Paul Durrieu (1855-1925), l’œil d’un historien
La leçon de méthode à Émile Mâle
Pour tout médiéviste s’intéressant à l’art de l’enluminure, les écrits de Paul Durrieu [ill. 1] sont des références incontournables1. Il est donc surprenant qu’aucune recherche historiographique n’ait été consacrée à cet érudit depuis la publication des notices nécrologiques et la biographie rédigée par son ami le comte de Laborde2. Hormis les fiches biographiques des sociétés savantes, les dictionnaires – qu’ils soient d’historiens ou d’historiens d’art – sont discrets, voire muets alors que les noms de ses confrères Delisle, Focillon ou Mâle y figurent3. Seuls François Avril et un catalogue de la galerie Les Enluminures ont mis en lumière le rôle primordial de Paul Durrieu pour l’enluminure4.
Ce relatif silence laisse songeur alors que de son temps Durrieu était de toutes les institutions un pilier indiscutable. Il était reconnu comme un chercheur hors pair. De ses très nombreuses publications, trop nombreuses pour être citées (640 occurrences recensées), retenons quelques monographies majeures comme Les Très Riches Heures du duc de Berry, Les Antiquités Judaïques de Jean Fouquet et La Miniature flamande à la cour de Bourgogne de 1415 à 15305. Il a joué un rôle déterminant dans la reconstitution du corpus des Primitifs français tant pour l’enluminure que la peinture, notamment lors de l’exposition Les Primitifs français en 19046. Outre ses ouvrages majeurs, il a rédigé d’innombrables notices et comptes rendus au bénéfice des sociétés savantes dont il fut un membre actif. Il a également orchestré la publication de plusieurs fac-similés de manuscrits.
L’objet de cette contribution est de combler pour partie cette lacune historiographique en examinant la méthode de travail de celui que Charles Sterling qualifiait de « seigneur de l’histoire de l’art médiéval »7. Dans un premier temps, il s’agira de comprendre comment ce chartiste émérite, étudiant les rapports politiques et militaires de la France et de l’Italie, est devenu l’un des plus fins connaisseurs de l’art de l’enluminure. Son parcours, alliant analyse des textes et conservation des œuvres, permettra de détecter ses filiations méthodologiques. Dans un second volet, son positionnement au sein de la discipline historique sera exploré au travers de ses notes de travail. Le brouillon de son rapport sur la candidature d’Émile Mâle au prix Gobert constitue une véritable leçon de méthode et permettra de discuter de la place occupée par Durrieu au sein de la discipline de l’histoire de l’art au début du xxe siècle. Pour ce faire, les sources convoquées ont été les nombreuses publications de Durrieu et une immersion dans sa correspondance, ses carnets et ses notes de travail conservés à l’Institut de France8.
De l’archiviste-paléographe au connaisseur
Le parcours académique classique de l’érudit
Paul Durrieu effectue un parcours classique au regard du milieu bourgeois dont il est issu : après des études au Lycée Condorcet, il débute sa formation d’archiviste paléographe à l’École des Chartes en 18749. Durant ses études, il se lie d’amitié avec François Delaborde, Henri Bouchot et côtoie Élie Berger, Henry Martin et Ernest Babelon10. Major de promotion avec une thèse sur Bernard VII d’Armagnac, connétable de France, il intègre la toute jeune École Française de Rome11. Tout en poursuivant ses travaux sur la Gascogne, il est détaché aux archives San Severino de Naples (1878-1880) où il exploite le fonds des archives angevines12. Si ses compétences d’historien sont très vite reconnues par la communauté scientifique, ce sont ses aptitudes d’historien de l’art qui sont repérées à son retour d’Italie. Il accepte en 1881, sur le conseil de Léopold Delisle, un poste d’attaché à la conservation des peintures au musée du Louvre.
Travailleur acharné, Durrieu ne se limite pas à ses missions de conservation et se lance concomitamment à cet emploi dans l’étude des manuscrits enluminés13. Delisle l’encourage dans cette voie en l’associant à ses consultations de manuscrits14. Ainsi, Durrieu l’accompagne en 1889 à la vente Hamilton exposée à Strasbourg15. C’est sans doute aussi Delisle qui le met en contact avec le duc d’Aumale lequel lui confie la publication du fac-similé des Très Riches Heures du duc de Berry (Chantilly, Musée Condé, ms. 65) en 1904. Il publie durant cette période de nombreux articles : certains sont issus de ses travaux sur les Angevins de Naples ; d’autres, portant sur des panneaux peints comme Le triptyque d’Anne de Beaujeu (Moulins, Cathédrale Notre-Dame, n° 1898/06/14), prennent leur source dans son expérience de conservateur et enfin un troisième groupe concerne les manuscrits des Statuts de l’Ordre de Saint-Michel (Paris, BnF, ms. fr. 19819) de Fouquet16, l’enluminure ganto-brugeoise17, Jacquemart de Hesdin18… Sa bibliographie témoigne de ses multiples centres d’intérêts. Son éclectisme le mène ainsi à s’exprimer sur une harpe en ivoire ou encore sur des icônes russes19… Au fil des années, le volume de ses écrits consacrés à l’enluminure ne cesse de croître, reflétant son expertise et son enthousiasme pour les manuscrits à peintures. Il démissionne d’ailleurs de son poste au Louvre en 1898 pour se consacrer complètement à la recherche et entreprend une seconde carrière en embrassant un rôle institutionnel au sein des sociétés savantes.
Durrieu – qui faisait partie de la Société Nationale des Antiquaires dès 1888 – en devient le président en 1904. Il multiplie son implication dans nombre d’autres sociétés savantes : la société des Bibliophiles françois, le Comité des Travaux Historiques et Scientifiques, la Société de l’École des Chartes (président en 1909 et en 1921), la Société de l’Histoire de France (président 1905-06), la Société de l’Histoire de Paris et de l’Île-de France, la Société d’Histoire de l’Art français, la Société Française de Reproduction de Manuscrits. Les multiples communications de Durrieu témoignent qu’il a été un membre aussi assidu qu’actif. Au fil des séances, il fait part de nombre de ses découvertes et questionnements. Enfin, sa « carrière » dans les institutions savantes connaît un point d’orgue en décembre 1907 lorsqu’il est élu membre de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres.
