Cristina Dondi, Printed Books of Hours from Fifteenth-Century Italy. The texts, the Books and the Survival of a Long Lasting Genre
Florence : Olschki, 2016 (Biblioteca di bibliografia ; 204). 710 p.
On sait que le marché européen des livres d’Heures fut accaparé à compter du milieu des années 1480 par les imprimeurs parisiens ; mais on ignore souvent que, dix ans auparavant, les libraires italiens avaient été les premiers à se lancer dans cette entreprise éditoriale. C’est à l’examen de cette production méconnue – les 74 livres d’heures publiés dans la péninsule italienne au cours de la période incunable – que se livre Cristina Dondi dans ce bel ouvrage érudit.
L’auteur ne s’est pas contenté d’élaborer une bibliographie : elle publie ici un minutieux census, fondé sur les 198 exemplaires conservés des éditions envisagées, qu’elle a examinés puis décrits dans les bibliothèques du monde entier au cours d’une enquête longue de plusieurs années. L’imposant « catalogue » qui constitue le deuxième tiers de cet ouvrage (p. 239-453) présente le résultat de cet immense travail et constitue un modèle du genre. Chaque notice bibliographique y précède la description des exemplaires individuels ; annotations et marques de provenance sont systématiquement transcrites ; reliures et décors décrits avec attention. Ce catalogue précède de copieuses annexes (p. 455-669), qui comprennent notamment un minutieux relevé détaillant la composition des calendriers des différentes éditions. Les annexes se doublent d’un grand cahier de planches en couleurs, lui-même suivi de différents index.
Le matériel ainsi rassemblé sert de base à une étude de synthèse sur laquelle s’ouvre cet imposant volume (p. 1-238). Dans un premier chapitre (« Production in context »), C. Dondi examine les conditions d’élaboration de la production. Après avoir situé les livres d’Heures dans la tradition médiévale et dans le contexte européen, elle met en évidence le rôle décisif joué par les confréries vénitiennes dans la préparation des premières Heures imprimées. En examinant les relations qui unissent ses différents membres, l’auteur démontre que c’est probablement pour satisfaire une demande formulée par les fidèles de la Scuola Piccola di S. Girolamo que Nicolas Jenson élabore son premier livre d’Heures en 1474. C. Dondi décrit alors la croissance de la production non seulement à Venise (38 éditions), mais aussi dans les principaux centres de la péninsule – Naples (17 éditions), Florence (6), Rome (3), Ferrare (3), Milan (2) et Turin (2) –, en identifiant chacun des acteurs impliqués dans cette production.
Le deuxième chapitre (« Physical description ») s’attache à décrire le travail des imprimeurs. En examinant les différents témoins survivants, en comparant dans le détail leur composition textuelle et leur calendrier, C. Dondi dresse d’abord un impressionnant stemma résumant leur filiation (p. 55). Ce que l’examen global de la production démontre, c’est que les livres d’Heures italiens se distinguent de leurs homologues français par leur format modeste (l’in-16 domine et C. Dondi recense même une édition in-64) et par la moindre place qu’y occupent les illustrations et les matériels ornementaux. Ces caractéristiques expliquent sans doute le relatif oubli dans lequel ils ont sombré. Les collectionneurs ont en effet, dès le xviiie siècle, recherché les impressions parisiennes pour leur décor surabondant, en délaissant les volumes italiens. Le faible nombre d’exemplaires conservés le démontre clairement : 64 % des éditions examinées ne sont plus connues que par un unique témoin, souvent lacunaire, et le nombre d’éditions définitivement perdues semble élevé. Dans cette perspective, il n’est pas anodin que plus de la moitié des exemplaires conservés soient imprimés sur parchemin et enluminés : la richesse de leur décor et la robustesse de leur support expliquent la survie de volumes dont les homologues plus modestes, imprimés sur papier, ont souvent définitivement disparu. Pour estimer l’ampleur des pertes, Cristina Dondi examine un certain nombre de documents d’archives tel le registre de l’imprimerie administrée au couvent Saint Jacques de Ripoli et, surtout, le très riche Zornale de Francesco de Madiis, qui couvre la période 1484-1488. L’auteur en extrait des données aussi précises qu’abondantes sur le volume et les prix de ventes des différents exemplaires passés par cette boutique.
