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Introduction

Jean-Dominique MELLOT

Conservateur général à la BnF, chef du service de l’Inventaire rétrospectif des fonds imprimés, chargé de conférences en histoire et civilisation du livre à l’École pratique des Hautes Études (IVe section) de 1999 à 2019

Conservateur général à la BnF, chef du service de l’Inventaire rétrospectif des fonds imprimés, J.-D. Mellot a été chargé de conférences en histoire et civilisation du livre à l’École pratique des Hautes Études (IVe section) de 1999 à 2019. Durant sa scolarité à l’École nationale des chartes, entre 1980 et 1985, il a été l’élève d’Henri-Jean Martin, qui a dirigé ses deux thèses successives, La Vie du livre à Rouen sous le règne de Louis XIV (1643-1715) (École des chartes, 1985) et Dynamisme provincial et centralisme parisien : l’édition rouennaise et ses marchés (v. 1600 – v. 1730) (Paris-I-Sorbonne, 1992), et l’a invité à faire partie de la centaine de contributeurs de deux entreprises éditoriales emblématiques de « l’histoire du livre à la française », l’Histoire de l’édition française (1982-1986) et l’Histoire des bibliothèques françaises (1988-1992). H.-J. Martin a apporté la caution de sa préface et de ses articles « Histoire du livre imprimé » et « Livre » au Dictionnaire encyclopédique du livre (2002-2011), dont J.-D. Mellot a été le responsable scientifique pour le domaine « Histoire du livre et de l’édition ».

Il était difficile, pour une revue intitulée Histoire et civilisation du livre – en résonance avec la conférence créée pour Henri-Jean Martin à l’École pratique des Hautes Études en 1963 –, revue où abondent références et allusions directes ou diffuses à ses écrits, de ne pas consacrer, à maintenant plus de treize ans de sa mort, un dossier à part entière au père fondateur de l’histoire du livre et à ce qu’il a pu léguer ou inspirer. Un tel dossier, cela dit, ne pouvait être conçu sur le modèle d’un hommage classique qui, pour ceux et celles l’ayant bien connu, n’aurait certainement pas été du goût de Martin, au moins sous une forme directe et imprimée. Il ne pouvait être question non plus de « mélanges » n’entretenant que des rapports officiels et ténus avec l’homme et ce qu’il a produit ou suscité. L’ensemble de textes que présente aujourd’hui Histoire et civilisation du livre vise donc plutôt, après les volumes collectifs célébrant le cinquantenaire (2008) de L’Apparition du livre1, et les deux journées dédiées à Henri-Jean Martin en novembre 20172, à poursuivre une interrogation plurielle sur l’apport de Martin, sa postérité et l’actualité des recherches qui se réclament de lui. De fait, son œuvre, depuis L’Apparition du livre (1958), dont il est coauteur avec Lucien Febvre et qui a fait surgir l’histoire du livre en tant que nouveau domaine de recherche, jusqu’à son dernier ouvrage, posthume, Aux sources de la civilisation européenne (2008), où il n’est plus question ni de livre ni même d’écrit3, sans même évoquer les articles, préfaces, conférences, cours et conversations, n’est pas seulement substantielle et large. Elle a impliqué et stimulé – elle continue de le faire – quantité de chercheurs, d’étudiants, de professionnels des bibliothèques, de lecteurs, voire de « liseurs » comme il aimait à les qualifier pour les distinguer des lecteurs « usagers » ou « institutionnels ». Aujourd’hui consacrée au plan international, l’histoire du livre telle qu’Henri-Jean Martin l’a fait émerger et inspirée est tout sauf une « école » exclusive peuplée de disciples. À l’image de son fondateur (« Martin’s most impressive quality was his imagination and openness to new ideas » rappelle Paul Saenger dans sa présente contribution), c’est une « discipline interdisciplinaire » et vivante. Elle poursuit la voie exigeante que Martin a ouverte, y compris en exauçant le vœu de celui-ci d’élargir continuellement ses territoires d’exploration et ses champs de questionnement, y compris même en suscitant la critique des prises de position du Maître.

Difficile, donc, de ne pas consacrer tout un dossier au legs d’Henri-Jean Martin, mais difficile également de composer pareil dossier d’une façon qui soit indiscutable. Il n’existe pas en effet un unique héritage mais une pluralité d’héritages de Martin, entre lesquels lui-même du reste ne souhaitait pas établir de distinguo ni de hiérarchie. N’avait-il pas appelé au dépassement permanent de la discipline qu’il avait fait éclore4 ? Revendiquer l’éclairage de L’Apparition du livre par-delà l’érudition bibliographique et l’approche littéraire classique, s’ouvrir à l’« histoire sociale du livre » à la suite du grand défricheur de Livre, pouvoirs et société à Paris au xviie siècle (1969), s’enthousiasmer pour les synthèses collectives dirigées ou accompagnées par lui (Histoire de l’édition française [1982-1986], Histoire des bibliothèques françaises [1988-1992], Dictionnaire encyclopédique du livre [2002-2011]), se laisser entraîner de l’histoire du livre à une dense réflexion sur Histoire et pouvoirs de l’écrit (1988), puis sur la mise en page et la mise en texte avec La naissance du livre moderne (xive-xviie siècle) (2000), revisiter l’évolution du rapport de l’historien à son œuvre à travers Les métamorphoses du livre (2004), enfin le suivre dans sa quête des systèmes de communication développés par l’espèce humaine en fonction de l’évolution de ses aptitudes cognitives dans Aux sources de la civilisation européenne (2008) : rien de tout cela n’était incompatible aux yeux d’Henri-Jean Martin. Aucune de ces orientations de recherche n’avait à être découragée ou reniée, frappée d’obsolescence ou décrochée de la dynamique enclenchée en 1958 et désormais relayée par une multitude d’historiens et de chercheurs.

Il est vrai que Martin se prenait en ses dernières années à craindre que l’histoire du livre ne devienne une « discipline très classique »5, menacée aussi bien par les routines que par une forme d’entre-soi6. Il n’était pas convaincu par l’idée qu’elle constitue un domaine autonome au sein de la recherche. Comme l’a rappelé à juste titre Frédéric Barbier, le livre et l’imprimé ne représentaient somme toute pour Henri-Jean Martin « qu’un mode spécifique de la communication sociale ». L’histoire du livre devait simplement être « entendue comme partie de l’histoire des moyens sociaux de communication », au cœur d’une problématique historique plus générale « visant à envisager le fonctionnement global des sociétés »7. Mais en contextualisant et en relativisant le livre – à une époque où, suivant la formule même de Martin, il « allait encore de soi » –, puis successivement l’édition, le média imprimé, l’écrit, l’oralité même et le langage humain dans son dernier ouvrage8, en relativisant l’objet même de recherche dont il avait dégagé la spécificité, le fondateur de l’histoire du livre avait en quelque sorte prémuni celle-ci contre toute dérive « classiciste », voire sclérosante. Il avait au contraire rendu, d’une certaine façon, le projet de l’histoire du livre encore plus intéressant et légitime. Forte de la hauteur de vue que lui a fait prendre Martin au sein des sciences humaines, cette discipline encore jeune ne pourrait-elle se prévaloir de son attention à la matérialité, de son héritage relativiste et de sa profondeur historique pour éviter de laisser l’étude du livre et de la culture écrite se dissoudre dans le « nouveau fourre-tout indéterminé […] des communications »9 ou se laisser piéger par ce qui ne serait qu’une « bulle cognitive » de plus en plus déconnectée de ses objets de recherche comme de ses sources ?

Ainsi les contributions qui suivent reflètent-elles dans leur diversité ce qu’on pourrait appeler la dette de l’histoire du livre à l’apport d’Henri-Jean Martin et les réponses aux amplifications successives qu’il a données à ce champ de recherche. Ces textes, que nous nous permettrons de présenter et de commenter en suivant le fil thématique du dossier, sont porteurs de problématiques tant historiographiques qu’épistémologiques et méthodologiques. Il s’agit également d’ambitions et de chantiers de recherche en cours ou à venir, car apporter sa pierre au projet d’« histoire totale » tracé par l’œuvre de Martin, c’est aussi le prolonger, le compléter, voire, chemin faisant, le critiquer, et en définitive lui rendre un hommage en action, le seul qu’il aurait accepté et apprécié.

Défrichements et découvertes

Dans cette première partie ont été regroupées des contributions envisageant certaines des explorations successives dont la carrière de Martin est jalonnée.

Catherine Kikuchi (« Henri-Jean Martin, l’histoire du livre et les archives ») rappelle ainsi combien a été décisive, dans la démarche d’historien de Martin, la moisson d’archives qui a abouti en 1969 à sa thèse Livre, pouvoirs et société à Paris au xviie siècle. Plus que L’Apparition du livre, brillante synthèse réalisée essentiellement de seconde main à partir de travaux érudits mais inégaux et dispersés, Livre, pouvoirs et société marque l’avènement d’une « nouvelle histoire du livre », menée dans les grandes largeurs, pourrait-on dire, et qui « invente » ses propres sources. Homme seul mais porté par un appel d’air historiographique, le promoteur de cette nouvelle histoire ne se contente pas d’identifier, inventorier, catégoriser un maximum de livres conservés ; il fait également parler la masse d’archives pertinentes (contrats, inventaires, enquêtes, sources corporatives, judiciaires, policières, etc.) qui en resituent les acteurs et les enjeux économiques, sociaux, politiques – le tout en un temps de basculement décisif pour la capitale française, le xviie siècle. Henri-Jean Martin, à la faveur de cette somme, pose un jalon essentiel au programme esquissé dans L’Apparition du livre ; le voilà même qui réalise, à la grande satisfaction de l’école des Annales, le « raccordement » tant attendu de l’histoire du livre à l’histoire générale. Devenu l’année suivante (1970) professeur à l’École des chartes, il suscite nombre de vocations de défricheurs parmi ses élèves, et sa démarche, avec le temps, gagne en influence bien au-delà des Chartes. C. Kikuchi donne une idée de l’écho qui a pu être donné à une telle exploitation des archives dans d’autres contextes et particulièrement pour l’histoire du livre vénitien des xve et xvie siècles.

Paul Saenger, en une contribution parsemée de précieux souvenirs personnels (« Henri-Jean Martin and the birth of the history of reading : a memoir »), évoque une autre étape historiographique majeure dans le cheminement d’Henri-Jean Martin : la « naissance de l’histoire de la lecture », incarnée dans une rencontre déterminante advenue en 1980 aux États-Unis. Les travaux de P. Saenger, notamment sur les origines de la lecture silencieuse à l’âge du codex, rejoignent alors les préoccupations de Martin sur la question de savoir, non pas seulement « ce que les éditeurs choisissaient de publier et ce que les gens choisissaient de lire », mais quelles étaient « les manières de lire au sens le plus matériel de cette expression »10. Il en découle une amicale collaboration et aussi une démarche qui aboutira en 2000 à La naissance du livre moderne. Mise en page et mise en texte du livre français (xive-xviie siècle). Cet ouvrage entend abolir la coupure, maintenue jusque-là par la recherche, entre manuscrits et imprimés, en mettant en évidence la permanence des dispositifs visuels présents sur les pages de la fin du Moyen Âge au Grand Siècle. Et on sait qu’Henri-Jean Martin, à la lumière de l’apport des neurosciences, n’a cessé d’enquêter par la suite sur les processus cognitifs à l’œuvre dans l’acte de lire et sur les dispositifs conçus pour le favoriser.

