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La réception d’Henri-Jean Martin en Italie

La médiation d’Armando Petrucci

Lodovica BRAIDA

Conservateur en chef des bibliothèques, Docteur en histoire, membre associé au Centre de Recherche en Histoire Internationale et Atlantique (CHRIA), Université de La Rochelle

La traduction italienne de l’apparition du livre : le contexte culturel

Pendant longtemps, L’Apparition du livre a été un ouvrage de référence pour les chercheurs européens qui se sont intéressés à l’histoire du livre. Selon le contexte dans lequel l’ouvrage de Lucien Febvre et Henri-Jean Martin a été traduit, il a produit des réactions et des effets très différents. Comme toutes les traductions, celle de L’Apparition du livre doit être resituée dans les horizons culturels qui lui ont donné une nouvelle vie. Je me propose ici d’analyser le contexte au sein duquel fut inscrite la traduction italienne. Celle-ci n’indique pas seulement l’arrivée en Italie de l’approche française en histoire du livre, mais marque surtout la rencontre, bien qu’indirecte, entre deux grands historiens de la culture écrite : Henri-Jean Martin et Armando Petrucci1.

Comme l’a observé Martin lui-même, L’Apparition du livre n’a pas remporté un succès immédiat en Europe2. La première traduction fut réalisée en espagnol et sortit au Mexique en 1962. Suivit, en 1976, la traduction anglaise (The Coming of the Book. The Impact of Printing, 1450-1800, par David Gerard, publié à Londres par New Left Books en 1976 et réédité à Londres en 1990)3 et, en 1977, la traduction italienne (La nascita del libro).

En ce qui concerne la traduction en espagnol, María Luisa López-Vidriero souligne qu’elle passa quasiment inaperçue, à cause de la situation politique de l’Espagne et de son isolement européen pendant la dictature franquiste4. Le traducteur, Agustín Millares Carló, bibliographe et paléographe, était l’auteur d’importantes études bibliographiques, dont une Historia y bibliografía de la imprenta en el siglo xvi (1929 et 1935), et du Tratado de paleografía española (1932). Entre 1936 et 1937, il avait séjourné à l’École des chartes de Paris pour travailler sur son Corpus de códices visigóticos, mais la guerre civile espagnole l’avait contraint à interrompre son projet et, en 1938, à émigrer au Mexique, comme bon nombre d’intellectuels espagnols. Accueilli au Colegio de México et à l’Université, il put continuer ses recherches et enseigner la bibliographie et les disciplines du livre. Il conserva des liens étroits avec certains chercheurs français, notamment avec les hispanistes Marcel Bataillon et Jean Sarrailh. En 1952, il revint à Paris pour reprendre la collaboration avec ce dernier. Le projet de traduction de L’Apparition du livre en espagnol, la seule qui reprenne à la lettre le titre français (La aparición del libro), fut donc réalisé loin d’une Espagne où les études et la recherche survivaient sans relation avec le reste de l’Europe. Cette situation explique le vide critique qui entoura la première traduction de l’œuvre de Febvre et Martin5.

Le contexte historique au sein duquel parut la traduction italienne, publiée par Laterza en deux volumes en 1977, est bien différent. Il faut préciser avant tout qu’elle se fondait sur la deuxième édition française, parue en 1971 chez Albin Michel, et non sur la première de 1958. Une note de la rédaction avertissait qu’il ne s’agissait pas d’une traduction intégrale : « le chapitre d’introduction sur le livre manuscrit, dû à Marcel Thomas, a été omis ; la brève traduction sur le prétendu “précédent chinois” de [Marie-Roberte] Guignard, ainsi que toute la section consacrée au livre pendant la Réforme ont également été éliminées »6. La traduction italienne avait donc supprimé l’introduction de Marcel Thomas sur la production du livre manuscrit et son organisation dans les monastères, les universités et les ateliers laïques, un paragraphe du deuxième chapitre sur le « précédent chinois » et le troisième paragraphe du dernier chapitre consacré au « Livre et la Réforme ».

La traduction était signée par Carlo Pischedda, un historien de l’université de Turin qui avait déjà traduit, pour la maison d’édition Einaudi, l’Apologie pour l’histoire de Marc Bloch (1950) et La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II (1953) de Fernand Braudel et, pour Laterza, La Révolution française d’Albert Soboul (1964). La nascita del libro était précédée d’un long essai d’Armando Petrucci, qui soulignait ses aspects novateurs, mais signalait également ses limites.

