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De la bibliographie à l’histoire du livre, la réception des travaux d’Henri-Jean Martin en Grande-Bretagne

Raphaële MOUREN

Institut Warburg – Centre Gabriel Naudé

Je remercie les historiens du livre et des bibliothèques qui ont bien voulu m’aider dans la préparation de ce chapitre. David McKitterick, Ian Willison, Henry Woudhuysen, Giles Mandelbrote, Keith Manley, Nicolas Barker, Rowan Watson ont pris le temps de discuter ou de m’envoyer de très longs emails, parfois pleins d’humour mêlé de tristesse. De très nombreuses informations et commentaires présents dans ce chapitre sont nés de ces discussions. Plusieurs d’entre eux gardent un souvenir très vif de dîners avec Henri-Jean Martin auxquels ils ont été invités à Paris

La question de l’influence des travaux d’Henri-Jean Martin en Grande-Bretagne est liée comme ailleurs à la question de l’existence d’une discipline histoire du livre, avec des moyens humains et financiers, des projets ambitieux, des livres et des revues scientifiques, des colloques, des séminaires, des doctorants1.

L’histoire du livre, au sens d’études menées sur des éditeurs, des auteurs, des imprimeurs, des bibliothèques, des bibliothécaires, existe depuis longtemps en Grande-Bretagne ; mais si l’on veut parler d’une nouvelle histoire du livre, qui englobe la place du livre et plus largement de l’écrit puis de l’information et de sa transmission comme transmetteur d’œuvres, dans une histoire culturelle et sociale, une histoire des mentalités, qu’en est-il  ?

L’Apparition du livre, dont l’idée est lancée par Lucien Febvre dans les années 30 mais qui est réalisé essentiellement par Henri-Jean Martin, a mis du temps à se diffuser en Grande-Bretagne. À sa parution en 1958, le seul moyen de se le procurer ou presque était d’aller le chercher à Paris. Le livre fut finalement traduit et publié en 1976 sous l’horrible titre de The Coming of the Book, et tout le monde s’accorde à dire que la traduction est très mauvaise – de toutes les personnes que j’ai interrogées, je n’en ai trouvé qu’une qui l’aime bien. Le plus marri en est Nicolas Barker, qui avait proposé à Martin de le traduire, mais Albin Michel avait déjà vendu les droits. La traduction n’a pas bénéficié du succès offert par la réédition du livre en poche, en France, en 1971, mais elle est devenue un classique dans les formations en Library and Information Science, sans doute davantage aux États-Unis qu’en Grande-Bretagne, et elle a connu quatre rééditions et réimpressions. La dernière, en 2010, a pour la première fois été massivement achetée par les bibliothèques universitaires et de recherche britanniques.

Livre, pouvoirs et société a été remarqué à sa sortie par les spécialistes : le compte rendu anonyme paru dans le Times Literary Supplement le 20 novembre 1969 fut rédigé par Philip Gaskell, alors professeur et directeur de la Wren Library à Trinity College (Cambridge), futur auteur de la New Introduction to Bibliography. Mais bien peu d’exemplaires ont été achetés par les bibliothèques anglaises. La traduction du livre en anglais en 1993 ne semble pas avoir eu un plus grand succès. Le traducteur, qui avait déjà traduit L’Apparition du livre, a abrégé l’ouvrage, réorganisé les notes. L’ouvrage est paru chez Scarecrow Press, qui était sans doute moins bien distribué en Grande-Bretagne que les grands éditeurs universitaires. Il était par ailleurs extrêmement cher. Les spécialistes l’ont lu mais les travaux de recherche de Martin sur le xviie siècle ne semblent pas avoir eu l’influence qu’ils auraient dû avoir : ils n’ont pas eu par exemple l’influence qu’ont eue les travaux de Darnton sur le xviiie siècle, et le livre est peu présent dans les bibliothèques de recherche britanniques. Martin a d’abord été lu par les spécialistes de littérature française, dans les années 1980. Giles Barber, directeur de la bibliothèque de la Taylorian Institution à Oxford, qui a travaillé sur le xviiie siècle français, et a présidé la Voltaire Foundation, fut un des premiers à le rencontrer.