La dernière contribution de cette partie, due à Olivier Desgranges, interroge la rencontre entre histoire et philosophie à travers l’œuvre d’Henri-Jean Martin, ou plus exactement à travers ses derniers ouvrages, ceux où il amorce, avec Histoire et pouvoirs de l’écrit (1988), un débordement du champ de l’histoire du livre stricto sensu. Pour élargir les perspectives et embrasser une histoire plus générale de l’écrit puis de la communication humaine, Martin recherche des points d’appui dans plusieurs directions, dont un certain nombre d’approches philosophiques. Évoquant notamment les références à Erwin Panofsky et à Ernst Cassirer, O. Desgranges relève à bon droit que la démarche de Martin s’inscrit alors d’une certaine façon dans le droit fil de celle de Febvre, son premier mentor : « Toute histoire sérieuse doit être une histoire de ce que Lucien Febvre appelait “l’outillage mental”, même si l’expression est ambiguë et peut paraître en partie démodée » (H.-J. Martin, Les métamorphoses du livre, 2004, p. 75-76). Rejoignant en cela le propos de P. Saenger, O. Desgranges note que La naissance du livre moderne, consacrant l’apport fondamental d’une codicologie et d’une bibliographie matérielle renouvelées, est l’ouvrage « qui met en œuvre de la manière la plus évidente la thèse de la corrélation entre formes de l’écrit, pouvoir et pensée » et montre « comment la structure d’un livre et sa visualisation traduisent la logique dominante d’une société ». Mais c’est dans Aux sources de la civilisation européenne, ouvrage posthume et inachevé11, même s’il s’agit d’une somme impressionnante, que la mobilisation des autorités philosophiques est la plus forte. Martin, délaissant pour ainsi dire son magistère de fondateur de l’histoire du livre, s’y fait penseur solitaire et tente de faire « dialoguer » nombre de théoriciens pour nourrir sa propre réflexion. S’il se réfère fréquemment à Platon, ce n’est certes pas pour marquer une adhésion aux positions ontologiques de celui-ci, mais plutôt parce qu’il y trouve des vues de grand intérêt en particulier sur la place et les pouvoirs de l’oralité. De même la référence la plus récurrente et féconde du dernier ouvrage de Martin, celle à laquelle il donne le dernier mot d’Aux sources de la civilisation européenne, à savoir La connaissance objective, une approche évolutionniste (traduction française de 1998) de Karl Popper (1902-1994), avec sa théorie des « Trois Mondes »12, ne signifie nullement que l’historien soit tenté par « un retour vers le monde des idées platoniciennes voire vers l’idéologie dualiste », comme le note judicieusement O. Desgranges. En revanche la vision de Popper, outre son rejet du déterminisme, offre une réponse possible à une interrogation qui occupe Martin depuis toujours et se lit déjà en filigrane dans la problématique du « livre ferment » de L’Apparition du livre : « L’histoire du Monde 3 de Popper, écrit Henri-Jean Martin, […] pose le problème incontournable de la conscience collective, de ses mécanismes et de ses rapports avec les consciences individuelles et les consciences de groupe. Soit autant de sujets qui constituent la trame de l’Histoire »13. Si l’idée est encore ici de faire bénéficier la démarche historienne des « philosophes sachant poser les bonnes questions », Martin, comme O. Desgranges l’a bien vu, n’entend aucunement exposer une doctrine épistémologique ; il reste « l’inverse d’un théoricien dogmatique ».

Réceptions européennes

À chacune des étapes, l’émergence puis l’amplification de l’histoire du livre est liée – on vient de s’en faire une idée – à des rencontres savantes décisives. Non moins décisif a été, pour l’influence exercée par Henri-Jean Martin, l’accueil qui a été réservé à ses ouvrages à l’échelle internationale. Dans sa postface à la réédition de L’Apparition du livre, en 1999, Frédéric Barbier avait déjà eu l’occasion de relever les décalages ayant affecté la réception du livre fondateur en fonction des aires géographiques et des traditions historiographiques nationales. En fait, la réception de l’œuvre de Martin n’allait de soi nulle part. Pas de rayonnement à espérer en effet sans le rôle capital de médiateurs partageant des préoccupations intellectuelles et des positions institutionnelles proches de celles d’Henri-Jean Martin. Trois contributions du présent dossier permettent d’approfondir ce point en s’efforçant d’élargir également l’enquête aux autres ouvrages de Martin.

Lodovica Braida (« La réception d’Henri-Jean Martin en Italie. La médiation d’Armando Petrucci ») rappelle d’abord combien l’influence de L’Apparition du livre s’est introduite tardivement dans la péninsule, où une traduction n’en a été publiée qu’en 1977, cependant que l’ouvrage avait été traduit dès 1962 en langue espagnole14. Surtout, c’est de façon pour ainsi dire doublement paradoxale que l’ouvrage a été reçu en Italie : d’une part, c’est le paléographe Armando Petrucci (1932-2018), et non un historien, qui en a été le promoteur et en a rédigé la longue introduction alors que L’Apparition du livre se focalisait sur le livre imprimé en ne s’intéressant au manuscrit médiéval que comme un préalable ; d’autre part, la traduction ne s’est fondée que sur la nouvelle édition de 1971 et n’est intervenue qu’après de sévères polémiques autour de l’usage des méthodes quantitatives en matière d’histoire socioculturelle – polémiques ouvertes par l’enquête Livre et société dans la France du xviiie siècle (1965-1970) dirigée par François Furet. En fait, si Petrucci a jugé utile de faire traduire L’Apparition du livre, c’est après avoir pris connaissance des publications suivantes de Martin, Livre, pouvoirs et société à Paris au xviie siècle (1969) et son article du Journal des savants (1975) sur « Culture écrite et culture orale »15. Estimant que la recherche italienne s’était jusque-là engagée dans une « orientation bibliophilique et volontiers célébrative »16, il a discerné les promesses dont était porteuse la démarche de Martin, dès L’Apparition du livre, pour une « nouvelle historiographie des expressions et des produits de l’écrit ». En retour, Armando Petrucci a indéniablement contribué à l’élargissement des perspectives d’Henri-Jean Martin à la lumière du concept de culture écrite ; son influence se lit dans Histoire et pouvoirs de l’écrit (1988), dont la traduction italienne a significativement vu le jour dès 1990.

Si en Italie L’Apparition du livre a fait l’objet d’une traduction de qualité quoique tardive, en Grande-Bretagne la traduction a été à la fois tardive et, de l’avis de tous, médiocre (The Coming of the Book, 1976). Malgré ces handicaps, Raphaële Mouren (« De la bibliographie à l’histoire du livre, la réception des travaux d’Henri-Jean Martin en Grande-Bretagne ») observe qu’elle est « devenue un classique dans les formations en library & information science » et qu’elle a connu quatre rééditions jusqu’en 2010. Quant à la traduction de Livre, pouvoirs et société, elle n’a paru qu’en 1993, dans une version tronquée due au même traducteur et une édition particulièrement coûteuse17. Pour que l’histoire du livre puisse progressivement prendre place dans la sphère britannique et plus généralement anglophone, il a fallu là encore que des spécialistes intéressés par cette voie nouvelle en appellent à un dépassement des disciplines dominant alors le champ des études sur le livre, en l’occurrence la « bibliographie historique » et la « critique textuelle ». R. Mouren rappelle à cet égard les prises de position très fermement favorables mais encore isolées de John Feather, dès 197818, puis de Donald F. McKenzie (1931-1999), en 198519 : « Toute histoire du livre qui ne s’attacherait pas à l’étude des motivations sociales, économiques et politiques de la publication, qui laisserait de côté les raisons pour lesquelles des textes furent écrits et lus […] ne saurait s’élever au-dessus du statut de simple énumération d’ouvrages et n’accéderait jamais à celui d’histoire digne de ce nom »20. Certes, McKenzie a été vivement critiqué pour avoir mis en question la textual bibliography, que lui-même enseignait à Oxford, au profit de l’élargissement à une history of the book. Mais la parution immédiatement saluée outre-Manche de l’Histoire de l’édition française (1982-1986) a eu en tout cas un effet déterminant21, suscitant des entreprises comparables dès les années 1990, notamment la Cambridge History of the Book in Britain (1998-2019, 7 vol.)22. « The book » s’imposait même comme un concept fort « grâce au génie de Martin qui, d’après Nicolas Barker, a tant fait pour abattre les murs qui séparent les “gens du livre” des historiens, des littéraires, des sociologues et de tous les autres […] et a permis un fructueux échange d’idées »23. En retour, à l’instar de ce qui s’était passé en Italie avec l’extension des problématiques à la culture écrite, extension à laquelle avait contribué Armando Petrucci, Don McKenzie concourait à inscrire dans le champ de l’histoire du livre la problématique de la sociologie des textes24, et Wallace Kirsop à intéresser les francophones à la « bibliographie matérielle »25. Cela étant, à en croire les spécialistes britanniques auprès desquels R. Mouren a enquêté, si « l’influence des travaux d’Henri-Jean Martin en Grande-Bretagne fut énorme », en définitive elle fut surtout « indirecte » et ne s’est imposée véritablement qu’à travers la réussite et les vertus d’émulation d’une entreprise collective comme l’Histoire de l’édition française.

