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Les fac-similés lithographiés d’enluminures publiés sous la Monarchie de Juillet par le comte Auguste de Bastard

Jocelyn BOUQUILLARD

Conservateur à la Réserve de la Bibliothèque Sainte-Geneviève (Paris)

Sous la Monarchie de Juillet, un archéologue, le comte Auguste de Bastard (1792-1883), publia avec l’appui du gouvernement un ouvrage monumental, les Peintures et ornements des manuscrits, qui constitue la plus vaste entreprise de reproductions lithographiques d’enluminures effectuée au xixe siècle. Il avait l’intention de divulguer la connaissance des enluminures à une époque où elles étaient encore méconnues, mais où le goût pour le Moyen Âge était particulièrement vif.

Auguste de Bastard, objet de ma thèse de l’École des Chartes1, contribua activement à ce mouvement de redécouverte de l’art médiéval à l’époque romantique. Il quitta la carrière militaire qu’il avait entreprise sous l’Empire et la Restauration pour se consacrer à des travaux historiques et archéologiques. Il entra dès 1838 au Comité des arts et monuments, que Guizot venait de créer pour assurer l’inventaire et la protection du patrimoine médiéval et lutter contre le vandalisme ; il s’intéressa notamment aux peintures murales, en particulier, avec Mérimée, aux fresques de Saint-Savin-sur-Gartempe2. Il publia également des Études de symbolique chrétienne (1861)3 et laissa une œuvre abondante, inédite et novatrice sur l’iconographie et la symbolique médiévales4.

Mais il consacra l’essentiel de sa vie aux enluminures qu’il fit revivre dans les Peintures et ornements des manuscrits, somptueuse publication qui bénéficia de souscriptions ministérielles considérables, mais resta malheureusement inachevée à cause de son coût exorbitant : deux tiers des planches prévues ont été exécutées et le texte est resté inédit. Pour effectuer ses fac-similés, il utilisa la technique récente de la lithographie et fit colorier à la main chaque planche, ce qui entraînait des frais très importants, encore accrus par l’application des métaux précieux (et la confection d’un papier spécial par Canson d’Annonay). C’est à ce prix qu’il put obtenir de véritables fac-similés, plus fidèles que les gravures en noir et blanc et que les chromolithographies.

Les importants matériaux d’archéologie de Bastard, conservés à la Bibliothèque nationale de France, constitués d’une multitude de notes manuscrites5 et de calques d’enluminures6, forment les travaux préparatoires pour l’élaboration du texte et des planches de l’ouvrage. Les dossiers de souscriptions ministérielles, conservés aux Archives nationales (dans la série F17 du ministère de l’Instruction publique), permettent de connaître les modalités et l’histoire de cette publication. Nous en évoquerons d’abord l’étendue et les objectifs, puis les procédés techniques, enfin le financement et la diffusion.

Objectifs, étendue et utilité de l’œuvre

Auguste de Bastard s’intéressait aux enluminures pour trois raisons majeures : leur valeur artistique, leur intérêt archéologique et leur utilité pratique. Il poursuivait en effet plusieurs objectifs dans son entreprise de reproduction d’enluminures, qui devait constituer d’abord une histoire de la peinture médiévale, mais également une source documentaire pour la connaissance de la vie matérielle au Moyen Âge, ainsi qu’un répertoire de motifs iconographiques et un guide pour les artistes et les restaurateurs de monuments historiques.

Au début des années 1830, Bastard avait commencé par un projet d’une moindre envergure : la reproduction des plus belles enluminures des manuscrits à peintures du duc de Berry dans un ouvrage intitulé Librairie du duc de Berry, des souscripteurs étrangers se chargeant des frais de la publication. Mais le gouvernement français intervint et suggéra un élargissement chronologique et géographique de l’ouvrage. En 1835, Adolphe Thiers, ministre de l’Intérieur, lui proposa d’élaborer une histoire générale de la peinture au Moyen Âge d’après les miniatures des manuscrits. Bastard adopta alors un nouveau titre, témoignant de l’ampleur du projet : Peintures et ornements des manuscrits classés dans un ordre chronologique, pour servir à l’histoire des arts du dessin, depuis le ive siècle de l’ère chrétienne jusqu’à la fin du xvi e 7. Les planches reproduisent des enluminures de manuscrits de la Bibliothèque royale, mais aussi d’autres collections comme celle de la Bibliothèque Sainte-Geneviève. Elles étaient publiées au fur et à mesure de leur exécution, par le système des livraisons.

L’ouvrage s’ordonne suivant de grandes subdivisions chronologiques et géographiques. Il s’ouvre par une série paléographique assez importante, reproduisant des écritures romaines, mérovingiennes et carolingiennes [ill. 1], la paléographie permettant de déterminer la date et l’origine géographique des manuscrits. Il se poursuit par des planches d’enluminures carolingiennes ; la part consacrée à cette période est d’ailleurs prépondérante [ill. 2 à 4].