Cette traduction ne constituait pas une publication isolée. Elle s’inscrivait dans la politique éditoriale de Laterza, qui, dans les années 70, avait commencé à accorder une grande attention à l’histoire du livre et des bibliothèques grâce à la collaboration de deux savants, Armando Petrucci et Guglielmo Cavallo, tous deux paléographes. Et ce n’est pas un hasard si l’histoire sociale du livre qui se faisait en France est arrivée en Italie grâce à la médiation de deux paléographes, et non pas des historiens. Nous verrons pourquoi.

La nascita del libro parut dans la collection d’essais « Universale Laterza », qui avait publié de nombreux ouvrages d’historiens français liés aux Annales, dont Marc Bloch, Philippe Ariès, Lucien Febvre, Georges Duby, Michel Vovelle et Robert Mandrou. Au sein de cette collection, quatre recueils parus entre 1975 et 1979 eurent le mérite de faire connaître des travaux sur le livre et sur l’édition jamais traduits auparavant en Italie. Il s’agissait de Libri, editori e pubblico nel mondo antico, sous la direction de Guglielmo Cavallo (1975), Libri, editori e pubblico nell’Europa moderna, sous la direction d’Armando Petrucci (1977), Libri e lettori nel Medioevo, toujours sous la direction de Cavallo (1977), et enfin Libri, scrittori e pubblico nel Rinascimento, sous la direction de Petrucci (1979)7. Chacun de ces volumes constituait une « Guida storica e critica » (un Guide historique et critique), dont la quatrième de couverture indiquait le propos : « Les “Guides historiques et critiques” de la collection Universale Laterza offrent et confrontent les interprétations les plus récentes et les plus reconnues d’un phénomène culturel qui fait débat »8. Et, en ce qui concerne l’histoire du livre, c’était bien le cas : le débat était ouvert et particulièrement critique.

Deux éminents historiens qui avaient renouvelé les études sur les Lumières, Franco Venturi et Furio Diaz, s’étaient exprimés de façon plutôt polémique sur Livre et société, l’enquête coordonnée par François Furet sur la diffusion et l’influence du livre dans la société française du xviiie siècle, publiée à Paris en deux volumes entre 1965 et 1970. Comme on le sait, l’ouvrage dirigé par Furet représenta un important banc d’essai pour la méthode quantitative qui, pour la première fois, entrait massivement (en utilisant des sources sérielles comme les registres de l’administration de la Librairie ou les inventaires après décès) sur le délicat terrain culturel, le « troisième niveau », selon la définition de Pierre Chaunu. Mais, pour Furio Diaz, l’application de la méthode quantitative à un domaine où, plus que dans tout autre, comptaient l’individualité et l’originalité des idées novatrices diffusées par les philosophes, avait produit des résultats « presque toujours évidents, parfois trompeurs »9. Le jugement de Franco Venturi sur la contribution apportée par Livre et société était plus sévère encore :

Le risque de l’histoire sociale des Lumières, telle que nous la voyons aujourd’hui, notamment en France, est d’étudier les idées au moment où elles sont devenues des structures mentales, sans jamais saisir le moment créatif et actif, et d’examiner toute la structure géologique du passé, sauf précisément l’humus sur lequel poussent les plantes et les fruits. Le résultat historiographique est que l’on reconfirme souvent avec un grand luxe de méthodes nouvelles ce que l’on savait déjà, ce qui était déjà visible dans les luttes des contemporains et les réflexions des historiens10.

La traduction du livre de Febvre et Martin ainsi que l’ouvrage Libri, editori e pubblico nell’Europa moderna, publié en 1977 sous la direction de Petrucci, firent donc leur apparition dans un climat de critiques sévères de la part de deux éminents historiens des idées vis-à-vis de l’histoire socio-culturelle, et notamment de l’histoire fondée sur l’application des méthodes quantitatives. Mais ces recherches qui, selon Furio Diaz, étaient le signe des « fatigues de Clio », étaient, en revanche, pour Armando Petrucci, un indice de vivacité culturelle ; elles étaient utiles pour comprendre les problèmes posés par « une nouvelle historiographie des expressions et des produits de l’écrit »11.