La situation a été et reste bien différente en Allemagne, comme en témoigne le tableau dressé par Charlotte Kempf (« Différences partagées. Buchwissenschaft et histoire du livre en Allemagne et en France »). Pour commencer, L’Apparition du livre n’y a toujours pas été traduite, alors que des versions existent depuis longtemps dans d’autres langues européennes (espagnol, anglais, italien, portugais) mais aussi en japonais et en chinois. Henri-Jean Martin lui-même en plaisantait, attribuant cette lacune au fait que dans L’Apparition il était « passé rapidement sur l’histoire de Gutenberg – au grand dam, ajoutait-il, de mes amis allemands qui n’ont jamais admis que mon livre soit traduit dans leur langue » (Les métamorphoses du livre, p. 69). Si l’explication est schématique, elle n’est pas dénuée d’un certain fondement. C. Kempf rappelle en effet combien la Buchwissenschaft (« science du livre »), institutionnalisée au plan universitaire après la Seconde Guerre mondiale après avoir été l’apanage de l’érudition bibliothécaire, a investi sur la figure fondatrice de Gutenberg, célébré en tant que « père de l’imprimerie », et sur l’âge des incunables, point de convergence de nombreuses études. Si la figure du premier imprimeur a focalisé l’attention, l’Allemagne n’a pu en revanche compter sur la figure, incarnée par Henri-Jean Martin en France, d’un père fondateur de l’histoire du livre auquel on puisse se référer. Et s’il en est ainsi, c’est également, comme C. Kempf l’a bien discerné, en raison de paysages disciplinaires et institutionnels dissemblables d’un pays à l’autre. Martin, tout à la fois archiviste paléographe, conservateur puis directeur de grande bibliothèque, chercheur et enseignant dans des établissements de recherche (EPHE et École des chartes) centralisés, renommés et non universitaires sans équivalents en Allemagne, occupait une position lui permettant de faire naître l’histoire du livre de la rencontre d’écoles de pensée, de traditions et de compétences qui jusque-là n’étaient pas ou peu interconnectées. Une telle confluence n’était tout simplement pas envisageable outre-Rhin, ce qui a conditionné différemment les entreprises de recherche portant sur le livre dans les deux pays, « l’histoire du livre fondée par Martin, résume C. Kempf, se [distinguant…] d’une histoire traditionnelle et uniquement descriptive de l’imprimerie ». À la différence de la plupart des autres aires géographiques, pour lesquelles l’Histoire de l’édition française (1982-1986)26, plus que L’Apparition du livre, a joué par la suite un rôle de stimulus, le « rattrapage » ne semble à l’ordre du jour en Allemagne ni en termes de traductions27 ni en ce qui concerne les projets communs. Si les recherches et réalisations ne manquent pas, le cloisonnement des spécialités universitaires et le maintien de découpages chronologiques (avec une prédilection pour les xve-xvie siècles) peu propices aux travaux envisageant le « temps long » de l’histoire continuent de jouer en défaveur d’une convergence en matière d’histoire du livre. C. Kempf note même que « le rapport étroit [aux bibliothèques] qui a marqué l’émergence de la Buchwissenschaft dans les universités [allemandes…] recule désormais nettement, tandis que la France possède avec l’École des chartes à Paris [l’auteure omet de signaler l’ENSSIB à Lyon] une institution qui combine recherche de haut rang et préparation aux métiers des bibliothèques, ce qui permet à la recherche française de maintenir le contact avec l’institution bibliothécaire ».

Le retour sur les « réceptions européennes » de l’œuvre d’Henri-Jean Martin se révèle particulièrement instructif. Il permet au fond de comprendre ce pour quoi l’histoire du livre s’est imposée dans la seconde moitié du xxe siècle, en fédérant des approches et des desiderata préexistants. L’Apparition du livre puis Livre, pouvoirs et société ne répondaient pas seulement aux vœux de l’école des Annales en France. L’ouvrage, dans l’Hexagone comme au-delà, faisait écho aux attentes fortes de plusieurs familles intellectuelles (littéraires, paléographes et codicologues, professionnels des bibliothèques…), impatientes de dépasser aussi bien l’érudition bibliographique et bibliophilique que « l’obsession pour la critique textuelle » (D. F. McKenzie) d’un petit nombre d’œuvres littéraires28, en vue d’ouvrir leurs domaines respectifs à des questionnements sociaux, économiques et politiques dont le livre était le point commun. Pour relever un tel défi interdisciplinaire, inscrire d’emblée l’histoire du livre dans le concert des sciences humaines, Henri-Jean Martin présentait une légitimité multiple : de formation chartiste, conservateur de bibliothèque au plus près des collections, chercheur et enseignant dans de grandes institutions nationales. En France, cela assurait à son œuvre et à son enseignement une reconnaissance et des relais d’influence fournis et efficaces. Mais à l’étranger, faute de relais institutionnels comparables, il fallait la plupart du temps parvenir à surmonter les clivages distinguant histoire et littérature, recherche universitaire et monde des bibliothèques – Paul Saenger dans sa contribution rappelle la prégnance de ce dernier clivage en contexte états-unien. Très significativement, nombre de grands médiateurs de l’histoire du livre à l’étranger n’ont été à l’origine ni des historiens universitaires ni des professionnels des bibliothèques. Il s’est agi souvent de chercheurs et de professeurs spécialistes de domaines comme la paléographie (Armando Petrucci et Guglielmo Cavallo en Italie, Agustín Millares Carló dans le monde hispanophone) ou la bibliographie et la littérature (Donald Francis McKenzie, Wallace Kirsop…).

Mise en page, mise en livre

L’étude de la mise en page, de la mise en texte et de la mise en livre, portée au fil du temps par Henri-Jean Martin au premier rang de ses questionnements, tend à constituer de ce fait un domaine « de plein droit » de l’histoire du livre. L’éclairante contribution d’Isabelle Pantin (« L’espace visuel du livre : bilan et perspectives ») rappelle que l’intérêt croissant qu’a suscité l’analyse de l’espace visuel du livre procède à l’origine d’une démarche littéraire. Le rôle pionnier a en effet été tenu en France par Roger Laufer (1928-2011), professeur de littérature et de sciences de l’information. Influencé par la physical bibliography durant son séjour à l’université Monash (Australie) et défenseur de l’historicité des formes textuelles face aux thèses structuralistes alors régnantes, Laufer n’a cessé d’œuvrer pour que des spécialistes de tous horizons s’intéressent à la disposition spatiale des textes, à l’« énonciation typographique » et aux promesses de la bibliographie matérielle. Sa rencontre avec les historiens du livre, qui s’est concrétisée par sa contribution aux deux premiers tomes de l’Histoire de l’édition française (1982-1984)29, a donné le signal de tout un courant de recherches sur la matérialité des textes et le langage visuel des livres, tant imprimés que manuscrits. Martin a pris une part essentielle à ce mouvement, avec Mise en page et mise en texte du livre médiéval (écrit avec Jean Vezin, 1990) puis surtout avec La naissance du livre moderne (écrit avec quatre collaborateurs, Jean-Marc Chatelain, Isabelle Diu, Aude Le Dividich et Laurent Pinon, 2000), dont l’introduction est un véritable manifeste appelant à faire de l’espace visuel du livre un champ de recherche majeur en Europe. Si le message du maître n’a pas inspiré jusqu’ici de grand chantier d’histoire de la mise en texte, et si la plupart des littéraires ont tardé à s’emparer de telles problématiques, bien des initiatives montrent pourtant, en France et en Europe, la prise en compte grandissante de la matérialité des livres et des textes par les chercheurs, tant littéraires qu’historiens. L’idée d’une enquête d’envergure européenne sur les mises en texte des éditions romanesques de l’époque moderne, soulevée in fine par I. Pantin, viendrait accélérer le processus et offrir un bel exemple de réponse au défi d’ampleur lancé naguère par le fondateur de l’histoire du livre.

Prolongeant cette réflexion, Sachiko Kusukawa (« Images in early modern scientific books ») offre un aperçu des travaux d’historiens des sciences intégrant ou rejoignant l’apport d’Henri-Jean Martin, et en particulier de La naissance du livre moderne, pour l’étude des images « épistémiques » (autrement dit au service de la connaissance scientifique) dans les livres imprimés des xvie et xviie siècles. La relation complexe et ambiguë entre texte et image prend en effet, en contexte scientifique, une signification et une dimension nouvelles à l’âge de l’imprimé. Si le livre imprimé illustré permet une diffusion plus large et rapide de l’état de la science – une idée qui était chère, rappelons-le, à Elizabeth L. Eisenstein (1923-2016)30 –, il comporte également des contraintes qui lui sont propres : recours à des médiateurs généralement non spécialistes (imprimeurs, artistes, assembleurs et relieurs), investissement lourd, pesanteurs techniques (avec des modes d’impression, de gravure et de mise en couleurs aux coûts, aux qualités et aux compatibilités bien différents). Ces contraintes et les choix qu’elles imposent doivent être pris en compte pour appréhender avec pertinence la fonction censément documentaire de l’image scientifique. Ainsi les arbitrages économiques, l’espace limité de la page portant la ou les gravures, l’incommodité de son éventuel pliage impliquent des partis de schématisation, d’assemblage ou de contraction, voire de répétition, qui peuvent sembler déformer ou trahir des réalités observables. Au reste, les formes plus ou moins idéalisées et universalisées que l’on produit, qu’il s’agisse par exemple d’anatomie ou de botanique, n’existent que « sur la page », même si les savants qui les ont fait représenter revendiquent « l’imitation de la nature ». D’où la nécessité pour certains auteurs, comme André Vésale dans sa De humani corporis Fabrica (1543), de concevoir de nouvelles dispositions et hiérarchies des textes permettant d’orienter voire de régir la fonction de l’image gravée. Les traces d’usage de tels livres (cas de la Micrographia de Robert Hooke) par des savants comme Isaac Newton au siècle suivant suggèrent que certains liseurs avaient bel et bien « compris [ainsi que l’écrit S. Kusukawa] que l’image et le texte fonctionnent ensemble pour créer les objets de la connaissance scientifique ». Si la question de l’émergence d’une culture visuelle scientifique permise par la combinaison de textes imprimés et d’images gravées reste ouverte, l’idée qu’il est nécessaire de voir pour lire et comprendre n’en apparaît pas moins comme l’un des moteurs de l’évolution du livre de science31.

C’est la « mise en livre » de la Bible, en l’occurrence sous forme de « livraisons », qu’aborde la contribution de Max Engammare (« L’histoire de la Bible comme livre : la question de la livraison »). Si la Bible forme un tout pour les religions du Livre unique, elle n’en est pas moins plurielle dans sa composition (Biblia). D’où, depuis Jérôme de Stridon (ive-ve siècle) jusqu’à l’époque contemporaine avec notamment la TOB (Traduction œcuménique de la Bible), une succession d’entreprises de traduction / publication qui ont échelonné leur progression par des publications partielles, autrement dit des livraisons. M. Engammare passe en revue les séquences des livraisons dites modernes parmi les plus marquantes du christianisme occidental, de Martin Luther (entre 1522 et 1534) à Isaac Lemaistre de Sacy (entre 1665 et 1684) et ses continuateurs, les « Messieurs de Port-Royal » (jusqu’en 1693). Il en ressort que même si le Nouveau Testament, les Psaumes et le Pentateuque ont été souvent les premiers servis compte tenu de leur importance dans le corpus biblique, une certaine latitude des philologues est perceptible dans le séquençage des textes qu’ils se sont proposé de publier. Cela paraît particulièrement flagrant dans le cas de Lemaistre de Sacy et de ses continuateurs. Outre le contexte religio-politique dans lequel telle version est entreprise – et qui n’entre pas directement dans le champ de cette contribution –, il convient toutefois, note l’auteur, de « pondérer par la demande d’éditeurs qui connaissent le marché et attendent tel texte plutôt que tel autre » la marge de liberté qu’ont pu s’accorder les traducteurs.

