Histoire de la censure et histoire du livre
Les usages de la censure dans la France d’Ancien Régime
À quoi servait la censure ? Cette question se pose du fait d’un paradoxe frappant : faire l’histoire de la censure dans la France d’Ancien Régime conduit à décrire des dispositifs de plus en plus sophistiqués, subtils, et riches en moyens pour finalement constater une inefficacité globale, que l’on peut résumer avec la célèbre formule de Diderot dans sa Lettre sur le commerce de la Librairie : « Quand on crie la sentence d’un livre, les ouvriers de l’imprimerie disent : “bon, encore une édition !” » 1. Il y a là une invitation à proposer des contextualisations larges de l’activité censoriale.
Henri-Jean Martin a affronté cette difficulté en inscrivant les procédures censoriales dans tout un ensemble de dispositifs de contrôle de l’imprimé, dont il a pu évaluer non seulement l’efficacité suivant les temps et les lieux mais aussi les effets structurants sur l’offre de livres. Ces dispositifs, qui ne se résument pas, loin de là, à des actions de censure, ont pu être décrits grâce à la démarche originale et aux larges horizons qu’il a mise en œuvre : l’histoire du livre telle qu’il l’a inventée dans la fidélité à Lucien Febvre a associé résolument histoire des pouvoirs face à l’imprimé, histoire sociale de tous les acteurs de l’édition, histoire économique du marché du livre, dans une proximité évidente à l’histoire des Annales2.
De ce fait, la censure tient une place relativement mineure dans l’œuvre de Martin, alors qu’elle a continué à faire l’objet, ces dernières décennies, de nombreuses recherches issues de l’histoire ou des études littéraires. Ces travaux, qui produisent la question de la censure comme un territoire autonome, se trouvent dans un double décalage par rapport à la démarche du fondateur de l’histoire du livre même s’ils n’ignorent pas cette dernière. D’une part, ils concernent plutôt les rapports des auteurs (et non des libraires) avec la censure, et privilégient les correspondances où s’observent les négociations entre écrivains et administration plutôt que les livres eux-mêmes, si bien que la problématique de la censure tend à être resserrée du côté de l’histoire culturelle ou intellectuelle. Deuxième caractéristique de cette production : son terrain privilégié est le xviiie siècle. La censure apparaît comme un thème historiographique spécialement attaché au rapport entre les Lumières et les pouvoirs, comme un objet particulièrement propice à la mise en évidence du système culturel original qui caractériserait la France du xviiie siècle3. Qu’il s’agisse d’étudier comment la censure a été un instrument de répression de la liberté de pensée ou qu’il s’agisse de mettre plutôt en évidence comment elle s’est révélée un acteur-clé des Lumières, dans tous les cas elle apparaît comme un élément central de la conjoncture culturelle du xviiie siècle.
Dans cet article, je voudrais ramener la question de la censure du côté de l’histoire du livre. Cela signifie examiner les transformations des livres, et non pas seulement des textes, liées aux procédures censoriales. Cela signifie aussi envisager largement les enjeux de ces procédures, en prenant en compte le fait qu’elles impliquaient la manipulation de cet objet doté de caractéristiques propres qu’est le livre4. C’est là une manière de ne pas s’enfermer dans la problématique de l’efficacité ou de l’inefficacité de la censure. Placer le livre au centre de l’attention, plutôt que l’activité censoriale, permet en effet d’ouvrir la question de la censure à d’autres contextualisations, à partir d’une anthropologie des usages du livre dans la société d’Ancien Régime. On verra ainsi que les procédures censoriales ont été mobilisées à d’autres fins que le contrôle du contenu des textes, et que ceci ne date pas du temps des Lumières.
Une telle hypothèse ne signifie pas minorer la présence de la censure dans la France d’Ancien Régime. Au-delà de ses manifestations les plus spectaculaires (exécutions capitales, qui concernent plus rarement des auteurs que des libraires, bûchers de livres qui ont accompagné certaines prises de villes durant les troubles religieux du xvie siècle, éloignement de prédicateurs séditieux, décisions judiciaires retentissantes5), les actes de censure se coulent dans les relations d’obéissance qui structurent la société d’Ancien Régime : recevoir des injonctions brutales ou polies à propos de la publication de leurs écrits, qu’elles soient venues d’un grand seigneur, d’un supérieur d’ordre, d’un évêque, d’un notable, d’un gouverneur, d’un ministre ou d’un père, a fait partie de l’expérience ordinaire de nombreux auteurs, qui ont appris selon les cas et les circonstances à plier, négocier, ruser, ou anticiper. C’est dire aussi que ce que nous désignons par autocensure était un phénomène omniprésent6.
De tels actes excèdent largement ce dont cet article entend traiter. Il s’intéresse proprement aux enjeux liés à la présence de longue durée d’institutions vouées à la censure, définie comme l’ensemble des procédures menées par une autorité visant à autoriser ou interdire la diffusion d’un ouvrage. Cette définition inclut la censure préalable (de l’examen du livre jusqu’à la publication du résultat de cet examen) et la censure après publication ainsi que les pratiques policières liées à ces procédures administratives ou judiciaires.