Ill. 1. Sacramentaire de Gellone (BnF, ms. lat. 163), écritures dites wisigothiques. Initiales à figures de poissons et de serpents dites ichthyomorphes et ophiomorphes ou serpentines. Bastard, Peintures et ornements des manuscrits, planche n° 57 (1842).

Les volumes suivants sont dévolus à l’époque capétienne, les planches étant classées par aires géographiques ; la section française est suivie d’une section étrangère (avec des miniatures italiennes, allemandes, flamandes, byzantines, orientales…) qui est restée inachevée. Bastard prétend être le premier à avoir adopté ce plan (par époques et par pays) :

L’ouvrage en question est une histoire figurée de la peinture par les miniatures et les vignettes reproduites en fac-similé, et rangées selon l’ordre géographique et chronologique, idée propre à l’auteur et dont il revendique la priorité. Le livre commence avec le vie siècle, à la chute de l’empire d’Occident, et se termine à la fin du xvie siècle ; il porte le titre de Peintures et ornements des manuscrits, parce qu’il présente à la fois des miniatures, des vignettes, des initiales historiées et autres détails de la calligraphie, exclusivement tirés des livres manuscrits. […] Pour la première fois, on possède les peintures des livres, reproduites avec fidélité, soumises, aussi pour la première fois, aux règles d’un classement géographique et chronologique8.

Ill. 2. Évangiles en latin, ixe siècle (BSG, ms. 1190, f. 98 v et 151 v) : saint Luc et saint Jean évangélistes avec leur attribut. Bastard, Peintures et ornements des manuscrits, planche n° 123 (1842).

Ill. 3. Bible de Charles le Chauve, ixe siècle (BnF, ms. lat. 1), f. 423 : Dédicace au roi. Bastard, Peintures et ornements des manuscrits, planche n° 153.

Ill. 4. Évangiles de Saint-Médard de Soissons, ixe siècle (BnF, ms. lat. 8850), f. 6v, Fontaine mystique ou Fontaine de Vie. Bastard Peintures et ornements des manuscrits, planche n° 92.

Avec cette histoire de la peinture au Moyen Âge, Bastard comblait une lacune importante dans l’histoire de l’art. Il reconnaît l’influence que Séroux d’Agincourt9, le fondateur de l’histoire de l’art médiéval, a exercée sur lui :

Séroux d’Agincourt, soldat aussi dans sa jeunesse, né en 1730 et mort en 1814, avait à peu près le même âge quand il songea à son Histoire de l’art par les monuments […]. Son exemple et ses longs travaux n’ont pas été sans influence sur notre destinée, et l’on peut attester jusqu’à un certain point qu’il a justifié son historien en donnant naissance aux Peintures et ornements des manuscrits. Comme nous, Séroux d’Agincourt commençait ses recherches au ve siècle, à la décadence de l’art, et les poursuivait jusqu’à la naissance du xve siècle10.

Mais à la différence de Séroux d’Agincourt, qui avait abordé dans son ouvrage l’ensemble des arts au Moyen Âge (architecture, sculpture, peinture), Bastard se spécialise dans les enluminures. Alors qu’il existe d’autres formes de peinture au Moyen Âge que celle des manuscrits (fresques, mosaïques, vitraux, peinture sur chevalet à partir du xve siècle), Bastard a préféré se consacrer exclusivement aux miniatures, qui étaient alors méconnues. Il donne lui-même les raisons de ce choix :

S’il [l’auteur] a cherché de préférence les matériaux de son œuvre dans les manuscrits, c’est que les miniatures qui les embellissent sont presque les seuls monuments de peinture française demeurés jusqu’ici intacts et sans altération ; les seuls faisant autorité par eux-mêmes ; les seuls dont la suite ne soit pas interrompue, et dont l’authenticité d’origine et de date ne puisse maintenant être mise en doute11.

Il montre par ailleurs l’intérêt des enluminures pour l’archéologie et l’iconographie médiévales : elles constituent pour lui une « mine inépuisable de documents variés, où l’art n’est pas seul intéressé, et se rattachent d’une manière intime à la science des antiquités de l’Europe chrétienne »12. Il évoque le « secours indispensable qu’on trouve dans les manuscrits, lorsqu’on veut étudier chacun des chapitres qui composent le vaste répertoire des recherches archéologiques (coutumes, mœurs et usages, arts et métiers, costumes, iconographie, histoire naturelle, symbolique chrétienne, etc.) »13.