Chantiers

La capacité à susciter voire provoquer les projets de recherche et à y associer des compétences de tous horizons a été une caractéristique majeure de la démarche et de l’enseignement d’Henri-Jean Martin – tou(te)s ses ancien(ne)s étudiant(e)s et collègues en témoigneraient d’abondance. « L’histoire problèmes » des Annales s’est doublée avec lui d’une « histoire programmes » qui a beaucoup fait pour l’affirmation et l’amplification de l’histoire du livre et de l’écrit au sein des sciences humaines. Le dynamisme du champ de recherche qu’il a fait émerger lui reste aujourd’hui associé à travers quantité de chantiers en cours ou en projet. Certains prolongent et complètent les propres initiatives, anciennes ou plus récentes, de Martin, d’autres comblent des lacunes qu’il avait identifiées ou qui lui avaient plus ou moins échappé.

La contribution d’Alissar Levy porte ainsi l’attention sur la spécificité du premier marché du livre imprimé de mathématiques à Paris (1480-1550). Sa mise au point rappelle combien l’investissement en matériel, en temps et en compétences pour imprimer ce type d’ouvrages spécialisés peut apparaître considérable. Le livre de mathématiques bénéficie cependant d’une assise universitaire relativement importante grâce au quadrivium, ce qui, dans une capitale européenne des études telle que Paris, peut justifier le passage précoce du manuscrit à un imprimé produit sur place. La production repérée – dont le taux de préservation est probablement élevé, s’agissant, pour une grande part, de livres savants – est en tout cas loin d’être négligeable : 228 éditions de 1480 à 1550, soit 1,1 % des impressions parisiennes connues de la période. Mais le saut que permet l’imprimerie n’est pas seulement quantitatif. Le recours à la médiation d’ateliers typographiques voués aux études – ceux d’Henri Estienne, Simon de Colines ou Chrétien Wechel et trois autres qui, à eux six, dans le Quartier latin, assurent la moitié des publications mathématiques – implique également un saut qualitatif. Si le matériel s’adapte progressivement aux chiffres arabes, aux schémas et symboles (qu’il faut au début introduire manuellement) et va contribuer à leur perfectionnement et standardisation au fil du temps32, les compétences se mettent elles aussi à niveau grâce au dialogue obligé des imprimeurs avec les professeurs ou étudiants se chargeant de réviser et corriger les épreuves. L’imprimerie en pareil contexte n’est pas un simple dispositif de reproduction/multiplication. Par les problèmes techniques, économiques et intellectuels qu’elle s’oblige à résoudre, elle s’affirme comme un creuset décisif pour la diffusion et l’évolution d’une épistémè. La « mise en livre-marchandise » est indissociable de la « mise en livre-ferment », et de cela le livre de mathématiques imprimé à la Renaissance apparaît comme un témoin privilégié. Soit un constat qui n’aurait pas déplu à Henri-Jean Martin, quoiqu’il ait écrit un peu vite dans L’Apparition du livre qu’à ses débuts « l’imprimerie semble n’avoir joué à peu près aucun rôle dans le développement des connaissances scientifiques théoriques » (p. 365)33 et qu’elle aurait même « opposé une force d’inertie à bien des nouveautés » en vulgarisant des conceptions dépassées (p. 386).

Virginie Cerdeira, en rouvrant le dossier du volumineux Mercure françois (« Le Mercure françois au miroir de l’histoire du livre »), tente une mise au point sur une question qui avait peu retenu Henri-Jean Martin dans Livre, pouvoirs et société à Paris au xviie siècle. Martin, il est vrai, s’en était beaucoup remis, dans son approche de l’origine des périodiques d’information, aux spécialistes de l’histoire de la presse dont les travaux étaient déjà avancés à l’époque de sa grande thèse. Le cas du Mercure françois, publié à Paris de 1611 à 1648, couvrant les événements politiques des années 1605 à 1644 et dont chacun des 25 volumes compte en moyenne 1 000 pages, est intéressant à plus d’un titre. Il s’agit d’un « objet hybride, aux confins de l’écriture d’un passé récent et de celle de l’actualité » (V. Cerdeira), au point que Martin dans Livre, pouvoirs et société (p. 274-275) le qualifie tantôt de « journal », tantôt de « récit », tantôt même d’« annuaire » Or « il convient, écrit l’auteure, de le penser comme un livre et de mobiliser pour cela les approches de l’histoire du livre ». Ses caractéristiques de fond et de forme en tout cas ne peuvent l’assimiler aux premiers périodiques d’actualité dont la Gazette de Théophraste Renaudot fournira le modèle à partir de 1631. Considéré rétrospectivement, Le Mercure françois se présente comme une collection mais dont chaque volume, jusqu’en 1638 au moins, a fait l’objet d’un privilège royal en bonne et due forme, individuel et imprimé en son sein34. De plus, ce Mercure revendique par ses sous-titres et ses liminaires d’être rattaché au domaine de l’histoire politique, alors en grande vogue comme le démontre Martin, dans Livre, pouvoirs et société aussi bien que dans les Registres du libraire Nicolas35. Le Mercure françois n’est pas, au moins explicitement, un organe officiel du pouvoir monarchique à l’image de ce que sera la Gazette, même si une thèse ancienne36 – d’ailleurs reprise par Martin – fait du père Joseph (1577-1638), éminence grise de Richelieu, son directeur effectif à partir de 1624, avant que Renaudot ne prenne officiellement le relais en 1638. Cela dit, son éditeur fondateur, le libraire parisien Jean Richer – il s’agit en fait de Jean III Richer (1567 ?-1627), fils du libraire Jean I Richer (15..-1594 ?), lequel s’était exilé à Blois et Tours pour y suivre le roi pendant la Ligue –, présente toutes garanties de loyalisme vis-à-vis de la monarchie Bourbon. C’est déjà ce Jean Richer, Martin le relève, qui en 1605 publie la Chronologie septenaire de l’histoire de la paix entre les roys de France et d’Espagne (rééditions en 1607, 1609, 1611 et 1612 au moins), puis en 1608 la Chronologie novenaire contenant l’histoire de la guerre sous le regne du Tres-Chrestien Roy… Henry IIII, deux ouvrages dus au propre « chronographe » attitré d’Henri IV, Pierre-Victor Palma Cayet (1525-1610), et dont le Mercure se présente en fait comme une suite. Qu’il y ait eu ou non prise en main de la publication par les créatures de Richelieu à partir de 1624, Jean III Richer, son frère et successeur Étienne Richer et sa famille étaient depuis longtemps tenus pour des hommes de confiance du pouvoir royal et gallican. Ils n’auraient pu sans cela obtenir le privilège renouvelé d’une publication « d’histoire politique au présent » et par conséquent particulièrement sensible pour l’image et les intérêts du régime. Si bien qu’en France, à travers le cas du Mercure françois, la « proto-histoire du périodique » apparaît inséparable d’une histoire politique du livre (d’histoire).

Avec « Henri-Jean Martin et l’histoire du livre de musique », Olivier Grellety Bosviel s’attaque à une question d’autant plus délicate que Martin confiait s’intéresser peu lui-même à la musique et s’en remettre pour cela aux spécialistes du domaine. De fait, comme le montre la rétrospective historiographique bien informée d’O. Grellety Bosviel, Martin dans ses premiers grands travaux n’a pas abordé de front la spécificité des imprimés musicaux. Il l’a fait plus tardivement, notamment dans Histoire et pouvoirs de l’écrit (1988), en étudiant la notation musicale dans le cadre d’une interrogation plus large sur les fonctions des codes graphiques soulageant la mémoire humaine, et dans Aux sources de la civilisation européenne (2008) en s’intéressant en particulier au pouvoir mnémonique de la musique et du chant dans les sociétés dominées par l’oralité. En revanche, dans Livre, pouvoirs et société à Paris au xviie siècle, s’il évoque la dynastie Ballard et son monopole sur l’impression musicale, il « n’a pas intégré à ses statistiques la production imprimée de musique » et n’a pas non plus exploité l’éclairage des registres de privilèges sur cette production. Il a en revanche fourni des bases solides pour qu’une future histoire économique et sociale de l’imprimé de musique puisse se situer par rapport aux données de l’économie éditoriale générale. Et cet apport, lui, a bel et bien été reçu avec profit. Ainsi, s’il a pu déplorer que l’édition musicale n’ait « pas été prise en compte dans l’excellente Histoire de l’édition française dirigée par H.-J. Martin et R. Chartier »37, François Lesure (1923-2001), directeur du département de la Musique à la Bibliothèque nationale de France et lui-même pionnier en matière de recherche musicologique, n’en a pas moins appelé dès 196138 à travailler à une histoire économique et sociale des imprimés de musique en se référant explicitement à L’Apparition du livre. Bien qu’elle ait tardé à prendre forme, une telle voie a été prise – F. Lesure lui-même y a puissamment contribué39 –, le tour d’horizon proposé par O. Grellety Bosviel permet de s’en faire une idée. Au point qu’une « synthèse sur l’histoire de l’édition française de musique manuscrite et imprimée » disposerait aujourd’hui de données suffisantes. Au demeurant, d’autres pistes inspirées par les travaux ultérieurs de Martin ont vu le jour, comme l’histoire des mises en page et mises en livre de la notation musicale depuis le Moyen Âge. Et cela même si La naissance du livre moderne (2000) a continué curieusement de pécher par l’absence d’un développement sur les partitions musicales, pourtant riches d’enseignements sur la conception et la perception de l’espace visuel de la page.

La contribution d’Emmanuelle Chapron (« Les travaux d’Henri-Jean Martin à l’épreuve d’un terrain : le livre d’éducation au xviiie siècle ») envisage un domaine qui n’a pas été non plus étudié pour lui-même par Henri-Jean Martin, mais pour lequel il a fourni quantité de points d’appui, en particulier dans Livre, pouvoirs et société à Paris au xviie siècle. En dépit du poids de la production destinée aux écoles et à l’éducation sous l’Ancien Régime, et si l’on met à part la synthèse de Dominique Julia dans l’Histoire de l’édition française40, « l’histoire du livre scolaire et pédagogique, observe E. Chapron, a échappé à l’histoire du livre pour s’inscrire de manière privilégiée dans deux autres champs d’études : l’histoire de la construction des disciplines scolaires » et celle de la littérature de jeunesse. Or le besoin d’une identification et d’une pesée de la production de livres scolaires reste d’actualité. Plus de cinquante ans après Livre, pouvoirs et société, les difficultés qu’avait rencontrées Martin ne sont pas ou peu résolues. Livres et livrets scolaires, ABC, rudiments, feuilles de classe, etc., appartiennent à des catégories d’ouvrages qui ont massivement échappé à la conservation et au catalogage comme à l’enregistrement des privilèges de librairie ; seules l’étude des inventaires après décès et l’enquête de 1700-1701 permettaient, à l’époque de la thèse de Martin, de se faire une idée de l’importance d’une telle production. Depuis, l’accessibilité accrue des données des catalogues de bibliothèques n’a guère amélioré le repérage, au regard des grands recensements lancés dans les années 1970 (Répertoire bibliographique des livres imprimés en France au xviie siècle à partir de 1978 et sa continuation pour le xviiie siècle à partir de 1988). Aujourd’hui comme hier, l’enquête quantitative consiste pour une grande part à évaluer des lacunes, des silences, et à « inventer » des sources pour se ménager malgré tout des aperçus. Ainsi l’enregistrement des envois de marchandises de librairie transmis par la douane parisienne à la chambre syndicale des libraires – dont nous nous étions nous-même servi pour appréhender les exportations rouennaises sur la capitale au tournant des xviie et xviiie siècles41 – peut, E. Chapron le confirme, donner une idée des quantités concernées et du profil des importateurs (petits libraires, merciers). Regarder du côté de la Bibliothèque bleue et de ses imprimeurs troyens, rouennais et autres permettrait aussi de mettre au jour, dans les inventaires de ces producteurs à grande échelle, d’impressionnantes proportions de livrets annoncés comme « à l’usage » des écoliers ou écolières. Déjà couverts de papier bleu gris ou de différentes couleurs distinctives, voire de parchemin, ces stocks de dizaines de milliers de volumes destinés aux réseaux de la librairie et du colportage donnent la mesure des besoins courants en matière de livres scolaires au dernier siècle de l’Ancien Régime42. L’approche des livres d’éducation du xviiie siècle suppose également de s’intéresser à ce qu’en disent catalogues de libraires et stratégies publicitaires (y compris à travers les modes d’« intitulation »). Enfin, prolongeant les problématiques de La naissance du livre moderne, la morphologie évolutive des livres destinés aux écoliers et collégiens est un territoire de recherche qui peut ici apporter des réponses à la quête cognitive inspirée par Henri-Jean Martin sur le temps long – pour peu bien sûr que les corpus étudiés soient suffisamment consistants et représentatifs.

