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Henri-Jean Martin, l’histoire du livre et les archives

Catherine RIDEAU-KIKUCHI

Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines, Laboratoire Dynamiques patrimoniales et culturelles (DYPAC)

Alors que des travaux historiques s’emparent du livre comme un objet d’étude et de savoir au cours du xviiie siècle, les auteurs des premières annales typographiques sont souvent des libraires puis des bibliophiles qui proposent des outils pour ceux qui désirent s’instruire sur les beautés du livre ancien1. Par la suite, les entreprises de catalogage comme celle d’Antoine-Augustin Renouard dans la première moitié du xixe siècle pour l’imprimerie d’Alde Manuce et de ses successeurs visent avant tout à proposer un témoignage de l’excellence du travail éditorial de cette famille. La manière dont Renouard le justifie est d’ailleurs très révélatrice de la manière dont il concevait l’étude des livres :

J’ai pensé qu’avant que le temps destructeur ait anéanti les livres les plus précieux de ces imprimeurs à jamais recommandables, il convenait de ne plus différer à donner une histoire complète de leurs travaux, depuis la première édition qu’Alde l’ancien publia en 1494, jusqu’à la dernière de 1597, année de la mort de son petit-fils. C’est dans une telle liste que consiste spécialement leur histoire. Il y a peu de choses à dire sur leur personne, et leur vie ne donne lieu au récit d’aucun évènement important ; mais il y a beaucoup de livres à indiquer, et si parmi leurs éditions quelques-unes sont moins dignes de remarque, un catalogue qui les décrira toutes avec exactitude fera voir combien leur ensemble est précieux et imposant2.

Si beaucoup de savants et de chercheurs avant Henri-Jean Martin ont pu au contraire s’occuper de la vie des imprimeurs et des évènements qui s’y sont déroulés, le présupposé de l’affirmation de Renouard a longtemps été sous-jacent dans les études sur les livres anciens : il s’agissait de les étudier pour leur beauté, leur aspect remarquable et patrimonial. Les individus qui se trouvaient derrière ces objets étaient loués pour leurs compétences mais on s’intéressait peu au contexte économique et social qui avait présidé à cette production, si ce n’est l’environnement intellectuel qui entoure par exemple les presses humanistes. Les choses changent à partir de la fin du xixe siècle et au début du xxe siècle, avec l’exploration des archives, notamment notariales, qui se rapportent à ces acteurs du livre. Une première partie de notre développement cherchera à expliciter ce contexte favorable, avant de revenir dans un deuxième temps sur l’impulsion majeure donnée par Henri-Jean Martin, en lien avec l’école des Annales en France, à la prise en compte des sources archivistiques pour éclairer la production du livre imprimé et comprendre ses logiques internes. Cette évolution a conduit à un approfondissement de notre compréhension des débuts de l’imprimerie : le cas de l’Italie et plus spécifiquement de Venise constitue un bon exemple de ces transformations. Nous verrons enfin dans un dernier temps comment les sources judiciaires, éclairant des aspects en apparence triviaux de la vie quotidienne des acteurs du livre, permettent au contraire de mieux étudier l’insertion de la production imprimée dans le tissu social de la fin du Moyen Âge.

Faire de l’histoire du livre en archives avant Henri-Jean Martin

L’étude des sources archivistiques pour étudier le livre et l’imprimerie a été au cœur de différentes traditions historiographiques nationales. En Italie, l’unification politique et la stabilisation du système d’archives d’État ont entraîné l’exploration plus approfondie de certains fonds et la découverte de nombreux documents relatifs aux imprimeurs italiens. Bartolomeo Cecchetti, directeur des archives de la Vénétie, a ainsi publié un grand nombre d’études ponctuelles autour de documents inédits, parfois partiellement ou intégralement édités à cette occasion dans l’Archivio Veneto3. C’est également le cas d’érudits comme Emilio Motta4 ou Costante Sincero5 à la fin du siècle. Une entreprise est particulièrement révélatrice de ce mouvement d’exploration archivistique très dynamique dans le domaine italien : le duc de Rivoli, travaillant en particulier sur les gravures sur bois aux xve et xvie siècles6, a financé une vaste campagne de recherches dans les archives d’État vénitiennes entre 1901 et 1904, recensant tous les documents produits entre 1450 et 1550 traitant d’imprimeurs, libraires, peintres, miniaturistes ou relieurs7. Ce travail offre un outil irremplaçable pour la connaissance du milieu vénitien ; cependant le duc de Rivoli lui-même ne l’a pas utilisé dans une perspective d’histoire économique et sociale, mais souvent en lien avec l’identification des imprimeurs et des graveurs.

