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Le livre d’heures saisi par l’érudition au XIXe siècle

Fabienne HENRYOT

École nationale supérieure des sciences de l’information et des bibliothèques, Villeurbanne

« Parmi ces débris d’une civilisation éteinte que le temps rejette quelquefois pour laisser surprendre ses secrets les plus intimes, il est un livre que nous aimons à feuilleter souvent parce qu’il résume, à la fois, les espérances, les joies et les douleurs de l’humanité : c’est le livre d’heures » écrit un érudit gascon à la fin du xixe siècle1. Il est peu de manuscrits médiévaux qui, à l’âge du revival néogothique, s’attirent autant de superlatifs que les livres d’heures. Il est vrai qu’en ces années 1860, ces manuels de prière se sont fait une place de choix dans les pratiques bibliophiliques. Redécouverts au milieu du xviiie siècle, ils ont vu leur cote marchande s’envoler sous le double effet du désir des collectionneurs et des pratiques commerciales des libraires, dont l’expertise en matière de manuscrits s’affine à partir des années 1760. Au milieu du xixe siècle, le livre d’heures est devenu un objet de distinction bibliophilique et les menées des grands bibliophiles pour en acquérir passionnent le petit monde du livre rare2.

Cet engouement, même s’il a engendré au fil des décennies une forme d’instance collective de validation de la rareté3 et des critères qui la définissent, ne repose cependant pas sur une expertise critique des livres d’heures, de leur forme, des styles artistiques, des usages pour lesquels ils ont été conçus. Cette expertise-là est inexistante au xviiie siècle, mais au début du xxe siècle, elle est présente dans les lieux où s’écrit l’histoire du Moyen Âge, et reconnue comme légitime. En 1904, l’exposition Primitifs français qui se tient simultanément au Louvre et à la Bibliothèque nationale, entend écrire le récit d’un moment fort de l’histoire de l’art français, celui de la création et du développement d’une école artistique française ancienne et puissante au temps des Valois, entre Philippe VI et Henri III (1328-1589)4. À la Bibliothèque nationale sont présentés 242 manuscrits, dont 52 livres d’heures5. Du reste, les chevilles ouvrières de cet événement sont des bibliothécaires, en l’espèce Henri Bouchot, Henri Omont, Léopold Delisle et Henry Martin. C’est donc qu’entre la Révolution et les premières années du xxe siècle s’est opérée une mutation dans l’appréciation de ces livres d’heures, devenus de véritables objets historiques, auscultés au prisme des priorités intellectuelles du temps.

Pour situer cette mutation et en comprendre les ressorts, le recueil et l’examen de l’ensemble des publications savantes relatives aux livres d’heures entre la fin de l’Empire et 1904 permet d’une part de définir la singularité de la période dans le long fleuve érudit consacré, jusqu’à nos jours encore, au livre d’heures manuscrit et incunable et, d’autre part, de repérer la justification et les ressorts de cette expertise scientifique. Différents réservoirs bibliographiques, malgré (ou grâce à) leur hétérogénéité, ont permis de recenser la totalité, ou presque, de ces publications dans l’espace français : la base Patrimoine du CCFR qui privilégie les fonds des bibliothèques municipales de toutes tailles6 ; le catalogue général de la Bibliothèque nationale de France qui, au double titre du dépôt légal et de son effort de documentation encyclopédique, a rassemblé une masse considérable d’imprimés du xixe siècle7 ; l’espace dédié aux périodiques régionaux dans Gallica, qui permet d’entrer dans des publications peu accessibles autrement8 ; enfin, le portail Persée, qui donne accès à des archives de périodiques sous forme numérisée9. Ces investigations ont permis de recenser 113 titres publiés dans l’espace français, notules descriptives de catalogues de vente exclues, même si elles constituent un premier jalon de cette expertise. S’il est impossible de garantir l’exhaustivité de ce corpus10, celle-ci paraît atteinte lorsqu’on le compare avec la Bibliographie générale du CTHS pour les années 1887-191411.