Les Peintures et ornements des manuscrits devaient aussi avoir une utilité pratique pour les artistes de son temps, qui participaient au mouvement romantique de retour au Moyen Âge : peintres, sculpteurs, restaurateurs, architectes des monuments historiques, éditeurs y avaient recours pour éviter des erreurs archéologiques14. Les artistes désirant peindre ou sculpter des œuvres représentant un sujet médiéval pouvaient y puiser des modèles de costumes, de meubles et divers détails de la vie matérielle au Moyen Âge. Bastard prêta ainsi au sculpteur Emmanuel Frémiet, neveu et élève de François Rude, des fac-similés d’enluminures d’un manuscrit carolingien pour lui servir de modèles pour réaliser une sculpture de saint Hubert. Certaines planches servirent également aux restaurateurs pour reconstituer des vitraux endommagés15 et des peintures murales effacées :

Certaines églises romanes du Midi de la France (Ariège, Basses-Pyrénées) ont eu besoin et auront besoin de nos peintures et de nos recueils d’ornements du xiie siècle, pour retrouver les sujets symboliques, à demi-effacés sur leurs murailles ; et d’autres églises, moins anciennes, ont puisé dans les mêmes sources pour la création ou la restauration de leurs vitraux. Trente feuilles peintes de notre Histoire de Jésus-Christ en figures du xiiie siècle, exécutées en dehors de nos travaux habituels, avaient été confiées, pour ce motif, à une grande manufacture16.

Enfin Bastard remarque que la vogue dans le monde de l’édition pour les vignettes, les ornements et les initiales puisés dans les manuscrits est contemporaine de la parution de son ouvrage17.

Les procédés techniques et les ateliers de Bastard

Les reproductions inexactes entraînant des erreurs archéologiques18, Auguste de Bastard attachait une extrême importance à l’exactitude de ses fac-similés. Il était avant tout soucieux d’exécuter des reproductions aussi fidèles aux originaux que possible, d’où la devise qu’il adopta, Sint ut sunt, aut non sint19, et qu’il fit imprimer sur la page de titre des Peintures et ornements des manuscrits. Il critique l’infidélité des gravures dans les ouvrages anciens, précisant que « la fidélité, dans la reproduction des monuments du Moyen Âge [est], de son temps, à peu près inconnue »20.

La conjonction de trois facteurs lui permit d’atteindre cette perfection : le calque des enluminures, l’adoption de la lithographie et la peinture à la main des planches. Il eut recours au calque direct des enluminures grâce aux facilités d’accès dont il bénéficiait dans certaines collections, notamment au Cabinet des Manuscrits de la Bibliothèque royale, allant jusqu’à l’emprunt à domicile des manuscrits. Il adopta un procédé nouveau, la lithographie ; plus rapide que la gravure, cette technique permettait le report direct du calque sur la pierre lithographique plus facilement que sur les plaques de cuivre : le dessin figurait ainsi à l’envers sur la matrice, puis était imprimé à l’endroit, et respectait exactement les contours et les dimensions de l’original. Enfin, la peinture à la main de chaque planche sur les contours lithographiés visait à reproduire fidèlement les teintes. Bastard juge, sous cet angle, son recueil insurpassable21 : « Pour la première fois, on possèdera les peintures des livres reproduites avec fidélité, réellement fac-simile »22. Il explique qu’il entend par fac-simile :

la copie exacte et sincère des originaux, l’imitation servile de la page, texte, vignette et miniature, sans addition, restitution, ni restauration : l’or, et le platine moins oxydable que l’argent, sont appliqués en feuilles ou en poudre, en relief ou sans relief, suivant les diverses époques. En un mot, on s’est attaché à la reproduction identique du monument lui-même, dans sa richesse ou dans sa pauvreté, selon son état actuel de conservation ou de délabrement23.

Bastard, qui obtint le 13 avril 1835 le brevet d’imprimeur lithographe24, constitua ses propres ateliers qu’il installa dans son hôtel particulier de la rue Saint-Dominique – Saint-Germain25, où il employa une trentaine d’artistes et d’artisans (dessinateurs, peintres, graveurs, lithographes, doreurs…) durant toute la Monarchie de Juillet. Il les forma à ce travail très particulier qu’est la reproduction en fac-similé de miniatures et leur inculqua ses principes :

Des artistes habiles, formés dans nos ateliers, imbus des maximes redites à chaque instant à leurs oreilles, et pénétrés de nos enseignements, ont compris l’importance extrême de l’exactitude et de la fidélité, qualités bien préférables ici au talent de premier ordre et à l’imagination, et qui sont la véritable base de l’archéologie26.