Un phénomène semblable se produit en France, bien que le contexte institutionnel soit différent. Il faut en particulier citer le rôle essentiel de Philippe Renouard, qui publie une recension des documents relatifs aux imprimeurs parisiens dans les premières années du siècle8. Comme l’auteur le dit lui-même en introduction, il s’agit de document « glanés çà et là », dont il a donné le plus souvent le résumé. Au moment où se développaient également de grandes entreprises de catalogage, avec notamment le travail fondateur de Marie Pellechet pour le Catalogue général des incunables des bibliothèques de France, Philippe Renouard mène de front une entreprise de « chasse aux livres » 9 et un dépouillement systématique des fonds d’archives.

La publication des Imprimeurs et libraires parisiens du xvie siècle à partir de 1964 a été réalisée à partir des fiches et des notes de Philippe Renouard décédé en 1934. Ce travail se propose de présenter la carrière et la production des acteurs du livre parisien au xvie siècle à partir des documents d’archives qui les concernent et du catalogue de leurs publications. L’organisation de l’ouvrage par individu, et non par édition, sur le modèle des dictionnaires prosopographiques, permet de mieux comprendre les liens individuels, les circulations de matériel typographique, et finalement de restituer le fonctionnement du groupe des acteurs du livre. Chaque notice biographique est bien sûr suivie de notices descriptives des éditions mais, contrairement à beaucoup d’annales typographiques des périodes précédentes, le document d’archives n’est pas un simple témoignage annexe de l’activité de ces acteurs : il est intégré à la réflexion sur la réalisation concrète des éditions. Renouard, dans son répertoire des imprimeurs et libraires parisiens, justifie ainsi l’intérêt des documents personnels pour éclairer les liens entre les ateliers :

Les noms des enfants et les alliances, qui, à première vue, pourraient sembler d’un bien faible intérêt, ne sont cependant pas des documents à négliger. Les familles exerçant une même profession s’alliaient fréquemment entre elles et, le plus souvent, la transmission d’une maison d’une famille à une autre était la conséquence d’un mariage. Les liens de parenté qui unissaient presque toutes les grandes familles de libraires et d’imprimeurs expliqueront aussi bien des petits problèmes bibliographiques restés obscurs jusqu’ici10.

Les archives n’étaient donc évidemment pas une terre inconnue pour les historiens du livre avant Henri-Jean Martin. Cependant, leur exploitation était encore largement justifiée par la volonté d’identifier les éditions, et n’était pas encore intégrée dans une réflexion plus générale sur le fonctionnement du milieu du livre. Les chercheurs pionniers en la matière ne donnaient pas à ces documents une portée d’histoire économique et sociale globale. Il était souvent davantage question de documenter l’activité d’un atelier donné et de clarifier les attributions d’éditions grâce à des répertoires d’imprimeurs exhaustifs.

Les archives liées à l’imprimerie connaîtront un regain d’intérêt en lien avec l’essor de l’école des Annales et les transformations du champ historique français au milieu du xxe siècle. Nous ne répéterons pas ici ce qui a déjà été abondamment évoqué lors des colloques célébrant les 50 ans de L’Apparition du livre11. Nous nous bornerons à rappeler que le programme des Annales s’appuie tant sur la documentation archivistique que sur son interrogation spécifique pour aboutir à ce que Lucien Febvre qualifie d’« histoire-problème ». Le mouvement qui consiste à placer les acteurs au cœur de la réflexion historique est particulièrement incarné par Marc Bloch, dont l’influence indirecte sur le développement de la nouvelle histoire du livre n’est pas moindre que celle de Febvre. Les travaux de Bloch sur la société rurale en France ou la société féodale se basent sur un large corpus de documentation pour étudier les rapports de forces économiques et sociaux et aboutir finalement à des considérations d’histoire culturelle ou des mentalités. Des évolutions semblables peuvent se retrouver dans de nombreux domaines historiques touchés par l’école des Annales, dont la nouvelle histoire du livre. Pour reprendre les termes de Georges Duby, « Marc Bloch imposa décidément, en France et dans le monde, une notion de l’histoire comme science de l’homme social et comme étude conjointe de l’évolution économique, juridique et mentale des sociétés humaines » 12. La nouvelle importance de l’archive dans les travaux d’Henri-Jean Martin pour l’histoire du livre se comprend dans la rencontre de ces différentes traditions historiographiques et érudites.