Dans l’introduction au recueil publié en 1977, Petrucci expliquait les raisons qui l’avaient incité à rassembler « des essais de chercheurs de différentes nationalités et de différentes orientations, qui allaient dans le sens, relativement neuf et porteur de plus amples développements, d’une recherche globale d’histoire de la civilisation et de la société (ou de la mentalité collective, si l’on préfère) construite à partir de l’histoire du livre »12. Il inscrivait donc son anthologie dans le cadre de l’histoire des mentalités, en employant plus ou moins les mots que nous retrouvons dans la préface de la thèse de H.-J. Martin, Livre, pouvoirs et société à Paris au xviie siècle, publiée en 1969 :

La statistique bibliographique a conquis aujourd’hui ses titres universitaires et l’histoire des mentalités compte sur l’apport de l’histoire du livre. De cela, je me réjouis. Mais ce n’est pas sans appréhension que je présente en même temps la première tentative d’interprétation globale en un domaine dont on attend désormais beaucoup13.

Petrucci soulignait que l’intérêt pour le livre comme facteur de changement avait caractérisé non seulement la recherche historique proche des Annales, à laquelle Martin faisait référence, mais aussi des contextes culturels et disciplinaires différents, tels que la sociologie des médias (notamment à partir du The Gutenberg Galaxy du sociologue canadien Marshall McLuhan, publié à Toronto en 1963 et traduit en italien en 1976), ou les articles d’Elizabeth Eisenstein « The Advent of Printing and the Problem of Renaissance » (Past and Present, 1969) et « L’avènement de l’imprimerie et la Réforme » (Annales, 1971), deux essais qui préparaient son livre The Printing Press as an Agent of Change (1979). Selon Petrucci, il était temps de faire connaître aux lecteurs italiens des études « suffisamment représentatives d’écoles ayant des méthodologies sensiblement différentes entre elles »14. Le recueil publié en 1977 rassemblait des essais de Rudolf Hirsch, Amedeo Quondam, François Furet, Geneviève Bollème, Adriana Lay, et Henri-Jean Martin, dont Petrucci proposait un chapitre tiré de Livre, pouvoirs et société (et plus précisément de la partie intitulée « La structure des métiers du livre »), consacré à « La circulation du livre : le rôle de Paris ».

Mots partagés : « diffusion sociale de l’écriture » et « pouvoir de la culture écrite »

L’élément sur lequel Armando Petrucci insistait le plus dans sa préface était l’attention pour les « nouveaux outils de l’analyse quantitative, qui, dernièrement, ont en quelque sorte changé le visage de la littérature bibliographique »15. Il faisait évidemment référence à Livre et société, dont il publiait la contribution de François Furet sur la Librairie et celle de Geneviève Bollème sur le livre populaire.

Cette dernière contribution, « La littérature populaire et de colportage », concernait des thèmes chers à Petrucci : les caractéristiques matérielles des livres populaires, et notamment ceux de la Bibliothèque bleue, et les principaux genres qui avaient constitué, selon Bollème, « une littérature aux frontières incertaines », fondamentalement immobile au fil des siècles : « elle vit sur un autre rythme que la culture savante ; elle a l’éternité du rêve et du surnaturel »16. Dans la préface, Petrucci prenait ses distances vis-à-vis de cette interprétation, mais il est significatif qu’il ait voulu faire connaître aux lecteurs italiens un point de vue important dans l’un des débats les plus vifs des années 1970 : celui sur le rapport entre haute culture et culture populaire, un débat nourri par la publication en 1976 du livre de Carlo Ginzburg, Il formaggio e i vermi. Il cosmo di un mugnaio del ‘500 (Le fromage et les vers. L’univers d’un meunier du xvie siècle). Le travail de Ginzburg mettait l’accent sur la faible pertinence de l’opposition culture savante/culture populaire, liée à une conception de la culture écrite comme un patrimoine clos, alors que le cas du meunier Domenico Scandella, dit Menocchio, prouvait la circularité entre les différents niveaux culturels. L’auteur soulignait donc la nécessité de dépasser une dichotomie qui avait opposé (par exemple dans les études de Mandrou et de Bollème), d’un côté, l’originalité et la créativité de la culture savante, et, de l’autre, la répétitivité de la culture populaire17. Le livre de Ginzburg a profondément marqué les études sur le rapport entre culture savante et culture populaire et a contribué à orienter le choix de nombreuses traductions d’ouvrages centrés sur ces thématiques. Après Il formaggio e i vermi, Einaudi publia dans les années 1970 et 1980 quelques-unes des principales études sur les rapports actifs et réciproques entre culture savante et culture populaire, parmi lesquels les livres majeurs de Natalie Zemon Davis, Christopher Hill et Edward P. Thompson.