Cette équipe, qui travaillait sous l’autorité d’un chef d’atelier, le lithographe Charles Mathieu, comptait beaucoup d’artistes étrangers (allemands, suisses ou polonais, comme Widerkehr, Weingärtner, Wilhelm Stengel, J. Kondratowicz, Jérôme Ilnicki…). Les peintres et dessinateurs Théophile Fragonard (1806-1876) et Guillaume Régamey (1814-1878) participèrent à ces travaux ; les graveurs Jérôme Ilnicki et Alexandre Pons étaient chargés de réaliser les gravures sur bois qui devaient illustrer le texte explicatif de l’ouvrage. Un Allemand naturalisé français, Wilhelm Stengel, qui réalisa d’innombrables calques, était aussi le principal collaborateur de Bastard pour la rédaction des textes. Certaines planches ont été imprimées par Rose-Joseph Lemercier (1803-1887), qui fonda à Paris vers 1829 une imprimerie lithographique importante, située rue de Seine. C’est lui qui réalisa l’impression de l’Histoire de Jésus-Christ en figures, gouaches du xii e au xiii e siècle conservées jadis à la collégiale de Saint-Martial de Limoges, que Bastard publia pour l’Exposition universelle de 1878, reproduisant les enluminures d’un évangéliaire de sa collection27.

À l’époque où Bastard entreprenait son grand ouvrage, le procédé de la lithographie fut perfectionné par Godefroy Engelmann, qui, en décembre 1836, résolut mécaniquement le problème de l’impression en couleurs et mit au point la chromolithographie28. Tout en reconnaissant ses mérites, Bastard ne voulut jamais se résoudre à adopter cette technique, qui permettait un gain de temps important et réduisait donc les coûts, car il jugeait qu’elle ne permettait pas d’obtenir de réels fac-similés :

La lithochromie fait déjà des merveilles, sans faire oublier les charmantes gravures en couleurs du siècle dernier. Elle est appelée à rendre de grands services quand elle saura rester à sa place ; mais se substituer à l’art, au travail de la main ; copier des tableaux, ou des miniatures du xive, du xve et du xvie siècle, même des miniatures plus anciennes ; fondre leurs nuances, maintenir leur vigueur et leur éclat, sans atténuer la douceur et l’harmonie des teintes, est une prétention à laquelle l’impression en couleurs doit pour toujours renoncer29.

Bastard dénonce les éditeurs qui prétendent, par ces procédés, faire des éditions en fac-similé, qu’il qualifie d’opérations commerciales30, de livres de pacotille31, de publications à bon marché32, dont les reproductions manquent de fidélité et font une concurrence déloyale à des publications sérieuses comme la sienne. Il remarque que le terme de fac-similé est employé improprement pour les impressions en couleurs, qui font du tort aux réels fac-similés peints à la main : « Fac-simile, expression fort à la mode et qui s’étend jusqu’aux impressions en couleurs (la lithochromie) ! mais dont on ne rencontre presque jamais l’application. Rien n’est plus commun que le mot, rien de si rare que la chose »33. Il critique les mauvaises imitations de livres d’heures faites d’éléments composites puisés dans des manuscrits d’époques et de pays différents, « véritable macédoine d’ornements de tous les âges, de tous les pays, accumulés sans choix ni discernement, et souvent sans goût »34. Il estime un tirage en noir et blanc plus fidèle qu’une impression en couleurs35.

Il cite cependant quelques exemples d’impressions en couleurs de qualité d’éditeurs et imprimeurs lithographes reproduisant des manuscrits à peintures en entier par le procédé de la chromolithographie, comme les Statuts de l’Ordre du Saint-Esprit au droit désir ou du Nœud (manuscrit du xive siècle), publiés à Paris en 1853 par Engelmann et Graf36, et les Heures de la reine Anne de Bretagne (manuscrit du xve siècle) par Henri-Léon Curmer (1801-1870). Ce dernier, qui empruntait à Bastard ses portefeuilles37, lui témoigne de sa reconnaissance et fait l’éloge de ses travaux dans une lettre de septembre 1864 :

Monsieur le Comte, voici enfin les dernières livraisons des Évangiles. Vous pouvez bien les considérer comme votre œuvre, car, si j’ai entrepris cette affaire plus que difficile, c’est grâce à l’initiative que vous avez prise pour faire revivre les manuscrits enfermés dans nos bibliothèques sous la garde si intelligente de conservateurs peu désireux de voir rompre leur somnolente apathie. C’est vous qui avez galvanisé tous ces restes glorieux du passé, et, à votre voix, tout le Moyen Âge s’est relevé dans sa splendeur et dans sa magnificence. Les gloires anonymes deviendront, grâce à vous, un perpétuel sujet d’étude, et les archéologues ainsi que les artistes entoureront votre nom de leurs respects et de leur reconnaissance38.

