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Bruno Maes, Les Livrets de pèlerinage. Imprimerie et culture dans la France moderne, préf. Philippe Martin

Rennes : PUR, 2016. 340 p., ill., graph

Frédéric BARBIER

Nouans-les-Fontaines

La tradition associant l’histoire des religions et l’histoire du livre, notamment en France à l’époque moderne, est aujourd’hui très vivace au sein de l’Université : l’ouvrage récent de Bruno Maes en porte témoignage. Si « les poncifs ont la vie dure » (Philippe Martin ouvre sa préface par cette formule choc), il faut reconnaître que, depuis un certain nombre d’années, les analyses inspirées de la sociologie historique (L’Éthique protestante, etc.) ont fait l’objet, sinon de remises en cause radicales, du moins d’approfondissements précieux. Pour autant, les « poncifs » et autres clichés ont en effet « la vie dure », comme l’historien du livre peut parfois le vérifier.

Le pari de Bruno Maes est d’aborder la problématique de l’anthropologie religieuse à partir d’un sujet méconnu, celui des livrets de pèlerinage publiés dans le royaume et sur ses marges entre les années 1480 et les années 17901. La base de sa documentation est constituée par un corpus de 596 textes, consacrés à 216 lieux de pèlerinage – la description bibliographique en est donnée en annexes (p. 283-325), selon un classement par départements. Même si l’exhaustivité reste toujours hors de portée, on apprécie la réussite d’un recensement particulièrement difficile (le détail aux p. 50 et suiv.), dans la mesure où il s’agit de pièces rarement conservées, plus rarement encore décrites par les catalogues et autres répertoires bibliographiques2. On rapprochera le catalogue de l’analyse qui en est proposée au chapitre I, p. 52 et suivantes, avec plusieurs courbes chronologiques3 et des cartes de répartition par départements4.

L’auteur a limité sa quête aux publications de deux pages au moins, et il souligne la diversité de contenus allant du récit merveilleux à la leçon de morale ou à l’exposé érudit : l’un des enjeux du travail réside précisément dans le fait de déterminer si une telle variété ne rend pas sans objet une analyse globale. Diversité des contenus, mais diversité aussi des formes matérielles (le terme même de « livrets » peut-il s’appliquer à un ouvrage de plusieurs centaines de pages ?). Bruno Maes limite sa quête aux livrets destinés à un seul sanctuaire, pour le voyage duquel ils informent et guident le croyant.

La thèse elle-même postule le passage d’un « système culturel basé sur le mythe à un autre basé sur la raison » (p. 16), soit un programme qui suppose de suivre un plan chronologique – pourtant, celui-ci ne sera réellement mis en œuvre que dans la seconde partie de l’ouvrage, la première étant consacrée à l’« Histoire du livre », avec comme sous-titre « Analyse transversale du corpus ». Il s’agit donc de documenter la transition d’une culture orale et plus ou moins magique (l’auteur fait souvent référence au concept de « mythe », sans réellement en préciser le contenu) à une culture écrite, intériorisée et individualisée.

L’historien du livre a beaucoup à glaner (le mot n’est pas innocent) dans l’ouvrage de Bruno Maes, par exemple sur le fait que nombre d’auteurs publient parallèlement deux titres, l’un pour le plus grand nombre (dans une forme matérielle médiocre), l’autre pour les lecteurs érudits. Les notes concernant les tirages, les budgets de production et les prix de vente sont particulièrement précieuses, tant il est vrai que ces informations font trop souvent défaut (p. 134 et suiv.). Une des caractéristiques des livrets de pèlerinage réside dans la variété de leurs canaux de distribution, souvent à proximité du sanctuaire lui-même, mais aussi par l’intermédiaire de petits libraires ou par le colportage. Les commentaires sur l’iconographie sont bienvenus (p. 87 et suiv.), la connaissance fine du corpus autorisant, par exemple, des analyses intéressantes sur le réemploi de bois anciens, dont l’illustration perd toute réelle articulation avec le contenu textuel. La théorie des auteurs est analysée de manière suggestive, p. 107 et suivantes (mais nous n’aurions probablement pas ouvert de chapitre par une sorte de mémorandum).

La géographie de la production constitue un élément déterminant pour la librairie d’Ancien Régime : tirer à plusieurs milliers d’exemplaires un imprimé que l’on écoulera à très bon marché suppose de limiter les frais, donc d’être situé au cœur du réseau de diffusion. Le fait que les titres soient dans leur très grande majorité en vernaculaire est un élément qui peut caractériser le lectorat, mais nous restons quelque peu sur notre faim s’agissant des pratiques d’appropriation (p. 133, et 144 et suiv.). Les livrets faisaient l’objet de processus d’oralisation, mais les sources sont en l’occurrence plutôt des sources de représentation, y compris des passages tirés des textes eux-mêmes, « prologue[s] » et autres « avis au lecteur » (cf. p. 140 et suiv.). Une question de fond demeure : l’auteur analyse certaines particularités d’exemplaires (par ex. p. 103), mais il ne donne pas les localisations des exemplaires mentionnés et ne propose aucune conclusion globale sur le corpus repéré.