John Feather et Don Mckenzie : la nouvelle histoire du livre et la bibliographical society

Don McKenzie a joué un rôle important dans la diffusion des travaux de Martin en Grande-Bretagne. La question d’une influence, ou pas, de cette nouvelle approche de l’histoire du livre, apparue en 1958, s’est posée à plusieurs reprises au sein de la Bibliographical Society, où la question fut considérée comme cruciale. John Feather en 1978, puis Don McKenzie en 1992 se sont penchés sur cette question et ont présenté des communications à la société, ce dernier sous la forme d’un discours prononcé à l’occasion du centenaire de la Bibliographical Society. Entre-temps, en 1985, McKenzie avait prononcé les premières Panizzi Lectures du British Museum, publiées puis traduites en français sous le titre La bibliographie et la sociologie des textes, qui détermina une évolution de la discipline « bibliographie ».

En 1978, John Feather présentait devant la Bibliographical Society une communication intitulée « Cross-Channel currents : historical bibliography and l’histoire du livre »2. Son objectif était d’étudier la manière dont s’étaient développées les connaissances et les techniques de chaque côté de la Manche et comment elles pourraient être rapprochées. Il prit soin de dire que Bibliography était entendue par lui au sens le plus large, dans la tradition de Walter Greg (pour qui « bibliography is the study of books as material objects »3) et de Fredson Bowers, avec le regret exprimé que les études de « textual scholarship » aient été considérées comme de la bibliographie. En conséquence, l’« obsession pour la critique textuelle » a, considérait Feather, conduit à négliger d’autres champs qui lui semblaient faire tout autant partie de la sphère d’intérêt des bibliographes. Une alternative à cette tradition, c’est l’histoire du livre, assimilée aux travaux d’Henri-Jean Martin, nous dit Feather, et particulièrement à L’Apparition du livre.

Feather analyse les différences entre les deux écoles, différences qui ne tiennent pas tant à une approche analytique et textuelle qui s’opposerait à une approche historique et sociologique, mais qui tiennent d’abord à leur point de départ : pour l’une, c’est le livre, alors que l’autre l’aborde de manière tangente4. Il note aussi que l’Angleterre ne dispose pas des mêmes sources d’archives que la France et que cela est déjà un obstacle à l’idée d’écrire une histoire du livre dans son pays comme elle pouvait l’être ici5. Il note l’absence d’études sur de grands pans de l’histoire de la production du livre, comme par exemple le commerce :

Le livre n’est pas seulement un objet matériel et tangible ; ce n’est pas seulement un medium de communication ; c’est aussi une marchandise. Sans doute les bibliographes continueront à étudier papiers, caractères, imprimerie, reliures et continueront à éclairer ces champs, mais j’espère que nous verrons aussi se développer l’étude du livre comme objet de commerce.

Comme la critique des textes, l’histoire du livre telle que je la conçois n’est pas particulièrement « bibliographique », si l’on définit la bibliographie dans un sens strict. Même ainsi elle est d’un intérêt tout particulier pour le bibliographe, car l’objet des recherches du bibliographe est certainement le livre au sens le plus large6.

Les grandes œuvres littéraires ne sont pas tout, et ne doivent pas cacher la forêt de l’immense production imprimée. La bibliographie n’est pas seulement le serviteur de la critique textuelle, elle est aussi celle de l’histoire et de l’historien. « The field is an open one », et la route ouverte par L’Apparition du livre est celle du rôle du monde du livre (printed world) dans la société. Il faut adopter cette approche historique et culturelle, la mêler aux techniques anglaises d’analyse et de description, pour élargir la définition de la bibliographie, renforcer sa signification pour la recherche ainsi que son intérêt intellectuel : « intellectual excitement » sont les deux derniers mots de l’article. Cette communication présentée devant la Bibliographical Society le 18 décembre 1978, et imprimée au début du numéro de mars 1980 de la revue de la société, The Library, était singulièrement offensive.