L’Histoire romantique face au livre d’heures

La répartition chronologique de ces publications montre une forte disparité entre un premier xixe siècle (avant 1870) durant lequel l’intérêt pour les livres d’heures, quoique nouveau, reste faible, et une progression spectaculaire à partir de la IIIe République [graph. 1]. Cette évolution, replacée dans une perspective temporelle plus longue, montre que la Grande Guerre n’a fait qu’interrompre provisoirement la fascination nouvelle des historiens pour cet objet, car l’entre-deux-guerres a vu la confirmation de cette production avant un net recul dans les années 1940, 1950 et 1960. La disparité au cours du xixe siècle n’est pas seulement quantitative. Le discours porté par ces publications n’est pas équivalent non plus. Tandis que l’histoire romantique du premier xixe siècle redécouvre le livre d’heures, l’histoire nationaliste du second l’instrumentalise. L’une comme l’autre sont appelées à participer à l’édification d’une mémoire collective. La première période, malgré le peu de publications sur le livre d’heures, s’inscrit tout à fait dans une production historique qui « invente ainsi des formes de continuité décrochée, d’immédiateté mélancolique, d’empathie distanciée, voire de rigueur hallucinée, qui lui donnent pour les contemporains comme pour nous encore le puissant attrait d’une pensée sensible d’un type inédit »12. En pleine époque romantique, le recours au Moyen Âge est une manière de s’opposer à l’académisme et à l’art classique, en revendiquant au contraire trois données supposées propres à l’art médiéval : énergie, couleur, émotions. Cette instrumentalisation du Moyen Âge contribue à le transfigurer, voire à l’inventer à travers des clichés véhiculés par la littérature, l’art et l’architecture13.

Graph. 1. Répartition chronologique des publications françaises relatives aux livres d’heures par tranche décennale (1800-1910).

La première publication scientifique consacrée aux livres d’heures a lieu en 1822. Il s’agit de la Notice sur les anciens livres d’heures de Frédéric Pluquet (1781-1834)14, pharmacien puis libraire, bibliophile et membre de la Société des antiquaires de Normandie. Il esquisse en 29 pages une histoire très générale des livres d’heures. Cette date paraît tardive relativement à l’engouement que connaissent alors ces recueils sur le marché du livre rare. L’auteur le met en relation avec l’intérêt naissant pour l’architecture médiévale, estimant qu’il n’est pas moins intéressant de se pencher sur les modalités et les supports de la prière au Moyen Âge. Le parallèle est intéressant car les miniatures des livres d’heures utilisent souvent des procédés architecturaux (ogives, portiques…) qui lient science du bâtiment et peinture religieuse. Dans cette redécouverte du Moyen Âge et de ses vestiges, le livre d’heures présente plusieurs atouts.

D’abord, sa matérialité et ses caractéristiques esthétiques. Il se présente comme une archive de l’intime, au moment où celle-ci change précisément de statut, en ces années 1830 où Michelet replace la source au cœur de la démarche historique, censée tirer de l’archive « le sang des peuples ». Auguste Vallet de Viriville (1815-1868) évoque le « cachet d’individualité » qui frappe les livres d’heures, avec la représentation du commanditaire en orant, l’apposition d’armoiries, la personnalisation de la reliure et les pages de vélin laissées blanches servant au diaire familial15. Grâce à ces éléments, le livre d’heures provoque un saisissant effet de mise en présence, précisément parce qu’il porte la trace des émotions familiales. Il est empreint d’une véritable éloquence matérielle. Eustache-Hyacinthe Langlois (1777-1837) le rappelle aussi lorsqu’il tente une histoire de l’écriture en soulignant ce que ce geste a tout à la fois d’éloquent et d’intime. Le livre d’heures incarne cette dualité puisque le copiste doit maîtriser les codes d’une rhétorique graphique qui manifeste la prière qui sera ensuite lue silencieusement, et qu’en même temps le propriétaire utilise le même support pour reporter par l’écrit les événements familiaux les plus importants16.

Le livre d’heures permet aussi diverses représentations mentales, alimentées notamment par l’iconographie (paysannerie, architecture castrale, urbanité, vie quotidienne au Moyen Âge), s’intégrant ainsi mieux dans l’histoire telle que le siècle la conçoit, attentif à en faire une expérience sensible, un véritable spectacle pour l’esprit. Frédéric Pluquet invite ainsi le lecteur à la formation d’images mentales fortes :

Qu’on se figure une foule de dames et de chevaliers rassemblés sous de majestueuses voûtes romanes ou ogives éclairées par des vitraux peints qui fournissaient des reflets d’un effet admirable, chantant les prières de l’église dans des livres enrichis de miniatures, où l’or brillait au milieu des plus vives couleurs ; on conviendra que jamais spectacle plus beau et plus grandiose ne fut offert à l’homme17.

De cette manière, le livre d’heures concourt à l’enjeu essentiel de l’histoire au temps d’un Guizot ou d’un Michelet, qui est de reconstituer l’état d’une société, lequel seul explique les événements politiques et les révolutions. Pluquet conclut d’ailleurs :

En voilà assez pour faire sentir combien les anciens livres de prières, qu’on n’avait pour ainsi dire considérés jusqu’à ce jour que comme de simples objets de curiosité, sont importants pour l’histoire des arts, du langage, des mœurs et des usages religieux du Moyen Âge18.