Se faisant écho de ces débats dans la préface au recueil de 1977, Petrucci soulignait que, parmi les livres de Menocchio, il y avait des ouvrages en vulgaire, dont une bonne partie « constitués de textes non contemporains, voire relativement anciens et appartenant depuis longtemps à la culture vulgaire-populaire italienne »18. C’est justement à partir de ce constat que Petrucci formulait une considération fondamentale pour sortir d’une dimension uniquement textuelle de l’analyse de la production du livre. Il insistait sur le fait que les livres lus par Menocchio différaient des livres de la « haute culture » du point de de vue de leur aspect matériel, de leur mise en page, de leur illustration et de la qualité de l’impression. L’aspect externe du produit livre, « un des éléments sur lesquels la nouvelle histoire de la production écrite aux xve et xvie siècles s’est le moins arrêtée »19, revêtait une importance fondamentale, car « il finissait par fixer l’objet produit et consommé dans des schémas d’usage et d’appropriation bien déterminés, donc, à partir d’un certain point, difficilement modifiables »20. Et cela était également valable tant pour les livres « populaires » imprimés en Italie que pour les ouvrages français publiés au sein de la Bibliothèque bleue de Troyes. Sur l’aspect matériel des livrets bleus, Petrucci citait un article de Martin, « Culture écrite et culture orale, culture savante et culture populaire dans la France d’Ancien Régime », paru en 1975 dans le Journal des Savants. Il soulignait certains de ses résultats, notamment le fait d’avoir identifié la présence de milliers de livrets populaires dans les boutiques des libraires parisiens. Il s’agissait d’une donnée sur la distribution qui contribuait à mettre en discussion l’un des lieux communs sur les livres de la Bibliothèque bleue, selon lequel – il suffit de penser aux études de Mandrou et de Bollème21 –, ces livrets circulaient surtout dans les campagnes, pour un public de paysans, grâce aux colporteurs, et non pas dans les librairies urbaines.

Ces observations sur la distribution sociale des livres populaires étaient d’un grand intérêt pour Petrucci. Au cours de ces mêmes années, il avait entamé, avec d’autres paléographes et historiens, une recherche sur l’un de ses thèmes de prédilection : l’étude de l’alphabétisation au sein de la société italienne. En d’autres termes, la diffusion de la culture écrite. Toutefois, faute d’informations quant à la provenance sociale des lecteurs, les données sur la présence de livres populaires dans les librairies parisiennes lui semblaient utiles, même si, pour lui, il était plus important de découvrir « les mécanismes et les degrés des processus d’acculturation ou de déculturation auxquels étaient soumises les classes subalternes. Par exemple : en leur sein, ceux qui savaient lire, quoique épisodiquement, comment lisaient-ils  ? »22.

C’est cette grande question qui avait conduit Petrucci vers l’histoire du livre : d’un côté, sa compétence de paléographe lui permettait de montrer que les différentes typologies graphiques et matérielles des manuscrits avaient été durablement imitées par les livres imprimés ; de l’autre, son engagement civique le conduisait à réfléchir sur le thème politiquement sensible des faibles niveaux d’alphabétisation qui, jusqu’au début du xxe siècle, avaient caractérisé la société italienne23. Les causes étaient complexes, mais elles étaient sûrement liées à l’inefficacité avec laquelle les gouvernements, après l’Unité de l’Italie, avaient affronté la question du faible accès à l’instruction élémentaire d’une grande partie du Sud, avec de graves conséquences sur l’accès à la culture écrite.

Dans l’article de Martin de 1975, Petrucci avait certainement trouvé de nombreuses idées concernant un thème qui, de façon différente, importait à tous deux : la lisibilité des textes et l’influence du support matériel et de l’organisation du texte (avec ou sans illustrations, avec ou sans division en paragraphes) sur l’interprétation des textes eux-mêmes – un thème abordé plus longuement par Martin soit dans l’Histoire de l’édition française, dirigée avec Roger Chartier, soit dans Mise en page et mise en texte du livre français. La naissance du livre moderne (xive-xviie siècles), publié en 2000, mais déjà largement anticipé dans un livre publié à Naples en 1987, issu des conférences qu’il avait données en 1984 à l’Istituto Italiano per gli Studi filosofici, Pour une histoire du livre (xve-xviiie siècle). Martin y soulignait qu’il était important d’entamer des recherches « pour éclaircir l’histoire de la mise en texte des œuvres imprimées modernes et la lier à l’essor des systèmes de pensée »24. Il signalait, par exemple, la lenteur avec laquelle, dans le livre imprimé, on était arrivé à la division du texte en paragraphes :

Les Essais de Montaigne par exemple présentent 25 pages à longues lignes sans un alinéa à la fin du xvie siècle. Et il en va de même de l’Imitation de Jésus Christ jusqu’en 1620. De sorte qu’on peut relever sur beaucoup d’exemplaires de fines marques à la plume indiquant sans doute à quel endroit s’était arrêté un liseur chaque jour de sa lecture quotidienne. Et ce n’est assurément pas un hasard si la mise en paragraphes modernes tend à se généraliser en France au temps de Descartes25.