Responsable du projet MEI (Material Evidence in Incunabula), C. Dondi se devait de prêter une grande attention aux particularités des exemplaires examinés. Le relevé minutieux des marques de provenance, des annotations, des particularités de reliure effectué dans le catalogue, vient nourrir ainsi des considérations générales sur la circulation des livres d’Heures italiens à la Renaissance (chap. 3). Ne se contentant pas d’estimer la valeur des livres sur la foi des rares données comptables à sa disposition, elle distingue utilement les notions de prix, de coût et de valeur (p. 97). L’examen minutieux (quoiqu’un peu fastidieux) des différentes marques de provenance des exemplaires examinés conduit l’auteur à mettre en évidence le fait que la grande majorité des heures imprimées en Italie s’adressent à un public local (p. 110). Certaines éditions se distinguent pourtant, comme les Heures bilingues latines et grecques imprimées par Alde Manuce en 1497, dont subsistent aujourd’hui 36 exemplaires, qui furent disséminés à travers toute l’Europe par les réseaux humanistes. Ce chapitre s’achève par un retour au manuscrit : en examinant de façon détaillée le calendrier des livres d’Heures élaborés par le copiste Bartolomeo Sanvito, C. Dondi démontre qu’il utilise régulièrement comme exemplar l’une des éditions produites par Nicolas Jenson en 1475.
Mais cette vaste enquête s’attache également à retracer la circulation des livres d’Heures italiens au-delà de la Renaissance, jusqu’à la période contemporaine (chap. 4). Dans la seconde moitié du xviiie siècle, les premiers grands collectionneurs d’incunables du continent européen profitent de la crise économique dans laquelle plonge l’aristocratie vénitienne pour acquérir à moindre coût des volumes introuvables ailleurs. C’est le début de la grande dispersion des Heures italiennes au-delà de la péninsule. En retraçant le mouvement des exemplaires à travers les différentes ventes, du xviiie au xxie siècle, C. Dondi démontre de façon éclatante sa maîtrise de l’histoire des collections publiques et privées européennes. L’énumération successive et la litanie des marques de provenance pourront sembler quelque peu fastidieuses, mais elles s’avèrent, en définitive, riches d’enseignements et fournissent de précieuses indications bibliographiques.
Le cinquième chapitre offre un retour à la « grande histoire », en resituant les livres d’Heures italiens dans l’histoire religieuse européenne. L’auteur s’y penche en effet sur l’épineux problème du rapport entre le contenu des textes et les pratiques religieuses. Après avoir rappelé dans ses grandes lignes l’histoire des pratiques liturgiques, elle insiste sur la généralisation du rite romain au cours de la Renaissance. Mais l’examen minutieux du sanctoral des Heures imprimées dans toute l’Europe au xvie siècle lui permet de mettre en évidence l’influence décisive des éditions vénitiennes bien au-delà de la péninsule. Ainsi, les Heures à l’usage de Rome imprimées par Philippe Pigouchet dans les années 1490 présentent-elles un calendrier vénitien hérité de Jenson (p. 199). Suivent des remarques particulièrement intéressantes sur les livres d’Heures français de la Renaissance (p. 200-207) : après avoir démontré leur grande complexité structurelle, C. Dondi met en évidence les techniques employées par les typographes parisiens pour rentabiliser leur entreprise en rationalisant au maximum les techniques de production.
Le sixième et dernier chapitre offre une conclusion générale en forme d’ouverture. C. Dondi rappelle d’abord l’importance de la réforme tridentine dans le renouvellement du contenu et de la forme des Heures. Contre l’idée reçue selon laquelle cette production aurait décliné à compter des années 1520, elle démontre que son succès ne s’est pas démenti. Bien au contraire, la production s’est maintenue en se métamorphosant. Les livres d’Heures demeurèrent ainsi, tout au long de l’Ancien Régime, de véritables best sellers, régulièrement remis sous presse, sous une forme certes moins luxueuse que ne l’avaient été les premières éditions. Leur apparence plus modeste a souvent entraîné la disparition de ces volumes qui demeurent méconnus. C’est là une raison supplémentaire pour s’attacher à l’étude attentive des exemplaires subsistants. De ce point de vue, la riche enquête dont cet ouvrage publie le résultat s’imposera comme un modèle à suivre.