Histoire du livre et philosophie : quelques remarques sur l’épistémologie et sur les références aux philosophes dans l’œuvre d’Henri-Jean Martin
L’œuvre d’Henri-Jean Martin ne comprend pas de livre ayant pour objet déclaré l’épistémologie ou l’étude des postulats ontologiques de l’histoire. À la différence, par exemple, de Donald F. Mc Kenzie, de Jack Goody, de Roger Chartier ou encore d’Anne-Marie Christin1, historiens et chercheurs avec lesquels il a collaboré, Henri-Jean Martin n’a pas tenu à faire ce « pas de côté » que représente un essai sur l’histoire ou un traité épistémologique. Conclure de cette absence un désintérêt pour la théorie ou une méfiance envers une certaine tendance philosophique de l’histoire serait pourtant une erreur, tant les textes de Martin fourmillent de références aux philosophes, d’excursions philosophiques, de confrontations aux concepts contemporains des sciences humaines. Loin de se cantonner à l’exploration d’un champ scientifique dont il avait lui-même défini les premières limites, Martin ne cessa d’élargir les perspectives et l’ampleur du domaine couvert par l’histoire du livre, portant celle-ci de l’analyse économique du livre-marchandise à une histoire générale de la communication qui prend régulièrement appui sur les philosophes. La formidable érudition et l’esprit de synthèse d’Henri-Jean Martin ne suffisent pas à expliquer l’effort continu vers la généralisation du traitement des problèmes par l’histoire du livre et de l’écrit. Cette façon audacieuse de toujours viser la généralité à travers l’étude extrêmement rigoureuse du particulier signe à la fois une ambition et une méthode. Nous proposons dans les lignes qui suivent de tenter de donner quelques aperçus sur les usages plus ou moins explicites de la philosophie par Henri-Jean Martin. Ces points de vue seront pris sur deux facettes de l’œuvre de Martin : le soubassement théorique de sa conception du rapport entre discours, pouvoirs et ordre social d’une part ; l’inscription du livre dans une théorie de la communication en grande partie fondée sur des références aux philosophes d’autre part.
Dans la préface à la deuxième édition d’Histoire et pouvoirs de l’écrit, Henri-Jean Martin fait référence aux travaux de Robert Marichal comme à une source d’inspiration théorique majeure pour concevoir l’idée générale qui ordonne l’ouvrage : « je fus particulièrement frappé par la présentation de Robert Marichal de la construction de la page de la Somme de Saint Thomas et par les rapports qu’il relevait entre l’organisation de la pensée scolastique et l’architecture gothique »2. L’article de Marichal qui évoque l’homologie entre le raisonnement scolastique et la mise en page du manuscrit latin est publié dans les actes de la XXIIe semaine de synthèse, en 19633. Quatre ans plus tard, paraît la traduction de l’ouvrage d’Erwin Panofsky Architecture gothique et pensée scolastique, avec une postface de Pierre Bourdieu4. Le livre de Panofsky, publié en 1951 aux États-Unis, reprend trois conférences données en 19485. Or la thèse de Marichal, qui laissa une impression durable dans l’esprit du fondateur de l’école française d’histoire du livre, s’appuie clairement sur les conceptions de Panofsky6. L’idée développée par Marichal est la suivante : l’écriture gothique est l’expression graphique d’une certaine façon de raisonner, que l’on retrouve dans toutes les productions de l’esprit de l’époque. L’apport de Panofsky consiste, selon Marichal, à résoudre le problème des ressemblances formelles entre architecture et écriture gothique par la voie intellectuelle. Au lieu de continuer à rechercher des similitudes visuelles, à la manière des historiens de l’art du xixe siècle poursuivant la signification historique du style dans les arts, Panofsky fait intervenir un tiers terme : la scolastique définie comme dialectique pro et contra. C’est un mode de raisonnement spécifique, une manière de conduire la pensée, qui rayonne dans l’ensemble du corps social concerné par les œuvres de l’esprit. Il n’y a, selon Panofsky, ni influence réciproque ni rencontre d’initiatives individuelles. La croisée d’ogive et l’écriture gothique manifestent un habitus qui informe l’époque : le « postulat de la clarification pour la clarification ».
