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Monique Pelletier, Les Cartes des Cassini : la science au service de l’État et des provinces. Nelle éd

Paris : Éditions du CTHS, 2019 (Format ; 72). 383 p., ill.

Frédéric BARBIER

Nouans-les-Fontaines

Directrice du département des Cartes et Plans à la Bibliothèque nationale, la regrettée Monique Pelletier, après avoir soutenu sa thèse d’École des chartes sur Le Grand Conseil, de Charles VIII à François Ier, s’était imposée comme une spécialiste reconnue de l’histoire de la cartographie. L’ouvrage ici présenté constitue la réédition, revue, corrigée et réduite en format de poche, d’un classique publié sous le même titre (mais avec un autre sous-titre) en 1990 (La carte de Cassini : l’extraordinaire aventure de la carte de France, Paris, Pr. de l’École nationale des Ponts et Chaussées, 1990).

Le propos est organisé en onze chapitres (parfois brefs), qui suivent la chronologie. Le premier traite des origines de la cartographie de la France : le changement de conjoncture date bien de l’administration de Colbert et de la fondation de l’Académie des sciences (1666). Celle-ci a la tutelle du nouvel observatoire de Paris, projet lancé en 1667 mais qui ne sera terminé qu’en 1683. Le projet de carte générale, présenté dans un mémoire de 1665, contribue à une meilleure connaissance du royaume, et constitue un préalable à la rationalisation de son administration (en vue des réformes projetées dans le domaine de la gestion des forêts, etc.). Bien entendu, il s’agit aussi de contribuer à la gloire du roi, protecteur des sciences et des arts, et nouveau Ptolémée.

Le ministre trouvera dans la dynastie des Cassini les spécialistes à même de conduire une entreprise très ambitieuse, et qui se déroulera en réalité sur un siècle. Originaire de la région d’Imperia (Ligurie), Gian Domenico Cassini est appelé à Paris en 1669, et il s’y fixe définitivement : il est le premier d’une dynastie qui se déroulera sur quatre générations, et dont le rôle est fondamental pour la réalisation de la grande carte du royaume. Cassini appelle son neveu Giacomo Filippo Maraldi pour l’assister à Paris en 1687. L’auteur ne souligne qu’implicitement les éléments de stratégie familiale qui permettront à terme aux Cassini d’être intégrés à la noblesse : dès 1674, Jean Dominique, qui a reçu des lettres de naturalité l’année précédente, épouse la fille du lieutenant général de Clermont-en-Beauvaisis (Clermont-de-l’Oise), et il achète le château de Thury (Thury-sous-Clermont). Nombre de personnalités emblématiques des Lumières seront liées à cette petite région de Clermont : on pense par ex. au château de Liancourt (aux La Rochefoucauld), ou encore à celui de Saint-Rémi (lieu de naissance du comte d’Angivilier), etc.

Bibliothécaire, et confrontée aux impératifs des administrateurs, Monique Pelletier a raison d’y insister : dans le programme d’une carte générale du royaume appuyée sur la méridienne de l’Observatoire de Paris et sur sa perpendiculaire, et sur la triangulation, les problèmes scientifiques ne sont paradoxalement pas les seuls, ni peut-être les plus difficiles. II faut évidemment financer des travaux longs et coûteux, dans une conjoncture budgétaire très souvent contrainte (notamment en temps de guerre), et il faut savoir s’entourer des compétences qui permettront de faire avancer le travail dans les meilleurs conditions (les ingénieurs cartographes, recrutés pour effectuer les missions sur place, et dont l’annexe 2 donne la liste).

L’avancée décisive se fera sous l’administration du contrôleur général Philibert Orry, à compter de 1733. Le travail est alors conçu comme l’un des préalables aux projets d’aménagement du royaume, notamment s’agissant des routes, mais il s’agit aussi d’une véritable enquête sur le terrain, à partir de laquelle on pourra par ex. dresser des tableaux de concordances des différentes unités de mesure utilisées dans le royaume. La Nouvelle carte qui comprend les principaux triangles qui servent de fondement à la description géographique de la France est publiée en 1744 (à l’adresse du quai de l’horloge, c’est-à-dire dans l’atelier établi par Guillaume Delisle, et tout proche du Palais.). Le programme de la carte générale peut ensuite se développer dans le royaume, mais la méthode de la triangulation est aussi appliquée à l’étranger : Cassini de Thury entreprend ainsi la triangulation de la route de Vienne à partir de 1761. S’agissant de la France, Monique Pelletier présente le détail des opérations, des premières levées aux multiples corrections et jusqu’à la gravure, à l’eau-forte pour le fond de carte, au burin pour les détails, les compléments et la toponymie.

Un tournant capital se produit en 1756, quand, pour pallier les coupes budgétaires imposées par l’administration royale, l’entreprise de la carte générale est en quelque sorte privatisée et prise en charge par une société de cinquante membres fondateurs. La même année, la première feuille (Paris) est mise en vente, tandis que Cassini lance un programme de souscription deux ans plus tard : un dispositif que l’irruption de la Révolution bouleversera complètement. Monique Pelletier insiste aussi, et à très juste titre, sur le fait que certaines feuilles peuvent connaître plusieurs « états », en fonction des modifications et compléments apportés au fil du temps. Le chapitre 12 (« Lecture, diffusion et utilisation ») intéresse tout particulièrement l’historien du livre. L’auteur y présente brièvement l’essor d’un marché d’amateurs de cartes géographiques, et évoque la parution de titres nouveaux, comme le remarquable Guide royal… des grandes routes de Louis Denis (Paris, 1774, 2 vol.). Nul doute, pourtant, que ce chapitre pourrait être considérablement développé, en faisant notamment référence à la problématique de la collection et des amateurs de cartographie et de voyages.

Voici, en définitive, un élégant petit volume qui conjugue à la fois présentation synthétique et érudition parfaite à travers le détail donné sur les sources et sur leur exploitation. Il intéresse aussi bien les historiens des sciences et des techniques (avec les multiples instruments de mesure, etc.), que les historiens du livre. Une importante série de pièces annexes fait de ce livre un véritable usuel de références : liste des « Feuilles de la carte de France de Cassini », identification des ingénieurs et chronologie de leurs travaux de 1749 à 1790, liste des abréviations apparaissant sur les cartes. L’ensemble est complété par une bibliographie et par deux index (nominum et locorum).