En 1985, à l’occasion des premières conférences Panizzi à la British Library, Don McKenzie va, à son tour, lancer un pavé dans la mare. J’ai d’abord lu le texte original de McKenzie avant de relire la traduction française, accompagnée d’une préface de Roger Chartier qui éclaire encore mieux la situation anglaise à cette époque, replaçant le petit ouvrage dans son contexte et montrant clairement l’ouverture qu’offraient ces conférences au public britannique, au moment où commençait à se préparer le départ du British Museum7. McKenzie ajoute à la préface de l’édition française de 1991 un avant-propos, dans lequel il écrit qu’il voit dans le contenu de la préface de Roger Chartier « la preuve que les traditions française et anglo-américaine dans le domaine de la recherche bibliographique et critique peuvent trouver un terrain d’entente »8. On n’en est pas encore à l’intégration de l’une et de l’autre, mais, ajoute-t-il :

… l’Histoire de l’édition française a déjà contribué à orienter les recherches des bibliographes anglo-américains vers ce que j’ai suggéré d’appeler, dans un souci de ne rien exclure, une « sociologie des textes9.

Ce qu’il dit, c’est d’un côté, au fond, que les bibliographes anglais ont fait de l’histoire du livre sans le savoir (il dira plus tard que l’histoire du livre était « implicite » dans les travaux de la Société, mais trop implicite) ; mais il dit aussi que la bibliographie, si elle continue à n’être entendue que comme consacrée à l’étude des fonctions non symboliques des signes dans le livre, est destinée à mourir. Expliquant son propos, il écrit :

… toute histoire du livre qui ne s’attacherait pas à l’étude des motivations sociales, économiques et politiques de la publication, qui laisserait de côté les raisons pour lesquelles des textes furent écrits et lus comme ils le furent, ou bien pourquoi ils furent réécrits et présentés sous de nouvelles formes ou, au contraire, pourquoi ils disparurent, ne saurait s’élever au-dessus du statut de simple énumération d’ouvrages et n’accéderait jamais à celui d’histoire digne de ce nom10.

McKenzie était professeur de « textual bibliography » à Oxford. Cette discipline de bibliographie textuelle, ou plutôt cette méthode de recherche consistant à étudier en détail les circonstances de la fabrication d’un livre imprimé pour pouvoir reconstituer la version idéale du texte littéraire qu’il contient, est née essentiellement de l’étude des œuvres de Shakespeare, dont on ne conserve pas les manuscrits mais dont les premières éditions posent de nombreuses questions et problèmes. C’est d’abord pour aider à la critique textuelle que la bibliographie est née en Grande-Bretagne11. Elle n’existe pas sous ce nom en France, où l’on parle aujourd’hui plus généralement d’histoire des textes, ou de tradition et critique des textes. Une des conséquences est l’effort mené depuis longtemps pour connaître et décrire l’intégralité de la production imprimée du passé, effort qui s’est renouvelé et relancé dans les quinze dernières années – et que l’on peut comparer au retard français dans le domaine.