Avant tout un « œil »20
Fervent collectionneur sa vie durant, il achète des œuvres de premier ordre. Il s’agit avant tout de manuscrits : les Heures dites de Baudricourt (Paris, BnF, n.a.l. 3187), le Livre de prières de Charles le Téméraire (Los Angeles, Getty Museum, ms. 37), des feuillets de Simon Bening mais aussi des peintures comme une Véronique flamande (Bruges, Groeningemuseum, n° 2019.GRO0001.I) et le magnifique panneau de la Sainte Face (Paris, Louvre, RFML.PE.2020.17.1)21. Ces acquisitions montrent que Durrieu, « doué d’un sens esthétique très sûr », sait repérer des œuvres de choix22. Grâce à son acuité visuelle, il sait distinguer les faussaires, reconstituer des personnalités artistiques parmi lesquelles Jean Fouquet, Jean Colombe et Jean Bourdichon occupent les premières places23. Ses très nombreux voyages, pour le Louvre d’abord, puis à titre personnel l’amènent à visiter de nombreuses collections, des salles de ventes aux bibliothèques. Il se déplace ainsi en Belgique et en Italie à plusieurs reprises, à Berlin, Madrid, Saint-Pétersbourg, Alger24… La communauté scientifique le perçoit comme un expert de renom. Il est fréquemment consulté, ainsi en 1910 l’archiviste paléographe du Loiret Jacques Soyez lui écrit : « Vous êtes certainement, Monsieur, l’érudit le plus compétent pour résoudre la question. Est-ce que le dessin des mains n’indique pas l’école tourangelle ? »25. Il est aussi en contact étroit avec les marchands : Maggs Bros de Londres lui signale en 1923 l’apparition sur le marché d’une nouvelle miniature provenant des « Heures d’Étienne Chevalier » [feuillet de saint Michel]26.
La lecture de ses très nombreux articles documente le cheminement de ses convaincantes analyses stylistiques. Son jugement n’est jamais définitif : en partageant ses interrogations, voire ses erreurs, il est possible de suivre le fil de sa réflexion méthodologique. Durrieu n’est pas un doctrinaire, il revient sur ses propres hypothèses. En 1910, il n’hésite pas à interroger sa méthode et à examiner son erreur quant à la monographie qu’il a consacrée à Jacques de Besançon en 189227. Il en va de même sur Jean Colombe : Durrieu avait regroupé des œuvres sur une base stylistique et une inscription alaverdure ; il abandonne cette dénomination en 190428. Cette capacité d’autocritique lui permet d’alimenter sa réflexion sur les souscriptions dans les manuscrits et les dénominations pour les enlumineurs29. La remise en question de sa méthode s’avère une force donnant aujourd’hui encore pleine actualité aux travaux de cet érudit.
De l’exploitation de sa correspondance et de ses carnets de travail se dégage sa façon de procéder. Notes très succinctes et mots-clés tracés à la hâte témoignent de son exceptionnelle mémoire visuelle : « C’est très fort mais je ne crois décidément pas Fouquet », « grassouillet », « Le second collaborateur […] sensiblement inférieur au premier par la sécheresse de sa touche, est néanmoins encore un des bons praticiens de l’époque ». L’usage fréquent du mot « genre », des qualificatifs esthétiques (« affreuses », « charmant », « très faible ») montrent que des miniatures vues – même brièvement – sont très nettes dans son esprit et surgissent à la seule évocation de ces qualificatifs30. Très rarement il réalise un croquis pour mémoriser une composition. Une condition de base pour cet exercice est de consulter l’œuvre originale, ce qui explique qu’il a tant voyagé malgré sa santé fragile : « […] je ne saurais donc me prononcer sur une œuvre d’art que je n’ai pas pu voir en original »31.
Son autorité en matière de connoisseurship est toujours reconnue, il est « l’œil » des manuscrits à peintures32.
La leçon de méthode de Durrieu
La découverte du brouillon du rapport de Durrieu sur les travaux d’Émile Mâle (1862-1954) fournit un éclairage fort instructif sur les fondements méthodologiques des réflexions de ces deux grandes personnalités qui ont alimenté l’histoire de l’art.
L’examen de la candidature de Mâle au prix Gobert
En 1910, Mâle présente au prix Gobert L’art religieux à la fin du Moyen Âge, publié en 1908, adjoint de la troisième édition revue et corrigée de L’art religieux du xiiie siècle en France33. Durrieu est alors membre de la commission pour l’attribution de ce trophée annuel de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres visant à récompenser « le morceau le plus éloquent d’histoire de France, ou celui dont le mérite en approchera le plus » jusqu’à « ce qu’un ouvrage meilleur le leur enlève »34.
Durrieu débute son rapport en validant le sujet d’iconographie chrétienne, propre à l’histoire de l’art, dans le cadre de ce concours d’histoire35. Ce savoir est très présent dans les sociétés savantes où nombre d’érudits et amateurs ont dépeint les représentations des monuments36. Durrieu a surtout excellé dans l’analyse stylistique et ne se revendique pas comme un iconographe. Toutefois sa maîtrise des textes et sa vaste connaissance de l’histoire religieuse lui ont fourni des outils iconographiques solides. Il le montre par exemple dans son analyse des inhabituelles scènes du psautier-livre d’Heures de Baudoche37. Il réalise aussi une minutieuse reconstitution de la codicologie originale du volume des Heures de Savoie révélant des lacunes jusqu’alors ignorées38.
Avant d’aborder le contenu de l’ouvrage de Mâle, Durrieu s’arrête sur son traitement formel. S’il en reconnaît les qualités littéraires, celles-ci occultent par leur brio des problèmes fondamentaux de méthode39. Les deux hommes cultivent en effet des styles opposés : l’écriture de Durrieu est souple et factuelle alors que celle de Mâle est empreinte de lyrisme. La capacité de synthèse de Mâle lui vaut d’être apprécié par un vaste public.
Durrieu, qui ne fut pourtant pas professeur, poursuit par un véritable cours de méthodologie de 8 pages sur les 11 au total du rapport. En insistant sur le soin pris à rédiger ce document, il veut certainement contrer ses détracteurs et documenter son argumentaire40.
La première remarque concerne l’inclusion de l’histoire de l’art dans le domaine scientifique de l’histoire. « L’histoire de l’art est comprise dans l’histoire générale ; et celui qui étudie à travers les temps, les variations dans la manière de sentir et d’exprimer plastiquement les idées, peut tout autant mériter d’être traité d’historien que le biographe et le narrateur des événements politiques ». Pour Durrieu, il faut pour cela recourir à « la recherche patiente, à l’étude critique et à la mise en valeur sagace des témoignages historiques résultant des textes et des documents »41. Il illustre son propos en développant les points faibles significatifs. Ainsi les propositions de Mâle, certes stimulantes, sur le rôle du théâtre (plus particulièrement des Mystères) ne sont pas attestées comme le révèle le vocabulaire incertain utilisé par l’auteur : « il est à croire, il est probable… ». Pour Durrieu, « […] les théories personnelles ne doivent pas être présentées comme des faits certains »42. Afin d’appuyer sa démonstration, Durrieu signale le Journal d’un Bourgeois de Paris sous Charles VI contredisant une hypothèse de Mâle43. La « négligence des archives » est une faute majeure pour le chartiste Durrieu, il en va de même de l’usage insuffisant des sources bibliographiques. Il indique à ce propos à Mâle les travaux du chartiste Marius Sepet (1845-1925)44. Le parcours scientifique de Durrieu, tant à l’École des Chartes qu’à l’École Française de Rome, témoigne de sa maîtrise de l’exploitation des sources [p. 141 et suiv.]. Il avait lui-même fait une plongée dans les archives napolitaines y effectuant un travail de fourmi pour les reclasser45. Sa publication Les Gascons en Italie (1885) lui vaut d’ailleurs la deuxième médaille au concours des Antiquités nationales. Il faut se rappeler que l’École des Chartes – devenue le lieu de formation privilégié des archivistes et des bibliothécaires – avait été fondée en 1821 à la demande de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres en réaction au romantisme : on y favorisa le recours systématique aux sources. Durrieu louera d’ailleurs quelques années plus tard sa formation initiale pour la recherche de la vérité historique46. Il n’est donc pas étonnant qu’il condamne la « théorie toute faite du théâtre, sans se préoccuper le moins du monde de certains renseignements fournis par les archives »47. Il souligne au passage la pénibilité de l’exploitation archivistique48.