De cette curiosité pour la vie quotidienne au Moyen Âge, son contemporain Nicolas-Xavier Willemin (1763-1833) est aussi le témoin. Sa fille Élisabeth fait aboutir en 1839 la publication des Monuments français inédits pour servir à l’histoire des arts entamée par son père en 1806, avec la complicité du bibliothécaire rouennais André Pottier. Willemin était avant tout un graveur, et occasionnellement un antiquaire. Il se proposait de construire « le plus exact et le plus magnifique répertoire qu’on eût consacré dans ces derniers temps à réunir les productions de l’art et de l’industrie du Moyen Âge »19. Le prétexte initial se trouve être le costume français, mais l’ouvrage propose plus largement une histoire de la vie quotidienne et des marqueurs sociaux : en somme, une entrée dans l’intime, le vécu. Dans cette entreprise, l’apport des livres d’heures est mineur, car rares sont les traces du quotidien dans l’iconographie stéréotypée des cycles marial, christologique et hagiographique. Willemin voit pourtant dans le livre d’heures d’Anne de Bretagne conservé à la Bibliothèque royale « le plus éclatant des chefs-d’œuvre de la longue série des productions de cet art [la miniature] »20 et reproduit le « portrait » de la reine tiré du feuillet 3, en réalité celui d’une sainte reine qui n’est certainement pas Anne, distorsion qui montre bien les accommodements des historiens avec les images au profit d’une sorte d’imaginaire médiéval.

Cette construction d’images mentales fortes est concomitante (et ce n’est pas un hasard) de la convergence de trois nouvelles tendances esthétiques et éditoriales affectant le livre d’heures : la production de manuels de piété illustrés dans le genre néogothique ; la persistance d’une pratique de la miniature et de la calligraphie prenant pour modèles les anciens livres d’heures ; enfin, la mise sur le marché des premiers fac-similés de manuscrits médiévaux. Ces genres tendent d’abord à se confondre, les Heures mises entre les mains des fidèles utilisant des motifs pris dans différents recueils médiévaux de la Bibliothèque nationale. De Léon Curmer21 (1801-1870) à Auguste de Bastard d’Estang22 (1792-1883), ces produits éditoriaux entretiennent dans le public une attente d’images colorées désignant un Moyen Âge pittoresque et tranquille, et invitent les spécialistes à expertiser ces modèles esthétiques jugés insurpassables.

Ensuite, le livre d’heures présente à l’historien l’avantage d’avoir été produit (manuscrits et incunables) au xve et au commencement du xvie siècle, période désignée comme celle de la naissance de l’esprit français et d’une civilisation à laquelle le xixe siècle doit encore l’essentiel de ses valeurs23. Ce sera plus vrai encore sous la IIIe République. Les livres d’heures, en conséquence, servent une cause nationaliste, en ce qu’ils témoignent du génie national. Plusieurs notices témoignent de cette relation affective et politique avec ces manuscrits et ces incunables. À la vente de la collection Lebrument, bibliophile réputé, resurgit le livre d’heures du prieuré de Saint-Lô à Rouen. La vente est attendue impatiemment par les spécialistes. Paulin Paris (1800-1881), de l’Institut, s’émeut :

Il serait bien à regretter qu’un monument si remarquable de l’ancien art français ne demeurât pas en France, et je crois pouvoir assurer qu’à peine enlevé par ces grands accapareurs de l’art du Moyen Âge, les Anglais, il n’est pas un cabinet d’amateurs français qui ne se repente de n’avoir pas pris les devants, et de ne l’avoir pas conservé à la France24.

En troisième lieu, et paradoxalement, le livre d’heures sert la cause du régionalisme, en ce qu’il exprime des usages et des mémoires locaux dans son calendrier et la liste des saints à honorer. Alors que le Second Empire puis la République maintiennent fermement le projet d’unité nationale autour de la langue, de l’éducation, et œuvrent à la consolidation de l’État centralisé, se déploie une attention nouvelle, chez les historiens ou les folkloristes, au particularisme local censé dire quelque chose d’un « génie régional », qui s’appuie sur l’histoire, sur la littérature et sur la géographie25. Ces disciplines constituent autant d’instruments intellectuels permettant de penser la province en termes d’identité régionale. La notice que Bachelin-Deflorenne consacre ainsi au livre d’heures de Saint-Lô, prieuré rouennais, insiste sur cet aspect :

Dans plusieurs des miniatures, on reconnaît plusieurs anciens monuments rouennais, tels que l’église Saint-Ouen, la Cathédrale, la Montagne Sainte-Catherine ; dans plusieurs autres, on a cru distinguer des scènes de la vie de Jeanne d’Arc, dont le nom retentissait encore dans la mémoire de toutes les âmes pieuses et patriotiques26.