Il est par ailleurs essentiel de rappeler que L’Apparition du livre arriva en Italie à un moment fondamental pour les études sur la culture écrite : en 1977, Petrucci lui-même avait organisé à Pérouse, avec Attilio Bartoli Langeli, un colloque consacré à Alfabetismo e cultura scritta nella storia della società italiana, point de référence pour les études consacrées dans les années suivantes aux compétences diversifiées de lecture et d’écriture dans la société de l’Ancien Régime. Et, toujours en 1977, la culture italienne s’était enrichie d’une nouvelle revue, Scrittura e civiltà, fondée par Petrucci et par les paléographes Guglielmo Cavallo et Alessandro Pratesi, qui était la première revue d’histoire de l’écriture considérant non seulement les aspects paléographiques, mais aussi les usages sociaux de l’écrit26. Comme Petrucci put le préciser dans une contribution de 1979, leur souhait était d’inspirer « un type de recherche axée sur le rapport entre écriture et société : c’est-à-dire sur l’importance que, tour à tour, les classes socialement dominantes ont attribuée à l’écriture comme outil de fixation et de transmission des messages et la façon dont elles se sont posé le problème du contrôle de la diffusion sociale de l’écriture et du contrôle de l’organisation de la production du matériel écrit »27.

C’est dans ce contexte d’attention au rapport entre culture écrite et société que parut la traduction de L’Apparition du livre. Comme je l’ai déjà dit, il ne s’agissait pas d’une traduction intégrale, mais pour les lecteurs italiens elle fut très importante. Le texte était précédé d’une dense introduction d’Armando Petrucci titrée « Per una nuova storia del libro »28. Il reconnaissait à Febvre et Martin le mérite d’avoir enfin fait sortir l’histoire du livre de l’érudition, en l’ouvrant à une analyse économique, sociale et culturelle dans la longue durée de l’Ancien Régime. Mais il ne cachait pas ses réserves. La principale concernait le fait que, dans cette œuvre magistrale, les auteurs avaient davantage insisté sur la nouveauté que sur la continuité dans la transition du manuscrit au livre typographique. Au contraire, Petrucci soulignait que le passage d’une technique à l’autre avait été caractérisé par la continuité, tant dans le choix des textes imprimés par les premiers typographes que dans les choix matériels : le livre imprimé était toujours un codex, comme le livre manuscrit, et les caractères typographiques imitaient les écritures manuscrites les plus en vogue et s’adaptaient aux typologies textuelles qui étaient celles des manuscrits.

De plus, le paléographe italien mettait en question les remarques concernant le public. Les prototypographes, loin de changer d’orientation par rapport au passé, loin de s’adresser à un nouveau public, « s’adressaient plutôt […] au public traditionnel du livre manuscrit, notamment aux ecclésiastiques, aux docteurs, aux humanistes »29. Sur cet aspect, Petrucci ne semble pas avoir saisi que, dans L’Apparition du livre, Martin avait en réalité davantage insisté sur les aspects culturellement conservateurs du livre imprimé que sur les aspects novateurs. Comme l’a observé Roger Chartier, « Martin souligne avec force, et à plusieurs reprises, le rôle conservateur de l’imprimerie et la prudence nécessaire face à une révolution technique qui n’est pas, du même coup, une révolution culturelle »30.

Petrucci mettait l’accent sur l’un des effets les plus visibles que l’imprimerie avait produit sur l’objet livre : le fait d’avoir « puissamment contribué à canoniser pour toujours la séparation entre livre savant et livre populaire », tant sur le plan textuel que matériel, celui de la mise en page, de l’illustration et du choix des caractères31. Il s’agissait de thématiques que Martin abordera plus amplement dans l’ouvrage déjà cité Mise en page et mise en texte du livre français, où il souligne l’importance des modalités suivant lesquelles les textes s’inscrivent sur les pages et où il montre combien la mise en page influe sur les pratiques de lecture et les processus cognitifs.