Si la thèse de Panofsky, qui d’un point de vue philosophique repose sur l’héritage d’Ernst Cassirer7, marqua autant Henri-Jean Martin, c’est peut-être parce qu’elle apportait des éléments fondamentaux à la discussion ouverte par son maître Lucien Febvre. Roger Chartier a d’ailleurs souligné l’étonnante contemporanéité des réflexions de Panofsky et de Febvre à propos du lien entre l’architecture gothique et la pensée scolastique8. Dans un article publié dans les Annales en 1946, Febvre, critiquant un livre d’Étienne Gilson consacré à la philosophie du xive siècle, parle en effet « d’interférences » entre les différentes productions humaines d’une même époque, et de « climat commun » dans lequel se développent les activités et les pensées d’un même temps. Si les métaphores, qui rappellent la mécanique ondulatoire et la météorologie, semblent renvoyer ici à un mystérieux air du temps, l’idée de Febvre est pourtant de mettre à jour, pièce par pièce, les éléments qui constituent l’atmosphère d’une époque. « Il s’agit de montrer qu’une cathédrale gothique […] et une de ces grandes cathédrales d’idées comme celles que nous décrit Étienne Gilson dans son livre – ce sont les filles d’un même temps. Des sœurs grandies dans un même foyer »9. Pour Febvre, il ne s’agit pas pour autant de dévoiler, à la manière des philosophies d’inspiration hégélienne, un arrière-fond ontologique, comme si les époques étaient des unités ontiques subsistant par elles-mêmes. Il s’agit plutôt de penser de manière neuve les relations entre des éléments historiques disparates, hétérogènes, et de tenter ainsi de contourner les analyses cherchant une « dernière instance », un ordre de causalité systématique.
[Michelet] n’établissait pas entre les activités diverses de l’homme une hiérarchie, un classement hiérarchique : il ne portait pas dans son esprit la métaphysique simpliste du maçon : première assise, deuxième assise, troisième assise – ou premier étage, deuxième, troisième. Il n’établissait pas non plus une généalogie : ceci dérive de cela, ceci engendre cela. Non. Il avait l’idée d’un climat commun, idée autrement fine […], il est bien curieux de constater qu’aujourd’hui, dans un monde saturé d’électricité, alors que l’électricité nous offrirait tant de métaphores appropriées à nos besoins mentaux – nous nous obstinons encore à discuter gravement de métaphores venues du fond des siècles, lourdes, pesantes, inadaptées ; nous nous obstinons toujours à penser les choses de l’histoire par assises, par étages, par moellons – par soubassements et par superstructures, alors que le lancer des courantes sur le fil, leurs interférences, leurs courts-circuits, nous fourniraient aisément tout un lot d’images…10
L’objectif de Febvre est donc de décrire une strate bien délimitée, que l’on pourrait définir comme la conscience commune propre à une époque. Son approche, qui s’inscrit dans le sillage de la psychologie historique (I. Meyerson, C. Blondel, H. Wallon…), se distingue néanmoins de celle de Panofsky, plus sociologique, et de celle de Cassirer, dont le concept de « cosmos culturel » (salué par Febvre lui-même11) renvoie à une vision ontologique de la culture. Pour Febvre, l’univers mental collectif n’est en effet accessible que par voie régressive, à partir des réalisations individuelles12. C’est pourquoi il privilégie la biographie historique. Ainsi l’œuvre de Rabelais peut-elle, en raison de sa richesse exceptionnelle, devenir le support d’une étude de « l’outillage mental » des individus du xvie siècle, c’est-à-dire des éléments linguistiques, intellectuels et affectifs qui circonscrivent le champ de formation de leurs pensées et sentiments individuels13.
S’il fait référence au concept d’outillage mental à de nombreuses reprises dans son œuvre, Martin n’hésite pas à en pointer les insuffisances, en appelant de ses vœux le développement d’une réflexion qui s’appuie davantage sur des concepts clarifiés, tels ceux mis en œuvre par Panofsky. Le texte le plus significatif sur ce sujet se trouve dans Les métamorphoses du livre, où Martin, devant répondre à la question de savoir si la notion d’outillage mental est bien le concept opératoire du travail de synthèse historique tel qu’il le conçoit, répond :
C’est une expression que, pour ma part, j’ai empruntée au Rabelais de Lucien Febvre […], je l’ai d’autant plus volontiers adoptée que tout me semble montrer que, de génération en génération, l’homme hérite de manières de penser et de raisonner qui modifient de plus en plus les siennes et déterminent son évolution […]. C’est pourquoi je crois que toute histoire sérieuse doit être une histoire de ce que Lucien Febvre appelait l’outillage mental, même si l’expression est ambiguë et peut apparaître en partie démodée14.
On peut donc supposer que la thèse de Marichal/Panofsky, qui « illumine » Martin en 1960, s’inscrit sur l’arrière-fond méthodologique hérité de Febvre. Le caractère concret des analyses auxquelles Marichal se livre sur des manuscrits médiévaux est peut-être l’impulsion qui permet à Martin de mettre en branle l’intuition philosophique de son maître.
