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Dinah Ribard, 1969 : Michel Foucault et la question de l’auteur. Qu’est-ce qu’un auteur ? Texte, présentation et commentaire

Paris : Honoré Champion éditeur, 2019 (Textes critiques français ; 2). 110 p.

Frédéric BARBIER

Nouans-les-Fontaines

De manière amusante, la question posée par le titre de la conférence prononcée par Michel Foucault en 1969, « Qu’est qu’un auteur ? », pourrait trouver une illustration dans la « mise en livre » de l’élégant petit volume que nous présentons ici rapidement. Le cœur du volume est évidemment constitué par le texte même de la conférence, mais la page de titre – et la couverture – déploient un dispositif formel original. Le nom de Dinah Ribard y occupe en effet le lieu consacré à l’auteur (le haut de la page), tandis que celui de Michel Foucault se trouve inséré dans le titre (1969 : Michel Foucault et la question de l’auteur). Le titre même de la conférence (« Qu’est-ce qu’un auteur ? ») et le propos de l’édition (« Texte, présentation et commentaire ») viennent dans un plus petit corps, selon le modèle généralement réservé à la catégorie du sous-titre. Précisons que ce dispositif nous paraît tout à fait fondé : ce qui nous est en effet proposé, c’est non seulement une édition du texte de Foucault, mais surtout une lecture historique de l’événement constitué par la conférence, à la fois sur le plan de la théorie de l’écriture, et sur celui de la contextualisation historiographique.

Sans le dire, D. Ribard met ainsi en application une des suggestions du texte foucaldien, en désignant implicitement l’apport que peut avoir l’histoire (en l’occurrence, l’histoire matérielle) du livre à la double question de l’auteur et de l’auctorialité. Ajoutons que l’historien ne peut que se réjouir de voir développer un programme éditorial, celui des « Textes critiques français », qui permet de disposer à nouveaux frais de textes importants, savamment présentés et commentés par les meilleurs spécialistes.

Ce n’est pas le lieu de reprendre maintenant le contenu de la conférence prononcée par Foucault devant la Société française de philosophie le 22 février 1969, mais de souligner quelques points qui intéressent plus particulièrement l’historien du livre. Le contenu du volume se déroule en quatre temps : d’abord, la « Présentation » (p. 7-23), puis le texte de la conférence (p. 25-60), suivi du commentaire (« Qu’est qu’un auteur », p. 61-96), et, enfin, la bibliographie et l’index nominum.

Du texte de Foucault, l’histoire du livre apparaît d’abord comme largement absente, mais cette absence peut paradoxalement désigner une forme de présence. Foucault explique en effet lui-même qu’il laissera « de côté l’analyse historico-sociologique du personnage de l’auteur. Comment l’auteur s’est individualisé […], quel statut on lui a donné… » (p. 28). Pour autant, il concédera, dans les dernières pages de sa conférence, qu’il est peut-être temps « d’étudier les discours non plus seulement dans leur valeur expressive ou leurs transformations formelles, mais dans les modalités de leur existence : les modes de circulation, de valorisation, d’attribution, d’appropriation des discours varient avec chaque culture et se modifient à l’intérieur de chacune » (p. 57).

Un programme qui recouvre assez largement celui de l’histoire du livre… Dans cette optique, les suggestions précieuses ne manquent pas au fil du texte, même si les repères chronologiques fournis semblent parfois quelque peu incertains. Pour Foucault, le premier mode d’appropriation de l’auteur sur le texte relève de l’ordre pénal (p. 39) : le discours éventuellement transgressif devra avoir un auteur assimilable à un responsable susceptible d’être puni, quand le « régime de propriété du texte » (40) ne se mettra en place que dans un second temps (comprenons, au xviiie siècle). La théorie est certes séduisante, mais elle ne semble pas exclusive : Alain Viala a montré, par exemple, comment l’économie du champ littéraire de l’âge classique, en France, supposait aussi la désignation de l’auteur comme protégé d’un « grand » qui lui assure, directement ou indirectement (par son crédit), une part importante de ses ressources16.

Encore plus intéressante, la remarque selon laquelle la référence à l’auteur fonctionne comme une garantie de vérité « au Moyen Âge » (p. 40 : là encore, l’information chronologique reste au moins… floue). On sait que ce modèle s’inverse au tournant des xvie/xviie siècles (et non pas « au xviie ou au xviiie siècle », p. 41), lorsque l’élaboration de la pensée rationnelle s’appuie sur une redéfinition du vrai : le discours scientifique se caractérisera désormais par le fait qu’il fera référence non plus à un argument d’autorité, mais à une « vérité […] toujours à nouveau démontrable ». Il est d’ailleurs possible que le phénomène, là aussi, dérive de la tradition de l’exégèse chrétienne, puis du travail sur l’Écriture sainte accompli par les humanistes et par les Réformateurs (important passage à ce sujet aux p. 92-93).