« L’edition parisienne au xviie siècle » et l’apparition du livre

L’un des principaux apports de l’histoire du livre, telle qu’elle a été développée depuis L’Apparition du livre en 195813, est d’avoir mis en évidence que les livres ne peuvent être compris séparément des hommes qui les produisent, qui les lisent, qui les vendent ou qui en régulent le marché. Il s’agit de la première étape d’un long parcours qui transforme la manière d’étudier les livres et l’imprimerie et qui s’appuie en particulier sur un usage de plus en plus systématique des archives personnelles, judiciaires et publiques concernant les imprimeurs et le monde du livre.

Plusieurs chapitres de L’Apparition du livre proposent une perspective d’ensemble du point de vue de l’histoire économique et sociale. Le chapitre IV, « Le livre, cette marchandise », fournit un point d’étape toujours utile sur les coûts nécessaires pour l’impression d’une édition, à partir de documents français et italiens notamment. Le chapitre V, « Le petit monde du livre », propose un ensemble de portraits-types, du compagnon au grand libraire, pour donner à comprendre le fonctionnement des ateliers. Il s’attarde longuement sur les conditions de vie d’acteurs obscurs, en portant attention aux structures, au contexte économique et social qui permet d’expliquer certains changements de fond du monde du livre. Les chapitres VI et VII traitent surtout des conditions économiques, des débouchés de l’imprimerie avec les tirages et les politiques éditoriales. On trouve des pages sur les imprimeurs vagabonds ainsi que sur les facteurs d’attraction qui permettent l’installation de l’imprimerie, passages qui ont parfois été contestés, mais qui ont ouvert des perspectives de recherche fécondes14. Les livres sont les premières sources pour établir une géographie de l’imprimerie européenne, mais d’autres documents sont également mobilisés, en particulier les comptes d’imprimeur, source rare mais extrêmement précieuse15, ou encore les contrats qui permettent de connaître des tirages, les modalités des collaborations16.

Bien que des sources archivistiques diverses soient utilisées, le lecteur reste sur sa faim, après des pages parfois très générales, d’autres s’appuyant au contraire sur des sources extrêmement précises en fonction des travaux dont l’auteur disposait à cette époque. L’Apparition du livre se lit bien entendu davantage comme un ouvrage de synthèse que comme une monographie. Pour une application plus précise de l’utilité des archives à l’histoire du livre, il faut reprendre un article de 1952 d’Henri-Jean Martin, « L’édition parisienne au xviie siècle : quelques aspects économiques » 17, où il a approfondi ces questions d’histoire sociale à partir de sources inédites et exploitées en profondeur. Il s’agit d’un article entièrement basé sur des sources notariales et les archives de la corporation des imprimeurs et libraires parisiens. Ce faisant, et comme le dit Lucien Febvre dans la note introductive de cet article, H.-J. Martin intègre l’histoire du livre à l’histoire générale, l’histoire économique et sociale. La publication de cet article dans la revue même des Annales ne laisse aucun doute sur la portée de cette étude, qui permet justement de faire dialoguer une tradition plus érudite de travaux sur le livre avec l’école historiographique française.

Cet article permet ainsi de revendiquer par la pratique l’importance des sources archivistiques pour la compréhension du fonctionnement de ce milieu économique et social. Il s’agit d’un article véritablement novateur à plusieurs égards, qui tranche avec l’utilisation très ponctuelle que les érudits du siècle précédent pouvaient faire de certains documents d’archives dans les annales typographiques, notamment à des fins d’identification. Henri-Jean Martin propose au contraire une étude d’ensemble des relations au sein du milieu du livre parisien, fait d’imbrications de collaborations économiques, de liens personnels et familiaux. Il fait par exemple abondamment référence aux contrats de mariage conservés au Minutier central des Archives nationales. Ces archives et l’examen de ces liens lui permettent de réaliser une étude de la hiérarchie économique et sociale, distinguant les libraires de la rue Saint-Jacques, ceux du Palais et les « libraires étalants ». Enfin, son analyse sociale permet de mieux appréhender les phénomènes économiques qui traversent la production du livre imprimé, Henri-Jean Martin reliant ainsi le phénomène de « resserrement économique » observable durant la période qu’il étudie, le renforcement des liens familiaux entre les individus et la nature des collaborations entre libraires et typographes.