Le financement et la diffusion de la publication

Les exigences de qualité de Bastard ont élevé le coût de la publication à des sommes exorbitantes, dues à la peinture à la main des planches, à l’application en relief de métaux précieux, l’or et le platine (utilisé à la place de l’argent pour éviter l’oxydation39), et à la confection d’un papier exceptionnel fabriqué par Canson d’Annonay40. Chaque planche coûtait près de 100 francs, soit environ cinquante fois plus cher qu’une lithographie en noir et blanc des Voyages pittoresques et romantiques dans l’ancienne France41, la célèbre série d’albums de voyages archéologiques publiés sous la direction du baron Isidore Taylor et de Charles Nodier.

Pour financer un ouvrage aussi somptueux, Auguste de Bastard a obtenu de l’État des subventions considérables, dont on peut reconstituer l’histoire grâce aux dossiers de souscriptions ministérielles conservés aux Archives nationales42. Le gouvernement français versa à Bastard pour cette publication près d’un million de francs sur un demi-siècle, de 1834 à 1884. Il semble qu’aucun autre ouvrage n’ait reçu de l’État une telle somme.

Dans le cadre de leur politique d’encouragement des études sur le Moyen Âge, Guizot, ministre de l’Instruction publique, et Thiers, ministre de l’Intérieur, décidèrent en 1834 de soutenir cette publication en y apportant leur souscription43. Chaque ministère souscrivait à trente exemplaires de l’ouvrage et versait chaque année une somme à Bastard, en contrepartie du dépôt d’un certain nombre de livraisons. Au cours de cette longue période, les modalités de la souscription du gouvernement français varièrent : vingt arrêtés ministériels se succédèrent de 1834 à 1884, modifiant le montant de l’allocation annuelle, le nombre d’exemplaires souscrits et de livraisons prévues.

En 1847, l’allocation accordée aux Peintures et ornements des manuscrits (d’un montant de 30 000 francs) représentait le sixième du crédit disponible, le fonds des souscriptions aux ouvrages scientifiques et littéraires du ministère de l’Instruction publique s’élevant à la somme de 180 000 francs. En raison de l’importance de cette allocation, on souleva la question de créer dans le budget de l’État un crédit spécial et temporaire pour cette publication. Cela suscita des séances houleuses à la Chambre des députés en mai et juin 1847 lors de la discussion du budget de 1848. Le ministre de l’Instruction publique, Salvandy, fut vivement attaqué par l’opposition pour sa politique de souscriptions : on l’accusa de favoritisme et de détournement des fonds de l’État. Bastard fut traité de spéculateur. Salvandy se défendit en faisant l’éloge de l’ouvrage44, mais il promit qu’à l’avenir l’État ne subventionnerait plus de publications aussi coûteuses45.

Lors de la révolution de 1848, les souscriptions s’interrompirent et les ateliers de Bastard furent anéantis dans un incendie. La publication resta inachevée : moins de la moitié des planches par rapport au plan initial étaient publiées46 et le texte explicatif de l’ouvrage (prévu en trois volumes in-folio), qui se trouvait à l’état d’épreuves ou en manuscrit dans les ateliers, brûla dans l’incendie. Pour comble de malheurs, Auguste de Bastard fut confronté à une séparation de biens que sa femme obtint (en mars 1848) car, pour faire face à ses difficultés financières, il se mettait à vendre ses bijoux, ses meubles et ses biens propres.

Vingt ans plus tard, à la fin du Second Empire, Bastard ne parvint à obtenir du ministre de l’Instruction publique, Victor Duruy, qu’une petite souscription (à soixante-quinze planches, inédites, mais non coloriées à la main). Sous la IIIe République, il continua ses demandes jusqu’à sa mort. Face au refus de Jules Simon47, il fit un pourvoi au Conseil d’État pour réclamer la poursuite des souscriptions ministérielles et le paiement des exemplaires du dépôt légal, mais ses requêtes furent rejetées48. Il fit sa dernière demande de souscription à l’âge de 90 ans, en 1882, auprès de Jules Ferry49.

Sur les quatre-vingts exemplaires publiés, le gouvernement français en acheta soixante-trois qui furent répartis entre les bibliothèques publiques (quatorze à Paris et trente-et-un en province), mais aussi distribués à des particuliers (ministres, archéologues, artistes…)50, si bien qu’un journaliste blâma ces libéralités, déclarant : « Le ministre de l’Instruction publique emploie ses fonds selon son bon plaisir […] à acheter les livres de ses amis pour les donner à d’autres amis »51. Bastard édita à ses frais dix-sept exemplaires, dont quatre furent dévolus au dépôt légal, les autres étant destinés à ses proches et aux souscripteurs étrangers. Dans les années 1839-1845, il entreprit en effet une série de voyages en Europe pour consulter divers manuscrits et surtout pour obtenir des souscriptions de la part des souverains étrangers. Il se rendit ainsi dans les principaux pays européens et fut reçu personnellement dans les cours royales et impériales. Les souverains de six pays (l’Angleterre, la Belgique, les Pays-Bas, la Prusse, la Russie et l’Italie) souscrivirent à un exemplaire de l’ouvrage.

