Paradoxes d’un historien : Henri-Jean Martin
Le « Febvre et Martin » paru en 1958 est devenu un classique universel, associant dans un même projet fondateur le maître historien et le jeune compagnon, qui écrivit l’ouvrage. Il n’est aucunement dans mon intention d’oublier les profonds liens d’affection, paternels et filiaux, qui les liaient. Henri-Jean Martin les a rappelés avec gratitude et émotion dans Les Métamorphoses du livre1. Mon propos est autre et vise à repérer dans ce livre paru en 1958 une différence intellectuelle, discrètement suggérée par une remarque d’Henri-Jean Martin : « On peut contester le titre d’Apparition du livre, dont la formule a le tort d’occulter l’existence d’une longue tradition du livre manuscrit avant l’invention de l’imprimerie »2.
C’est bien une telle « occultation » que produisent les formules tranchantes de Lucien Febvre : « Le Livre, ce nouveau venu au sein des sociétés occidentales ; le Livre, qui a commencé sa carrière au milieu du xve siècle »3. Pour Febvre, le livre est le livre imprimé, et c’est avec Gutenberg qu’il apparaît. Dans le plan originel établi en 1912 par Henri Berr pour la collection « L’Évolution de l’humanité », le volume 51, intitulé « L’Histoire du livre » ou « Le Livre », devait être le dernier de la Deuxième Section, « Origines du Christianisme et Moyen Âge ». Henri Berr décida de modifier le titre, devenu « L’Apparition du livre ». Dans sa Préface, Lucien Febvre rappelle cette histoire et l’accepte : « S’il n’avait pas reçu déjà du directeur de la Collection un titre excellent dans sa sobriété : L’APPARITION DU LIVRE, on pourrait l’appeler, avec un rien de préciosité, LE LIVRE AU SERVICE DE L’HISTOIRE »4. Pour Lucien Febvre, le titre voulu par Berr définit bien l’objet de l’ouvrage : « étudier l’action culturelle et l’influence du livre pendant les trois cents premières années de son existence ». De là, l’accent mis sur le lien entre le livre imprimé et les pensées nouvelles ; de là, la désignation du livre comme « ferment »5.
L’élève de l’École des chartes qu’était Henri-Jean Martin ne pouvait qu’être troublé par l’idée que le livre naissait avec l’imprimerie. Sa réticence se traduisit de deux manières. Tout d’abord, il demanda à Marcel Thomas, conservateur au Cabinet des manuscrits à la Bibliothèque nationale, de rédiger une « Introduction » qui commence ainsi : « En tête de cet ouvrage consacré à l’apparition et au développement du livre imprimé [sic], il a semblé nécessaire de rappeler brièvement ce que fut dans le monde occidental le livre manuscrit qui, durant des siècles, fut l’unique instrument de diffusion de la pensée écrite »6. Ce chapitre introductif, consacré à la période comprise entre la mi-xiiie siècle et la fin du xve siècle, met l’accent sur plusieurs innovations fondamentales à l’âge du manuscrit : l’utilisation croissante du papier, le système de la « pecia » inventé par les libraires de l’université, le rôle du mécénat princier et aristocratique dans la diffusion de la littérature en langue vulgaire, ou l’accroissement du public des lecteurs. Les limites imposées par le projet lui-même ne laissaient, toutefois, que peu de place à l’étude des continuités morphologiques, graphiques et textuelles existant entre le manuscrit et l’imprimé.
Un autre signe de la réticence d’Henri-Jean Martin par rapport au « ferment » que serait le livre, est son insistance sur le rôle conservateur de l’imprimé, en particulier en ce qui concerne la diffusion des savoirs aux xve et xvie siècles : « Ainsi, l’imprimerie facilita sans doute dans certains domaines le travail des savants. Mais, au total, on peut penser qu’elle ne contribua nullement à hâter l’adoption de théories ou de connaissances nouvelles. Au contraire, vulgarisant certaines notions depuis longtemps acquises, enracinant de vieux préjugés – ou des erreurs séduisantes – elle semble avoir opposé une force d’inertie à bien des nouveautés. On fait très souvent confiance à l’autorité de la tradition, sans tenir compte des découvertes contemporaines »7. Les diagnostics quant à l’importance de l’imprimerie pour la diffusion de l’Humanisme (mais seulement après 1520) et celle de la Réforme font une part meilleure à la capacité créatrice de la nouvelle technique, comme le voulait Lucien Febvre. Demeurent, toutefois, les constats insistant sur le rôle de l’imprimerie dans la reproduction des genres anciens : les corpus juridiques, les chroniques historiques, les romans de chevalerie.