Le deuxième manquement pointé par Durrieu, soulignant ainsi la nature scientifique de l’histoire de l’art, est celui d’un état de la recherche insuffisant. Cette exigence de base, omise par Mâle dans son second ouvrage, constitue une faute dramatique qui l’a conduit à des conclusions hâtives49. Ce jugement sec se retrouve aussi dans le lexique utilisé par Durrieu : « imagine », « pure hypothèse », « théorie toute faite », « système de suppositions », « vrai roman… » sont les termes qui parsèment son rapport.
Ces mots intransigeants trouvent leur conclusion dans le troisième danger identifié, à savoir les libertés prises avec la chronologie pointant des erreurs de débutant50. La rudesse de ce rapport tranche avec les multiples communications de Durrieu et les témoignages révélant un homme affable peu enclin aux polémiques.
Les trajectoires scientifiques d’Émile Mâle et Paul Durrieu
Les deux hommes ont par ailleurs beaucoup en commun : catholiques, brillants latinistes, amoureux de l’Italie, voyageurs infatigables, partageant la même sensibilité esthétique pour les œuvres d’art et promoteurs de la scientificité de l’histoire de l’art. Les divergences entre Durrieu et Mâle au sein de la discipline se trouvent probablement induites par leurs filiations intellectuelles distinctes.
Leurs parcours sont sans doute une source d’explication. Après sa formation, Durrieu embrasse en effet une carrière au Louvre pendant presque vingt ans. Tel est le cas aussi des chartistes Émile Molinier (1857-1906) et Louis Courajod (1841-1896), qui, après leur entrée au cabinet des estampes de la Bibliothèque nationale, ont rejoint le Louvre51. Durrieu accède ainsi à une institution de référence pour la fabrique de l’histoire de l’art52. Dès 1882 le Louvre crée d’ailleurs son propre enseignement pour former les conservateurs et éclairer le public des musées53. L’œil du connaisseur Durrieu s’est exercé dans cette institution où il a participé aux commissions de restauration des tableaux et aux acquisitions du département des peintures54. La trajectoire professionnelle de Durrieu explique son intérêt avant tout pour le connoisseurship ainsi que le style d’écriture assez factuel de ses nombreux articles.
Cadet de Durrieu de sept ans, Mâle est formé à l’École Normale Supérieure. Agrégé de lettres, et non d’histoire, il fut longtemps professeur de rhétorique au lycée. Son parcours professionnel prend un nouveau tournant avec la soutenance de deux thèses (1898)55. Sa thèse sur l’art religieux au xiiie siècle lui ouvre les portes de la Sorbonne : en 1906, une charge de cours « sur mesure » dédiée à l’histoire de l’art chrétien lui est confiée56. Le succès de ses publications lui vaut d’être accueilli dans les sociétés savantes tant en France qu’à l’étranger57. La figure publique de l’historien de l’art Émile Mâle a peut-être irrité l’érudit établi Paul Durrieu évoluant dans les cercles scientifiques des sociétés savantes58. Ces dernières jouent un rôle central – du xixe siècle aux débuts du xxe siècle – comme lieux de sociabilité et de construction du savoir59. Au-delà de l’étude de cas ponctuels, il s’agit aussi de percevoir que le rôle des sociétés savantes, au sein desquelles s’est développée l’histoire de l’art pendant des décennies, glisse vers d’autres lieux telle l’université dont Mâle est un protagoniste en pleine ascension.
Outre leurs formations et leurs cercles professionnels, les deux hommes cultivent aussi des sensibilités différentes. Ainsi à l’égard d’un art national, Mâle affirme le rôle primordial de la France60. Durrieu, pourtant très impliqué dans l’organisation de l’exposition Primitifs français en 1904, reste prudent sur le caractère national de plusieurs œuvres et met en lumière les apports étrangers61. Il en est ainsi de l’Homme au verre de vin (Louvre, RF 1585) dont il va remettre en cause le caractère français alors même qu’il est proche d’Henri Bouchot et que cette œuvre avait soulevé de vives polémiques en 190462. Leurs travaux ne répondent pas non plus aux mêmes finalités : études de cas pour Durrieu, volonté d’établir une histoire de l’art globale pour Mâle, dont l’esprit de synthèse et la capacité à dégager des idées maîtresses ont marqué l’histoire de l’art.
Néanmoins ces tempéraments et ces ambitions scientifiques ne me semblent pas les seuls arguments pour comprendre la vivacité des critiques de Durrieu. Son insistance sur les questions de méthode reflète sans doute davantage sa forte inquiétude institutionnelle.