Dans « Histoire de la censure et histoire du livre. Les usages de la censure dans la France d’Ancien Régime », Nicolas Schapira démontre que « l’histoire de la censure demeure un front pionnier pour l’histoire du livre ». Henri-Jean Martin, qui dans son œuvre n’avait accordé qu’« une place relativement mineure » à la censure, avait su néanmoins l’envisager dans la perspective large et cohérente d’une histoire des pouvoirs face au livre, en nouant données sociales, économiques et politiques. Cette approche était particulièrement éclairante dans Livre, pouvoirs et société à Paris au xviie siècle. La montée en puissance de la censure royale préalable y était notamment replacée dans un processus de constitution d’une « direction des lettres » ayant davantage vocation à orienter la production culturelle au service de la monarchie et à « protéger » des auteurs affidés qu’à organiser l’exclusion ou la répression des déviances – prises en charge de toute façon par différentes instances, parfois rivales, de censure a posteriori, que la monarchie centralisatrice a tendu à cantonner, voire à éliminer43. Le contrôle de l’édition à travers le régime des privilèges, les faveurs consenties aux grands libraires parisiens relais du pouvoir, le contingentement des métiers du livre occupaient une place centrale dans ce dispositif, plus que les rapports de la censure avec les auteurs, que l’histoire littéraire et intellectuelle a eu tendance à privilégier. S’il avait clarifié le cadre, le « Martin première manière », toutefois, s’était peu attaché à ce que les livres eux-mêmes et leur péritexte avaient à dire sur la pratique censoriale, notamment par le mode d’inscription et le discours nullement uniforme des privilèges et approbations qu’ils contenaient. Or cette voie a été explorée avec profit par N. Schapira. Ce qui a permis de lever le voile, grâce en particulier à l’étude des privilèges avec éloge octroyés aux auteurs, sur le fonctionnement de la Chancellerie en matière de librairie et sur l’investissement de cette instance dans le double processus de promotion des belles-lettres et de dépolitisation du champ culturel engagé par la monarchie absolue à partir des années 163044. L’idée d’une direction de la Librairie « laboratoire des Lumières » (Daniel Roche) au xviiie siècle plongerait ainsi ses racines dans la pratique de la Chancellerie au siècle ou au règne précédent45. En s’attachant aux approbations non limitatives, et parfois nombreuses, décernées majoritairement aux ouvrages religieux, N. Schapira confirme que les usages de la censure tels qu’ils se matérialisent dans les livres témoignent que ceux-ci constituent un « espace majeur d’exposition des institutions, des communautés et des individus dans la société d’Ancien Régime »46.

Bien qu’ils ne reflètent qu’une partie des directions de recherche et projets en cours (auxquels Histoire et civilisation du livre ouvre régulièrement ses pages), les chantiers présentés dans les deux dernières sections de ce dossier témoignent de la vitalité non émoussée d’un domaine histoire du livre entendu au sens le plus large. Des « défrichements et découvertes » d’Henri-Jean Martin, dont les premières contributions ont donné une idée, a en effet découlé une dynamique, souvent décalée dans le temps et l’espace (cf. les « Réceptions européennes » de ce dossier), qui aujourd’hui ne cesse de produire ses effets un peu partout. Qu’il s’agisse de travaux sur l’espace visuel des textes, des images et des livres, sur la logique des « livraisons » dans l’édition de la Bible, sur les spécificités du livre de sciences et son économie aux premiers temps de l’imprimerie, sur le rôle du livre d’histoire politique au présent dans la genèse des périodiques d’information, sur l’histoire du livre de musique et son édition, sur ce que l’on sait des livres et livrets d’éducation au xviiie siècle, ou sur ce que les livres eux-mêmes peuvent nous apprendre quant aux usages de la censure lato sensu, autant de sujets abordés ici qui, même si Martin n’a fait pour certains que les effleurer, suscitent aujourd’hui l’intérêt grâce à sa démarche fondatrice.

Et encore…

Loin d’être venues à bout du champ à explorer, les synthèses proposées ou impulsées par Henri-Jean Martin et celles, plus actuelles et utilement transnationales, que l’on doit à Frédéric Barbier47 ont servi de cadre et de tremplin à de nouvelles recherches. De sorte que l’on pourrait mentionner bien d’autres territoires en cours de défrichement ou à défricher. Nous nous autoriserons ici à en donner quelques exemples, y compris dans les limites de ce que l’on appelait naguère « l’histoire du livre à la française », autrement dit une histoire majoritairement économique et sociale du livre, dont le volet quantitatif a été parfois caricaturé – Daniel Roche a livré sur ce sujet une utile mise au point48. En fait, à bientôt quarante ans de l’Histoire de l’édition française, il reste beaucoup à chercher et à trouver sur les métiers du livre eux-mêmes et leurs logiques géographiques voire géopolitiques, à Paris comme en province, en France comme ailleurs, sur leurs pratiques et leurs organisations, leur appropriation des techniques, leur identité évolutive, les relais indispensables agissant à leurs marges (colporteurs, revendeurs, libraires forains, intermédiaires…), leur interaction avec les pouvoirs comme avec le reste de la société. Les travaux se sont multipliés à bon droit sur ces acteurs essentiels (souvent bien plus récurrents et « traçables » sur les livres que les auteurs), ces oubliés paradoxaux de la « galaxie Gutenberg » pendant longtemps49, dont on ne cesse de redécouvrir les responsabilités multiples dans la dynamique de marché comme dans l’élaboration des livres mais aussi des textes – dont ils sont, avec l’éventuel appareil censorial, les « premiers lecteurs » –, sans même parler de leur contribution à la construction de l’auctorialité50. La terra incognita que Lucien Febvre reprochait aux littéraires de ne pas explorer capte aujourd’hui l’intérêt d’un nombre croissant de spécialistes de littérature. Les rapports des métiers du livre puis des éditeurs avec les auteurs – rapports éclairés par les avancées de la sociologie de la littérature51 –, les privilèges et le « droit des livres », l’encadrement institutionnel52 de l’édition et du champ littéraire, les modalités de la participation féminine à la vie du livre, le paratexte, la bibliographie matérielle (avec notamment les travaux d’Alain Riffaud sur les éditions théâtrales du xviie siècle) sont autant de problématiques sur lesquelles se rejoignent fructueusement histoire du livre et histoire de la littérature, et on ne peut que s’en féliciter.

En ce qui concerne la Bibliothèque bleue évoquée plus haut, et plus largement l’édition dite de colportage qui se déploie à partir du xviie siècle tant en France qu’ailleurs (pliegos de cordel espagnols, chapbooks anglais), dont l’enjeu social est considérable au vu de la production massive qui en a été repérée, cette conjonction des efforts est même essentielle. Il s’agit, plus qu’en tout autre domaine en effet, d’éclairer à la fois l’identité et le rôle d’obscurs mais essentiels « acteurs de l’amont » du livre (imprimeurs-libraires, éditeurs, censeurs, magistrats…), en les reliant à l’histoire des éditions successives – R. Chartier a souligné à quel point le savoir qui nous manque encore sur la Bibliothèque bleue est « fondamentalement d’ordre bibliographique »53 –, à l’histoire de la variabilité et de la filiation des textes, à celle des images véhiculées, à celle du corpus « bleu » lui-même et à ce que l’on peut savoir de ses publics dans le temps long. Depuis les travaux pionniers des années 196054, les recherches ont permis de corriger bien des interprétations hâtives et des topoi (production exclusivement destinée au « peuple des campagnes », « littérature sans auteurs », diffusion assurée par le seul colportage, visées acculturatrices, liberté de publication, statut de « sous-livres »…), et l’importance de tels correctifs ne peut qu’inciter à poursuivre la quête55.

Autre exemple de domaine où l’histoire du livre est loin d’avoir donné toute sa mesure, malgré l’existence en France d’une somme d’ambition nationale parue voici une trentaine d’années, sous l’impulsion initiale d’Henri-Jean Martin qui en a rédigé la conclusion56 : l’histoire des bibliothèques, conçue comme un « contrepoint » logique de l’histoire de l’édition57. Le fait que l’histoire du livre se soit emparée de ce champ a permis de l’ancrer dans une perspective scientifique clairement interdisciplinaire. Il reste toutefois marqué par une forme de « corporatisme bibliothécaire », lestée d’approches technico-professionnelles. Et c’est probablement pour cette raison qu’il a finalement peu impliqué la recherche universitaire, sinon comme une annexe d’histoire des institutions et politiques culturelles, avec, à l’image de l’histoire des musées, une focalisation sur le processus de démocratisation enclenché au xixe siècle. Dans ce contexte, la synthèse proposée par Frédéric Barbier, à la fois multiséculaire et transnationale58, livre un « état de l’art » et offre un cadre pour relancer la dynamique de la recherche au plan international59. L’enjeu d’une telle démarche est d’importance, ne serait-ce que pour appréhender les logiques de constitution de collections censées fournir un matériau premier aux historiens du livre. Or « nos bibliothèques sont remplies de livres qui n’ont jamais été lus – alors que les livres lus ont, pour beaucoup, disparu », avait coutume de résumer Martin sur un mode plaisamment paradoxal. Trop de malentendus persistent aujourd’hui avec la recherche et ses expectatives, faute de prendre en compte les effets de prisme induits par les ressources qu’offrent les bibliothèques, lesquelles ont rarement assumé la représentativité qu’on s’imagine vis-à-vis d’un paysage culturel donné, qu’il soit local, national, thématique… On peut espérer que l’exigence scientifique de nouvelles monographies historiques de bibliothèques par ville (Strasbourg en 201860, Rouen en 202061) aide à replacer l’histoire des bibliothèques dans un environnement géographique et social tout en levant les incompréhensions qui subsistent.