C’est encore la maison d’édition Laterza qui a relevé le défi de traduire le livre le plus complexe peut-être de Martin, Histoire et pouvoirs de l’écrit, publié à Paris en 1988 et traduit en italien en 1990 (Storia e potere della scrittura). Dans ce livre, où avec hardiesse, il se mesurait avec une histoire de la culture écrite des civilisations antiques aux temps contemporains, Martin traite de thèmes très chers aussi à Petrucci, comme la pluralité des usages de l’écriture dans des sociétés et des systèmes de pouvoir différents, ou la présence de formes de lecture très diversifiées dès l’Antiquité. L’historien français cite un essai de Petrucci de 1984, Lire au Moyen Âge, où le paléographe invitait à prendre en considération non seulement la lecture à haute voix, mais aussi la lecture silencieuse, in silentio, et la lecture à voix basse, la ruminatio, qui facilitait la méditation et la mémorisation. Au centre de la réflexion sur la lecture, Martin mettait encore une fois l’accent sur la matérialité du livre, sur la mise en page, sur l’organisation du texte, éléments qui, selon Jean Hébrard, suggèrent le primat du support : « On savait depuis McLuhan que le médium prime sur le message. Henri-Jean Martin nous oblige à nous demander si les propriétés du support ne sont pas, en définitive, plus déterminantes que les réseaux de communication qu’elles rendent possibles »32.

On serait tenté de dire qu’avec le temps, le parcours de Martin, parti du livre imprimé pour étudier la naissance « d’un nouveau système de pensée », et celui de Petrucci, qui n’avait vu dans l’invention de Gutenberg qu’une des nombreuses expressions de la « culture graphique », s’étaient rapprochés. Pour tous deux, le concept clé, au fil du temps, était devenu celui de « la culture écrite », dans toutes ses expressions et dans toutes les civilisations33.

Ce n’est pas un hasard si Petrucci, en participant à une conférence en 2008 sur le cinquantième anniversaire de la publication de L’Apparition du livre, rappela que ce livre pionnier ne pouvait être compris « dans toute son importance » sans prendre en considération Histoire et pouvoirs de l’écrit34. Dans cette œuvre, Petrucci avait probablement trouvé des éléments significatifs pour une histoire de la culture écrite sans hiérarchie, ouverte à tous les usages sociaux de l’écriture, alphabétique ou non, imprimée ou non. Pour lui, comme il le dit à plusieurs reprises, la paléographie devait être « une véritable histoire de la culture écrite et donc de l’histoire de la production, des caractéristiques formelles et des usages sociaux de l’écriture et des témoignages écrits dans une société déterminée, quels que soient les techniques et les matériaux utilisés au fil du temps »35.

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1 Armando Petrucci, point de référence pour de nombreux chercheurs de ma génération, est décédé le 23 avril 2018. Cet essai est dédié à sa mémoire.

2 H.-J. Martin, Les métamorphoses du livre. Entretiens avec Jean-Marc Chatelain et Christian Jacob, Paris, Albin Michel, 2004, p. 87. Pour une analyse de la production de Martin, voir Roger Chartier, « Henri-Jean Martin ou l’invention d’une discipline », Bibliothèque de l’École des chartes, 165, 2007, p. 313-328 ; sur la réception des ouvrages de Martin, Jean-Dominique Mellot, « De L’Apparition du livre à l’Histoire de l’édition française et au-delà : un moment historiographique », dans 50 ans d’histoire du livre : 1958-2008, éd. Dominique Varry, Villeurbanne, ENSSIB, 2014, p. 16-26.

3 Il s’agit, selon Nicolas Barker, « d’une très mauvaise traduction », cf. N. Barker, « A cinquant’anni dalla pubblicazione de L’Apparition du livre », dans La storia della storia del libro 50 anni dopo L’Apparition du livre. Atti del seminario internazionale, Roma, 16 ottobre 2008, éd. Maria Cristina Misiti, Rome, Biblioteca di archeologia e storia dell’arte, 2009, p. 43-47.

4 María Luisa López-Vidriero, « L’Apparition du livre en español : un punto de partida a cincuenta años de estudio », dans La storia della storia del libro…, op. cit. [note 3], p. 79-91, p. 79.