La place de la censure dans l’œuvre d’Henri-Jean Martin
Dans Livre, pouvoirs et société à Paris au xviie siècle, la censure apparaît dès les premières pages du chapitre liminaire portant sur l’héritage du xvie siècle, à propos de la Contre-Réforme7. Mais significativement, Martin ne lui réserve qu’un paragraphe en évoquant la naissance des censures religieuses qui débouche sur une présentation de l’Index. Il consacre ensuite de longues pages à décrire la politique de publication issue du concile de Trente, c’est-à-dire l’effort de l’Église pour promouvoir la publication de livres servant la réforme catholique.
Un même mouvement d’élargissement s’observe dans le cœur de sa thèse. La censure proprement dite est replacée dans un ensemble plus vaste d’actions que Martin qualifie d’activité pour « orienter la production imprimée » 8. Le privilège d’imprimerie est certes décrit comme le vecteur d’une censure préventive de plus en plus active à partir des années 1630, sous l’égide de Richelieu et du chancelier Séguier, mais Martin l’interprète de manière très neuve comme un instrument politique dirigé avant tout vers les éditeurs. Je fais référence aux analyses bien connues relatives à la politique royale qui consiste à favoriser quelques gros libraires fidèles, à qui le pouvoir confie le rôle de contrôler le monde des ateliers d’imprimerie parisiens. Cette politique inclut la naissance de l’Imprimerie royale, et sur le versant du contrôle des auteurs et de l’opinion, elle inclut aussi la fondation de l’Académie française et de la Gazette de Renaudot. Cette description aboutit à réévaluer les rapports entre Paris et la province, le contrôle étroit sur l’édition parisienne ayant son revers dans l’essor de la production de livres prohibés chez des éditeurs provinciaux privés de privilèges9. La censure n’est donc qu’un élément dans une politique bien plus vaste, dont Martin révèle la cohérence, en même temps qu’il montre qu’elle se définit dans le cadre de conflits et de rapports sociaux ou sociopolitiques complexes.
S’agissant de la censure proprement dite, l’historien est justement particulièrement attentif à des rapports sociaux qui ne se résument pas à un face-à-face inégal entre un pouvoir et un auteur ou un libraire. C’est déjà le cas – et de très belle manière – dans ce qui a été sa toute première publication, consacrée au libraire de Port-Royal Guillaume Desprez, une étude parue en 195210. Martin écrit au début de l’article sur ce libraire, plutôt prospère dès le début des années 1650 : « Malheureusement pour lui, il se trouva alors impliqué dans les poursuites engagées contre les éditeurs des Provinciales » 11. Or l’article montre en réalité comment la proximité avec Port-Royal mais aussi, par ce fait même, la part importante des éditions réalisées clandestinement dans sa production globale, ont plutôt permis une belle réussite d’éditeur à Desprez, qui s’est concrétisée par sa fortune, le nombre de ses presses et de ses employés, que l’on connaît grâce aux sources notariales.
Il faut bien constater en effet qu’en matière de censure on ne peut s’en tenir aux intentions punitives du pouvoir, représentées ici par la vindicte du chancelier Séguier à l’égard des pamphlets jansénistes des années 1650-60. Henri-Jean Martin évoque à ce propos un épisode significatif : un commissaire découvre chez un autre éditeur des Provinciales, Langlois, les formes des deux dernières feuilles d’un pamphlet d’Antoine Arnauld. Le commissaire en dresse procès-verbal, va rendre compte à Séguier, qui se contente de renvoyer le commissaire chez le libraire pour qu’il lui rapporte le pamphlet complet. Et H.-J. Martin de conclure cet épisode par un « On usait parfois, semble-t-il, de curieux ménagements à l’égard des jansénistes » 12. Un peu plus tard, Desprez, arrêté pour des motifs similaires, avoue le minimum tandis que, comme l’explique Martin, ses amis s’activent, faisant pression sur le lieutenant civil pour que la sentence soit faible (il écopera d’un bannissement pour cinq ans), puis sur le Parlement de Paris, qui annule la sentence en appel. Martin rapporte encore une négociation entre Desprez et l’archevêque de Paris Hardouin de Péréfixe au sujet de l’édition des Pensées, qui révèle dans l’action un libraire qui n’est pas démuni face au puissant prélat13.
En revanche Desprez fut menacé au début des années 1680 par le dispositif colbertien prévoyant la diminution drastique du nombre d’imprimeurs parisiens, qui risquait de rendre les éditeurs ne possédant pas de presse très dépendants des rares ateliers d’imprimerie subsistant sur la place de Paris. Dans le cas de Desprez, l’affaire se termina bien : il parvint finalement à devenir aussi imprimeur14.