Ce qu’il n’était pas encore possible de synthétiser de façon entièrement satisfaisante dans L’Apparition du livre à cause du manque d’études réalisées, Martin l’a ébauché pour Paris au xviie siècle, ouvrant la voie à de très nombreux travaux dans son sillage. Dans Livre, pouvoirs et société à Paris au xviie siècle, il poursuit encore davantage dans cette voie, alliant l’étude des livres imprimés aux sources archivistiques pour dresser le portrait du groupe professionnel des métiers du livre, sa structuration, ses hiérarchies économiques et sociales, ses liens avec les autorités ainsi qu’avec les lecteurs18. Par la suite, les travaux d’Annie Charon et de Denis Pallier pour le milieu du livre parisien au xvie siècle19 et ceux de Frédéric Barbier et Sabine Juratic pour le xviiie siècle20 montrent combien cette appréhension des métiers du livre par les archives peut être féconde, notamment dans une approche prosopographique permettant une analyse socio-économique poussée.

Archives et nouvelles problématiques : le cas italien et vénitien

Les travaux d’Henri-Jean Martin ont donné une véritable impulsion pour un renouvellement des études sur le livre, associant une grande variété de sources pour une « histoire globale » 21 du livre. La prise en considération croissante des archives a souvent permis de faire émerger de nouvelles problématiques. Le cas de l’imprimerie vénitienne en cela est emblématique : objet d’études nombreuses tant sur ses grandes figures que sur le milieu du livre dans son ensemble, elle a néanmoins été abondamment revisitée par l’historiographie française, italienne et anglophone à la suite des propositions d’Henri-Jean Martin.

La réception de la nouvelle histoire du livre française n’allait pas de soi en Italie, comme le rappelle Mario Infelise22. L’Apparition du livre est tardivement remarquée, en 1977, sous l’impulsion d’Armando Petrucci qui regrette à ce moment-là le retard pris par la recherche italienne qui se serait enlisée dans une « orientation bibliophilique et volontiers célébrative » 23. Ce jugement est sans doute sévère au vu de la richesse des études bibliographiques réalisées en Italie, mais témoigne de la volonté de donner un nouveau souffle à l’étude du livre, dont Petrucci est un des acteurs majeurs. Celui-ci va moins s’intéresser au travail sur le milieu économique et social du livre et va chercher plutôt à replacer l’histoire du livre dans l’histoire globale de la culture écrite et dans la longue durée de l’histoire des pratiques manuscrites24.

Cela étant, l’exploitation des archives dans l’optique des Annales et de la nouvelle histoire du livre prend des chemins détournés pour l’étude de l’imprimerie italienne, comme en témoigne l’étude des deux imprimeurs vénitiens les plus renommés de la fin du xve siècle : Nicolas Jenson et Alde Manuce. On a rappelé au début de cette étude le propos d’Antoine-Augustin Renouard sur Alde Manuce, affirmant qu’« il y a peu de choses à dire sur leur personne, et leur vie ne donne lieu au récit d’aucun évènement important » 25. Il faut attendre 1965 et le travail d’Ester Pastorello pour que les documents d’archives concernant les mariages, les contrats et les successions de la famille Manuce soient édités et permettent de clarifier le fonctionnement financier de l’entreprise26. Il manquait encore une étude historique sur ces documents : celle-ci a été réalisée par Martin Lowry avec The World of Aldus Manutius, publié en 197927. À travers son titre l’auteur témoigne de la volonté de prendre en considération tout l’environnement de l’acteur qu’il étudie. L’influence historiographique d’Henri-Jean Martin est explicite dans son ouvrage suivant sur Nicolas Jenson, où il cherche à comprendre l’univers économique et social du commerce d’une entreprise typographique vénitienne, en particulier à travers des documents d’archives nombreux et variés.

Much of the economic or cultural evidence that records the affairs of individual presses may still be useful, but a far wider range of material is needed now: statistics of the output from different centers, price lists, library inventories, wills, customs returns, records of civil and ecclesiastical authorities, must all be dragged in. This task has had a special attraction for social historians. It is no accident that one of the most influential works in the genre, L’Apparition du livre, was conceived by a founder of the Annales school, Lucien Febvre; and it is no accident that a group of French colleagues – Febvre’s co-author Henri-Jean Martin, Pierre Aquilon, François Dupuigrenet and Dominique Coq – have given constant support to my study of Jenson28.

On voit bien ici la dette que Martin Lowry reconnaît envers aussi bien l’école des Annales que la nouvelle histoire du livre, portée notamment par Henri-Jean Martin, dans le traitement des données statistiques, des archives notariales, publiques ou ecclésiastiques. Son ouvrage sur Jenson va en effet plus loin que celui sur Alde, en particulier dans la volonté de comprendre les mécanismes économiques à l’œuvre dans la production du livre. Cela étant, déjà dans The World of Aldus Manutius, l’influence des travaux de l’école française, et particulièrement de Martin, se faisait sentir dans cette attention aux sources en dehors des livres eux-mêmes (contrats, testaments, correspondances, privilèges…), utilisées dans une perspective d’histoire économique et sociale de l’imprimerie, et non plus dans une optique bibliophile29.