Les Peintures et ornements des manuscrits constituent donc une entreprise luxueuse, restée inégalée par son ampleur et par sa qualité. C’est un chef-d’œuvre de la lithographie et un modèle du genre. C’est d’ailleurs à ce titre que des fac-similés d’enluminures de Bastard furent présentés aux Expositions universelles de Londres en 1851 et de Paris en 1878 : ils répondaient parfaitement au but de ces expositions qui était d’allier l’art aux techniques industrielles, puisque chaque planche, coloriée à la main, est une œuvre unique, tout en étant en partie obtenue par des procédés mécaniques. Si de nos jours les reproductions photographiques et les entreprises de numérisation de miniatures rendent cet ouvrage obsolète, il était novateur à l’époque, aussi bien par sa technique que par son sujet, et reste l’un des recueils de fac-similés lithographiés les plus parfaits.

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1 Thèse soutenue le 28 mars 1995 sur Le comte Auguste de Bastard (1792-1883), archéologue et imprimeur lithographe (1105 p. et 85 p. de planches).

2 J. BOUQUILLARD, « Mérimée et la sauvegarde des fresques de Saint-Savin : une lettre inédite de Mérimée au comte de Bastard », dans Études d’histoire de l’art offertes à Jacques Thirion : de l’Antiquité tardive au xx e siècle, éd. Alain Erlande-Brandenburg et Jean-Michel Leniaud, Paris, École nationale des Chartes, 2001, p. 221-250.

3 Tirage à part de deux rapports sur des crosses abbatiales comportant une multitude de digressions sur des sujets symboliques, inséré dans le Bulletin du Comité de la langue, de l’histoire et des arts de la France, Section d’archéologie, t. IV, 1857, p. 401-912.

4 Bastard est l’un des premiers, avec Félicie d’Ayzac, l’abbé Auber et les pères Cahier et Martin notamment, à rechercher systématiquement l’interprétation symbolique des œuvres d’art du Moyen Âge.

5 Ces notes, écrites sur plusieurs dizaines de milliers de fiches (BnF, Manuscrits, n.a.f. 6014-6093), classées dans l’ordre alphabétique des thèmes, indiquent la signification symbolique des diverses représentations iconographiques sculptées dans les églises ou peintes dans les manuscrits (en s’appuyant sur la Bible et les textes des auteurs médiévaux).

6 BnF, Estampes, Ad 150 à Ad 153.

7 Paris, Imprimerie impériale, 1835-1869, gr. in-fol., 160 à 210 pl. lithographiées en noir et coloriées, 20 livraisons (13 parties, 8 tomes en 4 volumes).

8 Exposé sommaire de la publication, remis en 1839 à la direction des Beaux-Arts et partiellement édité dans les Études de symbolique chrétienne, op. cit. [note 3], p. 901-902.

9 Cf. l’article de Simona Moretti dans le présent volume. Voir aussi Henri Loyrette, « Séroux d’Agincourt et les origines de l’histoire de l’art médiéval », Revue de l’art, 48, 1980, p. 40-56.

10 BnF, Manuscrits, Fac-sim., fol., 9, épreuves de l’Avant-propos inédit des Peintures et ornements des manuscrits, p. 26.

11 Études de symbolique chrétienne, op. cit. [note 3], p. 902 (extrait de l’Exposé sommaire de la publication).

12 BnF, Manuscrits, Fac-sim., fol., 9, op. cit. [note 10], p. XI.

13 Études de symbolique chrétienne, op. cit. [note 3], p. 902.

14 « Les artistes, étrangers en général à la science, cherchent cependant à s’éclairer et poursuivent longtemps des renseignements qu’ils pourraient avoir sous la main. Les vieilles allégories reprennent aujourd’hui faveur, et les peintres surtout puiseront sur nos planches, comme dans nos Études de symbolique chrétienne, des modèles de compositions dont les sources sont toujours fournies. […] Les dates de nos planches, discutées avec tant de soins et de persévérance, permettront aux artistes de les prendre pour guides dans les questions secondaires de costumes, de mobilier, d’armures, d’équipement, etc. » BnF, Manuscrits, Fac-sim., fol., 9, op. cit. [note 10], p. 21-22.

