraud de Savine, 12 février 1848, C12.