Il est vrai que le livre d’heures en question comprend deux miniatures, l’une représentant une petite bergère et l’autre la même fillette à genoux, mains jointes, recevant d’un ange un bouclier. Plus loin, il remarque que dans l’Annonciation, on voit sur la table qui sépare Marie de l’ange un pot « type de la faïence rouennaise de cette époque ».

Ainsi, à la veille du conflit franco-prussien, le livre d’heures offre un répertoire de valeurs positives (l’intime et le privé, le raffinement curial, la grandeur régionale, la foi des élites et des simples gens) qui l’inscrit dans les objets d’étude des médiévistes des générations suivantes, même si tout l’enjeu de la science historique, sous la IIIe République, sera précisément de débarrasser les récits de ces rêveries. Cette imagerie du livre d’heures constitue une première strate de représentations appelée à durer et qui, à partir d’un simple manuscrit, permet de figurer tout le Moyen Âge.

Le livre d’heures sous la loupe des historiens

Pluquet, Willemin, Bastard, Bachelin-Deflorenne et tous ceux qui, au même moment, s’intéressent aux livres d’heures, ne sont pas des historiens : ce sont des antiquaires. Outre une augmentation significative des publications à partir des années 1870, le changement affecte aussi ceux qui écrivent. Seuls 9 % d’entre eux sont encore des amateurs ou des acteurs du marché de l’art. Les experts sont désormais affiliés à des établissements universitaires et des écoles de formation où l’histoire s’écrit selon de nouvelles règles, en particulier l’École nationale des chartes, fondée en 1821, où l’initiation aux manuscrits a dû être pour beaucoup une véritable révélation. On ne saurait trop insister sur l’importance sinon de l’École des chartes, du moins d’un « drapeau » chartiste unissant plusieurs générations de spécialistes des manuscrits en France, repoussant l’érudition désordonnée des bibliophiles et des amateurs d’images et de vélin pour construire une approche plus raisonnée et méthodique des livres d’heures : les deux tiers des auteurs de publications sur les livres d’heures entre 1870 et 1940 sont passés par cette école.

C’est le cas d’Henri Bouchot (1849-1906), auteur d’une étude sur le Livre d’heures de Marguerite de Rohan27, ou d’Alfred Gandihon (1877-1946), archiviste du Tarn-et-Garonne puis du Cher et auteur d’une analyse d’un fragment de livre d’heures du diocèse de Dax28. Léon Mirot (1870-1946), auteur d’une étude du Livre d’heures de Jean sans Peur, est conservateur aux Archives nationales. Jules-Marie Gauthier (1848-1905) est archiviste du Doubs et bien introduit dans les sociétés savantes bisontines, comme tous ses homologues d’ailleurs, qui composent les forces vives des académies locales. On lui doit divers travaux, parus dans les périodiques régionaux, sur des livres d’heures franc-comtois29. Du côté des bibliothèques, il faut citer Henri Jadart (1847-1921), conservateur de la bibliothèque municipale de Reims et des musées de peinture et d’archéologie de la même ville, qui fait connaître le livre d’heures de Marie Stuart30, ou Alcius Ledieu (1850-1912), bibliothécaire et correspondant du ministère de l’Instruction publique31. Compris par les collectionneurs d’antiquités comme un objet d’art, le livre d’heures intéresse aussi les directeurs des musées, tel Louis Le Clert (1835-1935), conservateur du musée archéologique de Troyes, examinant les fermoirs de l’un d’entre eux32. Cette catégorie de chercheurs est alors connue pour construire une vision du Moyen Âge plutôt catholique et conservatrice, comme en témoignent les écrits de Léon Gautier (1832-1897), chartiste, archiviste puis professeur à l’École des chartes. Il consacre une partie de son enseignement à l’examen des livres d’heures. Il voit dans le Moyen Âge « un monde que nous avons perdu et qu’il faut absolument retrouver, voire ressusciter […], un modèle d’inspiration vers lequel il convient absolument de se tourner pour régénérer une société malade, gangrenée par la Réforme, les Lumières et naturellement l’œuvre satanique de la Révolution »33. Il est par ailleurs l’auteur d’un livre de prières conçu comme un florilège de formules dévotes latines tirées de manuscrits anciens, principalement de livres d’heures34.