À une période où le structuralisme est en pleine croissance (Lévi-Strauss publie les Structures élémentaires de la parenté en 1948), la thèse de Panofsky ouvre en effet un champ de recherche et propose un programme pour l’analyse des rapports entre la société et l’ordre du discours dans sa matérialité. Martin en confirmera d’ailleurs, beaucoup plus tard, la pertinence actuelle : « on connaît les célèbres thèses de Panofsky tendant à montrer que la structure des cathédrales est la mise en œuvre d’une dialectique qui est celle même de la philosophie scolastique. C’est dans cet esprit qu’il faudrait poursuivre une réflexion »15. Il semble que cette idée soit exploitée dans tous les grands livres de Martin.
Cela est particulièrement clair dans Histoire et pouvoirs de l’écrit, où chaque chapitre relie l’évolution des formes de l’écrit à celle des fonctions des détenteurs de pouvoirs dans l’ordre social. Parmi une foule d’exemples possibles – le principe de l’ouvrage étant justement de déployer cette hypothèse pour chaque période de l’histoire de l’écrit – mentionnons le passage où il est question du triomphe de la prose (xiiie-xive siècles). En étudiant la résurgence de la culture écrite à la fin du Moyen Âge, Martin démontre que ce retour n’est qu’apparent, la majorité des textes n’étant pensés que comme des transcriptions de la parole orale. L’énoncé est indissociable de l’énonciation et des conditions où celle-ci s’effectue. Mais l’écrit, ajoute Martin,
finit toujours, à pareil jeu, par imposer sa loi […]. Écrit par un auteur qui entretient d’ordinaire avec d’aristocratiques protecteurs d’étroites relations, il utilise souvent des vers octosyllabiques à rimes plates, dont la forme est rythmiquement affaiblie, et dont l’emploi marque la dissociation entre la musique et l’expression rationnelle de la parole. On aboutit ainsi, vers 1220-1230, au triomphe de la prose. […] Ainsi succède à l’épopée un genre manifestement conçu pour être lu en des groupes restreints, ou même isolément, à voix murmurante. […] Les manuscrits viennent confirmer, jusque dans leur aspect matériel et leur organisation, le sens de cette évolution16.
Dans ce court passage se trouve résumé le viatique conceptuel de Martin dans ce livre : l’idée que la technologie de l’écriture porte en elle-même sa propre logique de déploiement et façonne sur la longue durée la pensée des institutions et des « intellectuels ». Cette idée peut être observée dans ses manifestations les plus concrètes : les traces qu’étudient la codicologie et la bibliographie matérielle. De disciplines ancillaires, celles-ci deviennent alors les principaux révélateurs de la pensée d’une époque, de ses manières de raisonner, de classer ou d’exclure. Les changements dans la matérialité du livre, dans la « mise en texte » (transposition du mot anglais layout proposée par Martin) signalent les points de rupture d’une époque à une autre, le franchissement de seuils historiques, les affaissements voire les effondrements. Dans la longue liste des penseurs ayant pris pour objet la définition des caractéristiques culturelles ou des structures mentales d’une époque, l’originalité de Martin réside dans l’intelligence de la matérialité de l’écrit. Comprendre le livre et l’écrit, non seulement sous l’angle économique, social et culturel, mais comme des technologies engendrant par elles-mêmes leurs propres effets dans la pensée et dans le corps social17.
C’est pourquoi l’ouvrage qui met en œuvre de la manière la plus évidente la thèse de la corrélation entre formes de l’écrit, pouvoir et pensée est La naissance du livre moderne, où Martin réalise concrètement le programme de Panofsky en ce qui concerne le manuscrit à la Renaissance et l’imprimé à l’âge classique. L’introduction précise l’ambition du livre : « concevoir comment la structure d’un livre et sa visualisation traduisent la logique dominante d’une société »18. Roger Chartier résume ainsi la thèse fondamentale qui sous-tend le livre : « les transformations dans les modalités d’organisation et d’inscription des textes traduisent dans l’aspect physique du livre une profonde mutation de la conception de l’écrit. Durablement tenu pour un simple enregistrement ou succédané de la parole, le discours écrit, qu’il soit manuscrit ou imprimé, est perçu à partir de la première modernité, entre 1550 et 1650, comme doté d’une logique propre que doit donner à comprendre sa mise en page »19. De manière audacieuse, l’ouvrage multiplie également les exemples de dépendances ou de jonctions entre la pensée d’un auteur, la réception des œuvres par le public, l’économie du livre et les pouvoirs qui y sont liés et l’aspect matériel de l’organisation des textes. L’un des passages les plus frappants est le chapitre consacré à la normalisation de la prose française. À la fin de ce chapitre, Martin met au jour le lien entre le cartésianisme comme philosophie et le caractère révolutionnaire de la mise en page du Discours de la Méthode20. Publié en 1637, le célèbre texte de Descartes, qui devait d’abord n’être qu’une simple préface à un traité de physique, reprend la mise en page du Prince de Guez de Balzac (1631) : paragraphes qui découpent le raisonnement de manière claire, alinéas, présence d’un synopsis pour faciliter la lecture, ouvrage en français afin d’éviter de s’adresser explicitement aux docteurs de la Sorbonne. Martin montre aussi l’implication personnelle du philosophe dans les différentes éditions de son texte, le rôle du Père Mersenne comme intermédiaire et comme correcteur – parfois abusif – des manuscrits livrés par Descartes. L’analyse de Martin porte autant sur l’adaptation de la forme du livre à son public (en 1641, les Méditations métaphysiques, écrites en latin et destinées aux docteurs, abandonneront les innovations du Discours pour revenir à un texte qui n’a pas recours au « blanc » de la page), que sur les possibilités offertes à la pensée par l’innovation technique en matière de présentation et de modes de lecture21.
