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Nancy-Paris, 1871-1939. Des bibliothèques au service de l’enseignement universitaire de l’histoire de l’art et de l’archéologie, dir. Daniela Gallo et Samuel Provost

Paris : Éditions des Cendres, 2018. 205 p., ill.

Frédéric BARBIER

Nouans-les-Fontaines

Le projet de cet élégant volume est d’enrichir nos connaissances relatives à la constitution d’un champ scientifique particulier, celui de l’histoire de l’art et de l’archéologie. Le volume intéresse cependant aussi l’histoire du livre, parce que le rôle de l’imprimé et des bibliothèques y est mis en exergue, dans le cadre géo-historique de Nancy et de la Lorraine du sud entre la Guerre de 1870 et la Seconde Guerre mondiale. Après l’introduction proposée par les deux responsables scientifiques du travail, le texte compte six études, toutes rédigées par des enseignants-chercheurs de l’Université de Lorraine.

L’introduction rappelle les spécificités qui sont celles de la double discipline, histoire de l’art archéologie, autour des années 1900 : quelques institutions majeures dominent le tableau des bibliothèques spécialisées, à savoir le Kunsthistorisches Institut de Florence, la Bibliotheca Hertziana de Rome, la Frick Library de New York, la bibliothèque Jacques Doucet de Paris et la Kulturwissenschaftliche Bibliothek Warburg de Hambourg. C’est précisément alors, que l’université de Nancy voit se mettre en place un cursus spécialisé dans la branche, cursus appuyé sur une riche bibliothèque et sur un « musée » (essentiellement des moulages).

Une particularité remarquable de la construction de l’histoire de l’art et de l’archéologie comme domaine scientifique reconnu concerne le rôle qu’y jouent l’initiative privée et certains richissimes amateurs – Henriette Hertz, Helen Clay Frick, Aby Warburg ou encore Jacques Doucet, mais on pourrait penser à bien d’autres. L’introduction présente les principaux acteurs intervenant autour de ces processus, et nous éclaire rapidement sur les réseaux internationaux dans lesquels ils s’insèrent8. Deux personnalités appartenant au monde universitaire jouent en l’occurrence un rôle clé, Charles Diehl (1859-1944) et Paul Perdrizet (1870-1938).

La spécificité de la situation de Nancy au lendemain du traité de Francfort constitue une thématique récurrente au fil des contributions9. Après 1870, la ville devient en effet la nouvelle capitale de l’Est de la France : elle devra faire pièce aux transformations impressionnantes engagées par les Allemands à Strasbourg, et elle sera la première étape des « réfugiés » ayant « opté » pour la France. La concurrence avec la capitale du nouveau Reichsland figure souvent en arrière plan des décisions prises à Nancy, par exemple lorsqu’il s’agit d’instituer, en 1902, un cursus d’archéologie classique qui puisse être comparé au Kunstarchäologisches Institut de Strasbourg (p. 10, et l’article de S. Provost, p. 15 et suiv.). Le dossier de l’achat de la superbe bibliothèque Michaelis, ancien professeur d’archéologie classique à Strasbourg, est emblématique à cet égard (p. 98-99) 10.

La contribution consacrée par Gilles Marseille à l’« histoire croisée des bibliothèques municipale et universitaire de Nancy » de 1750 à 1939 traite d’une page particulièrement importante de l’histoire des grandes bibliothèques de la ville, dans un cadre chronologique où des mutations radicales se sont produites. L’auteur met avant tout l’accent sur la topographie, sur l’architecture, et sur une histoire institutionnelle et administrative très complexe – en définitive, cette étude de cas éclaire nombre de phénomènes analogues survenus dans d’autres capitales de la province française (y compris avec le remarquable dossier du transfert du mobilier de la bibliothèque de Pont-à-Mousson à Nancy en 1775) 11. Dans le long terme, il est intéressant de souligner la tension entre la tendance à la réunion des fonds et des moyens, et la tendance inverse, qui l’emportera en définitive, aboutissant à séparer les bibliothèques de la Ville et celles de l’Université, et à diviser ces dernières en fonction des champs d’étude et des localisations (p. 70).

La typologie des collections de livres est complétée par l’étude des bibliothèques privées savantes, notamment à travers l’exemple de Perdrizet (S. Provost, p. 78 et suiv., puis Frédéric Tixier, p. 145 et suiv.). La bibliophilie n’apparaît qu’au second plan dans cette manière d’anthropologie du monde savant, avec des titres comme ceux du Voyage pittoresque de Cassas, ou encore des Vestigi dell’Antichità di Roma de Dupérac (Daniela Gallo, p. 165 et suiv.).