Cette approche a été particulièrement fructueuse dans l’historiographie italienne. Avec un temps de retard, certains chercheurs ont, peut-être plus encore que dans l’historiographie française, abordé les débuts de l’imprimerie en tirant parti des riches sources archivistiques italiennes et de la tradition érudite qui les a précédés. Des travaux récents concernant l’imprimerie vénitienne ont porté l’attention cette fois non plus seulement sur les grands noms des presses, mais sur le monde de quasi-inconnus, d’imprimeurs sans renom particulier, qui pourtant font le tissu du milieu du livre vénitien. Les travaux de Rosa Salzberg sont en ce sens centraux30. À travers l’usage de sources variées, elle démontre que Venise connaît très tôt une production d’éditions banales et bon marché, diffusées par des moyens très divers, par des acteurs qui peuvent être colporteurs, chanteurs, imprimeurs et libraires. Elle retrace la manière dont ces imprimés s’insèrent dans la production de la ville et influencent les relations sociales des imprimeurs et libraires entre eux et avec les autorités. On pourrait également comparer le travail d’Angela Nuovo, dans son ouvrage de synthèse The Book Trade in the Italian Renaissance de 2013, avec la volonté panoramique des auteurs de L’Apparition du livre31 : l’édition en anglais, largement augmentée et remaniée par rapport à la version italienne parue en 1998 et rééditée en 200332, s’appuie sur de vastes fonds archivistiques, connus de première ou de seconde main, pour tracer une image d’ensemble du fonctionnement de la production et de la distribution du livre imprimé en Italie aux xve et xvie siècles.

De la trivialité et de l’importance des archives judiciaires

Nous pouvons, pour terminer cette étude, illustrer la manière dont ces archives peuvent éclairer l’histoire de l’imprimerie à partir d’un exemple concret. Celui-ci est issu d’un travail de doctorat, qui visait à étudier dans sa globalité le milieu du livre vénitien en construction, du début de l’imprimerie dans la lagune en 1469 aux années 153033. Beaucoup pourrait être dit sur la manière dont les archives éclairent le fonctionnement économique et social de l’imprimerie34. De façon sans doute un peu provocante, il s’agirait ici d’évoquer un aspect à première vue tout à fait trivial du milieu du livre : les affaires criminelles et la violence physique qui le traverse à partir des sources judiciaires vénitiennes.

D’après les archives vénitiennes, la présence apparemment très importante d’acteurs du monde du livre dans les procès criminels était frappante. Pour ne citer qu’un seul exemple, en mai 1515, une fête organisée chez lui par un maître imprimeur, Andrea Panteo, regroupe plusieurs autres membres de son métier et dégénère. Sans doute avinés, quelques jeunes imprimeurs en viennent aux mains avec des gardes du quartier35. Il s’agit d’une situation typique de solidarité de classe faisant face aux représentants de l’autorité, des cas de violence assez fréquents dans les actes commis par les ouvriers et artisans de la ville. Les agressions contre l’autorité publique constituent la majorité des procès contre des membres du peuple, ce qui est le signe d’une profonde insatisfaction sociale. Ces agressions sont en retour considérées avec sévérité par les autorités, qui y voient, sans doute à raison, une contestation de l’ordre social et politique36. Les imprimeurs et libraires participent également à d’autres cas de coups et blessures, voire de meurtres : par exemple, Andrea Torresani au début de sa carrière est attaqué au couteau par un autre imprimeur en octobre 148337. Mais des professionnels du livre participent également à des violences au sein du monde artisanal : on trouve par exemple en mars 1482, un ouvrier textile qui assassine un imprimeur ; ou en 1488, un libraire inculpé pour le meurtre d’un verrier38. Enfin, ces individus sont plusieurs fois présents dans les archives du Conseil des Dix, accusés de sodomie : ainsi cette affaire de 1494 où plusieurs individus, dont un libraire et un orfèvre, sont accusés de viol sodomite en réunion39.