La crise de la discipline historique
Durrieu fait très certainement allusion à la violente remise en cause de l’histoire érudite dont il se réclame63. Ce changement apparaît avec le normalien Henri Berr (1863-1954), philosophe converti à l’histoire, qui ouvre cette discipline aux nouvelles sciences sociales64. En 1900, il crée la Revue de synthèse historique, prélude à la grande révolution historiographique des années 30 avec l’école des Annales. Berr prône aussi la diversité des sources mobilisées. Les secousses de la discipline historique se poursuivent en 1903, lorsqu’une vive polémique est engagée par le jeune philosophe François Simiand (1873-1935). Celui-ci, fruit de la réussite républicaine, intègre l’École Normale, où il étudie avec Henri Bergson, puis rejoint la discipline sociologique auprès des durkheimiens. Lors d’une conférence tenue à la Société d’histoire moderne publiée dans la Revue de synthèse historique, Simiand émet une critique âpre des ouvrages de Paul Lacombe (De l’histoire considérée comme science, 1894) et de Charles Seignobos (La méthode historique appliquée aux sciences sociales, 1901)65. Ce long texte de Simiand va devenir un véritable manifeste contre l’histoire événementielle : « Il ne s’agit de rien de moins que d’une leçon de méthode – c’est le grand mot du débat scientifique en France au tournant du siècle »66. Simiand commence par discuter la question de l’objectivité des sciences sociales et historiques et de la réalité du fait social67. Puis il dénonce les trois idoles de l’histoire traditionnelle : l’idole politique, l’idole individuelle et l’idole chronologique, qui interdisent la compréhension des phénomènes historiques. L’histoire érudite ne consistant qu’en faits rapportés mais non expliqués, il vise ainsi la démarche positiviste du chartiste Seignobos. Cette histoire « historicisante » est principalement centrée sur les scansions politiques et use le cadre suranné de la chronologie68. Ce climat explique pourquoi Durrieu a martelé, quasi scolairement, la nécessité du respect de la chronologie dans sa critique du travail de Mâle. La controverse soulevée par Simiand démystifiant la valeur explicative des sources permet aussi de saisir pourquoi Durrieu a tant insisté sur la recherche puis sur l’usage des archives comme documentation de base de l’historien69. Il ne faudrait pas pour autant caricaturer Durrieu en ardent défenseur de l’objectivité de l’archive. La même année, il expose, en effet, comment il s’est fourvoyé dans l’interprétation des souscriptions70.
En 1910, la discipline historique traverse donc une crise épistémologique. Les objections de Durrieu doivent être entendues dans ce contexte d’autant plus que Mâle partage sa vision d’une histoire de l’art scientifique.
La discipline de l’histoire de l’art en 1910
Durrieu a débuté son rapport en réaffirmant la scientificité de l’histoire de l’art. Cette préoccupation est partagée depuis la fin du xixe siècle par de nombreux confrères – tant français qu’étrangers71. En France, la discipline de l’histoire de l’art peine à émerger : ce n’est qu’en 1893 qu’elle entre à la Sorbonne en tant que cours complémentaire, comme une spécialisation de l’histoire72. Pour mémoire la première chaire d’histoire de l’art d’Europe est créée en 1813 à Göttingen ; l’université française ne crée une telle chaire qu’en 189973. C’est bien dans ce contexte fragile tant au regard de la discipline de l’histoire que de celle de l’histoire de l’art que résonnent les mots de Durrieu. Émile Mâle fait partie des acteurs majeurs pour la création de la discipline, il publiera d’ailleurs exclusivement sur des sujets d’histoire de l’art.
Mais Durrieu et Mâle n’empruntent pas les mêmes chemins : si Durrieu demande une histoire positiviste adhérant aux faits, il affirme aussi que la création artistique n’est pas qu’inféodée à la littérature ou aux documents. Alors que Mâle donne aux sources théologiques et littéraires une valeur explicative de premier ordre, pour Durrieu la force visuelle de l’œuvre d’art joue sa propre partition74. Les artistes ne sont pas que des exécuteurs fidèles d’un programme préétabli. On reconnaît dans ces lignes le connaisseur laissant une large place à l’artiste, sujet que le volume de cet article ne permet toutefois pas de développer.
Épilogue
Malgré ce sévère rapport, sans doute exposé oralement, le premier prix Gobert est finalement attribué à Mâle75. Rapporteur de la commission, Durrieu a rédigé un second brouillon où ne subsiste qu’une mention négative : « les conclusions de l’auteur ne sauraient peut-être pas, dans le détail, être absolument acceptées sans réserve » et, curieusement, une proposition pour décerner le prix à l’unanimité. Un quart des voix va néanmoins à M. Delachenal – titulaire du prix en 1909 – ce qui montre qu’un débat interne a bien dû avoir lieu. Si les réserves méthodologiques de Paul Durrieu n’ont pas eu gain de cause, elles éclairent l’histoire intellectuelle de la discipline de l’histoire de l’art en mettant au jour les débats internes sur la construction des savoirs76.
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1 Je remercie chaleureusement mes relecteurs : en particulier, François Avril, sans doute le meilleur « connaisseur » de Durrieu, dont l’érudition m’a permis d’apporter de nombreux enrichissements à cet article. Michele Tomasi pour ses encouragements, alors que je n’osais m’attaquer au sujet Durrieu pour ce colloque, ainsi que pour ses conseils historiographiques m’ayant permis de structurer mes réflexions. Je suis aussi reconnaissante à Étienne Anheim pour nos échanges à propos de la controverse soulevée par F. Simiand
2 Charles-Victor de LANGLOIS, « Paul Durrieu », Bibliothèque de l’École des chartes, 86, 1925, p. 472-475 ; Henri-François DELABORDE, « Le comte Paul Durrieu », Journal des savants, (nov-déc), 1925, p. 267-269 ; Salomon REINACH, « Paul Durrieu (1855-1925) », Revue archéologique, 1926, p. 336-346 ; Paul VITRY, « Éloge funèbre de M. Paul Durrieu », Bulletin de la Société des Antiquaires de France, 1926, p. 95-99 ; Alexandre de LABORDE, Le Comte Paul Durrieu (1855-1925). Sa vie – ses travaux, Paris, Auguste Picard, 1930.
3 Aucune mention dans le Dictionnaire critique des historiens de l’art actifs en France de la Révolution à la Première Guerre mondiale de l’Institut National d’Histoire de l’Art [en ligne : https://www.inha.fr/fr/ressources/publications/publications-numeriques/dictionnaire-critique-des-historiens-de-l-art.html (consulté le 13 mars 2020)], ni dans le dictionnaire biographique des historiens français et francophones : Christian AMALVI, Dictionnaire biographique des historiens français et francophones : de Grégoire de Tours à Georges Duby, Paris, La Boutique de l’Histoire, 2004. Une notice lui est consacrée dans la base américaine des historiens d’art [en ligne : http://arthistorians.info/durrieup] et par le Comité des Travaux Historiques et Scientifiques [en ligne : http://cths.fr/an/savant.php?id=1778]. Germain BAZIN, Histoire de l’histoire de l’art : de Vasari à nos jours, Paris, Albin Michel, 1986, p. 483, ne lui octroie qu’un seul paragraphe sur la page dédiée aux historiens d’art de l’enluminure.
4 François AVRIL, « La contribution de Léopold Delisle aux études sur les manuscrits à peintures », dans Léopold Delisle : actes du colloque de Cerisy-la Salle, 8-10 octobre 2004, Saint-Lô, Archives départementales de la Manche, 2007, p. 103-111 ; Id., « The bibliophile and the scholar. Count Paul Durrieu’s list of manuscritps belonging to Baron Edmond de Rothschild », dans The medieval book : glosses from friends and colleagues of Christopher De Hamel, Houten, HES & De Graaf, 2010, p. 366-376 ; Ariane BERGERON-FOOTE et Sandra HINDMAN, Three Illuminated Manuscripts from the Collection of Comte Paul Durrieu, 11, Paris/Chicago, Les Enluminures, 2004 ; signalons aussi, sur les relations scientifiques entre Delisle et Durrieu : Nicolas HATOT et Marie JACOB, Trésors enluminés de Normandie : une (re)découverte : [exposition, Rouen, Musée des antiquités, 9 décembre 2016-19 mars 2017], Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2016, p. 119.