Si l’on devait résumer les présupposés épistémologiques du travail de Martin, il faudrait donc dire qu’il s’inscrit d’une certaine manière dans la continuité de Lucien Febvre, tout en rompant avec le psychologisme qui caractérise le fondateur des Annales. C’est pourquoi l’assise philosophique de l’œuvre de Martin s’apparente sans doute davantage, d’un point de vue strictement conceptuel et non génétique, à Cassirer et à Panofsky. Chez Martin, la matérialité du texte joue, mutatis mutandis, le rôle dévolu aux formes symboliques chez Panofsky : la pensée et les pouvoirs qui travaillent l’ordre social en dérivent et s’y reflètent.
Si nous avons mentionné à plusieurs reprises Ernst Cassirer, c’est aussi parce que Martin, comme l’auteur de l’Essai sur l’Homme, a tenté d’appréhender, au sens le plus large possible, les sources et le sens de la culture occidentale. Dans son dernier livre, publié de manière posthume en 2008, Henri-Jean Martin fait l’essai d’une synthèse globale de la vision du monde portée par la « civilisation européenne »22. L’idée est de resituer l’homme dans l’univers et d’étudier toutes les formes de communication qu’il est susceptible d’instituer avec le monde et avec ses congénères. Dans ce livre volumineux, Henri-Jean Martin prélève très régulièrement des exemples ou des concepts chez les philosophes. On retrouve d’ailleurs un certain nombre de références présentes dans ses autres livres : Platon, Aristote, saint Augustin, Descartes, Leibniz, Humboldt… Il est intéressant de relever les passages précis que commente Martin, car ils donnent à la fois un aperçu sur le panthéon philosophique du fondateur de l’histoire du livre à la française, et des indications sur ce que l’on pourrait nommer, de manière certes un peu risquée, sa « position philosophique ». Nous bornerons nos remarques à trois philosophes, dont l’apparition sous la plume de Martin nous semble soit importante, soit surprenante, soit décisive : Platon, Husserl et Popper.
Commençons par celui dont Martin affirme toujours garder les dialogues à proximité de lui : Platon. Aux sources de la civilisation européenne contient dix-neuf références directes à Platon23. Le premier texte s’appuyant sur Platon est un passage consacré à l’analyse du rythme et à la conception du temps chez les Grecs. Selon Martin (qui cite le Philèbe, le Banquet, le Timée et les Lois), la notion de ruthmos prend chez Platon une acception nouvelle qui « apparaît largement liée à l’histoire de l’écriture »24. Le philosophe insiste en effet sur l’importance des intervalles, là où le rythme ne désignait encore chez Leucippe et Héraclite qu’une « lettre d’écriture ». Martin revient ici sur une idée déjà développée dans la conclusion de La naissance du livre moderne : « la musique, la respiration et le timbre de la voix constituent des unités relatives qui préexistent au rythme des articulations du discours. […] Les rythmes sont donc naturels à l’homme, aides de sa mémoire et voie vers une recherche de l’universel… »25. Il n’est donc pas étonnant que Platon « condamne » l’écriture, ni que les différentes solutions adoptées par les hommes pour présenter le texte écrit puissent être vues comme des tentatives de restitution du rythme de la pensée, pour la déclamation puis pour la lecture silencieuse. Martin développe ensuite son point de vue sur le temps chez Platon et Aristote et résume ainsi la pensée platonicienne :
Pour Platon, cependant, le temps est d’abord une forme, une idée, une construction mathématique que l’âme avait pu contempler avant de venir habiter le corps. Il s’agit donc d’une de ces structures prégnantes dont la psychologie de la forme enseigne qu’elles organisent la perception. Au total, donc, et si l’on se souvient du mythe de la caverne, tout vient nous rappeler que la philosophie de Platon ne peut être qu’une philosophie de la représentation, puisque, chez lui, aucune chose concrète n’est pleinement, parce qu’aucune n’est véritablement l’essence dont elle reçoit, dont elle « usurpe » la qualité26.