Il est évidemment très difficile de savoir si la population liée à l’imprimerie était plus turbulente que les autres ; les lacunes de la documentation ne nous permettent pas de faire une étude statistique et comparative entre le monde du livre et les autres groupes sociaux. En revanche, il est possible de comparer cette situation avec les études plus générales sur la violence et sa répression à Venise à la fin du Moyen Âge. L’imprimerie semble s’insérer dans le milieu artisanal vénitien dans de multiples voies, y compris celle de la criminalité, comme en témoignent les affaires impliquant conjointement des imprimeurs ou libraires et d’autres artisans. Par ailleurs, ces affaires criminelles reflètent les moyens de contrôle des autorités vénitiennes. Les travaux de Guido Ruggiero et d’Élisabeth Crouzet-Pavan ont notamment montré que les autorités vénitiennes soumettent le milieu des boutiquiers et des ouvriers à une surveillance particulière qui se reflète dans les sources40. La présence des acteurs du livre dans les accusations de sodomie reflète particulièrement ce contrôle et cette surveillance des pouvoirs publics sur une population jugée instable et potentiellement dangereuse – ce constat était également fait pour le patriciat, soumis à une surveillance judiciaire tout aussi serrée. L’imprimerie vénitienne se développe hors du système corporatif, sans législation très contraignante dans les premiers temps : cela ne veut pas dire pour autant que les autorités ne portent pas une attention parfois soutenue aux activités et à la vie quotidienne de ces acteurs de la nouvelle industrie.

L’exploitation des archives, de façon à la fois intensive pour tirer la substantifique moelle des documents et extensive pour brasser une quantité importante de données et avoir une vision large des acteurs du livre, rend possible d’étudier ce milieu en sortant de la fascination que ces livres produits peuvent exercer sur nous. Il s’agit avant tout, comme Lucien Febvre le disait, d’intégrer les acteurs du livre dans l’histoire générale : l’histoire de l’artisanat et de l’industrie, l’histoire sociale et économique de leur temps. On y voit des hommes et des femmes qui se marient, s’associent, font faillite, sont en procès entre eux ou avec d’autres, toutes choses qui pouvaient sembler triviales, mais qui, mises en relation, permettent de reconstituer un univers. À travers ces actes du quotidien, on observe un milieu qui se construit. L’attention d’Henri-Jean Martin aux sources archivistiques, couplée à son intérêt pour la vie quotidienne des acteurs du livre, qu’ils soient ouvriers, compagnons, ou libraires humanistes, permet une réflexion sur la naissance de l’imprimerie avec des problématiques d’histoire sociale, appuyée sur un recours systématique aux sources archivistiques. Une étude approfondie de ces sources permet alors non seulement de comprendre les ressorts économiques et sociaux du milieu du livre, mais aussi d’expliquer certains mécanismes de son développement, les relations aux autorités et au milieu local. Les jeunes chercheurs sont encore redevables à Henri-Jean Martin pour les perspectives de recherche qu’il a ouvertes dans ce sens et qui continuent d’être explorées.

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1 Voir la présentation des débuts des études du livre dans Frédéric Barbier, « Postface », dans L’Apparition du livre, Paris, Albin Michel, 1999, p. 537-545.

2 Antoine-Augustin Renouard, Annales de l’imprimerie des Alde, Paris, Renouard, 1825, p. xi-xii ; nous soulignons.

3 Voir par exemple Bartolomeo Cecchetti, « Stampatori, libri stampati nel sec XV. Testamento di Nicolo Jenson e di altri tipografi in Venezia », Archivio Veneto, 33, 1889, p. 457-467 ; id., « Le pitture delle stampe di Bernardino Benalio », ibid., 33, 1887, p. 538-539 ; id., « Uno stampatore di santi in Venezia nel 1514 », ibid., 32, 1886, p. 386 ; id., « Libri stampati nel secolo XV da Matteo Capcasa di Parma, socio di Bernardino di Benalio da Bergamo », ibid., 30-1, 1885, p. 172-174.

4 Emilio Motta, « Uno stampatore del Lago Maggiore a Venezia », Bolletino storico della Svizzera Italiana, 14, 1892, p. 199 ; id., « Il tipografo Bonino da Ragusa indebitato », Il Bibliofilo, 10, 1889, p. 81 ; id., « Panfilo Castaldi, Antonio Planella, Pietro Ugleimer ed il Vescovo di Aleria, nuovi documenti per la storia della tipografia in Italia », Rivista Storica Italiana, 1, 1884, p. 252-272.

5 Costante Sincero, Trino, i suoi tipografi e l’abazia di Lucedio, memorie storiche con documenti inediti, Turin, Bocca, 1897.

6 Victor Masséna, prince d’Essling, duc de Rivoli, Études sur l’art de la gravure sur bois à Venise, Paris, Rothschild, 1914 ; id., Les Missels imprimés à Venise de 1481 à 1600, Paris, Rothschild, 1896.