Sollicité en 1992 pour présenter le discours du centenaire de la Bibliographical Society, dont il a reçu la médaille d’or, McKenzie revient sur la question dans sa conférence : « What’s Past is Prologue : The Bibliographical Society and the History of the Book ». Le texte est publié en 1993 et envoyé à tous les adhérents de la Société12. Il parle donc devant la société dont il a été président, depuis une forte position d’autorité. Loin de s’en tenir à une position d’auto-congratulation, qu’il rejette, il met à profit l’occasion qui lui est donnée pour faire le bilan des réalisations de la Société, de son apport pour la recherche et ses publications, mais il en profite aussi pour poser les questions qui dérangent sur le futur des recherches menées en son sein – ou par ses membres. Il commence par rétablir un principe essentiel de sa façon de voir la bibliographie, que d’aucuns ont appelée « révisionniste »13 : chaque élément du livre objet matériel est important et contribue à notre compréhension de l’objet dans son ensemble. Revenant sur les travaux des bibliographes britanniques, il se penche sur leurs limitations méthodologiques ; gêné par leur « résistance à l’abstraction », et par leurs préoccupations « éditoriales et bibliophiliques », il note qu’il leur manque la « base conceptuelle » nécessaire pour pouvoir transformer la bibliographie matérielle (analytic bibliography) en une « histoire du livre » plus globale. Il finit – on est en 1992 – en s’interrogeant sur l’avenir de la société et de la bibliographie en tant que discipline : quel est le statut du livre à l’ère de l’ordinateur  ? La bibliographie doit s’adapter au fait que l’usage de l’ordinateur devient prééminent pour toutes les étapes qui auparavant se faisaient sur papier, sapant ainsi la primauté de l’artefact matériel comme base principale de notre savoir historique.

La position de McKenzie est appuyée sur l’idée que le terme de bibliographie, dans « bibliographical society », doit être pris dans un sens large. C’est le résultat, aussi, de ce que certains à l’époque ont considéré comme « a sterile argument » à l’intérieur de la Bibliographical Society, au sujet de la question : y a-t-il une différence entre bibliographie et histoire du livre  ?

La même année 1992 en effet, Don McKenzie écrit un chapitre intitulé « History of the Book », dans l’ouvrage collectif publié aussi à l’occasion du centenaire de la Bibliographical Society, édité par Peter Davison et intitulé The Book Encompassed : Studies in Twentieth-Century Bibliography, auxquels collaborent Thomas Tanselle, Christopher de Hamel, Nicolas Barker, Mirjam Foot, Lotte Hellinga, Robin Myers, David McKitterick, David Shaw, Wallace Kirsop, Conor Fahy, Terry Belanger et bien d’autres. Il commence ce chapitre, placé à la toute fin du volume, de la manière la plus claire qu’il soit : « L’histoire des livres, si ce n’est “l’histoire du livre”, a été implicite dans le travail de la Bibliographical Society depuis ses débuts »14. Il a dit exactement la même chose dans son discours la même année15. Il élargit ici l’historiographie, ne se contentant plus des travaux de la Bibliographical Society, et inclut d’autres groupes comme celui dont faisaient partie Stanley Morison ou encore Graham Pollard dans les années 1930, ainsi que les Américains, qui ont déjà intégré l’histoire sociale et l’histoire de la lecture à la fin des années 195016. Morison par exemple écrivait en 1972 dans Politics and Script : Aspects of Authority and Freedom in the Development of Graeco-Latin Script from the Sixth Century BC que « le bibliographe doit être à même, par la forme physique d’une inscription, d’un manuscrit, d’un livre, d’un journal, ou d’un autre medium d’enregistrement, de présenter des considérations qui relèvent de l’histoire de quelque chose de distinct de la religion, de la politique et de la littérature, à savoir : l’histoire de l’utilisation de l’esprit »17. Alors, demande McKenzie, que manque-t-il  ? Pourquoi semble-t-il que cette entreprise d’une histoire élargie ait été initiée non pas en Grande-Bretagne mais en France, avec la publication de L’Apparition du livre  ? Si, dit-il, on cherchait au tournant des cinquante ans de la Bibliographical Society (donc au milieu des années 40 et au début des années 50) une quelconque affirmation que la bibliographie est une discipline définie par l’ensemble des recherches historiques et analytiques publiées à cette époque, on n’en trouverait pas : il relève ainsi une contradiction entre ce que la discipline dit d’elle-même et ce qu’elle produit. McKenzie fut attaqué pour ses positions, pour avoir voulu introduire en Grande-Bretagne le mouvement intellectuel qui ouvrait sa discipline traditionnelle de « textual and historical bibliography » à « the history of the book ».