L’analyse chronologique proposée par Bruno Maes dans sa seconde partie apporte des précisions importantes. Il nous semble difficile de commenter les résultats relatifs aux premières décennies auxquelles l’étude se consacre, étant donnée la faiblesse des chiffres (moins de dix titres par décennie au xvie siècle). Après le temps des « Livrets flamboyants » (p. 155-178), la période la plus riche est celle de la Réforme catholique, ici les années 1560-1660, où se poursuit le travail d’authentification des reliques, où les formes du discours changent et où un certain nombre de livrets de pèlerinage est désormais muni d’un apparat critique. Curieusement, le latin monte alors en puissance (p. 46). C’est, par excellence, le temps de la « recharge sacrale » (pour reprendre le célèbre concept d’Alphonse Dupront5), qui suivra les événements liés à la Réforme elle-même. Encore l’analyse devrait-elle être précisée, sur le plan de la géographie comme sur celui de la chronologie : l’emploi fréquent de l’expression « recharge sacrale » par Bruno Maes induit un certain sentiment de confusion quant à son utilisation (par ex. p. 122). L’irruption d’une exigence de raison pousse l’auteur à poser la question : peut-on « démontrer » des « merveilles » ? (p. 194). Le troisième temps, le plus long, est caractérisé comme étant celui de la spiritualité personnelle (« Vers l’aventure spirituelle personnelle », p. 219-160). La date de 1660 nous semble pourtant problématique, à l’aune de la Révocation de 1685 et de la « Crise de conscience européenne ».

Théoricien de la « raison graphique », Jack Goody est cité (p. 43), mais ses analyses laissent percer une certaine forme de téléologie (« la domestication de la pensée sauvage »). Même si ce n’est pas le cœur du propos, Bruno Maes suit Jack Goody lorsque celui-ci privilégie le couple « technique-outillage intellectuel », en citant comme moments du changement « la naissance de l’écriture alphabétique » et l’invention de la typographie en caractères mobiles, mais en négligeant les composantes de la bibliographie matérielle (notamment, dans son optique, la généralisation du codex). Malgré quelques imprécisions ou absences6, et des formulations parfois à l’emporte-pièce7, voici en définitive un livre qui apporte quantités d’informations précieuses sur un sujet que l’historien du livre a jusqu’à présent le plus souvent ignoré. Gageons qu’il poussera les chercheurs à donner plus d’attention à ces petites pièces jusque là laissées pour compte, et à prolonger ainsi l’enquête.

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1 Ce choix exclut certains des titres les plus diffusés, comme le classique Pèlerin de Lorete, du jésuite Richome, donné pour la première fois à Bordeaux en 1604. La référence à la géographie de la France de 1790 peut constituer une difficulté : par ex., les 26 références d’éditions publiées dans le Bas-Rhin sont pour les deux-tiers en allemand, et elles appartiennent dans leur très grande majorité au xviiie s. Leur intégration au corpus supposerait d’entrer dans le détail des spécificités d’une région où la problématique religieuse est très particulière. Notons au passage que les deux éditions de Schenck, signalées chez Johann Albin (p. 311), sont données à Mayence au début du xviie s. : la seconde (1615) semble relativement rare, puisqu’elle est inconnue du VD17. En revanche, on ne saurait faire grief à l’auteur d’un certain déséquilibre (à nos yeux, inévitable) dans sa documentation.

2 Il est bien possible que des exemplaires soient conservés dans les fonds d’archives publiques.

3 Les aléas de la conservation et de l’identification ne sont pas sans influer sur les résultats, s’agissant notamment des périodes les plus anciennes. Pourtant, le fait que l’apogée se situe dans la décennie 1640 est bien évidemment significatif. Le xviiie siècle s’inscrit à un niveau jusqu’à cinq fois inférieur à partir de la décennie 1740.

4 Ce premier chapitre, isolé en tête de l’ouvrage, aurait pour une large part trouvé sa place dans la première partie, qui suit, puisqu’il aborde l’histoire du livre de manière précise. Par ailleurs, cet isolement du chapitre présente une difficulté méthodologique : il est difficile de penser que l’« économie du livre » ne constitue pas un facteur variable au fil des trois siècles de l’étude.

5 Sylvio Hermann de Franceschi, Les intermittences du temps. Lire Alphonse Dupront, Paris, Éd. de l’EHESS, 2014.

6 Dans les notes infrapaginales, il conviendrait de préciser l’édition dans le cas où il y en a eu plusieurs. Il arrive aussi que les formats ne soient pas précisés dans le catalogue bibliographique lui-même, etc.

7 Par ex. : « Les caractères gothiques fonctionnent comme une sorte de codage et affichent le type de clientèle auquel le livre est destiné », ou, quelques lignes plus bas : « La taille des caractères est importante car elle est adaptée à l’utilisation par les lecteurs » (p. 83). « La mise en page connaît des mutations. Au xve siècle, les premiers imprimés appelés incunables copient servilement les livres manuscrits » (p. 84). Ne s’agit-il pas de « poncifs », voire de contre-vérités (« Le xvie siècle invente la page de titre » (p. 85) ? Sans parler de cette remarque, qui se passe de commentaires : « La découverte de la typographie fit apparaître un nouveau type d’imprimé » (p. 155).