5 Ibid., p. 87.

6 A. Petrucci, « Introduzione. Per una nuova storia del libro », dans L. Febvre, H.-J. Martin, La nascita del libro, Rome-Bari, Laterza, 1977, vol. I, p. VII-XLVIII. Toutes les citations sont tirées de la réédition de 1985 (« È stato omesso il capitolo introduttivo sul libro manoscritto, dovuto a Marcel Thomas, e sono stati parimente eliminati la breve trattazione sul cosiddetto “precedente cinese”, dovuta a M. R. Guignard, nonché l’intera sezione dedicata al libro e alla Riforma », p. [2], n.d.t.).

7 Ces titres des années 1970 eurent une continuation dans les années 1980 avec le volume Le biblioteche nel mondo antico e medievale, éd. Guglielmo Cavallo, Rome-Bari, Laterza, 1988.

8 « Le “Guide storiche e critiche” dell’Universale Laterza forniscono e mettono a confronto tutte le più recenti e autorevoli interpretazioni di un fenomeno culturale sul quale il dibattito è aperto ».

9 Furio Diaz, « Le stanchezze di Clio. Appunti su metodi e problemi della recente storiografia della fine dell’ancien régime in Francia », Rivista storica italiana, 84, 1972, p. 683-745, à la p. 733 (« quasi sempre ovvi, in qualche punto fuorvianti »).

10 Franco Venturi, Utopia e riforma nell’Illuminismo, Turin, Einaudi, 1970, p. 24-25 (« Il rischio della storia sociale dell’Illuminismo, quale la vediamo oggi soprattutto in Francia, è di studiare le idee quando son diventate ormai strutture mentali, senza cogliere mai il momento creativo e attivo, di esaminare tutta la struttura geologica del passato, salvo precisamente l’humus sulla quale crescono le piante e i frutti. Il risultato storiografico è spesso di riconfermare con gran lusso di metodi nuovi quello che già si sapeva, quello che già era affiorato alla luce della coscienza attraverso le lotte dei contemporanei e le riflessioni degli storici »).

11 A. Petrucci, « Introduzione », dans Libri, editori e pubblico nell’Europa moderna. Guida storica e critica, éd. A. Petrucci, Rome-Bari, Laterza, 1977, p. IX-XXIX, à la p. XVI.

12 Ibid., p. XI : « saggi di studiosi di diverse nazionalità e di diversi orientamenti, che si muovessero nella linea, relativamente nuova e foriera di più ampi sviluppi, di una ricerca globale di storia della civiltà e della società (o della mentalità collettiva, se si preferisce) indagata attraverso la storia del libro ».

13 H.-J. Martin, Livre, pouvoirs et société à Paris au xviie siècle (1598-1701), Genève, Droz, 1969, 2 vol., t. I, p. 2.

14 A. Petrucci, « Introduzione », art. cit. [note 11], p. XI (« sufficientemente rappresentativi di scuole con metodologie sensibilmente diverse fra loro »).

15 Ibid., p. XII (« nuovi strumenti dell’analisi quantitativa, che negli ultimi tempi hanno in qualche modo cambiato faccia alla letteratura bibliografica »).

16 Geneviève Bollème, « La littérature populaire et de colportage », dans Livre et société dans la France du xviiie siècle, éd. François Furet, Paris-La Haye, Mouton, 1965, I, p. 61-92, à la p. 89.

17 Sur l’évolution du concept de « populaire » dans les études sur les livres de grande circulation, Roger Chartier, « Popular Appropriation : the Readers and their Books », dans Id., Forms and Meanings from Codex to Computer, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 1995, p. 83-97. Sur le débat suscité par le livre de Ginzburg et sur les critiques de Ginzburg à Mandrou et Bollème, Lodovica Braida, « L’histoire du livre en Italie : entre histoire de la bibliographie, histoire sociale et histoire de la culture écrite », HCL, IX, 2014, p. 5-27, en particulier p. 12-14.

18 A. Petrucci, « Introduzione », art. cit. [note 11], p. XVI (« costituite da testi non contemporanei, anzi relativamente antichi e appartenenti da tempo alla cultura volgare-popolare italiana ».

19 Ibid., p. XVII (« uno degli argomenti sui quali meno si è soffermata la nuova storiografia quattro-cinquecenteca della produzione scritta »).

20 Ibid., p. XVII (« finiva per fissare l’oggetto prodotto e consumato entro schemi di uso e di appropriazione ben determinati e quindi, da un certo punto in poi, difficilmente modificabili »).

21 L’attention portée par Martin à la circulation urbaine des livres de la Bibliothèque bleue apparaissait déjà dans Livre, pouvoirs et société, où il avait souligné la présence des éditions troyennes dans les librairies parisiennes.