« The book » comme idée et l’influence de l’histoire de l’édition française

Quelques années plus tôt, la publication de l’Histoire de l’édition française (1982-1986) avait attiré immédiatement l’attention. Nicolas Barker, alors rédacteur en chef de la revue The Book Collector, y consacra un article en 1985, après la publication des deux premiers volumes18. Le compte rendu de Ian Maclean dans The Library la même année revient sur L’Apparition du livre et Livre, pouvoirs et société à Paris au xviie siècle, et montre au lecteur que les deux premiers volumes de ce nouveau projet, d’une part incorporent ces œuvres, mais surtout embrassent cette vaste histoire du livre qui inclut l’étude de l’univers mental de la société française, l’histoire des lecteurs, de la lecture et de la compréhensibilité des textes ; il note également l’intégration de la bibliographie matérielle (analytical bibliography) dans le projet et « la fructueuse interaction entre la bibliographie proprement dite et l’approche socio-culturelle, entre l’école “anglaise” d’histoire du livre et la “française” » – les guillemets sont de lui19.

Trois ans plus tard, Barker publiait dans The Book Collector un article intitulé « The Book in France »20. « The book », écrit-il en introduction, est une idée trop abstraite pour des Anglo-Saxons21. C’est un objet, c’est aussi un texte, qu’on peut concevoir séparément de l’objet. Mais pour lui, c’est depuis 1958, avec L’Apparition du livre, que « The book » a pu devenir un concept fort, grâce au génie de Martin qui « a tant fait pour abattre les murs qui séparent “les gens du livre” des historiens, des spécialistes de littérature, des sociologues et de tous les autres, des utilisateurs des livres eux-mêmes, et a permis un fructueux échange d’idées »22. Il passait ensuite en revue plusieurs publications françaises récentes, à commencer par l’Histoire de l’édition française.

En 1994, deux ans après le discours de McKenzie et son chapitre sur « History of the Book », la Bibliographical Society remettait à Henri-Jean Martin sa médaille d’or. Martin fut aussi fellow invité à All Souls College à Oxford ainsi qu’à la British Library. Après plus de quinze ans de discussions, la question était réglée, il était devenu le respecté grand old man alors même que les travaux de Roger Chartier avaient, à la même époque, de plus en plus d’écho dans le pays, prolongeant l’influence de cette « histoire du livre à la française ». L’histoire du livre était, depuis quelques années déjà, ce « fashionable focus of enquiry », pour reprendre les mots de McKenzie. The book, le mot lui-même, trop abstrait selon Nicolas Barker pour être aisément admis dans la langue anglaise, semble accepté.

The cambridge history of the book in britain et the cambridge history of libraries in britain

McKenzie a aussi expliqué l’évolution de la discipline en Angleterre, car cette évolution a bien eu lieu, par la prise en compte, à partir des années 60, des sources d’archives, qui sont parfois venues contredire les conclusions tirées de l’objet livre23. Cette influence est particulièrement sensible dans les grands projets The Cambridge History of the Book in Britain et The Cambridge history of libraries in Britain. L’université de Cambridge lance le premier en 1989, et en charge trois éditeurs : Don McKenzie, Ian Willison et David McKitterick. C’est McKenzie qui a initié l’entreprise, avec l’idée qu’il n’était pas possible que les Français l’aient fait et pas les Anglais. Limitant le champ aux îles britanniques, il suit le modèle de l’Histoire de l’édition française, alors que d’autres pays dans le même temps lancent des projets moins ambitieux, comme celui, en 1987, d’une History of the book : America 1639-187624. McKenzie revendique l’influence de l’Histoire de l’édition française25.