7 Les notes des archivistes sont microfilmées, et consultables aux archives d’État vénitiennes, sous la désignation Busta del duca di Rivoli.

8 Philippe Renouard, Documents sur les imprimeurs, libraires, cartiers, graveurs, fondeurs de lettres, relieurs, doreurs de livres, faiseurs de fermoirs, enlumineurs, parcheminiers et papetiers ayant exercé à Paris de 1450 à 1600 : recueillis aux Archives nationales et au Département des manuscrits de la Bibliothèque nationale, Paris, Champion, 1901.

9 Pierre Marot, « Préface. Philippe Renouard 1862-1934 », dans Imprimeurs et libraires parisiens du xvie siècle, Paris, Bibliothèque nationale, 1964, p. xxxiv.

10 Ph. Renouard, Imprimeurs parisiens, libraires, fondeurs de caractères et correcteurs d’imprimerie depuis l’introduction de l’imprimerie à Paris (1470) jusqu’à la fin du seizième siècle, Paris, Claudin, 1898, p. vi ; cet ouvrage est ensuite réédité sous le titre Répertoire des imprimeurs parisiens… pour éviter la confusion avec l’édition posthume des notes sur les imprimeurs et libraires parisiens à partir de 1964.

11 Cinquante ans d’histoire du livre de L’Apparition du livre (1958) à 2008. Bilan et Projets, éd. Frédéric Barbier et Istvan Monok, Budapest, Orsazgos Szévhényi Könyvtar, 2009 ; Thierry Claerr, « Bilan de cinquante ans d’histoire du livre pour la France », dans Cinquante ans d’histoire…, op. cit., p. 27-39.

12 Georges Duby, « Bloch, Marc (1886-1944) », dans Encyclopaedia Universalis, en ligne : universalis.fr/encyclopedie/marc-bloch [page consultée le 26 février 2019].

13 Lucien Febvre et Henri-Jean Martin, L’Apparition du livre, Paris, Albin Michel, 1999 [1958].

14 Philippe Nieto, « Cartographie de l’imprimerie au xve siècle. Un exemple d’application de la base bibliographique ISTC à la recherche en histoire du livre », dans Le Berceau du livre imprimé : autour des incunables, éd. Pierre Aquilon et Thierry Claerr, Turnhout, Brepols, 2010, p. 329-357. Le passage sur les imprimeurs vagabonds se trouve dans L. Febvre et H.-J. Martin, L’Apparition du livre, op. cit., p. 244.

15 L. Febvre et H.-J. Martin, L’Apparition du livre, op. cit., p. 313 et suivantes, avec l’utilisation des Archives Plantin-Moretus.

16 Ibid., p. 168 et suivantes, 308 et suivantes.

17 H.-J. Martin, « L’édition parisienne au xviie siècle : quelques aspects économiques », Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, 7-3, 1952, p. 303-318.

18 H.-J. Martin, Livre, pouvoirs et société à Paris au xviie siècle (1598-1701), Genève, Droz, 1969, 2 vol.

19 Annie Parent-Charon, Les Métiers du livre à Paris au xvie siècle : 1535-1560, Genève, Droz ; Paris, Minard, Champion, 1974 ; Denis Pallier, Recherches sur l’imprimerie à Paris pendant la Ligue (1585-1594), Genève, Droz, 1976.

20 Frédéric Barbier, Sabine Juratic et Annick Mellerio, Dictionnaire des imprimeurs, libraires et gens du livre à Paris, 1701-1789, Genève, Droz, 2007 ; S. Juratic, « Le monde du livre à Paris entre absolutisme et Lumières : recherches sur l’économie de l’imprimé et sur ses acteurs », Thèse de doctorat, EHESS, Paris, 2003.

21 H.-J. Martin et Roger Chartier, « Préface », dans Histoire de l’édition française, Paris, Fayard, 1989 [1982], t. 1, p. 9 ; F. Barbier, « Postface », art. cit., p. 573.

22 Mario Infelise, « L’apparition du livre et l’histoire du livre en Italie », Histoire et civilisation du livre, 6, 2010, p. 7-16. Voir aussi à la contribution de Lodovica Braida dans le présent volume.

23 Armando Petrucci, « Per una nuova storia del libro », dans L. Febvre et H.-J. Martin, La Nascita del libro, Rome, Laterza, 1977, p. xiii-xvi.

24 Roger Chartier, « Du manuscrit à l’imprimé. Auteur, livres, lecture », intervention dans le séminaire Atelier des médiévistes de l’EHESS, 5 mai 2015.