Parmi les auteurs, certains s’imposent comme de véritables spécialistes du livre d’heures, le plus emblématique étant sans aucun doute Léopold Delisle (1826-1910), « incarnation de l’institution chartiste »35, administrateur général de la Bibliothèque nationale de 1874 à 1905. Les travaux de Delisle sur les livres d’heures sont assez tardifs dans sa carrière, et somme toute peu représentatifs de ses publications : seulement 4,5 % d’entre elles concernent l’histoire de l’enluminure ; ce sont, qui plus est, des publications « courtes », puisqu’elles ne représentent que 2,2 % de la masse totale publiée, aux antipodes de ses travaux sur la diplomatique (26,6 % des pages publiées) ou sur la bibliothéconomie (22,1 %)36. Ceci s’explique par le fait qu’il observe les livres d’heures en archiviste, cherchant avant tout à les dater, à en identifier les commanditaires et à les situer dans la géographie diocésaine du Moyen Âge. Il n’a rien d’un historien de l’art, ce que l’historiographie jugera durement par la suite. Il n’en reste pas moins que Delisle a joué un rôle essentiel dans la connaissance des livres d’heures, notamment ceux commandités par Jean de Berry, en publiant les inventaires des bibliothèques du duc au fil de la publication de son Cabinet des manuscrits37 : il a ainsi identifié des manuscrits produits par les frères de Limbourg ou d’autres artistes. C’est d’ailleurs vers lui que se tourne, en janvier et février 1856, le duc d’Aumale afin de se prononcer sur l’attribution des Très Riches Heures acquises quelques semaines plus tôt. Léopold Delisle répond obligeamment au prince38, puis publie une note dans la Gazette des Beaux-Arts39. Il publie dans l’exercice de ses fonctions de très nombreuses notes sur des livres d’heures, notamment dans les comptes-rendus des séances de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, dans la Bibliothèque de l’École des chartes et dans diverses revues de codicologie et d’histoire. Ses travaux examinent principalement des exemplaires conservés à la Bibliothèque nationale, mais il s’impose aussi comme un spécialiste reconnu internationalement sur le sujet, comme en témoigne sa correspondance avec des confrères allemands notamment.

Paul Durrieu (1855-1925), un peu plus jeune que Delisle mais qui l’a longuement fréquenté, inscrit quant à lui le livre d’heures dans l’histoire de l’art, étant, au contraire de son maître, un spécialiste du sujet, reconnu dans toute l’Europe au début du xxe siècle. Diplômé de l’École des chartes en 1878, membre de l’École française de Rome, conservateur au département des peintures du Louvre, membre du Comité des travaux historiques et de la Société française de reproduction des manuscrits à peintures, il s’impose comme un historien de l’art talentueux. Dans les dernières années du xixe siècle, ses travaux passent de la peinture à l’enluminure, ce qui lui fait croiser les livres d’heures. Durrieu et Delisle mènent des recherches parallèles et entrecroisées ; c’est grâce à Delisle que Durrieu a pu produire sa monographie sur les Très Riches Heures du duc de Berry40. Mais c’est aussi Durrieu qui a fait prendre conscience à Delisle vieillissant de l’importance de certaines de ses observations sur les livres d’heures. Ses travaux envisagent l’art de la miniature de Charles V à François Ier. C’est lui qui a mis en évidence le changement de décor dans les peintures sous le règne de Charles VI, le paysage et la perspective remplaçant les toiles de fond. Il démontre aussi, parmi les premiers, la spécificité du métier de miniaturiste et d’historieur, différent de l’enlumineur, moins habile et exécutant des travaux plus répétitifs. Enfin, il a fait progresser l’identification des artistes en rassemblant les signatures observées sur nombre de feuillets. Son nom reste associé aux Très Riches Heures, pour lesquelles il a mis en évidence plusieurs mains et plusieurs phases de travail ; et aux Heures du maréchal de Boucicaut, dont il a révisé l’attribution.