La novation est déplacée par Henri-Jean Martin des répertoires textuels, massivement fidèles à la tradition, à la présentation matérielle du livre. Certes, la transformation ne fut pas immédiate, mais c’est bien durant le premier siècle de son existence que le livre imprimé « s’écarta peu à peu de son modèle initial, le manuscrit, pour acquérir ses caractéristiques propres »8, à savoir, l’emploi des caractères romains et italiques, la présence de la page de titre, l’indication de la pagination, l’usage de formats portatifs et l’introduction de gravures sur cuivre. Si ces analyses répondent à la question posée par Lucien Febvre dans la Préface, à savoir, « pourquoi le Livre est devenu, très vite, ce que le manuscrit n’était ni ne pouvait être »9, elles anticipent sur les recherches qui conduiront Henri-Jean Martin à insister, quarante ans plus tard, sur la double révolution de la « mise en texte » aux xvie et xviie siècles : d’une part, la généralisation de la lettre romaine ; d’autre part, l’introduction des blancs dans la composition typographique10.
En un certain sens, écrit avec et pour Lucien Febvre, L’Apparition du livre l’est aussi contre lui. Henri-Jean Martin s’efforce d’y montrer qu’il y a eu des livres avant Gutenberg et que la nouvelle technique a produit, tout à la fois, des innovations formelles et des continuités textuelles. Dans sa présentation de la traduction italienne du livre, qui ne comprenait pas l’Introduction rédigée par Marcel Thomas, Armando Petrucci a sans doute été plus sensible aux déclarations péremptoires de Lucien Febvre sur la naissance du Livre (avec un L majuscule) qu’aux analyses d’Henri-Jean Martin, plus proches peut-être qu’il ne le pensait de ses propres perspectives (même si, il est vrai, elles sous-estimaient les permanences typologiques de la culture écrite).
Un second paradoxe traverse l’œuvre d’Henri-Jean Martin. Il est suggéré par les trois textes qu’il a consacrés à l’histoire de la lecture11. C’est en effet le projet même d’une histoire des pratiques de lecture, saisies dans leur discontinuité historique et leurs différenciations sociales, qui l’a conduit à porter une plus grande attention à la matérialité des textes. Dans cette perspective, le livre n’est plus, ou plus seulement, une « marchandise » et un « ferment » ; il devient l’archive de la lecture. Celle-ci est pensée comme façonnée, déterminée, par les dispositions de la mise en livre. En 1982, Henri-Jean Martin indique à propos des pratiques de lecture anciennes que les « formes de mise en page impliquent à coup sûr des manières de lire, mais aussi de mettre en ordre ses idées, très différentes des nôtres »12. En 1996, l’affirmation est plus radicale encore : « la réception d’un texte est conditionnée par la forme qui lui est donnée »13. Constatant ainsi que les formes matérielles du livre contribuent puissamment à la production de la signification des textes par leurs lecteurs, Martin rencontrait la « sociologie des textes » telle que D.F. McKenzie l’avait définie dans ses Panizzi Lectures de 1985. Il croisait ainsi un héritier inventif de la bibliographie matérielle, alors que dans ses précédents ouvrages il n’avait que peu mobilisé le corpus canonique de cette discipline. Dans son grand œuvre de 1969, Livre, pouvoirs et société à Paris au xviie siècle, la bibliographie matérielle n’apparaît que comme une technique qui permet d’identifier les contrefaçons à partir des ornements propres à chaque atelier d’imprimerie14.
Analysant la matérialité des textes pour en déduire leur lecture, Henri-Jean Martin est habité par deux questions, qui n’avaient guère retenu l’attention des bibliographes. La première est l’attention aux blancs, tant l’introduction des espaces entre les mots, qui sont la condition ou le support de la lecture silencieuse, que la division des textes en paragraphes, qui structurent visuellement les articulations du discours. Pour lui, à la mi-xviie siècle, les éditions de la littérature morale, des textes philosophiques et des libelles sont les premières à rompre avec les mises en page en pavé, sans alinéas ni paragraphes. Sa seconde interrogation porte sur les rapports entre l’oralité et l’écrit. Il les inscrit dans une trajectoire qui conduit d’une conception de l’écrit comme « représentation fidèle d’un discours oral, fictif ou non »15 à la logique propre du livre, distincte des procédures de l’oralité et matrice de nouveaux modes d’intelligibilité. C’est pourquoi la « petite révolution » de la mise en paragraphes « correspond sans nul doute à une révolution de la lecture »16.
Conscient du paradoxe qui entend reconnaître les pratiques dans les objets dont elles s’emparent, ou, autrement dit, les manières de lire dans les mises en page, Henri-Jean Martin souligne parfois les limites de la relation, ou même en inverse les termes. En 1982, la présentation des textes est ainsi tenue comme « tributaire des gestes et des habitudes des liseurs »17. Dans la Préface de 1996, le propos s’écarte de la détermination de la pratique par l’objet puisqu’il s’agit de « saisir dans quelle mesure la manière de présenter les textes a pu traduire ou orienter la logique et les modes de raisonnement de telle époque ou de tel milieu »18. Henri-Jean Martin est très sensible au risque qui consisterait à assigner aux dispositifs matériels la force contraignante que la nouvelle critique littéraire avait attribuée à la machinerie linguistique. De là, les oscillations du vocabulaire, partagé entre « conditionnement » et « traduction », « implication » et « orientation ».