5 P. DURRIEU, Les très riches Heures de Jean de France, duc de Berry, Paris, Librairie Plon, 1904 ; P. DURRIEU, Les Antiquités Judaïques et le peintre Jean Foucquet, Paris, Plon-Nourrit, 1907 ; Paul DURRIEU, La miniature flamande au temps de la cour de Bourgogne, 1415-1530, Paris ; Bruxelles, Van Oest, 1921.
6 « Part prise à la préparation de l’Exposition des Primitifs français », Bulletin de la Société d’Histoire de France, 12 avr. 1904, p. 75 ; P. DURRIEU, La peinture à l’exposition des Primitifs français, 15, Paris, Librairie de l’art ancien et moderne, 1904. Sur l’exposition de 1904 : Henri BOUCHOT, Les Primitifs français exposés au Pavillon de Marsan et à la Bibliothèque Nationale du 12 avril au 14 juillet 1904, Paris, Gazette des Beaux-Arts, 1904 ; Dominique THIÉBAUT, Philippe LORENTZ et François-René MARTIN, Primitifs français : découvertes et redécouvertes : Musée du Louvre, du 27 février au 17 mai 2004, Paris, Réunion des Musées nationaux, 2004, François-René MARTIN, « “Maitres ancien d’État” Quelques remarques sur l’histoire des expositions des maitres anciens », dans Histoire de l’art et musées : actes du colloque École du Louvre – Direction des musées de France, École du Louvre, 27 et 28 novembre 2001, Paris, École du Louvre, 2005, p. 113-125.
7 Charles STERLING, « Les émules des Primitifs », Revue de l’art, 21, 1973, p. 80-93, p. 91.
8 Sous les cotes ms. 5722-5740, l’Institut de France possède plusieurs cartons de correspondance, notes, procès-verbaux du Comité du Livre, brouillons et carnets de Paul Durrieu, légués par son fils et sa fille en 1950. Ont également été consultés aux Archives Nationales les cartons 20144790/10/12/13/18/130 et 20144790/131 concernant son emploi au Louvre et à la Bibliothèque Nationale, n.a.f. 23911 et 4-IMPR-395 (2), contenant les notes autobiographiques de Durrieu et la liste de ses principaux travaux jusqu’en 1907.
9 Outre le positionnement du lycée Condorcet, il faut se rappeler qu’avant la première guerre mondiale, le lycée est élitiste en soi : Francis DÉMIER, La France du xix e siècle : 1814-1914, Paris, Points Inédit Histoire, 2014, p. 442 : « […] le savoir offert par le lycée, payant dès ses classes élémentaires, à un moment où les boursiers des lycées ne représentent que 2 % de l’effectif des élèves. […] À la veille de la guerre, seulement 1,1 % d’une classe d’âge accède au lycée ».
10 À propos de l’École des Chartes : Charles-Victor de LANGLOIS, « Paul Durrieu… », art. cit. [note 2], p. 473. Sur le rôle de Delaborde et de ses condisciples : Alexandre de LABORDE, « Notice sur la vie et les travaux de M. le comte Paul Durrieu, membre de l’Académie », Comptes rendus de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, n° 4, 1928, p. 400-435, p. 402. Durrieu et Delaborde se côtoyèrent aussi à l’École Française de Rome.
11 Paul VITRY, « Éloge funèbre de M. Paul Durrieu… », art. cit. [note 2], p. 96.
12 Sur la construction de l’identité scientifique de l’École Française de Rome : Anne LEHOËRF et Olivier PONCET, « Un directeur historien : Auguste Geffroy (1820-1895) et l’École française de Rome », dans Construire l’institution. L’École française de Rome, 1873-1895, Rome, Publications de l’École française de Rome, 2013 [en ligne : https://books.openedition.org/efr/2626#ftn109, 36 (consulté le 20 avril 2020)], à propos de l’inflexion archivistique des activités de l’école sous la direction d’Auguste Geffroy et Léopold Delisle qui dès l’automne 1876 travaille au Vatican et négocie l’accès aux registres de lettres pontificales. Les publications issues des recherches napolitaines sont : P. DURRIEU, Archives angevines de Naples : étude sur les registres du roi Charles Ier (1265-1285), Bibliothèque des écoles françaises d’Athènes et de Rome, Paris, E. Thorin, 1886 ; P. DURRIEU, Les Gascons en Italie, études historiques, Auch, impr. de G. Foix, 1885.
13 Paul VITRY, « Éloge funèbre de M. Paul Durrieu… », art. cit. [note 2], p. 98 : « Dès son retour de Rome, en effet, sur les conseils de Léopold Delisle, il s’était lancé passionnément dans l’étude des manuscrits à peintures et notamment des livres d’heures. Grâce à des enquêtes multipliées à travers les collections et les bibliothèques de l’Europe entière, grâce à une mémoire prodigieuse, grâce à une perspicacité qui allait parfois jusqu’à la divination la plus hardie, il arriva à se faire, dans ce domaine spécial et d’ailleurs si prodigieusement riche, une place hors de pair ».
14 Paul VITRY, « Éloge funèbre de M. Paul Durrieu… », art. cit. [note 2], p. 98.
15 Institut de France, ms. 5724-1.
16 P. DURRIEU, « Les Manuscrits des Statuts de l’ordre de St Michel », Bulletin de la Société française de reproductions de manuscrits à peintures, 1911, p. 17-47.
17 P. DURRIEU, Les Miniaturistes Franco-flamands des xive et xve siècles, Gand, impr. W. Siffer, 1914.
18 Bulletin de la Société nationale des antiquaires de France, 24 juil. 1889, p. 223-224.
19 Ibid., 29 juin 1892, p. 173-174 ; Ibid., 29 janvier 1896, p. 85.
20 F. AVRIL, « La contribution de Léopold Delisle… », art. cit. [note 4], p. 108.
21 A. BERGERON-FOOTE et S. HINDMAN, Three Illuminated Manuscripts…, op. cit. [note 4] ; Nathalie ROMAN, Conférence le 11 décembre 2017 aux Ymagiers (IRHT), un article à paraître va développer plus amplement ce sujet (près de 65 items identifiés à ce jour).