Les questions que se sont posées les éditeurs de la Cambridge History of the Book avant d’y travailler montrent certainement qu’ils s’éloignent de cette bibliographie traditionnelle dont ils sont des représentants respectés. Les questions d’espaces, d’influence culturelle née de l’exportation massive des livres anglais depuis trois siècles ou plus, la question de l’équilibre entre une histoire comme récit et l’analyse, ainsi que des réflexions sur les progrès technologiques et les conditions de production du livre, sont identifiées avant même le commencement de l’ouvrage, prévu en sept volumes – dont le dernier est paru en juin 2019, trente ans après le début du projet. Comme l’écrit McKenzie à la fin de son chapitre « History of the book » : « Alors que la (Bibliographical) Society s’engage dans son deuxième siècle, le principe suivant lequel la bibliographie inclut “quite properly” l’“histoire du livre” comme une de ses plus importantes applications semble fermement enraciné »26.

La Cambridge History of Libraries in Britain porte essentiellement la marque de son éditeur général, Peter Hoare, y compris dans le choix de contributeurs qui apporteraient une vision du sujet plus large que par le passé ; mais Giles Mandelbrote et Keith Manley, qui ont pris la responsabilité du second tome, voient aussi la marque d’une influence d’une école française d’histoire du livre dans le fait qu’on leur a demandé un volume d’histoire sociale des bibliothèques, et pas juste un compendium de faits et de dates. Cela les a conduits à commander des chapitres qui n’étaient pas spécifiquement consacrés à l’histoire des bibliothèques mais à des sujets plus larges. Le premier chapitre de ce volume, consacré aux années 1640-1850, s’intitule ainsi « Ancient and Moderns : cross-currents in early modern intellectual life »27. Les directeurs ont cherché à présenter une histoire « élargie » des bibliothèques, dans un sens qui, à ce qu’il semble à Keith Manley, établissait un lien avec l’école des Annales.

Don McKenzie a mené des efforts pour rester dans la « bibliographie », tout en en changeant profondément le contenu, mais il a aussi agi pour aider à la diffusion de l’histoire du livre d’une autre manière. Les bibliothécaires, et les bibliothécaires en formation, ont ressenti un manque dans les cursus de bibliothéconomie, qui sont en Grande-Bretagne essentiellement des parcours en un an, des Masters en Library and Information Science (MLIS), un des plus réputés étant celui offert par UCL (University College London), qui encore aujourd’hui ne propose pas de cours d’histoire du livre mais d’Historical bibliography. Le projet a donc été lancé de créer un Master of Arts en History of the Book. Le MA fut créé par Warwick Gould, alors directeur de l’Institute of English Studies de la même université, University of London, et il existe encore – l’Institut a depuis développé une Summer School en histoire du livre qui a acquis une solide réputation internationale.

Conclusion : quel héritage martinien aujourd’hui  ?

Je crois aisément Nicolas Barker qui considère que l’influence des travaux d’Henri-Jean Martin en Grande-Bretagne fut énorme, mais indirecte. Quelqu’un comme David McKitterick, qui a vécu de près et en direct les discussions qui ont eu lieu à cette époque sur l’évolution de la bibliographie, peine à trouver quelqu’un qui ait manifestement été influencé par Martin, tout en reconnaissant que ses travaux – et ceux de tous ceux qui ont suivi ce chemin – ont été graduellement acceptés. On peut malgré tout penser à Peter Burke, chez qui l’influence de l’école des Annales est patente (il a d’ailleurs écrit un livre sur le sujet), et qui a travaillé sur l’histoire des médias, de l’information et de la transmission du savoir ; quant à Ian Willison, il place ses propres travaux dans la lignée de ceux de Martin, ainsi que des Lieux de savoir de Christian Jacob28.

Aujourd’hui, il en va, il me semble, différemment. Les plus jeunes à qui j’ai posé la question de l’influence des travaux d’Henri-Jean Martin en Grande-Bretagne me répondent qu’ils n’en ont pas la moindre idée – mais je soupçonne qu’il en serait de même la plupart du temps en France, où cette histoire du livre à la française est contrebalancée par une nouvelle génération de jeunes chercheurs de disciplines très diverses, qui reviennent à une approche tenant davantage de l’étude technique et matérielle des objets.