On voit qu’Henri-Jean Martin n’hésite pas à digresser pour livrer sa propre lecture de Platon, quitte à user de guillemets, d’italiques, et de comparaisons anachroniques. L’une des thèses de l’ouvrage est la rémanence des problèmes philosophiques, les philosophes sachant poser les bonnes questions sans parvenir toujours à y répondre. À plusieurs reprises, Martin confère très clairement à Platon et à Aristote le statut de fondateurs de la civilisation européenne27. La pensée de ces fondateurs se trouve approfondie, explorée, contestée et déclinée au cours des siècles de l’histoire européenne, dans les différents courants de pensée qui cherchent à décrire l’attitude de l’homme face à l’univers et ses capacités à communiquer un message individuel ou collectif. Ainsi par exemple, de la réflexion sur le langage, qu’Henri-Jean Martin place au cœur de ses dernières recherches : « En Europe, cependant, il fallut attendre l’invention des écritures, et en particulier celle des écritures alphabétiques, pour que ce type de réflexion prenne un tour actuel. Et là encore, Platon et Aristote dominent de tout leur génie la pensée occidentale »28. Néanmoins, Aux sources de la civilisation européenne excluant par principe l’étude de l’écriture comme système de communication, c’est vers Histoire et pouvoirs de l’écrit qu’il faut se tourner pour trouver l’analyse du célèbre texte du Phèdre concernant le caractère mortifère de l’écriture29. La lecture proposée par Martin est extrêmement intéressante, car elle prend le contre-pied de la vulgate du platonisme, démontrant l’excellente connaissance que l’historien avait de Platon. Après avoir rappelé la thèse massive de Platon pour qui l’écriture, en tant que mémoire artificielle et copie de l’original qu’est la parole, constitue une menace pour la pensée, Martin replace la méfiance de Platon à l’égard de l’écrit dans le contexte de la cité grecque. Puis, allant bien au-delà du relativisme naturel de l’historien, il développe l’idée que Platon adresse dans le Phèdre, puis dans le Cratyle, un « appel herméneutique au bon usage de l’écriture »30.
Comment nier que ses théories aient été comme sous-tendues par la vision implicite du mot écrit et par une logique de partage des tâches qui est précisément celle de l’alphabet ? D’abord, parce que l’écriture a arraché la parole à l’instant et a, du même coup, incité le sage à distinguer la vérité (épistémé) de l’opinion reçue (doxa). Faisant du langage un objet de réflexion, elle a permis au Maître de l’Académie de constater que celui-ci n’avait nullement été conçu par la législation organisatrice de quelque philosophe. Il ne permettait donc pas d’atteindre l’essence des choses. […]. Qu’on ne s’étonne donc pas si Platon, considérant que la pensée est faite d’éléments qui s’unissent entre eux, compare à plusieurs reprises l’effort d’analyse et de synthèse auquel doit se livrer le dialecticien à celui des enfants qui apprennent à connaître les lettres et à déchiffrer les syllabes allant du plus simple au plus complexe pour comprendre finalement les mots et les phrases : les deux procédés relèvent d’évidence de la même technique.
Ce texte31 démontre que Martin maîtrisait de manière approfondie le sens et les enjeux de la philosophie platonicienne, n’hésitant d’ailleurs pas à donner à Platon le dernier mot de la conclusion de La naissance du livre moderne. Fidèle en cela aux humanistes de la Renaissance, à l’esprit de Marcile Ficin et de Pic de la Mirandole (auteurs étudiés par Cassirer dans son livre Individu et cosmos à l’époque de la Renaissance), Martin maintient même la référence à Platon jusqu’au dernier chapitre de son dernier livre, où il est encore question des cultures orales et de la notion d’harmonie dans le Phédon.