Ces spécialistes tirent de leur contexte professionnel la possibilité, précieuse, de mettre en commun leurs compétences. On le voit dans les explications que donne Natalis de Wailly (1835-1868), conservateur au département des manuscrits de la Bibliothèque nationale, à propos d’un livre d’heures imprimé sur vélin en 1500 et rehaussé de miniatures qui aurait probablement appartenu à Marguerite de Lorraine, duchesse d’Alençon41 ; il convoque le savoir-faire de ses confrères Delaborde et Duplessis, et enfin Thierry, conservateur adjoint au département des imprimés à la Bibliothèque nationale. Le même Natalis de Wailly a fait venir le jeune Delisle au cabinet des manuscrits. Plus tard, lorsque Delisle est nommé administrateur de la Bibliothèque nationale, il travaille avec Henri Bouchot, qui dirige le cabinet des estampes, et avec Alexandre de Laborde, fondateur en 1911 de la Société française de reproduction des manuscrits à peintures. Cette société, défunte dès 1933, reste importante dans notre perspective en ce qu’elle a été un des lieux de rassemblement des érudits s’intéressant aux livres d’heures (Durrieu, Boinet, Lacombe, Mély, Omont, Seymour de Ricci par exemple), où ils pouvaient retrouver aussi les collectionneurs les plus prestigieux, comme James de Rothschild, et les directeurs des plus importantes bibliothèques d’Europe et obtenir ainsi un accès privilégié à de nombreux documents42. La figure d’Henry Martin (1852-1928) est à ce titre emblématique. Chartiste diplômé en 1876, nommé à l’Arsenal en 1879, où il fait toute sa carrière, auteur du premier catalogue de la bibliothèque, il a publié plusieurs sommes comme Les miniaturistes français (1906), Les peintres de manuscrits et la miniature en France (1909), Les Fouquet de Chantilly (1919). Il a été président de la Société des antiquaires de France, de l’École des chartes, de l’Association des bibliothécaires français : autant de cercles où se croisent les dix ou quinze spécialistes du livre d’heures au tournant des xixe et xxe siècles.

En l’espace de deux générations, les chartistes ont gagné le monopole de l’expertise consacrée aux livres d’heures. Certes, d’autres cercles savants continuent de s’intéresser à ces objets, en particulier les ecclésiastiques érudits comme il y en eut tant au xixe siècle, qui s’intéressent à l’histoire de la liturgie au moment où ils doivent aussi s’impliquer dans les grandes réformes liturgiques du temps. La figure la plus emblématique en est Mgr Xavier Barbier de Montault (1831-1901). Prélat de la maison du pape, historiographe officiel du diocèse d’Angers sous l’épiscopat de Mgr Guillaume Angebault, il s’intéresse de près à l’histoire pontificale, à l’iconographie chrétienne et aux livres d’heures angevins, pour lesquels il rédige huit notices. Il appartient à cette génération d’historiens ecclésiastiques actifs, fort savants, mais encore très marqués par une histoire apologétique au service de l’institution cléricale, diocésaine ou congréganiste43. Le dernier représentant de cette catégorie d’érudits, dans le domaine du livre d’heures, est Victor Leroquais (1875-1946), autodidacte et spécialiste de l’histoire de la liturgie, qui s’improvisa brillamment bibliographe des sacramentaires, puis des livres d’heures (1927) et enfin des bréviaires. Le cas de Leroquais, quoique tardif, montre que l’érudition ecclésiastique n’est pas disqualifiée, mais qu’elle est malgré tout marginalisée si elle ne s’écrit pas dans les lieux emblématiques de l’écriture de l’histoire que sont alors les bibliothèques – Leroquais travailla sur les livres d’heures de la Bibliothèque nationale, où il avait « sa » table et la confiance des conservateurs. Ce point est important : la cohorte chartiste qui écrit sur les livres d’heures à partir des années 1870 fait aussi des bibliothèques un espace privilégié de la science historique, ce qu’elles cesseront d’être après la seconde guerre mondiale.

Entre l’Empire et les premières années du xxe siècle, le livre d’heures est devenu une source à part entière de l’histoire des mœurs, de la vie quotidienne, des pratiques de mécénat princier et des élites curiales, sous le double effet de la construction d’un puissant imaginaire médiéval en quête d’images et d’une exigence scientifique de plus en plus forte. Cette intégration du livre d’heures dans le corpus des sources textuelles et surtout artistiques des xve et xvie siècles a aussi plusieurs conséquences. En premier lieu, au moment où s’ouvre l’exposition parisienne des Primitifs français en 1904, s’est constitué au fil des études un étroit référentiel des livres d’heures formant une sorte d’archétype de ce qu’est le livre d’heures : ceux d’Anne de Bretagne, de Boucicaut, d’Étienne Chevalier, du duc de Berry principalement et, dans une moindre mesure, ceux de Louis de Laval ou de Jeanne d’Évreux. Ces livres d’heures servent d’étalon pour mesurer la qualité stylistique et historique des centaines d’autres livres d’heures conservés dans les bibliothèques publiques ou congréganistes et dans les musées. Ce référentiel est fixé quasi définitivement : il n’évolue plus jusqu’aux années 1980 et aux travaux de François Avril renouvelant les attributions et les datations. Ensuite, cette expertise savante quitte très tôt les colonnes des publications savantes fréquentées par un entre-soi scientifique relativement réduit pour nourrir une médiation auprès d’un public élargi. À la fin des années 1870, sinon déjà avant, les vitrines de la galerie Mazarine, à la Bibliothèque nationale, présentent au public deux jours par semaine des livres d’heures manuscrits et imprimés (entre autres). Ces pratiques montrent d’une part l’imbrication étroite entre collectionnisme, certification savante et vulgarisation, conduisant à une patrimonialisation certaine des objets écrits, et le rôle essentiel des bibliothèques dans ce processus.