25 Antoine-Augustin Renouard, Annales de l’imprimerie des Alde, op. cit., p. xi-xii. ; nous soulignons.

26 Ester Pastorello, « Di Aldo Pio Manuzio : testimonianze e documenti », La Bibliofilia, 67, 1965, p. 163-220.

27 Martin Lowry, The World of Aldus Manutius: business and scholarship in Renaissance Venice, Ithaca, Cornell University Press, 1979 (trad. Le Monde d’Alde Manuce. Imprimeurs, hommes d’affaires et intellectuels dans la Venise de la Renaissance, Paris, Cercle de la Librairie, 1989).

28 Martin Lowry, Nicholas Jenson and the rise of Venetian publishing and Renaissance Europe, Oxford, Blackwell, 1991, p. ix-x.

29 Dans cette même préface à son ouvrage sur Jenson, l’auteur reconnaît d’ailleurs, avec beaucoup de sincérité, ses lacunes en matière de bibliographie matérielle et donc la dette qu’il a envers les chercheurs qui l’ont aidé dans ce domaine : Ibid., p. x-xi.

30 Rosa Salzberg, Ephemeral City. Cheap print and urban culture in Renaissance Venice, Manchester, Manchester University Press, 2014.

31 Angela Nuovo, The Book Trade in the Italian Renaissance, Leyde ; Boston, Brill, 2013. Cette approche est largement celle poursuivie dans le projet ERC mené par cette même chercheuse, EMoBookTrade.

32 Ead., Il Commercio librario nell’Italia del Rinascimento, Milan, FrancoAngeli, 2003 [1998].

33 C. Kikuchi, « Venise et le monde du livre, 1469-1530 », Thèse de doctorat, Sorbonne-Université, Paris, 2016, en ligne : https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-01526766 [page consultée le 26 février 2019]. Une version abrégée a été publiée en 2018 : Catherine Kikuchi, La Venise des livres, 1469-1530, Ceyzérieu, Champ Vallon, 2018.

34 Outre la thèse en version de soutenance et publiée, nous nous permettons de renvoyer à C. Kikuchi, « Peut-on parler de communauté de métier en l’absence de corporation ? », Questes, 32, 2016, p. 139-156 ; ead., « Nicolas de Francfort, un Allemand à Venise au tournant du xve siècle », Revue historique, 672, 2014, p. 757-781 ; ead., « How did Aldus Manutius start a printing dynasty ? The social and economic foundations of a family business », dans Aldus Manutius and the making of the book, éd. Mario Infelise, Venise, Marsilio, 2017, p. 25-38 ; ead. « Concurrence et collaboration dans le monde du livre vénitien, 1469-début du xvie siècle », Annales Histoire Sciences Sociales, à paraître.

35 Archivio di Stato di Venezia, Avogaria di Comun, b. 4361 (P 211), fasc. 14.

36 Guido Ruggiero, Violence in early Renaissance Venice, New Brunswick, Rutgers University Press, 1980. Claire Judde de Larivière, La Révolte des boules de neige, Paris, Fayard, 2014.

37 Archivio di Stato di Venezia, Avogaria di Comun, Raspe, reg. 36-56-16, f. 3, 24 octobre 1483.

38 Des fragments des registres des Signori di Notte rapportent des meurtres impliquant un libraire ou un imprimeur, et un autre artisan de la ville : par exemple Archivio di Stato, Signori di notte al criminal, reg. 15, f. 31 (24 mars 1482), f. 37 (23 mars 1485), f. 43 (10 mars 1488) ; reg. 22, f. 18(6 juillet 1527). Une exploitation systématique des archives judiciaires vénitiennes qui nous sont parvenues (Consiglio dei Dieci, Quarantia Criminal, Avogaria di Comun, Signori di notte) a permis de faire ressortir, entre 1469 et 1530, 22 affaires dans lesquelles des acteurs du livre sont auteur ou complice de violences physiques (coups, blessures, meurtre) et 13 dont ils sont les victimes ; certaines affaires comptent pour les deux catégories.

39 Archivio di Stato, Consiglio di Dieci, Deliberazioni, Miste, reg. 26, image 216, f. 79v, 30 avril 1494. On retrouve trois autres affaires de sodomie impliquant des acteurs du livre dans les registres du Conseil des Dix.

40 Guido Ruggiero, Violence in early Renaissance Venice, op. cit. ; Élisabeth Crouzet-Pavan, « Violence, société et pouvoir à Venise (xive-xve siècles) : forme et évolution de rituels urbains », Mélanges de l’École française de Rome. Moyen Âge, Temps modernes, 96-2, 1984, p. 903-936.