La référence à Edmund Husserl est plus surprenante. La philosophie du fondateur de la phénoménologie a pour origine les débats scientifiques de la fin du xixe siècle autour de la question de la fondation logique des mathématiques. La référence aux Recherches logiques (Logische Untersuchungen), publiées en 1900 en Allemagne, est rare en dehors des travaux de philosophie portant sur l’histoire des mathématiques ou sur la phénoménologie. Martin fait pourtant appel à ce texte à deux moments décisifs de son œuvre : la conclusion de La naissance du livre moderne et un passage pivot du chapitre sur la communication humaine dans Aux sources de la civilisation européenne32. Dans les deux cas, c’est le même texte de Husserl qui est convoqué : un extrait de la première Recherche logique dans lequel Husserl distingue expression et signification. Dans cette recherche, l’objectif de Husserl est de dégager la spécificité de la signification et son indépendance relativement aux contenus psychiques qui l’accompagnent et aux objets visés. Ce qui intéresse Martin, c’est l’opposition entre deux fonctions du langage, l’une (l’expression) qui renvoie aux « vécus psychiques concrets » et l’autre (la signification) qui relève de l’idéal d’un langage permettant d’énoncer des vérités scientifiques. C’est en clarifiant la signification d’un mot que l’on pourra en faire un usage logique sûr. Mais, note Martin, « la recherche de l’unité idéale du signifié, que Husserl a ainsi approfondie dans sa Première Recherche logique, implique [cependant] un isolement factice de chaque mot. Or, la multiplicité des sens que peut prendre celui-ci trouve sa propre détermination seulement sur la base des connexions du discours »33. Il y a donc toujours nécessairement, malgré le travail de la mémoire qui autorise la communication et la compréhension mutuelle entre les hommes (ce que Martin nomme, à la manière des philosophes, « l’universel »), un écart entre la pensée et le langage, de la même manière qu’il y a toujours un décalage entre l’intentionnalité du texte écrit et sa réception par le lecteur.
Troisième exemple de référence philosophique récurrente, le recours à un auteur contemporain de Martin, l’épistémologue autrichien Karl Popper. Comme dans le cas de Husserl, la référence est précise, Martin prélève une idée qu’il juge essentielle pour comprendre la spécificité de l’homme et son rapport au monde34. Le texte sur lequel il s’appuie à plusieurs reprises se trouve dans La Connaissance objective, livre publié en France en 199835. Cherchant à définir l’aire ontologique spécifique des produits de la culture (arts et littératures, théories scientifiques, idéologies…), Popper distingue trois mondes : le Monde 1 (celui des choses et des états matériels), le Monde 2 (celui des expériences subjectives et des états de conscience), et le Monde 3 (celui de la culture intégrant le langage). Bien qu’il dénie à la métaphysique l’ambition de la scientificité et de l’universalité, Popper se distingue des philosophes « analytiques », pour lesquels la métaphysique n’est qu’un effet des mauvais usages du langage et des illusions que celui-ci engendre naturellement. La théorie des trois mondes est indiscutablement une théorie métaphysique, une ontologie. Il faut donc souligner que ce qui intéresse ici Henri-Jean Martin relève, comme dans le cas du platonisme et de la phénoménologie husserlienne, de l’ontologie. L’originalité de la thèse de Popper est d’accorder au Monde 3 une autonomie relative : « les théories échappent à leur créateur, qui doit dès lors se battre contre leur opacité ». Les idées suivent leur propre chemin en fonction de leur réception, indépendamment du sujet qui les a formulées et parfois contre son intention. Elles constituent alors un ensemble mouvant, qui s’apparente à « une problématique en perpétuelle expansion ». On voit que le Monde 3 est une nouvelle façon de penser ce qui occupe Martin dans tous ses livres : l’essence et l’évolution de la culture à une époque déterminée36. Mais pourquoi Martin donne-t-il à Popper plutôt qu’à un autre « le mot de la fin » du très long chapitre consacré à la définition de « l’homme tel qu’en lui-même » ? Sans doute parce qu’il trouve en Popper une variante contemporaine et efficiente du platonisme, ainsi qu’une vision « ouverte » de la société qui peut correspondre à la sienne :
[Avec Popper] s’affirme un retour vers le monde des idées platoniciennes37, voire vers l’idéologie dualiste. On ne s’étonnera donc pas […] si Popper [n’hésita] pas à affirmer sa foi dans la liberté humaine, à proclamer [son] dualisme, à dénoncer le « cauchemar » du déterminisme, et à affirmer en fin de compte [sa] foi dans le libéralisme. Tout cela est, répétons-le, d’une extrême importance pour notre propos. En effet, une des idées maîtresses de la psychologie historique telle qu’Ignace Meyerson l’a conçue et développée, est que l’homme doit être étudié là où il a mis le plus de lui-même – donc dans ce qu’il a continûment fabriqué, construit, institué, créé, siècle après siècle, pour édifier ce monde humain qui est son vrai lieu naturel. Dans cette perspective, les états mentaux ne restent pas états, ils se projettent dans l’esprit et y prennent des formes précises, se font représentations, deviennent les morceaux d’une histoire, celle de l’esprit, rendant ainsi leur étude objective possible, à partir des signes qui en marquent et en fixent les phases et permettent d’exprimer la communauté de l’effort humain38.
Ce texte conclusif nous semble condenser de manière exemplaire la vision philosophique de l’histoire selon Henri-Jean Martin, au croisement de l’héritage de Lucien Febvre et d’une forme finalement assez particulière de réalisme ontologique.