L’articulation des deux catégories, de l’auteur et de l’œuvre, constitue un élément clé de la démonstration de Foucault (p. 31 et suiv.), mais ce dernier ne dit rien de la tradition de la philologie et de la bibliothéconomie alexandrines, ni du problème, sans doute trivial mais bien réel, de l’invention de l’« étiquette » et des métadonnées destinées à faciliter la gestion de masses croissantes de textes et d’informations écrites en Occident à partir du xiiie siècle17. Évoquant l’exemple de l’œuvre de Nietzsche, il pose la question de ses multiples composantes18, mais semble tout ignorer de la constitution du texte publié sous le nom de Nietzsche (la formule « Tout ce que Nietzsche a publié lui-même » semble au moins insuffisante), avec les multiples variantes d’une édition à l’autre, pour ne rien dire de choix éditoriaux et de pratiques de censure parfois très présents.

Ne demandons pas à Michel Foucault ce qu’il n’était pas de son propos de nous proposer19 : son texte fonctionne effectivement comme un « coup d’envoi », qui a ouvert la route à un très grand nombre d’études. À cet égard, force nous est de constater que l’auteur en tant que tel est jusqu’à présent resté relativement en retrait de travaux d’histoire du livre, qui ont d’abord privilégié l’étude de la branche d’activité, puis la problématique de la réception et la typologie des publics et des pratiques. La lecture et la relecture de Qu’est-ce qu’un auteur ? et de son exégèse par Dinah Ribard nous engagera le plus utilement à poursuivre le travail.

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16 A. Viala, Naissance de l’écrivain : sociologie de la littérature à l’âge classique, Paris, Éd. de Minuit, 1985. Au demeurant, le phénomène du « patronat » et du mécénat est bien antérieur à l’âge classique : toujours pour la France et pour l’espace francophone, il remonte au moins au xive s. (règnes de Jean le Bon et de Charles V).

17 Ce que développe Jacques Dalarun à partir de l’exemple de la bibliothèque du Sacro Convento de San Francesco d’Assise (Angèle de Foligno : le dossier, dir. G. Barone, J. Dalarun, Rome, EFR, 1999) : vers 1400, le bibliothécaire entreprend un catalogue de ses fonds. Le Livre d’Angèle y est d’abord porté comme « d’auteur inconnu » (pro incognito), avant qu’une recherche plus poussée ne permette de l’attribuer à Lela de Foligno, sœur du tiers ordre de saint François. La bibliothèque des Franciscains est alors une des plus importantes d’Italie, après celle du pape, de sorte que de nouvelles techniques de gestion s’imposent à ceux qui en ont la charge : les livres doivent être munis d’une étiquette indiquant en principe le titre et surtout le nom de l’auteur ou de l’auteur attribué. C’est que la conjoncture intellectuelle a changé d’un siècle à l’autre : il apparaît désormais comme nécessaire qu’un livre ait un auteur, faute de quoi on ne pourra pas l’identifier et on restera en partie dans l’ignorance de ce dont il traite.

18 « Il faut tout publier, bien sûr, mais que veut dire ce « tout » ? Tout ce que Nietzsche a publié lui-même, c’est entendu. Les brouillons de ses œuvres ? Évidemment. Les projets d’aphorismes ? Oui. Les ratures également, les notes au bas des carnets ? Oui. Mais quand à l’intérieur d’un carnet rempli d’aphorismes, on trouve une référence, l’indication d’un rendez-vous ou d’une adresse, une note de blanchisserie : œuvre ou pas œuvre ? Mais pourquoi pas ? » (p. 32).

19 Si la perspective chronologique est parfois incertaine dans la démonstration de Foucault, il faut aussi constater que l’approche comparatiste en est très largement absente, alors même qu’elle pourrait suggérer de nouvelles hypothèses non seulement au sein du monde occidental, mais par rapport aux autres « civilisations-mondes ». Le fait que les références bibliographiques proposées (même les plus récentes) soient exclusivement en français ou en anglais nous semble à cet égard révélateur d’un problème persistant, et auquel l’historien du livre doit impérativement être sensible.