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1 Amédée TARBOURIECH, Les Livres d’Heures au xvie siècle, Paris, Aubry, 1865, p. 4.

2 F. HENRYOT, De l’oratoire privé à la bibliothèque publique : usages et requalifications des livres d’heures, mémoire inédit pour l’habilitation à diriger des recherches, Université Lyon 2, 2019, ici chapitre 4.

3 Jean VIARDOT, « La curiosité en fait de livres : phénomène européen ou singularité française ? », dans Le livre voyageur. Constitution et dissémination des collections livresques dans l’Europe moderne (1450-1830), éd. Dominique Bougé-Grandon, Paris, Klincksieck, 2000, p. 195-206.

4 Michela PASSINI, La fabrique de l’art national. Le nationalisme et les origines de l’histoire de l’art en France et en Allemagne, 1870-1933, Paris, Éditions de la MSH, 2012 ; Dominique THIÉBAUT et al., Primitifs français. Découvertes et redécouvertes, Paris, RMN, 2004.

5 Henri BOUCHOT et al., Exposition des primitifs français au Palais du Louvre (Pavillon de Marsan) et à la Bibliothèque nationale. Catalogue, Paris, 1904.

6 http://ccfr.bnf.fr/portailccfr/jsp/public/index.jsp?action=public_formsearch_patrimoine [recherche effectuée le 6 juin 2020].

7 http://catalogue.bnf.fr/index.do [recherche effectuée le 6 juin 2020].

8 http://gallica.bnf.fr/accueil/?mode=desktop [recherche effectuée le 6 juin 2020].

9 http://www.persee.fr/ [recherche effectuée le 6 juin 2020].

10 Pour le CCFR, notamment, la rétroconversion des catalogues des bibliothèques pour les publications du xixe siècle est en cours.

11 Robert DE LASTEYRIE, Eugène LEFEVRE-PONTALIS, Bibliographie générale des travaux historiques et archéologiques publiés par les sociétés savantes de la France, Paris, Imprimerie Nationale, 1887-1940.

12 Paule PETITIER, « Entre concept et hypotypose : l’histoire au xixe siècle », Romantisme, 144-2, 2009, p. 69-80.

13 François PUPIL, « Peinture troubadour et Moyen Âge gothique », Sociétés & Représentations, 20-2, 2005, p. 85-102.

14 Frédéric PLUQUET, Notice sur les anciens livres d’heures, Caen, Chalopin, 1822, p. 7.

15 Auguste VALLET DE VIRIVILLE, La bibliothèque d’Isabeau de Bavière, femme de Charles VI, roi de France ; suivie de la Notice d’un livre d’heures qui paraît avoir appartenu à cette princesse, Paris, J. Techener, 1858.

16 Eustache-Hyacinthe LANGLOIS, Essai sur la calligraphie des manuscrits du Moyen Âge et sur les ornements des premiers livres d’heures imprimés, Rouen, J.-S. Lefevre, 1841.

17 Fr. PLUQUET, op. cit. [note 14], p. 7.

18 Ibid., p. 29.

19 Nicolas-Xavier WILLEMIN, André POTTIER, Monuments français inédits pour servir à l’histoire des arts : depuis le vie siècle jusqu’au commencement du xviie : choix de costumes civils et militaires, d’armes, armures, instruments de musique, meubles de toute espèce et de décorations intérieures et extérieures des maisons ; dessinés, gravés et coloriés d’après les originaux, Paris, É. Willemin, 1839, t. 1, p. IV.

20 Ibid., t. 2, planche 181, « costume royal d’Anne de Bretagne, tiré des Heures de cette reine », p. 19. La planche reproduit les Grandes Heures d’Anne de Bretagne par Bourdichon, BnF, ms. lat. 9474, f. 3.