Les élèves d’Henri-Jean Martin ont souvent souligné l’anticonformisme de leur maître et son goût pour une certaine forme de provocation. Il n’est donc finalement pas étonnant de ne pas trouver dans son œuvre l’exposition d’une doctrine épistémologique, qui aurait peut-être manifesté aux yeux de son auteur un esprit de sérieux qu’il avait pour habitude de fuir. Si Martin est l’inverse d’un théoricien dogmatique, son parcours d’historien et de chercheur révèle pourtant, à chaque étape, un intérêt prononcé pour les réponses apportées par les philosophes aux grandes questions traitées frontalement ou de manière oblique par l’histoire du livre : celle du dynamisme interne des supports de communication manipulés par l’homme, celle du rapport entre l’écrit et l’oral, celle de la relation entre le langage et la pensée, et plus largement celle du rapport entre l’homme et le monde.
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1 D. F. Mc Kenzie, Bibliography and the sociology of texts, Londres, The British Library, 1986 (trad. La bibliographie et la sociologie des textes, Paris, Éditions du Cercle de la Librairie, 1991) ; Jack Goody, The domestication of the savage mind, Cambridge, CUP, 1977 (trad. La raison graphique, La domestication de la pensée sauvage, Paris, Éditions de Minuit, 1979); Roger Chartier, Au bord de la falaise, L’histoire entre certitudes et inquiétude, Paris, Albin Michel, 1998 ; Anne-Marie Christin, L’image écrite ou la déraison graphique, Paris, Flammarion, 1995.
2 H.-J. Martin, Histoire et pouvoirs de l’écrit, Paris, Albin Michel, 1996, préface, p. II. La référence revient une deuxième fois page III : « Me souvenant aussi de la leçon de Robert Marichal, je me demandais s’il n’existait pas une liaison entre la logique d’une société et la manière de présenter, donc de lire les textes ».
3 Robert Marichal, « L’écriture latine et la civilisation occidentale du ier au xvie siècle », dans L’Écriture et la psychologie des peuples, Paris, Armand Colin, 1963, p. 199-247. Le texte est repris dans Histoire et Art de l’écriture, éd. Marcel Cohen et Jérôme Peignot, Paris, Robert Laffont, 2005, p. 650-700. Le colloque dont sont tirés les actes s’est tenu du 3 au 11 mai 1960.
4 Erwin Panofsky, Architecture gothique et pensée scolastique, trad. Pierre Bourdieu, Paris, Éditions de Minuit, 1967.
5 Id., Gothic Architecture and Scholasticism, Wimmer lecture 1948, Latrobe (Pennsylvanie), The Archabbey Press, 1951.
6 R. Marichal, « L’écriture… », art. cit., p. 687 : « Nous avons eu la chance de pouvoir présenter l’essentiel de ce qui suit à M. Panofsky, à Princeton, en décembre 1961, il est superflu de dire que cet exposé […] lui doit beaucoup… ». De son côté, Panofsky avait le sentiment que la thèse principale de son livre avait été mal comprise par ses lecteurs, ainsi qu’il l’écrit à Marichal dans une lettre datée du 23 mars 1965. Voir E. Panofsky, Korrespondenz 1962 bis 1968, éd. Dieter Wuttke, Wiesbaden, 2011, p. 639.
7 Panofsky prend notamment le concept de « forme symbolique » à Cassirer. Sur ce point, voir Audrey Rieber, « Le concept de forme symbolique dans l’iconologie d’E. Panofsky », Appareil, en ligne : http://appareil.revues.org/436 [consulté le 12 août 2019] : « l’épistémologie de l’histoire défendue et pratiquée par Cassirer et par Panofsky est proche. Elle repose sur une opposition tranchée entre la nature et la culture – et entre Naturwissenschaften et Geisteswissenschaften –, elle concilie objectivité et subjectivité à l’aide des concepts de “sympathie” (Cassirer) et de re-création (Panofsky) et elle assigne à l’historien, que l’on ne saurait confondre avec un érudit ou un archéologue, une vocation humaniste, l’ambition de faire revivre et de comprendre les créations culturelles d’une époque ».
8 R. Chartier, Au bord de la falaise, op. cit., p. 34-35.
9 L. Febvre, « Étienne Gilson et la philosophie du xive siècle », dans Vivre l’histoire, Paris, Robert Laffont, 2009, p. 248.
10 Id., « Vivre l’histoire », ibid., p. 28.
11 Id., « Leur histoire et la nôtre », ibid., p. 238-239.
12 Voir les travaux récents que Florence Hulak a consacrés à l’apport philosophique de Lucien Febvre et de Marc Bloch, par exemple sur ce point : « En avons-nous fini avec l’histoire des mentalités ? », Philonsorbonne, 2, 2008, p. 89-109.