Pour l’histoire du livre, poursuivre le questionnement sur la spécificité du livre implique aussi d’approfondir ce que l’on sait d’autres formes d’écrits et de leurs usages sociaux – interrogation essentielle pour discerner notamment la place du livre dans la progression de la « raison graphique ». Avec Les écrits à Lyon au xviie siècle. Espaces, échanges, identités (Grenoble, PUG, 2009), Anne Béroujon a apporté, à cet égard, une contribution qui a valeur d’exemple, par la méthode comme par l’éventail des sources mobilisées. Anticipant sur les exhortations d’Henri-Jean Martin dans ses dernières années (« L’histoire du livre constitue après tout un aspect de l’histoire des communications »62), les historiens du livre sont en fait toujours partis du principe qu’aucun livre ou écrit n’« allait de soi », et même que jamais le livre n’avait été nulle part en situation de « monopole médiatique »63. Depuis longtemps ils ont ainsi visé à déterminer la « part du livre » et son influence dans une société donnée. S’inscrivant dans la lignée de Livre, pouvoirs et société à Paris en élargissant ses perspectives, les études monographiques par ville64 ont été de ce point de vue riches d’enseignements. L’idée d’une « concurrence médiatique » à considérer pour mieux resituer le livre ou l’écrit dans tel ou tel contexte spatial ou temporel semble désormais solidement ancrée.

Nombre de spécialistes des sciences de la communication ont eu néanmoins tendance à envisager le livre sous l’angle fixiste d’une sorte d’« archéologie des médias ». On conçoit donc que les historiens du livre aient pu s’alarmer d’entendre Martin s’interroger à haute voix en 2004 : « Est-ce qu’il y a encore une place pour l’histoire du livre ? L’histoire du livre doit-elle rester une discipline autonome ou s’intégrer à une histoire […] et à une réflexion sur les communications […] ? »65 Si l’histoire du livre est née précisément d’une démarche de relativisation du média, que gagnerait-elle, on l’a évoqué précédemment, à laisser perdre sa dynamique historique propre et la maîtrise de sources spécifiques sur lesquelles elle a développé un savoir et une herméneutique irremplaçables ? Comme paradoxalement, l’espèce de réticence ou de résistance que les historiens du livre ont alors opposée et continuent d’opposer pacifiquement à cette « intégration / dissolution » relève d’une conception de la culture humaine et de la conscience collective qui avait tant séduit le « Martin dernière manière » : celle exposée par Karl Popper dans La Connaissance objective avec sa théorie des « Trois Mondes » et son fameux « Monde 3 », soit l’ensemble des pensées et idées produites par l’individu humain, mais qui une fois formulées lui échappent pour mener leur vie propre (voir la contribution d’Olivier Desgranges). Mutatis mutandis, l’histoire du livre serait alors une sorte de « Monde 3 de Martin », dont il a posé les bases en pionnier inspiré mais qui entre-temps a conquis l’autonomie d’un capital scientifique commun échappant au père fondateur pour mieux lui survivre, au point de se soustraire à ses ultimes défis de dépassement, faute d’en partager pleinement le bien-fondé. L’avenir dira ce à quoi pourra ressembler cette histoire du livre continuée grâce à et en dépit d’Henri-Jean Martin. Mais on ne peut nier que cette espèce de « résistance épistémologique » réponde à un idéal de « société ouverte », de refus du déterminisme et de sens critique qui n’aurait été pour déplaire ni à Popper ni à Martin.

En conclusion(s)

C’est la majeure partie de la trajectoire d’Henri-Jean Martin que propose de revisiter la brève et dense contribution conclusive de Roger Chartier, et ce à la lumière de trois apparents paradoxes. Le premier d’entre eux, le plus flagrant, est inscrit dans les pages mêmes du livre fondateur : « En un certain sens, analyse R. Chartier, écrit[e] avec et pour Lucien Febvre, L’Apparition du livre l’est aussi contre lui. » Aux yeux de Febvre, il ne faisait pas de doute en effet que « Livre » = livre imprimé, « ce nouveau venu au sein des sociétés occidentales […] qui a commencé sa carrière au milieu du xve siècle »66 ; c’était sa condition de livre multiplié par la technique nouvelle de l’imprimerie qui lui valait en quelque sorte d’être ce « ferment » cher au maître des Annales. Or Martin, qui assurait la rédaction de l’ouvrage et l’a achevée après la mort de Febvre (septembre 1956), n’était nullement convaincu par la première proposition, laquelle occultait toute une tradition manuscrite bien connue du jeune chartiste. Et il se montrait pour le moins réticent quant à la seconde. D’où ses efforts pour atténuer les partis pris du plan général, d’une part en insérant une introduction rédigée par Marcel Thomas (1917-2017), alors conservateur au département des Manuscrits de la Bibliothèque nationale, et destinée à resituer la place du manuscrit dans l’Occident de la fin du Moyen Âge, d’autre part en laissant entendre, dans le dernier chapitre, « Le livre, ce ferment », que l’imprimerie de l’âge incunable et du début du xvie siècle « ne contribua nullement à hâter l’adoption de théories ou de connaissances nouvelles » (p. 386).

Un deuxième paradoxe apparent est à relever d’après R. Chartier dans les textes qu’Henri-Jean Martin consacre explicitement à l’histoire de la lecture, entre 1977 et 199667. De plus en plus attentif à la matérialité et à l’aspect des textes, Martin développe alors l’idée que la lecture d’un livre ou d’un texte est déterminée en amont par l’aménagement de l’espace visuel de ce livre ou de ce texte (mise en page, mise en texte, mise en livre) : « La réception d’un texte est conditionnée par la forme qui lui est donnée » (préface à la nouvelle édition d’Histoire et pouvoirs de l’écrit, 1996, p. VI). Martin toutefois ne se laisse pas acculer dans le piège d’un déterminisme des formes (le « paradoxe qui entend reconnaître les pratiques dans les objets dont elles s’emparent », R. Chartier). Dans la même préface (p. VII), il affirme en effet nécessaire de « saisir dans quelle mesure la manière de présenter les textes a pu traduire ou orienter la logique et les modes de raisonnement de telle époque ou de tel milieu ».

Enfin le dernier paradoxe de cet historien, pourrait-on résumer, c’est la trajectoire même de ce père fondateur de l’histoire du livre, qui n’a cessé d’élargir son champ de recherche, jusqu’à « effacer » « cette discipline [l’histoire du livre] en tant que telle ». « C’est à lui que nous devons aujourd’hui le croisement entre les approches philologiques, bibliographiques et socio-culturelles qui délimitent un champ de savoir qui n’a peut-être pas de nom… » (R. Chartier).

Mais si l’on ne peut que saluer effectivement le dialogue des sciences, l’hybridation des approches et la hauteur de vue qu’Henri-Jean Martin, en un compagnonnage constant avec ses étudiants et ses collègues, a imposés à l’histoire du livre et de l’écrit, l’on est bien sûr autorisé à ne pas partager l’idée d’un « effacement » soulevée in fine. Il est même permis de considérer plutôt que les dépassements permanents auxquels a invité sans relâche le fondateur de l’histoire du livre dans son insatiable curiosité ont ouvert des territoires de recherche bien plus étendus et divers que ceux de 195868, sans que pour autant la spécificité du livre et de l’écrit soit jamais perdue de vue. Roger Chartier, en épilogue à 50 ans d’histoire du livre, constatait d’ailleurs que « l’histoire du livre, aujourd’hui, tire sa force de sa capacité à franchir ou effacer les frontières à l’intérieur desquelles la discipline s’est construite : frontières nationales, en premier lieu »69, mais aussi frontières chronologiques et clivages livres / « non-livres » ou manuscrit / imprimé. Les contributions ici réunies font écho à ce constat, témoignant du dynamisme et de l’intérêt des recherches menées dans le sens de ces « franchissements ». L’histoire du livre telle que promue par Martin est un « périmètre scientifique par essence transdisciplinaire. Et l’apport remarquable d’Henri-Jean Martin n’est-il pas d’avoir inscrit ce périmètre au cœur des sciences sociales ? […] Histoire totale parce que vision totale du livre » résumait Anne-Marie Bertrand dans 50 ans d’histoire du livre70.

Encore faut-il que l’histoire du livre ainsi conçue ne perde l’accès ni aux livres eux-mêmes ni aux savoirs qu’ils requièrent. N’oublions pas à cet égard que les appels au dépassement et les grands chantiers « henrijeanmartinesques » ont créé puis accru des besoins dont on constate chaque jour qu’ils sont loin de pouvoir être pleinement satisfaits, ne serait-ce qu’en matière de signalement expert71 et de mise à disposition des sources et matériaux indispensables à la dynamique de la recherche – à savoir les livres, ces objets d’histoire « inventés » par Henri-Jean Martin, les écrits, et les archives qui aident à en décrypter les enjeux ou à en pallier les lacunes et les pertes. Sans que soit aucunement interrompue la « conversation permanente », chère à Martin, avec d’autres domaines et disciplines, il incombe donc aux historiens du livre et de l’écrit d’œuvrer par leurs recherches à ne pas laisser se banaliser la déconnexion – favorisée par l’usage du numérique – vis-à-vis de tels objets concrets d’histoire, et de contribuer ainsi à la préservation d’un patrimoine dont Henri-Jean Martin a su si bien démontrer que décidément « il n’allait pas de soi ».

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1 La Storia della storia del libro. 50 anni dopo L’Apparition du livre. Atti del seminario internazionale, Roma, 16 ottobre 2008, éd. Maria Cristina Misiti, Rome, 2009 ; Cinquante ans d’histoire du livre de L’Apparition du livre (1958) à 2008 : bilan et projets, éd. Frédéric Barbier et Istvan Monok, Budapest, Orszagos Széchényi Könyvtar, 2009 ; 50 ans d’histoire du livre : 1958-2008, dir. Dominique Varry, Villeurbanne, Presses de l’ENSSIB, 2014.

2 Histoire du livre et pouvoirs de l’écrit, colloque en hommage à Henri-Jean Martin organisé par Christine Bénévent, Paris, École nationale des chartes, 17-18 novembre 2017, précédé le 16 novembre au soir par le dévoilement d’une plaque en l’honneur d’H.-J. Martin dans la rotonde de la bibliothèque de l’École, rotonde qui porte désormais son nom.

3 Pour une approche critique de ce dernier ouvrage, voir J.-D. Mellot, « Lire (et relire) Henri-Jean Martin, Aux sources de la civilisation européenne », Bulletin des bibliothèques de France [désormais BBF], n° 15, juin 2018, p. 106-112.