21 Maurice CLOCHE, « Un grand éditeur du xixe siècle, Léon Curmer », Art et Métiers Graphiques, 33, 1933, p. 28-35.

22 Jocelyn BOUQUILLARD, « Les Peintures et ornements des manuscrits du comte de Bastard. Histoire d’une entreprise de reproductions lithographiques d’enluminures sous la Monarchie de Juillet », Bulletin du bibliophile, 1, 1996, p. 109-150.

23 Christian AMALVI, Le goût du Moyen Âge, Paris, Plon, 1996.

24 Lettre du 2 septembre 1867, citée par Antoine BACHELIN-DEFLORENNE, Description du livre d’heures du prieuré de Saint Lô de Rouen, Paris, Bachelin-Deflorenne, 1869, p. 2.

25 Christian GRAD et Georges LIVET (dir.), Régions et régionalisme en France du xviiie siècle à nos jours, Paris, PUF, 1977.

26 Antoine BACHELIN-DEFLORENNE, Description…, op. cit. [note 24], p. 3 et 4 (citation suivante).

27 Henri BOUCHOT, Le livre d’heures de Marguerite de Rohan comtesse d’Angoulême : étude historique et critique, Paris, H. Leclerc, 1903.

28 Alfred GANDIHON, « Étude sur un livre d’heures du xive siècle : fragment d’un bréviaire du diocèse de Dax », Bulletin historique et philologique, 1904, p. 631-643.

29 Jules-Marie GAUTHIER, « Le livre d’heures du chancelier Nicolas Perrenot de Granvelle au British Museum », Réunion des Sociétés des Beaux-Arts des Départements, 20, 1896, p. 104-109 ; « Note sur le livre d’heures de Catherine de Montbozon », Académie de Besançon, 1879, p. 201-212.

30 Henri JADART, « Le Livre d’heures de Marie Stuart à la Bibliothèque de Reims », La bibliofilia, 4, 1902, p. 145-157.

31 Alcius LEDIEU, « Notice sur deux livres d’heures du xive siècle », Revue de l’art chrétien, 1891, p. 404-411.

32 Louis LE CLERT, « Note sur les fermoirs armoriés d’un livre d’heures conservé à la bibliothèque de Chaumont-en-Bassigny », Bulletin archéologique, 1903, p. 237-243.

33 Christian AMALVI, « Les deux Moyen Âge des savants dans la seconde moitié du xixe siècle », dans Le Moyen Âge au miroir du xix e siècle (1850-1900), éd. L. Kendrick et al., Paris, L’Harmattan, 2003, p. 11-25. Léon Gautier a publié une Notice sur le Livre d’Heures illustré d’après les dentelles de toutes les époques et de tous les styles, Tours, Alfred Mame et fils, 1888.

34 Léon GAUTIER, Choix de prières tirées des manuscrits du xiiie au xvie s. et traduites pour la première fois, Paris, V. Palmé, 1861.

35 Françoise HILDESHEIMER, « Institutions savantes. Les institutions du savoir » dans La Fabrique du Moyen Âge au xix e siècle, éd. S. Bernard-Griffiths et al., Paris, H. Champion, 2006, p. 86.

36 Yann POTIN, dans Léopold Delisle, éd. F. Veilliard, Saint-Lô, AD Manche, 2007, p. 171.

37 Léopold DELISLE, Le cabinet des manuscrits de la Bibliothèque impériale [puis nationale] : étude sur la formation de ce dépôt, comprenant les éléments d’une histoire de la calligraphie, de la miniature, de la reliure et du commerce des livres à Paris avant l’invention de l’imprimerie, Paris, Impr. impériale, 1868-1881, 3 vol.

38 Chantilly, Musée Condé, Bibliothèque, 1PA8, lettre de Léopold Delisle, 14 février [1856].

39 L. DELISLE, « Les livres d’heures du duc de Berry », Gazette des Beaux-Arts, 1884, p. 97-110.

40 Paul DURRIEU, Les Très Riches Heures de Jean de France, duc de Berry, Paris, Plon, 1904.

41 Natalis DE WAILLY, « Notice sur un livre d’heures donné par l’impératrice Marie-Louise à la duchesse de Montebello », Compte-rendu des séances de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, 23-2, 1879, p. 113-121.

42 Bulletin de la Société française de reproduction des manuscrits à peinture, 1, 1911, liste de sociétaires.

43 Bruno NEVEU, « Entre archéologie et romanité : Mgr Xavier Barbier de Montault (1830-1901) », Bibliothèque de l’École des chartes, 163-1, 2005, p. 241-264.