Certes, nombre de publications sont encore très – ou uniquement – factuelles. Mais des travaux comme ceux d’Andrew Pettegree, me semble-t-il, embrassent aussi bien les apports de la bibliographie (il est, rappelons-le, porteur du monumental projet Universal ShortTitle Catalogue) que ceux d’une histoire sociale et culturelle autant qu’économique et matérielle du livre. Deux manuels récents s’intitulent Companion for the history of the book29. Par ailleurs, les quelques spécialistes d’histoire du livre dispersés dans les divers instituts de l’Université de Londres se sont lancés récemment dans la création d’un Centre for the History of the Book, sans que personne ne suggère que Bibliography serait un meilleur choix. Les conférences de la Bibliographical Society accueillent, chaque troisième mardi du mois, des sujets très variés. Certes, les publications de la société, elles, sont parfois plus traditionnelles, mais il faut y voir, certainement, un effort pour soutenir des publications qui ne trouvent plus si aisément d’éditeur.

Bien entendu, l’influence d’une histoire du livre française, venue se heurter à une tradition bibliographique bien établie, n’est pas passée uniquement par les travaux d’Henri-Jean Martin ; de plus, il faudrait plutôt, sans doute, se pencher sur une influence de ses écrits dans le monde anglo-saxon plutôt qu’en Grande-Bretagne uniquement – on pense, bien évidemment, à Robert Darnton, à Elizabeth Eisenstein, à Adrian Johns, mais aussi, à l’autre bout du monde, à Wallace Kirsop ; au colloque Books and Society in History, à Boston en 1980, où Darnton a parlé de « What is the History of Books »30. Il est probable que ce soit en partie par le biais des travaux des principaux chercheurs américains que ceux de Martin sont revenus en Grande-Bretagne. De l’autre côté de la Manche, Roger Chartier a sans doute eu autant, voire davantage, d’influence sur une discipline qui s’est malgré tout, et non sans mal, profondément modifiée.

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1 Ian Willison, « History of the Book as a Field of Study », en ligne : https ://sas-space.sas.ac.uk/8/1/July.pdf [consulté le 8 mai 2019].

2 John Feather, « Cross-Channel Currents : Historical Bibliography and l’histoire du livre », The Library, 6e série, vol. II, 1, mars 1980, p. 1-15.

3 W. W. Greg, « What is Bibliography ? », dans Collected Papers, éd. J. C. Maxwell, Oxford, 1966, p. 76-88 (82) [A paper read before the Bibliographical Society, 19 February 1912], paru d’abord dans les Transactions of the Bibliographical Society [devenues ensuite The Library], 12, 1914, p. 39-53, cité dans J. Feather, « Cross-Channel Currents… », art. cit.

4 J. Feather, « Cross-Channel Currents… », art. cit., p. 4.

5 Ibid., p. 5.

6 « The book is not only a tangible and material object ; it is not only a medium of communication ; it is also a commercial commodity. No doubt bibliographers will continue to study paper, type, printing, and binding, and continue to illuminate those fields, but I hope that we shall also see a growth in the study of the book as an object of trade. | Like textual criticism, the history of the book as I conceive it is not “particularly bibliographical”, if we define bibliography in a strict physical sense. Even so it is very much the concern of the bibliographer, for the bibliographer’s subject of study is surely the book in its widest sense », ibid., p. 14-15.

7 D. F. McKenzie, Bibliography and the Sociology of Texts, Londres, The British Library, 1986 ; trad. La bibliographie et la sociologie des textes, préface de Roger Chartier, traduction Marc Amfreville, Paris, Éditions du cercle de la librairie, 1991.

8 D. F. McKenzie, « Introduction », dans La bibliographie et la sociologie des textes, op. cit., p. 21-23, à la p. 23.

9 Ibid.

10 D. F. McKenzie, La bibliographie et la sociologie des textes, op. cit., traduction de Marc Amfreville, p. 31.

11 D. F. McKenzie, « History of the Book », dans The Book Encompassed : Studies in Twentieth-Century Bibliography, éd. Peter Davison, Cambridge, Cambridge University Press, 1992, p. 291.