13 L. Febvre, Le problème de l’incroyance au xvie siècle – La religion de Rabelais, Paris, Albin Michel, 1942.
14 H.-J. Martin, Les métamorphoses du livre, Entretiens avec Jean-Marc Chatelain et Christian Jacob, Paris, Albin Michel, 2004, p. 75-76.
15 Ibid., p. 76.
16 H.-J. Martin, Histoire et pouvoirs de l’écrit, op. cit., p. 163-164.
17 R. Chartier donne quelques noms de cette « longue liste » dans « Histoire et pouvoirs de l’écrit. Vico, Malesherbes, Condorcet », dans Le livre et l’historien. Etudes offertes en l’honneur du Professeur Henri-Jean Martin, Genève, Librairie Droz, 1997, p. 485-492 : les trois auteurs cités dans le titre de l’article, mais aussi Walter Ong et Jack Goody. Nous pourrions ajouter à cette liste Michel Foucault, qui poursuit un objectif en partie commun avec des moyens différents (l’archive et la littérature).
18 La naissance du livre moderne. Mise en page et mise en texte du livre français (xive-xviie siècles), Paris, Éditions du Cercle de la librairie, 2000, introduction non paginée.
19 R. Chartier, « Henri-Jean Martin ou l’invention d’une discipline », Bibliothèque de l’École des chartes, t. 165, 2007, p. 327.
20 La naissance du livre moderne, op. cit., p. 320-327. Il n’est pas surprenant que Descartes, « ce cavalier français qui partit d’un si bon pas » (Péguy), soit le premier philosophe à publier une œuvre directement en français et à ne pas laisser aux seuls compositeurs et typographes le soin de fabriquer le livre exposant sa pensée.
21 Le rôle de l’œil dans la lecture intéressait particulièrement Martin, comme le prouvent les nombreuses tentatives de rapprochement avec les neurosciences qu’il initia en tant qu’universitaire.
22 H.-J. Martin, Aux sources de la civilisation européenne, Paris, Albin Michel, 2008. Martin consacre d’ailleurs quelques pages à la Philosophie des formes symboliques de Cassirer, p. 274-275 et 322-325.
23 Histoire et pouvoirs de l’écrit contient dix-huit occurrences du nom Platon et La naissance du livre moderne huit.
24 Ibid., p. 170.
25 La naissance du livre moderne, op. cit., p. 473.
26 Aux sources de la civilisation européenne, op. cit., p. 181. C’est l’auteur qui souligne.
27 Les métamorphoses du livre, op. cit., p. 231 : « … on ne peut oublier qu’au moment où l’écriture alphabétique opérait sa révolution, deux personnages, Platon et Aristote, ont fondé la philosophie, qui reste à la base de tout ce qui suivra ».
28 Aux sources de la civilisation européenne, op. cit., p. 312.
29 Histoire et pouvoirs de l’écrit, op. cit., p. 99-102.
30 Ibid., p. 101.
31 Pour justifier sa lecture de Platon, Martin affirme à plusieurs reprises s’inspirer d’une conférence inédite que le philosophe H-G. Gadamer aurait donnée à Bologne en 1985. Nous n’avons pas retrouvé la référence exacte de cette conférence.
32 Aux sources de la civilisation européenne, op. cit., p. 361-362.
33 La naissance du livre moderne, op. cit., p. 472.
34 Aux sources de la civilisation européenne, op. cit., p. 287-293.
35 Karl Popper, La Connaissance objective, une approche évolutionniste, Paris, Flammarion, 1998 (première édition anglaise en 1979).
36 Voir Les métamorphoses du livre, op. cit., p. 98 : « Si, cependant, nous nous interrogeons sur nos problèmes d’organisation du texte écrit, de coupures de mots, etc., nous arrivons à cette conclusion que les solutions trouvées correspondent à la vision qu’on a, en une époque déterminée, de l’univers et à la logique qui en découle. Elles sont donc conformes à « l’esprit du temps » et c’est donc celui-ci qu’il faut reconstituer. Or, cette simple considération intéresse au premier chef l’historien puisqu’il s’agit de faits évolutifs. À partir de ce moment, il faut donc essayer de percer dans ses états successifs ce que Popper appelle le Monde 3, c’est-à-dire l’ensemble de pensées et d’idées secrétées par l’homme et qui lui échappent pour mener leur vie propre ».
37 On mesurera le caractère paradoxal de cette affirmation en lisant le premier volume de La société ouverte et ses ennemis. Popper consacre en effet ce volume à Platon, considéré comme la matrice des visions « totalitaires » de la société…
38 Aux sources de la civilisation européenne, op. cit., p. 292. Nous soulignons.