22 A. Petrucci, « Introduzione », art. cit. [note 11], p. XXII (« i meccanismi e i gradi dei processi di acculturazione o di deculturazione cui le classi subalterne venivano sottoposte. Per esempio : al loro interno, coloro che sapevano farlo, sia pure saltuariamente, come leggevano  ? »).

23 Il s’agit de thématiques auxquelles Petrucci avait consacré deux livres importants : Primo : non leggere. Biblioteche e pubblica lettura in Italia dal 1861 ai nostri giorni (écrit avec Giulia Barone), Milan, Mazzotta, 1976 ; Scrivere e no. Politiche della scrittura e analfabetismo nel mondo d’oggi, Rome, Editori Riuniti, 1987. Voir Antonio Ciaralli, « In memoriam Armando Petrucci », La Bibliofilia. Rivista di storia del libro e di bibliografia, 120-2, 2018, p. 331-335.

24 H.-J. Martin, Pour une histoire du livre (xve-xviiie siècle), Cinq conférences, Naples, Bibliopolis, 1987, p. 36.

25 Ibid.

26 Petrucci a parlé de la revue Scrittura e civiltà et du climat intellectuel de sa fondation dans un entretien avec Antonio Castillo Gómez, « Armando Petrucci : un paseo por los bosques de la escritura », Litterae. Cuadernos sobre cultura escrita, 2, 2002, p. 9-37. Cet entretien, avec plusieurs d’autres, est publié dans A. Petrucci, Scritti civili, éd. Attilio Bartoli Langeli, Antonio Ciaralli, Marco Palma, Rome, Viella, 2019.

27 A. Petrucci, « Funzione della scrittura e terminologia paleografica », dans Palaeographica, diplomatica et archivistica. Studi in onore di Giulio Battelli, Rome, Edizioni di storia e letteratura, 1979, I, p. 3-30, à la p. 11 (« un tipo di ricerca incentrata sul rapporto tra scrittura e società : e cioè l’importanza che di volta in volta le classi socialmente dominanti hanno attribuito alla scrittura come strumento di fissazione e di trasmissione di messaggi e il modo in cui esse si sono poste il problema del controllo della diffusione sociale della scrittura e quello dell’organizzazione della produzione di materiale scritto »).

28 A. Petrucci, « Per una nuova storia del libro », art. cit. [note 6], p. V-XLVIII.

29 Ibid., p. XX (« i prototipografi […], lungi dal rivolgersi ad un pubblico nuovo, si rivolsero invece […] proprio a quello tradizionale del libro manoscritto, e in particolare agli ecclesiastici, ai “dottori”, agli umanisti »).

30 R. Chartier, « Henri-Jean Martin ou l’invention d’une discipline », art. cit. [note 2] p. 316.

31 A. Petrucci, « Per una nuova storia del libro », art. cit. [note 6], p. XXXI (« [la stampa] contribuì anche potentemente a canonizzare per sempre la separazione tra libro colto e libro cosiddetto popolare »).

32 Jean Hébrard, Libération, 23 février 1989, p. 28.

33 Sur l’importance de la notion de « culture graphique » dans les ouvrages de Petrucci, et en particulier dans La Scrittura. Ideologia e rappresentazione (Turin, Einaudi, 1986) et Le Scritture ultime. Ideologia della morte e strategie dello scrivere nella tradizione occidentale (Turin, Einaudi, 1995), R. Chartier, « Culture écrite et littérature à l’âge moderne », Annales. Histoire, Sciences sociales, 56-4, 2001, p. 783-803.

34 A. Petrucci, « Riflessioni conclusive », dans La storia della storia del libro, op. cit. [note 3], p. 97-98.

35 A. Petrucci, Prima lezione di paleografia, Rome-Bari, Laterza, 2002, p. VI (« una vera e propria storia della cultura scritta e che perciò si occupi della storia della produzione, delle caratteristiche formali e degli usi sociali della scrittura e delle testimonianze scritte in una società determinata, indipendentemente dalle tecniche e dai materiali di volta in volta adoperati »). Sur Petrucci et sa conception de la paléographie comme histoire de la culture écrite et des usages sociaux de l’écriture voir le numéro, entièrement consacré au paléographe italien, de Litterae Caelestes, vol. IX, 2019, et en particulier, R. Chartier, « Morphologie et histoire de la culture écrite : Armando Petrucci », p. 8-18.