4 Notamment dans H.-J. Martin, Les métamorphoses du livre, entretiens avec Jean-Marc Chatelain et Christian Jacob, Paris, Albin Michel, 2004, p. 215-216, ainsi que dans les interviews accordées à Anne-Marie Bertrand et Martine Poulain dans le BBF, t. 49, n° 5, 2004, p. 21-23, et à Laurence Santantonios dans Livres Hebdo, n° 545, 20 février 2004, p. 76.

5 Voir à ce sujet Anne-Marie Bertrand, « À propos », introduction à 50 ans d’histoire du livre…, op. cit., p. 9-14, notamment p. 13-14.

6 À la fin de l’article « Histoire du livre imprimé » du Dictionnaire encyclopédique du livre (op. cit., t. II, 2005, p. 478), H.-J. Martin en vient à redouter que, faute de s’intégrer à une réflexion plus large sur la réception des différents médias et à l’apport des sciences cognitives « avec tout ce que cela comporte de pluridisciplinarité », « le discours sur le livre [… puisse] devenir un thème d’exercices pour moutons de Panurge […] l’histoire du livre se trouverait alors cantonnée à un ghetto d’amateurs et de spécialistes ».

7 Frédéric Barbier, « 1958 : Henri-Jean Martin et l’invention de la “nouvelle histoire du livre” », Cinquante ans d’histoire du livre de L’Apparition du livre (1958) à 2008…, op. cit., p. 7-26, citation p. 25.

8 Dans Aux sources de la civilisation européenne, il livre notamment de très belles pages sur l’oralité, ses cultures et ses pouvoirs (p. 609-694).

9 L’expression est d’A.-M. Bertrand, « À propos », art. cit., p. 13-14. Plus généralement, sur le bien-fondé du maintien d’un champ d’étude spécifique pour le livre, voir J.-D. Mellot, « Qu’est-ce que le livre ? Qu’est-ce que l’histoire du livre ? Points de départ et perspectives », HCL, II, 2006, p. 5-18, notamment p. 12-18.

10 H.-J. Martin, « Lectures et mises en texte », dans Histoires de la lecture : un bilan des recherches. Actes du colloque des 29 et 30 janvier 1993, dir. Roger Chartier, Paris, éd. de la Maison des sciences de l’Homme, 1995, p. 250.

11 Voir J.-D. Mellot, « Lire (et relire) Henri-Jean Martin, Aux sources de la civilisation européenne », art. cit., p. 110-111. Comme Martin l’annonçait lui-même en novembre 2005, deux volumes devaient suivre, en effet, l’un « sur le règne de l’écriture basé sur l’étude des instruments de communication et des systèmes de pensée dominants durant le Moyen Âge et les Temps modernes », l’autre « sur l’Europe de la mondialisation au temps de la révolution médiatique » (H.-J. Martin, « L’histoire du livre : de la tentation d’une histoire globale à une réflexion sur les systèmes de communication », Cultura. Revista de história e teoria das ideias, vol. XXXI, 2005 [i. e. 2006], IIe série, p. 15-26, citation p. 25-26).

12 H.-J. Martin, Aux sources de la civilisation européenne, Paris, Albin Michel, 2008, p. 697 : « … On réalise mieux comment tout homme est l’héritier d’une mémoire collective sans cesse en action, de systèmes de valeurs et plus largement d’un ensemble de données baptisé le Monde 3 par Popper, autonome par rapport à ses créateurs et propriété collective d’une société, destiné à être modifié au gré des circonstances et des acquis nouveaux. »

13 Ibid., p. 293 (conclusion du chapitre 3, « L’Homme tel qu’en lui-même »).

14 Toutefois, cette traduction espagnole, publiée à Mexico et réalisée par le grand paléographe et historien Agustín Millares Carló (1893-1980), exilé au Mexique depuis la guerre civile, est passée quasiment inaperçue dans le monde hispanophone (voir María Luisa Lopez-Vidriero, « L’Apparition du livre en español : un punto de partida a cincuenta años de estudio », dans La Storia della storia del libro…, op. cit., p. 79-91).

15 H.-J. Martin, « Culture écrite et culture orale, culture savante et culture populaire dans la France d’Ancien Régime », Journal des savants, 1975, n° 3-4, p. 225-282.

16 Armando Petrucci, « Per una nuova storia del libro », introduction à L. Febvre et H.-J. Martin, La Nascita del libro, Rome, Laterza, 1977, p. VII-XLVIII, citation p. XIII-XIV.

17 H.-J. Martin, Print, Power and People in 17th-Century France, trad. David Gerard, Metuchen (New Jersey) ; Londres, Scarecrow Press, 1993.

18 John Feather, communication de décembre 1978 devant la Bibliographical Society, publiée dans « Cross-Channel currents : historical bibliography and l’histoire du livre », The Library, 6e série, vol. II-1, mars 1980, p. 1-15.

19 Donald Francis McKenzie, Panizzi Lecture publiée dans Bibliography and the Sociology of Texts, Londres, British Library [1986] (traduction française sous le titre La Bibliographie et la sociologie des textes, préface de R. Chartier, Paris, éd. du Cercle de la librairie, 1991).

20 D. F. McKenzie, La Bibliographie et la sociologie des textes, op. cit., p. 31.

21 Sur les comptes rendus auxquels a donné lieu la publication de l’Histoire de l’édition française, voir J.-D. Mellot, « De L’Apparition du livre à l’Histoire de l’édition française et au-delà : un moment historiographique », 50 ans d’histoire du livre : 1958-2008, op. cit., p. 16-26, notamment p. 21-24.

22 Puis A History of the book in America (2000-2010, 5 vol.), A History of the book in Australia (2001-2006, 2 vol.), Histoire du livre et de l’imprimé au Canada (2004-2007, 3 vol.), Cambridge History of libraries in Britain and Ireland (2006, 3 vol.).

23 Nicolas Barker, « The book in France », The Book Collector, 38, 2 (1989), p. 153-170 (trad. R. Mouren).

24 « The new-style “history of the book” that emerged in the 1980s was, in many respects, the result of a multinational convergence of scholarly interests which McKenzie himself did much to initiate and promote » (introduction à D. F. McKenzie, Making meaning. Printers of the Mind and other essays, éd. Peter D. McDonald et Michael F. Suarez, Amherst ; Boston, University of Massachusetts Press, 2002).

25 Sur l’acclimatation progressive de la bibliographie matérielle dans les pays francophones et sur le rôle du séminaire d’H.-J. Martin à l’École pratique des Hautes Études, voir la contribution de D. Varry, « La bibliographie matérielle : renaissance d’une discipline », 50 ans d’histoire du livre : 1958-2008, op. cit., p. 96-109.

26 Voir à ce propos l’anecdote relatée par H.-J. Martin dans Les métamorphoses du livre (op. cit., p. 207-208) : Paul Raabe (1927-2013), directeur de la bibliothèque de Wolfenbüttel, présentant l’Histoire de l’édition française et déclarant en commission que, « ayant publié en 1900 une très grande série de livres de Kapp et Goldfriedrich sur l’histoire du livre en Allemagne, les Allemands s’étaient endormis et s’apercevaient tout d’un coup qu’il y avait maintenant une autre forme d’histoire du livre à développer ».

27 Signalons notamment l’absence de traduction allemande, à notre connaissance, des ouvrages de Frédéric Barbier qui font pourtant une place majeure à des problématiques intéressant de près la sphère germanique, en particulier L’Empire du livre : le livre imprimé et la construction de l’Allemagne contemporaine, 1815-1914, Paris, éd. du Cerf, 1995 et L’Europe de Gutenberg : le livre et l’invention de la modernité occidentale, xiiie-xvie siècle, Paris, Belin, 2006 (traduit en anglais sous le titre Gutenberg’s Europe. The Book and the invention of Western modernity, trad. Jean Birrell, Cambridge, Polity Press, 2016 ; traduit également en hongrois par Péter Balázs (Budapest, 2010), en russe par Inna Kouchnareva et Anna Markova (Moscou, 2018), et en portugais (Brésil) par Gilson César Cardoso de Souza (São Paulo, 2018).

28 « Les grandes œuvres littéraires ne sont pas tout, et ne doivent pas cacher la forêt de l’immense production imprimée » (R. Mouren, traduisant les propos de J. Feather, « Cross-Channel currents… », art. cit.).

29 Roger Laufer, « L’espace visuel du livre ancien », dans Histoire de l’édition française, dir. H.-J. Martin et R. Chartier, Paris, Promodis, t. I, 1982, p. 479-500, et « Les espaces du livre », dans Histoire de l’édition française, op. cit., t. II, 1984, p. 128-139.

30 Elizabeth L. Eisenstein, La Révolution de l’imprimé à l’aube de l’Europe moderne, traduit de l’anglais par Maud Sissung et Marc Duchamp, Paris, La Découverte, 1991 (1re éd. sous le titre The Printing Press as an agent of change : communications and cultural transformations in early modern Europe, Cambridge, Cambridge University Press, 1979, 2 vol.).

31 Voir sur ce point L. Pinon et J.-M. Chatelain, « L’image comme représentation du monde » et « Un régime autonome de l’image », dans Henri-Jean Martin et collab., La naissance du livre moderne. Mise en page et mise en texte du livre français (xive-xviie siècles), Paris, éd. du Cercle de la librairie, 2000, p. 253-268.

32 Voir notamment à ce propos la mise au point d’Aude Le Dividich, « La normalisation de l’écriture mathématique aux xvie et xviie siècles », dans La Naissance du livre moderne, op. cit., p. 340-347. Les symboles, dont l’usage normé est indispensable pour soulager la mémoire opératoire et accélérer le raisonnement, ne vont se fixer à l’échelle internationale qu’au xviie siècle pour l’essentiel.

33 Ce à quoi Elizabeth Eisenstein répondait non sans humour que les savants en tout cas avaient été « davantage aidés par les imprimeurs que [leurs] prédécesseurs ne l’avaient été par les scribes » (« Le livre et la culture savante », dans Histoire de l’édition française, op. cit., t. I, 1982, p. 563-583, citation p. 564).

34 Voir J.-D. Mellot, « Périodiques et privilèges dans la France du xviie siècle, entre monopoles et exceptions », dans Privilèges de librairie en France et en Europe, xvie-xviie siècles, dir. Edwige Keller-Rahbé, avec la collab. d’Henriette Pommier et Daniel Régnier-Roux, Paris, Classiques Garnier, 2017, p. 113-155, notamment p. 115-116 et 144. Le premier privilège est octroyé le 29 novembre 1610 à Jean III Richer. Après 1638, le privilège, annoncé au titre, n’est cependant plus publié dans le volume.

35 H.-J. Martin, Micheline Lecocq, avec la collab. d’Hubert Carrier, Livres et lecteurs à Grenoble. Les registres du libraire Nicolas (1645-1668), Genève, Droz, 1977, 2 vol.