Une autre thématique majeure revient dans plusieurs contributions : il s’agit du lien avec les « provinces perdues » en 1871, notamment Strasbourg et l’Alsace, et avec leurs confins. Les cursus du Strasbourgeois Diehl, mais aussi de Perdrizet, les rattachent directement à cette géographie : Perdrizet vient de Montbéliard, mais S. Provost nous rappelle que son grand-père maternel était l’héritier de la grande famille des imprimeurs-libraires strasbourgeois Heitz (p. 79) 12. Cette familiarité avec le livre et l’histoire du livre explique aussi en partie l’intérêt de Perdrizet pour le Speculum humanae salvationis13 (p. 149 et suiv.). Et, pour ne pas quitter le domaine du livre, rappelons que Perdrizet devra un temps assurer la présidence du conseil d’administration de son éditeur, Berger-Levrault, après que Georges Friedel aura dû se retirer pour raisons de santé…

Car nous sommes dans un monde où les différentes logiques de solidarités se croisent et se renforcent : la bourgeoisie entrepreneuriale, les intellectuels et les enseignants, et le protestantisme (le plus souvent la Confession d’Augsbourg). D’autres figures alsaciennes surgissent aussi, notamment celle de Christian Pfister, étudié par Valérie Serdon (p. 119 et suiv.) : ce Colmarien qui opte pour la France en 1871 sera titulaire de la chaire d’Histoire régionale à Nancy à compter de 1884, et il est le fondateur des Annales de l’Est (1887), à nouveau chez Berger-Levrault). Voici encore Paul Meyer (p. 61), certes parisien, mais dont la bibliothèque personnelle devait passer à l’Université de Strasbourg14 : la date du décès du philologue, ancien directeur de l’École des chartes et membre de l’Institut (1917), fera pourtant orienter le fonds vers Nancy, où il est conservé à la Bibliothèque de l’Université. Un dernier exemple est celui d’Albert Kolb (p. 62) : originaire d’Obernai (1891), Kolb est formé à la Bibliothèque impériale de Strasbourg (KULB), mais il est reçu bibliothécaire à Paris en 1919 et fera toute sa carrière à la Bibliothèque universitaire de Nancy.

Bien d’autres points d’intérêt seraient encore à relever, qui concernent d’abord les débuts de la collection Jacques Doucet, ou encore le recours à la nouvelle technique de la photographie, tant pour la documentation et la conservation que pour l’enseignement, voire, de manière plus ponctuelle, la destruction d’une partie de la Bibliothèque universitaire par le dernier bombardement sur Nancy (31 oct. 1918). Terminons en signalant que notre volume fournit une iconographie particulièrement signifiante, que l’ensemble est complété par un état des sources et une bibliographie15, et que la consultation est facilitée par la présence d’un index locorum et nominum.

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8 Cf. aussi la carte suggestive du « réseau européen » de Perdrizet (p. 22). Il nous semble qu’une approche articulant prosopographie et théorie des réseaux aurait pu être très utilement développée.

9 L’ancienne capitale ducale, qui avait fait l’objet de vastes opérations d’urbanisme sous Charles III († 1608) et surtout au xviiie siècle (Stanislas Leszczyński, † 1766), perd son statut de ville de résidence avec le rattachement à la France. Jusque sous la Monarchie de Juillet, c’est un temps de relative stagnation, quand l’arrivée du chemin de fer (1850) et, paradoxalement, l’annexion de l’Alsace et de la Lorraine du Nord au nouvel Empire allemand (1871) ouvrent une période de grand dynamisme. La ville même de Nancy passe de 53 000 habitants en 1872 à 108 000 en 1911 (Pierre Clémendot, « Population de Nancy, 1815-1938 », dans Annales de démographie historique, 1973, p. 119-134).

10 Sur les bibliothèques de Strasbourg, cf Bibliothèques, Strasbourg, origines-xxie siècle, dir. Frédéric Barbier, Paris, Éd. des Cendres ; Strasbourg, BNUS, 2015.

11 Cf aussi : La Bibliothèque municipale de Nancy : 1750-2000, dir. André Markiewicz, Nancy, Ville de Nancy, 2000. La problématique du mobilier revient à plusieurs reprises au fil du volume, notamment avec l’exemple des meubles dessinés sous la direction d’Émile Gallé (p. 91 et cliché 7, p. 21) ou encore avec les célèbres rayonnages Lippmann.

12 David Perdrizet épouse à Strasbourg en 1869 Adèle Emma Heitz, née en 1840, fille de Frédéric Charles Heitz, imprimeur-libraire, grand érudit et bibliophile († 1867).

13 J. Lutz, P. Perdrizet, Speculum humanae salvationis (…). Tome I [II], Mulhouse, Imprimerie Ernest Meininger (Leipzig, Carl Beck commissionnaire), 1907-1909, 1 vol. et 1 vol. de pl. L’ouvrage a été publié par souscription (cf t. I, p. 327). Perdrizet a consacré sa thèse complémentaire au Speculum, thèse publiée par Honoré Champion en 1908.

14 Paul Meyer (1840-1917) est certes né à Paris, mais son grand-père paternel était lui-même strasbourgeois. Il épouse en secondes noces Madeleine Réville, née en 1857 dans une famille huguenote de Rotterdam (cf https://prosopo.ephe.fr/). Le couple restera sans enfants.

15 Si nous avions une réserve à formuler, elle concernerait d’abord cette composante du recueil : d’une part, il aurait été plus judicieux de distinguer les sources imprimées des travaux de recherche proprement dits. D’autre part, on regrettera l’absence de références à certains titres de bibliographie concernant Strasbourg, et à des fonds comme celui des archives privées Berger-Levrault (par ex. sous-série 40J des Archives du Bas-Rhin).