22 Ch.-V. de LANGLOIS, « Paul Durrieu… », art. cit. [note 2], p. 474.
23 P. DURRIEU, La peinture à l’exposition des Primitifs français…, op. cit. [note 6], p. 34-37, p. 75-88.
24 Correspondance 5722-A-H, 5724 2, 5726-7-16
25 Correspondance 5723 I-Z, Lettre du 2 décembre 1910 : dans cette correspondance, Soyez évoque Henry Lallemant. Je remercie F. Avril de m’avoir signalé l’œuvre – et les références afférentes – concernée par cet échange épistolaire : il s’agit du panneau de bois de l’Ecce Homo de Jean Hey (Bruxelles, Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, Inv. 4497) daté de 1494. En effet, Soyez a publié deux notes dans le Bulletin de la Société Archéologique de l’Orléanais (t. XV, 1910, p. 431-432 et t. XVI 1911, p. 14-16) annonçant la consultation de Durrieu, lequel partage cette identification dans les Comptes Rendus de l’Académie des inscriptions et belles-lettres (24 février 1911, p. 169-170).
26 Correspondance 5724-1, Lettre du 31 janvier 1923 de Maggs Bros. Dès le mois suivant, Durrieu fait part de la découverte de ce 45e feuillet des Heures d’Étienne Chevalier et montre une photographie : P. DURRIEU, « Découverte du 45e feuillet des Heures d’Etienne Chevalier », Comptes rendus de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, 1923, p. 58-59.
27 P. DURRIEU, « L’enlumineur et le miniaturiste », Comptes Rendus de l’Académie des inscriptions et belles-Lettres, p. 344-345 : « […] Je conclus de cette souscription, sans plus réfléchir, que l’enlumineur Jacques de Besançon était l’auteur de la miniature du volume, et par suite également l’auteur de toutes les miniatures qui présentaient les mêmes caractères d’art que celle-ci. Mais voici que, quelque temps après, on mit en lumière un texte, d’une autorité indiscutable, qui établissait nettement que les miniatures attribuées par moi à l’enlumineur Jacques de Besançon devaient être restituées à un peintre nommé François, « egregius pictor Franciscus ». Je me demandai comment j’avais pu commettre une pareille erreur ; j’en eus l’explication grâce à une pièce de compte relative à un autre manuscrit que Jacques de Besançon avait également enluminé vers 1485-1486. Cette pièce de compte était ainsi rédigée : « A Jacques de Besançon pour avoir enluminé le nouvel greel (graduel) : XIII l(ivres) VIII s(ous). A ung historieux qui a fait cinq histoires au dit grel : chascunes III s. ». Il découle de ce renseignement que Jacques de Besançon n’était qu’un simple enlumineur au sens étroit du mot ; que, quand il y avait des « histoires » à faire dans un manuscrit qu’il « enluminait », il ne se chargeait pas d’exécuter lui-même ces miniatures, mais en repassait la besogne à un collaborateur qui, lui, était bien un « historieur ». Sur Jacques de Besançon : F. AVRIL et Nicole REYNAUD, Les manuscrits à peintures 1440-1520, Paris, Flammarion, 1993, p. 256-362 ; Mathieu DELDIQUE, « L’enluminure à Paris à la fin du xve siècle : Maître François, le Maître de Jacques de Besançon et Jacques de Besançon identifiés ? », Revue de l’art, 83, 2014, p. 9-18.
28 P. DURRIEU, Les très riches Heures de Jean de France…, op. cit. [note 5].
29 Id, « L’enlumineur et le miniaturiste… », art. cit. [note 27 ], p. 330-346.
30 Id., L’Histoire du bon roi Alexandre, manuscrit à miniatures de la collection Dutuit, Paris, Librairie de l’art ancien et moderne, 1903, p. 37 : « […] mais mes notes de voyage, d’accord avec les souvenirs que m’a fournis ma mémoire, portent qu’il y a dans le manuscrit no 1857 de Vienne plusieurs miniatures qui présentent une très grande ressemblance avec les œuvres que nous avons groupées sous le nom du maître de la Conquête de la Toison d’or ».
31 P. DURRIEU, L’Histoire du bon roi Alexandre…, op. cit. [note 30], p. 32 ; Bulletin de la Société Nationale des Antiquaires de France, 26 février 1913, p. 144 : « Toutefois, avant de se prononcer sur des cas de ce genre, la saine méthode scientifique exige que l’on procède avec une extrême prudence, car bien souvent, pour s’être laissé trop facilement entrainer par le désir de faire une découverte, des érudits ont émis des assertions dont un examen plus approfondi a démontré, par la suite, la fausseté ». F. Avril me signale aussi les appréciations qualitatives apposées par Durrieu à l’issue de ces visites sur le catalogue des manuscrits du Fitzwilliam Museum de M. R. James et sur celui de l’exposition des manuscrits enluminés du Burlington Fine Art Club de 1908.
32 Les grands spécialistes que sont Charles Sterling [note 7] et F. Avril saluent son expertise : F. AVRIL, « La contribution de Léopold Delisle… », art. cit. [note 4], p. 111 : « […] comparée à l’Allemagne, la France ne peut guère aligner qu’un Durrieu, le seul spécialiste français de l’époque comparable, du point de vue de l’analyse stylistique et de l’acuité visuelle, à des personnalités comme Arthur Haseloff […], Georg Vitzthum […], ou Friedrich Winkler […] ».
33 Sur le succès de cet ouvrage issu de la publication de sa thèse : Alexandra GAJEWSKI, « Émile Mâle’s “L’art religieux du xiiie siècle en France. Étude sur l’iconographie du Moyen Âge et sur ses sources d’inspiration”, 1898 », The Burlington Magazine, vol. 151, 2009, p. 396-399.
34 [en ligne : http://www.academie-francaise.fr/grand-prix-gobert (consulté le 23 mars 2020)] ; Bulletin de la société de l’histoire de France, 1834, 1re part., t. 1, p. 84.
35 Institut de France, ms. 5724-5, p. 4.
36 Charlotte DENOËL, « La naissance de l’iconographie religieuse au xixe siècle. Le milieu des archéologues et des sociétés savantes », Bulletin archéologique du CTHS, 31-32, 2005, p. 195-205, p. 4-5. Cette étude revient sur la filiation archéologique de l’iconographie et le rôle des sociétés savantes.
37 Bulletin de la Société nationale des antiquaires de France, 5 juillet 1916, p. 279-280 ; A. BERGERON-FOOTE et S. HINDMAN, Three Illuminated Manuscripts…, op. cit. [note 4], p. 4.
38 P. DURRIEU, « Notice d’un des plus importants livres de prières de Charles V. Les Heures de Savoie ou “Très belles grandes heures” du roi », Bibliothèque de l’École des Chartes, 72, 1911, p. 550-555.
39 Institut de France, ms. 5724-5, p. 3 : « Je n’ai pas besoin de vous dire que le nouvel ouvrage de M. Mâle est d’une lecture très attractive. Les recherches d’iconographie s’y parent d’une véritable séduction ». P. 4 : « Il ne suffit donc pas d’avoir des pages éloquentes et des théories ingénieuses ».