15 « Nous croyons donc être utile aux artistes, et spécialement aux fabriques de peinture sur verre, lorsque nous mettons sous leurs yeux, par des copies fidèles, la forme propre à chaque sujet ; où il suffira de rectifier le dessin et qui serviront alors, de plusieurs manières, à la restauration des vieilles églises, dans le sentiment de l’esthétique chrétienne. » Préliminaires (inédits) de l’Histoire de Jésus-Christ en figures, Paris, Imprimerie nationale, 1879, p. XI (épreuves se trouvant au château de Dobert, dans la Sarthe).

16 BnF, Manuscrits, Fac-sim., fol., 9, op. cit. [note 10], p. 22.

17 Préliminaires (inédits) de l’Histoire de Jésus-Christ en figures, op. cit. [note 15], p. 24.

18 Il exprime cette idée à de multiples reprises dans ses Études de symbolique chrétienne, op. cit. [note 3], en particulier p. 490-491, 507, 821, 875 et 902.

19 « Qu’elles soient comme elles sont, ou bien qu’elles ne soient pas ». C’est la réponse que fit en 1761 le pape Clément XIII au gouvernement de France qui proposait de modifier les constitutions de la Compagnie de Jésus, dont on venait d’ordonner la confiscation des biens en France.

20 Préliminaires (inédits) de l’Histoire de Jésus-Christ en figures, op. cit. [note 15], p. XII.

21 « Nous persistons à croire que la fidélité, dont nous avons donné la preuve, ne sera jamais surpassée dans un recueil aussi volumineux, exécuté à pareil nombre, des mêmes dimensions, et de même nature. » BnF, Manuscrits, Fac-sim., fol., 9, op. cit. [note 10], p. 16.

22 Ibid., p. XI.

23 Études de symbolique chrétienne, op. cit. [note 3], p. 901.

24 Ce brevet, signé par Adolphe Thiers, ministre de l’Intérieur, est conservé aux Archives nationales (F18 1733) et aux archives du château de Dobert, t. 31.

25 Il loua en outre une maison entière pour loger les artistes qu’il employait : « Ses ateliers n’étant ni assez vastes, ni assez commodes, il fit faire à grands frais des constructions pour loger ses travailleurs. » Arch. nat., F17 13399, rapport de L. Vitet, 1840.

26 BnF, Manuscrits., Fac-sim., fol., 9, op. cit. [note 10], p. XX.

27 Ce manuscrit passa dans le cabinet d’Ambroise Firmin Didot, puis dans la collection Pierpont Morgan (no 44) à New York. « L’impression a été faite par M. Lemercier, auquel la lithographie doit beaucoup de ses progrès, avec la coopération de feu Charles Mathieu, de Coblentz, très habile lithographe, chef de nos ateliers. » Arch. du château de Dobert, t. 31, lettre de Bastard à Montalivet, intendant général de la Liste civile, 25 janvier 1837.

28 Dès le début du xixe siècle des essais de couleurs avaient été tentés, avec les expériences de Strixner et Piloty en 1810, de Senefelder en 1813, de Godefroy Engelmann en décembre 1815 et du comte Charles Lasteyrie du Saillant en 1816.

29 BnF, Manuscrits, Fac-sim., fol., 9, op. cit. [note 10], p. 19.

30 « On a beaucoup parlé de notre participation secrète à plusieurs de ces imitations de manuscrits. C’est une erreur. Nous ne nous sommes mêlés dans aucune de ces opérations commerciales, si ce n’est par le prêt gratuit de nos modèles. Et nous n’avons fait exécuter, en ce genre, qu’un seul manuscrit, un Office de la Vierge. » BnF, Manuscrits, Fac-sim., fol., 9, op. cit. [note 10], p. 25.

31 Ibid.

32 Études de symbolique chrétienne, op. cit. [note 3], p. 863.

33 BnF, Manuscrits, Fac-sim., fol., 9, op. cit. [note 10], p. XI.

34 Ibid., p. 25.

35 « Pour la plupart des compositions, peintures murales, mosaïques, vitraux, miniatures, etc., – celles-ci prétendues fac-simile, mais presque toujours restées inédites, après et malgré leur publication, – on peut attester qu’un dessin noir et fidèle aurait plus satisfait les véritables archéologues que les copies mensongères dont on est inondé. » Préliminaires (inédits) de l’Histoire de Jésus-Christ en figures, op. cit. [note 15], p. XIX.

36 Godefroy I Engelmann (1788-1839) fonda dans les années 1830 avec son fils Godefroy II (1814-1897) la Société Engelmann père et fils, et en 1837 avec son fils Jean († 1875) la Société de chromolithographie. Ce dernier s’associa en 1842 avec Graf. Si les chromolithographies des Statuts de l’Ordre du Saint-Esprit sont l’œuvre d’Engelmann et Graf, il faut cependant noter que les calques de ce manuscrit ont été exécutés dans les ateliers du comte de Bastard.