12 Id., « “What’s Past is Prologue” : The Bibliographical Society and History of the Book », The Bibliographical Society Centenary Lecture, 14 July 1992, [Londres], Hearthstone Publications, 1993.

13 Chapeau d’introduction non signée dans le volume d’articles de McKenzie republié en 2002 par Peter McDonald et Michael Suarez : « Editorial introduction », dans Making meaning : « printers of the mind » and other essays, Amherst-Boston, University of Massachusetts Press, 2002 (Studies in Print Culture and the History of the Book), p. 3.

14 « The history of books, if not “history of the book”, has been implicit in the work of the Bibliographical Society since it began », D. F. McKenzie, « History of the Book », art. cit.

15 D. F. McKenzie, « “What’s Past is Prologue”… », op. cit., p. 8.

16 Par exemple Richard D. Altick, The English Common Reader : a Social History of the Mass Reading Public, 1800-1900, Chicago, University of Chicago Press, 1957.

17 « The bibliographer may be able, by the physical form of an inscription, manuscript, book, newspaper, or other medium of record, to reveal considerations that appertain to the history of something distinct from religion, politics, and literature, namely : the history of the use of the intellect » : Stanley Morison, Politics and Script, cité par D. F. McKenzie, « “What’s Past is Prologue”… », op. cit., p. 17.

18 Nicolas Barker, « The history of the French book trade », The Book Collector, 34, 1, 1985, p. 9-26.

19 Ian Maclean, compte rendu de l’Histoire de l’édition française, vol. 1 et 2, The Library, 6e série, 8, 1986, p. 367 et 370.

20 Nicolas Barker, « The Book in France », The Book Collector, 38, 2, 1989, p. 153-170.

21 « “The Book” is not an idea that comes easily to what the French call the “Anglo-Saxon” mind : it is an abstraction which comes easily to the Latin (and indeed German) mind but we – Americans and British – find it difficult » : Nicolas Barker, « The Book in France », art. cit., p. 153.

22 « The genius behind this is that of Henri-Jean Martin, co-author with Lucien Febvre of L’Apparition du livre, who has done so much to break down the walls that separate “book people” from historians, literary scholars, sociologists and all the others, book-users themselves, who ought to benefit from the exchange of ideas that those walls (paradoxally, too often library walls) have prevented », ibid.

23 D. F. McKenzie, « History of the Book », art. cit., p. 294.

24 Ibid., p. 299.

25 D. F. McKenzie, « Introduction », dans La bibliographie et la sociologie des textes, op. cit., p. 23.

26 Ibid., p. 301.

27 Joseph M. Levine, « Ancient and Moderns : cross-currents in early modern intellectual life », dans The Cambridge history of libraries in Britain and Ireland, vo. 2, 1640-1850, édité par Giles Mandelbrote et Keith Manley, Cambridge, Cambridge University Press, 2006, p. 9-22.

28 Voir par exemple Ian Willison, « On the History of the Archival Library and Scholarship in the West since the Alexandrian Library : an Overview », Alexandria : the journal of national and international library and information issues, 25, 3, 2014, p. 87-110.

29 The Cambridge Companion to the History of the Book, éd. Leslie Howsam, Cambridge, Cambridge University Press, 2015 ; A Companion to the History of the Book, éd. Simon Eliot, Jonathan Rose, Oxford, Blackwell Pub., 2007 (2e éd. 2019).

30 Robert Darnton, « What is the History of Books ? » dans Books and Society in History : Papers of the Association of College and Research Libraries Rare Books and Manuscripts preconference, 24-28 June, 1980, Boston, Massachussetts, éd. Kenneth E. Carpenter, New York, R. R. Bowker, 1983, p. 3-26. Henri-Jean Martin et Frédéric Barbier ont tous les deux participé à ce colloque.