40 Ibid., p. 3 : « Mais une lecture très attentive du livre de M. Mâle, lecture que j’ai, par scrupule de conscience recommencée jusqu’à trois fois et la plume à la main. »
41 Ibid., p. 4-5.
42 Ibid., p. 6.
43 Ibid. p. 6-7 : « Ce qui est grave, c’est que précisément ce document se trouve être en pleine contradiction avec les hypothèses de l’auteur. Il indique en effet, non pas comme l’imagine sans cesse M. Mâle que l’art imitait le théâtre mais bien que pour la représentation scénique on s’est inspiré d’œuvres d’art ».
44 Archiviste paléographe (promotion 1866), conservateur adjoint à la Bibliothèque nationale. Henri OMONT, « Marius Sepet (1845-1925) », Bibliothèque de l’École des Chartes, 1925, t. 86, p. 232-233.
45 Élie BERGER, « Compte rendu : Les archives angevines de Naples. Étude sur les registres du roi Charles Ier (1265-1285) », Bibliothèque de l’École des Chartes, 1887, vol. 48, no 1, p. 132-138, p. 133 : « M. Durrieu […] a dû en rechercher les fragments épars dans la série tout entière des registres angevins, se livrant ainsi à un long et laborieux dépouillement, à des rapprochements continuels ; il a fallu juxtaposer tous ces morceaux reliés à tort et à travers […] ».
46 P. DURRIEU, Centenaire de l’École des chartes 1821-1921, Paris, École des Chartes 1921 : porte-parole des élèves en tant que président, il expose l’apport de la méthode chartiste à l’élaboration de l’histoire et de l’histoire de l’art ; Alexandre de LABORDE, « Notice sur la vie et les travaux… », art. cit. [note 10], p. 405 : « qu’il s’éprit pour elle [l’École des Chartes] d’une affection qui fut assurément la plus forte de toutes celles qu’il connut et à laquelle il demeura passionnément fidèle. […] Heureux ceux qui ont la bonne fortune de pouvoir se nourrir de sa forte discipline ! ».
47 Institut de France, ms. 5724-5, p. 7.
48 Ibid., p. 9 : « Exercer son imagination est plus aisé et plus amusant que de se condamner à feuilleter les vieilles écritures ou, tout au moins, à dépouiller patiemment dans les imprimés la série des documents d’archives ».
49 Ibid., p. 7-8 : « Une condition essentielle de l’histoire savante, c’est quand on aborde un sujet, d’en établir préalablement la bibliographie. M. Mâle dans son premier volume, qui a été récompensé du Prix Toulé en 1900, s’en était préoccupé ; et ici encore j’ai grand plaisir à l’en louer. Malheureusement il a abandonné cet excellent principe dans son nouveau livre. », […] « Plusieurs ouvrages ont paru depuis une dizaine d’années que M. Mâle paraît ignorer ou du moins qu’il ne cite jamais. », p. 7 : « Mais alors c’est avouer que les recherches préliminaires ont été faites bien légèrement ? ».
50 Ibid., p. 8 : « Un détail existe dans des œuvres d’art du xive siècle, ce même détail se retrouve dans la mise en scène d’un mystère du milieu du xvie siècle. M. Mâle n’hésite pas à affirmer que le mystère est la source, et l’œuvre d’art, qui lui est cependant antérieure de deux siècles la copie. Il justifie ce renversement du rapport de date en supposant que le mystère reproduit un prototype qu’il imagine avoir pu exister mais sans preuve aucune. Avec un pareil système de suppositions on peut aller indéfiniment loin ».
51 Michele TOMASI, dans Dictionnaire critique des historiens de l’art actifs en France de la Révolution à la Première Guerre mondiale, dir. Philippe Sénéchal, Claire Barbillon, 2016 [en ligne : https://www.inha.fr/fr/ressources/publications/publications-numeriques/dictionnaire-critique-des-historiens-de-l-art/molinier-emile.html (consulté le 4 mai 2020)] ; Geneviève BRESC-BAUTIER, Ibid., 2020 [en ligne : https://www.inha.fr/fr/ressources/publications/publications-numeriques/dictionnaire-critique-des-historiens-de-l-art/courajod-charles-leon-louis.html (consulté le 4 mai 2020)].
52 Lyne THERRIEN, L’histoire de l’art en France : genèse d’une discipline universitaire, Paris, Éd. du CTHS, 1998, p. 79 : « En cette première moitié du xixe siècle, l’historien d’art est un conservateur, un archéologue ou un archiviste ». La situation va évoluer avec la création des enseignements universitaires dans le dernier quart du siècle.
53 Pour un panorama de la discipline de l’histoire de l’art : Germain BAZIN, Histoire de l’histoire de l’art…, op. cit. [note 3], p. 466-483 ; Michela PASSINI, L’œil et l’archive. Une histoire de l’histoire de l’art, Écritures de l’histoire, Paris, La Découverte, 2017, p. 11-32. Notons toutefois que, dès 1846, un cours d’archéologie médiévale avait été institué à l’École des Chartes et que Jules Quicherat, professeur d’archéologie médiévale de 1847 à 1882, y joua un rôle fondamental : Jean-Michel LÉNIAUD, « Projecteur sur une zone d’ombre dans l’histoire de l’art médiéval : le cours inédit d’archéologie médiévale de Jules Quicherat (1814-1882) », dans Histoire de l’histoire de l’art en France au xix e siècle : [colloque de Paris, Institut national d’Histoire de l’Art, 2-5 juin 2004], Paris, La documentation Française, 2008, p. 66.
54 P. DURRIEU, Un tableau de l’atelier de Verrocchio au Musée du Louvre, Paris, J. Rouam, 1883.
55 Christophe CHARLE, « Émile Mâle dans sa génération universitaire », dans Émile Mâle (1862-1954) La construction de l’œuvre : Rome et l’Italie, Rome, École Française de Rome, 2005, p. 39-52 ; Lyne THERRIEN, L’histoire de l’art en France…, op. cit. [note 52], p. 293-294.
56 Il obtiendra en 1912 la nouvelle chaire d’histoire de l’art médiéval. Pour l’étude critique, dans une bibliographie en croissance : Willibald SAUERLÄNDER, dans Dictionnaire critique… 2009 [en ligne : https://www.inha.fr/fr/ressources/publications/publications-numeriques/dictionnaire-critique-des-historiens-de-l-art/male-emile.html (consulté le 26 mars 2020)]. Ch. CHARLE, « Émile Mâle dans sa génération… », art. cit. [note 55].
57 Bulletin de la Société Nationale des Antiquaires de France, 6 juin 1906, p. 254 : élu membre résident.
58 Sur la réception de l’œuvre de Mâle chez les écrivains : Michela PASSINI, La fabrique de l’art national : le nationalisme et les origines de l’histoire de l’art en France et en Allemagne : 1870-1933, Paris, Édition de la Maison des sciences de l’homme, 2012, p. 155-156.