37 « Au nombre des manuscrits reproduits en leur entier, il faut citer d’abord, d’Engelmann et Graf, les Statuts de l’Ordre du Saint-Esprit au droit désir ou du Nœud, de l’an 1352 et, de Curmer, les Heures de la reine Anne de Bretagne. Ce dernier éditeur, qui a eu nos portefeuilles et nos modèles à sa discrétion, en a largement profité pour son Imitation de Jésus-Christ, son Jehan Foucquet [le Livre d’Heures d’Étienne Chevalier] et surtout ses Évangiles, où il fait entrer plusieurs de nos belles peintures étrangères. » BnF, Manuscrits, Fac-sim., fol., 9, op. cit. [note 10], p. 24.

38 Archives du château de Dobert, t. 31, lettre de Curmer à Bastard, du 15 septembre 1864.

39 « L’emploi simultané des deux métaux [or et argent] est très fréquent […] ; mais comme l’argent tourne au noir par l’oxydation, et que, sur un grand nombre de miniatures et de lettres initiales, il est tout à fait transformé, nous nous sommes servis de platine dans nos fac-simile. » BnF, Manuscrits, Fac-sim., fol., 9, op. cit. [note 10], p. 7. « Habituellement le minium et l’argent sont rétablis dans leur pureté ; et, pour éviter l’oxydation future, l’emploi du platine a été partout substitué à celui de l’argent. » Études de symbolique chrétienne, op. cit. [note 3], p. 865.

40 Bastard dut le payer 40 000 francs (Arch. nat., F17 3115, lettre de Bastard à Waddington, ministre de l’Instruction publique, 7 mai 1877).

41 22 vol. gr. in-fol. (1820-1878). Chaque livraison de quatre à cinq planches illustrées, accompagnées d’une ou deux feuilles de textes étant vendue 12,50 francs, une planche de ces albums coûtait donc environ deux francs.

42 Arch. nat., série F17 : voir notamment les articles F17 13399 (deux volumineux dossiers de souscriptions ministérielles accordées aux Peintures et ornements des manuscrits de 1834 à 1877), F17 3115 (indemnité littéraire de 1877) et F17 3345 (dossiers sur « l’affaire de Bastard » de 1881 à 1886).

43 La subvention annuelle était payée sur les fonds alloués pour encouragements aux sciences et aux lettres (ministère de l’Instruction publique) et pour souscriptions et encouragements aux beaux-arts (ministère de l’Intérieur).

44 « Les engagements pris par l’État ont produit l’un des plus beaux ouvrages et l’un des plus vastes monuments que l’art peut créer. » Moniteur universel du 13 mai 1847, p. 1160, col. 3.

45 « Les ministres n’iront plus, comme il est arrivé alors, au-devant d’un homme du monde savant et riche, pour lui demander de consacrer son temps, sa fortune et son amour de l’art à des travaux qui, avec toutes ses ressources personnelles, n’auraient pas pu s’accomplir si l’État n’avait promis 7 ou 800 000 francs de subsides. » Moniteur universel du 26 juin 1847, p. 1740, col. 1.

46 En 1848, vingt livraisons, de huit planches chacune, avaient été publiées, soit un ensemble de cent-soixante planches (la section française de l’ouvrage était arrivée aux deux tiers de son développement et la section étrangère est resté inédite).

47 « Je regrette vivement que l’état de nos finances ne me permette pas d’attribuer de nouveaux fonds à votre ouvrage, dont je reconnais le mérite, mais qui a déjà été de la part de l’Administration l’objet des plus larges libéralités, au point qu’elle a dépensé pour cela près d’un million. » Arch. nat., F17 13399, lettre de Jules Simon, ministre de l’Instruction publique, à Bastard, 23 mars 1872.

48 Bastard avait accepté de déposer quatre exemplaires peints à la main à condition que l’État les lui paie, ce qui représentait une somme de 60 000 francs. Les engagements de l’État étaient ambigus et la question fut ajournée jusqu’au refus catégorique de Jules Simon en 1872, et au rejet par le Conseil d’État de ses requêtes en 1877.

49 En 1884, sa veuve n’obtint qu’une souscription dérisoire du successeur de Jules Ferry, Armand Fallières, qui souscrivit à deux exemplaires de soixante-deux planches complémentaires.

50 Dix-huit exemplaires pour des hommes politiques, des archéologues versés dans l’étude des arts du Moyen Âge, comme Charles Lenormant, Alexandre du Sommerard, Champollion-Figeac, le père Arthur Martin, le baron Taylor, des artistes (le sculpteur Théophile Bra et le peintre Turpin de Crissé)…

51 Le National, 5 septembre 1837.