Un troisième et fructueux paradoxe de l’œuvre d’Henri-Jean Martin tient à ce que son travail, tenu pour fondateur d’une discipline nouvelle, l’histoire du livre, a été décisif pour la définition d’un nouvel espace de recherche dans lequel cette discipline est effacée en tant que telle. Ce déplacement du livre à l’écrit, de l’histoire du livre à la française à un métissage de traditions disciplinaires et nationales, a été rendu possible par l’insatiable curiosité d’Henri-Jean Martin. Il est ainsi entré en dialogue avec de multiples perspectives : la sociologie des textes appuyée sur la bibliographie matérielle, on l’a dit, mais également la théorie de la réception et la phénoménologie de la lecture proposées par Jauss et Iser, l’anthropologie de l’écriture définie par Jack Goody, l’histoire de longue durée de la culture écrite ou « graphique » pratiquée par Armando Petrucci et Guglielmo Cavallo, sans oublier les sciences cognitives présentes dans Histoire et pouvoirs de l’écrit.
Ces lectures et ces rencontres ont conduit Henri-Jean Martin à déplacer ou dépasser les oppositions acceptées : entre livres et « non livres », entre l’imprimé et le manuscrit, entre œuvres canoniques et écrits ordinaires, entre matérialité des textes et pratiques de lecture. L’Histoire de l’édition française, que j’ai eu le bonheur de construire avec lui, était fondée sur de telles hybridations19. C’est à lui que nous devons aujourd’hui le croisement entre les approches philologiques, bibliographiques et socio-culturelles qui délimitent un champ de savoir qui n’a peut-être pas de nom, mais qui oblige à associer, dans un même travail de connaissance, les variantes textuelles, les modes d’attribution des œuvres, les transformations matérielles de leur publication, leurs migrations entre genres et langues et, comme le voulait Henri-Jean Martin, leurs lectures.
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1 H.-J. Martin, Les Métamorphoses du livre, Entretiens avec Jean-Marc Chatelain et Christian Jacob, Paris, Albin Michel, 2004, p. 58.
2 Je cite l’ouvrage dans sa réédition publiée en 1999 : L. Febvre, H.-J. Martin, L’Apparition du livre, Avec le concours d’Anne Basanoff, Henri-Bernard Maître, Moché Catane, Marie-Robert Guignard et Marcel Thomas, Postface de Frédéric Barbier, Paris, Albin Michel, 1999, p. 67.
3 Ibid., p. 12.
4 Ibid., p. 11.
5 Lettre de Lucien Febvre à Henri-Jean Martin, 26 mai 1953, citée par F. Barbier dans sa postface à L’Apparition du livre, op. cit., p. 558 : « il faudrait examiner le livre en tant que marchandise, en tant que chef d’œuvre, en tant que ferment ».
6 L. Febvre, H.-J. Martin, L’Apparition du livre, op. cit., p. 17.
7 Ibid., p. 386.
8 Ibid., p. 113.
9 Ibid., p. 12.
10 H.-J. Martin, La naissance du livre moderne. Mise en page et mise en texte du livre français (xive-xviie siècle), Paris, Cercle de la Librairie, 1999.
11 H.-J. Martin, « Pour une histoire de la lecture », Revue française d’histoire du livre, 1977, p. 583-610, « Pour une histoire de la lecture », Le Débat, n° 22, 1982, p. 160-177, repris dans Henri-Jean Martin, Le livre français sous l’Ancien Régime, Paris, Promodis ; Cercle de la Librairie, 1987, p. 227-246, et la Préface à la réédition de Histoire et pouvoirs de l’écrit, Avec la collaboration de Bruno Delmas, Paris, Albin Michel, 1996, p. I-XXI.
12 H.-J. Martin, Le livre français sous l’Ancien Régime, op. cit., p. 240.
13 H.-J. Martin, Histoire et pouvoirs de l’écrit, op. cit., p. VI.
14 H.-J. Martin, Livre, pouvoirs et société à Paris au xviie siècle (1598-1701), Genève, Droz, 1969, p. 755-756.
15 H.-J. Martin, Le livre français sous l’Ancien Régime, op. cit., p. 255.
16 Ibid., p. 257.
17 Ibid., p. 239.
18 H.-J. Martin, Histoire et pouvoirs de l’écrit, op. cit., p. VII.
19 H.-J. Martin, Les Métamorphoses du livre, op. cit., p. 197-216.