59 Jean-Pierre CHALINE, Sociabilité et érudition : les sociétés savantes en France, xix e-xx e siècles, Mémoires de la Section d’histoire moderne et contemporaine, Comité des travaux historiques et scientifiques, Paris, Éd. du C.T.H.S., 1995.
60 Dès 1908, Mâle refuse de considérer la prégnance de l’Allemagne dans l’art médiéval : Lyne THERRIEN, L’histoire de l’art en France…, op. cit. [note 52], p. 340 ; Alexandra GAJEWSKI, « Émile Mâle’s “L’art religieux…” », art. cit. [note 33], p. 397.
61 Sur les controverses de l’exposition : Dominique THIÉBAUT, Philippe LORENTZ et François-René MARTIN, Primitifs français…, op. cit. [note 6], p. 59-73. Positions de Durrieu : Paul DURRIEU, La peinture à l’exposition des Primitifs français…, op. cit. [note 6], (t. 1, p. 81-97, t. II, p. 161-178, t. III, p. 241-262, t. IV, p. 401-422).
62 François-René MARTIN, « “Maitres ancien d’État”… », art. cit. [note 6], p. 123.
63 Institut de France, ms. 5724-5, p. 10 : « Si donc la Commission du Prix Gobert, et l’Académie après elle, décidaient de couronner à nouveau M. Mâle, il serait nécessaire, il me semble, d’émettre des réserves sur certaines tendances de principes, étant donné, je le rappelle, qu’il s’agit d’un prix destiné spécialement à l’historien, et d’après le programme et les traditions, à l’histoire précise et documentaire […]. Je me permets de vous soumettre ces indications, non pas le moins du monde dans un esprit de critique, mais avec la pensée dominante et prenant les choses de très haut, de ne pas risquer de compromettre, si peu que ce soit, ces méthodes de rigueur, de patience et de sincérité qui ont tant contribué à faire la force actuelle de l’école historique française et qu’il serait dangereux d’ébranler ».
64 Paul CHALUS, « Henri Berr (1863-1954) », dans Revue d’histoire des sciences et de leurs applications, t. 8, n° 1, 1955. p. 73-77.
65 AAVV, « Communication de M. Simiand intitulée : Méthode historique et sciences sociale, étude critique d’après les ouvrages récents de M. Seignobos et de M. Lacombe », Société d’histoire moderne, 12, 3 janvier 1903, p. 73-77 : le compte-rendu de la communication et des débats auxquels participe C. Seignobos montre que si ce dernier cherche à minimiser l’attaque, un débat théorique est bel et bien lancé. François SIMIAND, « Méthode historique et science sociale. Étude critique à propos des ouvrages récents de M. Lacombe et de M. Seignobos », Revue de synthèse historique, 1903, p. 1-22, 122-157, François SIMIAND, Méthode historique et science sociale. Étude critique d’après les ouvrages récents de M. Lacombe et de M. Seignobos tiré-à-part, Versailles, Revue de synthèse historique, 1903 ; Lucien GILLARD et Michel ROSIER, François Simiand, 1873-1935 sociologie, histoire, économie, Ordres sociaux, Amsterdam [Paris], Éd. des Archives contemporaines, 1996.
66 Jacques REVEL, « Histoire et sciences sociales. Lectures d’un débat français autour de 1900 », Mil neuf cent. Revue d’histoire intellectuelle, 2007/1 (n° 25), p. 101-126.
67 « Avec les autres durkheimiens, Simiand entreprend de critiquer la discipline historique pour défendre la sociologie durement attaquée lors du vaste débat international qui, au tournant du siècle, s’instaure sur les rapports entre les deux disciplines. […] Seignobos n’est pas seulement le plus prestigieux représentant de l’historiographie positiviste, reconnue comme science et honorée comme telle par l’institution universitaire, […] il a en outre révoqué en doute l’existence de sciences sociales autres que l’économie, la démographie et la statistique », Marina CEDRONIO, dans Ead. et François SIMIAND, Méthode historique et sciences sociales, Réimpression, Paris ; Montreux, Éd. des Archives contemporaines, 1987, p. 7.
68 F. SIMIAND, Méthode historique et science sociale…, op. cit. [note 66], p. 28-29 : « Le cadre originaire, – le plus grossier aussi, – est le cadre chronologique pur et simple […]. Il en subsiste une disposition très tenace à considérer qu’entre les faits de l’ordre le plus divers, une simultanéité ou une antériorité sont des rapports essentiels même en l’absence de toute corrélation ou de toute causation démontrée ni même probable. »
69 La Société de l’histoire de France, dont Durrieu est membre, ne fait nullement écho à la controverse Simiand/Seignobos dans ses bulletins de 1903, ni d’ailleurs les années suivantes (1904-1910).
70 P. DURRIEU, « L’enlumineur et le miniaturiste… », art. cit. [note 27 ], p. 330-346.
71 M. PASSINI, L’œil et l’archive…, op. cit. [note 53], p. 87 : cette scientificité se trouve ainsi réaffirmée à l’Université de Vienne par Moritz Thausing en 1873.
72 L. THERRIEN, L’histoire de l’art en France…, op. cit. [note 53], p. 230, p. 277-293, p. 380-382.
73 M. PASSINI, L’œil et l’archive…, op. cit. [note 53], p. 5.
74 Institut de France, ms. 5724-5, p. 2 : « Mais, en somme, c’est toujours aux influences d’ordre littéraire qu’il revient le plus volontiers », p. 3 : « Sa grande connaissance de la littérature du Moyen-Âge lui fournit sans cesse des idées de rapprochements, souvent d’une rare ingéniosité. », p. 7 : « Il indique en effet, non pas comme l’imagine sans cesse M. Mâle que l’art imitait le théâtre mais bien que pour la représentation scénique on s’est inspiré d’œuvres d’art “fut fait un moult piteux mystère de la Passion de Nostre Seigneur au vif, selon qu’elle est figurée autour du cuer de Nostre Dame De Paris” ».
75 Comptes rendus de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, 1er juillet 1910, vol. 54, no 5, p. 318 : « Le premier prix est décerné à M. Émile Mâle, par 27 suffrages contre 7 donnés à M. Delachenal [titulaire du prix 1909], pour son ouvrage sur L’Art religieux à la fin du moyen âge en France et la troisième édition revue et corrigée de son volume précédent sur L’Art religieux du xiiie s. en France ». Roland Delachenal, chartiste, avait été récompensé l’année précédente pour son ouvrage sur Charles V, lequel est encore une référence.
76 Ces débats se poursuivront par des publications ultérieures comme celle quatre ans plus tard de : Louis HOURTICQ, « La méthode en histoire de l’art », Revue de synthèse historique, XXVIII-1, 1914, p. 19-44.