36 Père Louis Dedouvres, Le Père Joseph polémiste : ses premiers écrits (1623-1626), Paris, A. Picard, 1895.

37 François Lesure, « L’édition musicale en France au xviiie siècle : état des questions », Le Livre et l’historien. Études offertes en l’honneur du professeur Henri-Jean Martin…, Genève, Droz, 1997, p. 229-234, citation p. 229.

38 Id., « Pour une sociologie historique des faits musicaux », Report of the eighth congress of the International Musicological Society, New York, 1961, Cassel ; Bâle ; Londres, Bärenreiter, 1961-1962, 2 vol., t. I, p. 333-346.

39 Son Dictionnaire des éditeurs de musique français, des origines à 1914, publié avec Anik Devries-Lesure (Genève, Minkoff, 1979-1988, 3 vol.), fait toujours autorité.

40 Dominique Julia, « Livres de classe et usages pédagogiques », Histoire de l’édition française, op. cit., t. II, 1984, p. 468-497.

41 J.-D. Mellot, L’Édition rouennaise et ses marchés (vers 1600 – vers 1730). Dynamisme provincial et centralisme parisien, Paris, École des chartes, 1998, p. 380-384 et 610-628.

42 Id., « “Pertes et profils” : éditions “bleues” rouennaises du xviiie siècle et collections conservées », actes de la journée d’étude La Bibliothèque bleue de Normandie, dir. Pascale Mounier, Rouen, Musée national de l’éducation, 22 novembre 2019, à paraître dans Annales de Normandie, 2020.

43 Sur ces aspects, voir notamment Raymond Birn, La censure royale des livres dans la France des Lumières, Paris, Odile Jacob, 2007, et J.-D. Mellot, « La centralisation censoriale et la critique à la fin du règne de Louis XIV », dans Censure et critique, dir. Laurence Macé, Claudine Poulouin et Yvan Leclerc, Paris, Classiques Garnier, 2015, p. 33-59.

44 Voir en particulier N. Schapira, Un professionnel des lettres au xviie siècle : Valentin Conrart, une histoire sociale, Seyssel, Champ Vallon, 2003.

45 « Dans la genèse des Lumières, il ne faudrait […] pas oublier, aussi paradoxal que cela puisse paraître […] le travail pionnier et assidu des censeurs de la monarchie absolue » (J.-D. Mellot, « La centralisation censoriale et la critique à la fin du règne de Louis XIV », Censure et critique, op. cit., p. 57).

46 Nicolas Schapira, « Approbation des censeurs et politique dévote par le livre (xviie siècle) », Censure et critique, op. cit., p. 61-79.

47 Frédéric Barbier, Histoire du livre en Occident, 3e éd. revue, corrigée et augmentée, Paris, Armand Colin, 2012 (1re éd., ibid., 2000) ; F. Barbier et Catherine Bertho-Lavenir, Histoire des médias : de Diderot à Internet, 3e éd. revue et complétée, Paris, Armand Colin, 2009 (1re éd., ibid., 1996).

48 « Dans l’étude des livres et des lectures, la quantification a été un moyen essentiel et certainement pas une fin. Elle permettait […] de passer du singulier au collectif […] On y a vu un nouveau positivisme, on y a réduit le projet de l’histoire culturelle française [… Mais en opposant] hiérarchie quantifiée et appropriation qualifiée, le débat se trompe d’objet […] Textes, livres, images […] peuvent relever d’une mesure […] d’une économie sociale […] C’est une manière efficace de mener à bien des comparaisons et d’étudier les ruptures […] Aujourd’hui les méthodes quantitatives […] restent […] un préalable nécessaire à d’autres démarches » (Daniel Roche, Les Républicains des lettres. Gens de culture et Lumières au xviiie siècle, Paris, Fayard, 1988, p. 18-19).

49 Voir notamment le Répertoire d’imprimeurs/libraires (vers 1470 – vers 1830), travail collectif d’envergure européenne dont la 5e édition augmentée (10 256 notices) a paru en décembre 2019 aux éditions de la BnF – toutes ses notices sont accessibles en ligne par BnF Catalogue général mais aussi via le Thesaurus du CERL (Consortium of European Research Libraries) –, ou la série prosopographique lancée à l’École pratique des Hautes Études par F. Barbier avec les Dictionnaire des imprimeurs, libraires et gens du livre en France pour la période 1701-1789 (volumes parus pour le Nord en 2002, Paris (lettres A-C) en 2007, la Basse-Normandie en 2020, à paraître pour la Bourgogne). À signaler également : le Dictionnaire des éditeurs français du xixe siècle, base de données issue d’un programme collaboratif coordonné par Jean-Charles Geslot et financé par l’Agence nationale pour la recherche (ANR), dont la publication sous forme papier est en cours (Paris, BnF éditions).

50 Sur toutes ces questions, voir en particulier les travaux conduits par E. Keller-Rahbé : Les Arrière-boutiques de la littérature. Auteurs et imprimeurs-libraires aux xvie et xviie siècles, dir. E. Keller-Rahbé, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2010 ; Privilèges de librairie en France et en Europe…, op. cit. E. Keller-Rahbé observe dans la « Présentation » de ce dernier ouvrage (p. 11) : « Il se produit un infléchissement critique, les historiens de la littérature étant gagnés par des questions qui retiennent depuis un certain temps les historiens du livre […] convaincus du bénéfice qu’il y a à ne plus restreindre leur regard au discours du texte, mais à l’élargir à celui du livre ».

51 Dans le domaine français, Naissance de l’écrivain : sociologie de la littérature à l’âge classique d’Alain Viala (Paris, éd. de Minuit, 1985) a représenté de ce point de vue un tournant majeur. Du côté des contemporanéistes, les travaux décisifs sont dus à Jean-Yves Mollier : Michel et Calmann Lévy ou la Naissance de l’édition moderne : 1836-1891, Paris, Calmann-Lévy, 1984 ; L’Argent et les Lettres. Histoire du capitalisme d’édition, 1880-1920, Paris, Fayard, 1988.

52 Sans oublier le rôle de la police et de sa « métacensure », rôle revisité dans le cas du Paris des Lumières par La Police des métiers du livre à Paris au siècle des Lumières. Historique des libraires et imprimeurs de Paris existans en 1752 de l’inspecteur Joseph d’Hémery. Édition critique par J.-D. Mellot, Marie-Claude Felton et Élisabeth Queval, avec la collab. de Nathalie Aguirre, Paris, BnF, 2017.

53 R. Chartier, « Conclusions » de La Bibliothèque bleue et les littératures de colportage, études réunies par Thierry Delcourt et Élisabeth Parinet, Paris, École des chartes ; Troyes, La Maison du Boulanger, 2000, p. 281-285, citation p. 283.

54 En particulier Robert Mandrou, De la culture populaire aux xviie et xviiie siècles : la Bibliothèque bleue de Troyes, Paris, Stock, 1964.

55 Pour une mise au point récente sur la Bibliothèque bleue, voir Marie-Dominique Leclerc et Alain Robert, La Bibliothèque bleue dans la cité, n° spécial de La Vie en Champagne, n° 90, avril-juin 2017, 64 p.

56 H.-J. Martin, « En guise de bilan », Histoire des bibliothèques françaises, t. IV, dir. Martine Poulain, Paris, Promodis ; éd. du Cercle de la librairie, 1992, p. 733-748.

57 Voir D. Varry, « A survey on French library history since 1980 », communication au colloque National Libraries of the World : interpreting the past, shaping the future, Washington, septembre 2000 (repris dans le BBF, 2005, t. 50, n° 2, p. 16-22).

58 F. Barbier, Histoire des bibliothèques : d’Alexandrie aux bibliothèques virtuelles, 2e éd. revue et augmentée, Paris, Armand Colin, 2016 (1re éd., ibid., 2013).

59 Un effort qu’a incarné un peu plus tôt Le Pouvoir des bibliothèques : la mémoire des livres en Occident, dir. Marc Baratin et Christian Jacob, Paris, Albin Michel, 1996.

60 Bibliothèques Strasbourg : origines – xxie siècle, dir. F. Barbier, [Paris,] éd. des Cendres ; [Strasbourg,] BNUS, 2018.

61 Histoire des bibliothèques de Rouen (titre provisoire), dir. Marie-Françoise Rose, avec la collaboration scientifique de J.-D. Mellot et Valérie Neveu, Rouen, Presses universitaires de Rouen et du Havre (à paraître).

62 H.-J. Martin, article « Histoire du livre », Dictionnaire encyclopédique du livre, op. cit., t. II, 2005, p. 478.

63 « Hier comme aujourd’hui, note judicieusement Daniel Roche, le livre n’est jamais seul […] il prend place dans un système général d’information où l’oralité demeure dominante » (« Le livre : un objet de consommation entre économie et lecture », dans Histoires du livre, nouvelles orientations, actes du colloque du 6 et 7 septembre 1990, Göttingen, dir. Hans Erich Bödeker, Paris, IMEC éditions ; éd. de la Maison des sciences de l’Homme, 1995, p. 225-240, citation p. 226-228).

64 Voir à ce propos les nombreuses notices rédigées par des spécialistes et consacrées dans le Dictionnaire encyclopédique du livre (op. cit., 2002-2011, 3 vol.) aux grandes cités européennes du livre à travers les siècles : Amsterdam, Anvers, Avignon, Bâle, Bordeaux, Francfort, Genève, La Haye, Leipzig, Londres, Lyon, Mayence, Paris, Rouen, Strasbourg, Toulouse, Troyes, Venise…

65 Henri-Jean Martin, interview accordée à Anne-Marie Bertrand et Martine Poulain, BBF, art. cit., p. 21-23.

66 Lucien Febvre, préface à L’Apparition du livre, Paris, Albin Michel, 1958, p. 11-16, citation p. 12.

67 H.-J. Martin, « Pour une histoire de la lecture », Revue française d’histoire du livre, 1977, p. 583-610, et préface à la nouvelle édition d’Histoire et pouvoirs de l’écrit, Paris, Albin Michel, 1996, p. I-XXI.

68 Voir H.-J. Martin, préface et article « Livre », Dictionnaire encyclopédique du livre, op. cit., t. I, 2002, p. XIII-XXVI, et t. II, 2005, p. 788-789.

69 R. Chartier, « Épilogue », 50 ans d’histoire du livre, op. cit., p. 207-222, citation p. 219.

70 A.-M. Bertrand, « À propos », dans 50 ans d’histoire du livre…, op. cit., p. 13-14.

71 Rappelons la réflexion de Daniel Roche à ce sujet : « Le travail des conservateurs, des bibliothécaires, demeure fondamental, il élabore notre matériau et souvent en livre une analyse première dont on ne peut se passer. Le travail de la bibliographie mène à la sociologie des textes, et permet de faire converger la bibliographie matérielle et la théorie littéraire, l’analyse des formes expressives et celle des usages sociaux, culturels » (« Daniel Roche : dialogue avec Christophe Charle sur l’histoire du livre », HCL, VII, 2011, p. 371-379).