Au total, cette étude épaissit la question de la censure, qui n’apparaît plus simplement comme un effort pour appliquer une législation contraignante appuyée par des policiers. La méthode d’H.-J. Martin, associant pesées statistiques, analyse de dispositifs réglementaires et études de cas permettant seules de saisir un certain type de fonctionnement – par exemple des manières de tourner ou de détourner la législation – paraît irremplaçable. Non seulement l’histoire du livre, dans son moment fondateur, s’inscrit dans une histoire socio-économique alors en plein épanouissement, mais elle est même pionnière dans son articulation fine des données sociales, économiques et politiques. Il y a là une spécificité précieuse de l’histoire du livre à conserver et projeter vers l’avenir.
Cette démarche globale produit par ailleurs de la complexité sur le statut de la censure elle-même. L’activité du libraire de Port-Royal Guillaume Desprez semble moins menacée par les menées policières que par la réduction du nombre d’imprimeurs, qui n’est pas un acte de censure. Pourtant, il faut bien constater que les actes de censure sont très répandus dans la France d’Ancien Régime : tenter de faire interdire un livre est une démarche extrêmement courante, réalisée par de multiples institutions religieuses et séculières – papauté, Assemblée générale du clergé, faculté de théologie, tribunaux, notamment les Parlements, et conseil du roi (saisis par des libraires, des auteurs, des corps divers…). À titre d’exemple superlatif, un épisode plaisant des luttes gallicanes qui eut lieu en 1665 a été rappelé par Jean-Louis Quantin dans un article récent : une bulle d’Alexandre VII vient condamner les censures de la Sorbonne sur deux ouvrages ultramontains (de Guimenius et Vernant), et cette bulle est elle-même supprimée par le Parlement de Paris15. Barbara de Negroni, dans Lectures interdites, a relevé de nombreux cas similaires pour le xviiie siècle16.
Mais se donner les moyens de comprendre la place dans la société d’Ancien Régime de ces procédures implique de se déprendre d’une analyse en termes d’impact de la censure sur la production, et plus encore sur la diffusion des idées. Dans cette perspective, la notion d’usage de la censure peut être utile pour réfléchir à la place des dispositifs censoriaux dans la société d’Ancien Régime. D’une manière générale, la censure apparaît comme un instrument politique ou sociopolitique né avec le livre, et qui constitue un usage possible de ce dernier à de multiples fins. Pour le dire de manière légèrement différente, la censure est un des moyens, pour de multiples acteurs, d’utiliser le phénomène que représente la présence du livre dans la société d’Ancien Régime.
Un instrument d’affrontement ou de négociation entre des pouvoirs
Rappelons au préalable que la censure s’exerce peut-être plus vigoureusement sur les mauvais propos que sur les livres. C’est une idée sur laquelle Alfred Soman a beaucoup insisté pour le temps des guerres de religion, en montrant l’effort des autorités pour interdire les prêches ligueurs et en mettant en évidence les lourdes condamnations pour « blasphème » ou « mauvais propos » prononcées par le Parlement de Paris sous Henri III et Henri IV17. Mais n’est-ce pas le même type de personnages, souvent d’humble extraction, et le même type de situation – des déclarations menaçantes ou simplement critiques à l’égard de grands personnages, même pas toujours exprimées en public – qui sont l’une des cibles privilégiées de la police parisienne et de ses mouches au xviiie siècle ? 18 C’est là une donnée qui invite à relativiser l’ardeur à réprimer pour elle-même la circulation des imprimés, et à être d’autant plus sensible aux luttes de pouvoir dont la censure est l’instrument.
L’exemple le plus connu en la matière est la fameuse censure de De l’Esprit d’Helvétius par le parlement de Paris en 1758. La condamnation des propositions matérialistes contenues dans cet ouvrage a été un bon moyen de mettre en difficulté le pouvoir royal, à travers la direction de la Librairie et le censeur influent, Tercier, qui avait donné une approbation officielle à l’ouvrage19. Plus généralement, l’interdiction des livres est un instrument essentiel d’affirmation du Parlement au siècle des Lumières, je renvoie là encore aux analyses de Barbara de Negroni20.
Un siècle et demi plus tôt, la condamnation très officielle et spectaculaire d’un ouvrage de Duplessis-Mornay sur l’eucharistie par Henri IV renvoie d’abord à une volonté de rapprochement avec le pape de la part du roi de France21. Sous Louis XIV, les censures de la Sorbonne ont été instrumentalisées dans le cadre de la diplomatie du Roi Soleil à l’égard de la Papauté22. Plus largement, l’effort séculaire de captation de la censure religieuse par le pouvoir royal au détriment de la Faculté de théologie est l’une des dimensions d’une politique plus générale pour rabaisser une institution ancienne, puissante et susceptible à ce titre de s’opposer à des initiatives royales, même si le contrôle du vaste et crucial domaine des livres de religion n’était bien sûr pas indifférent à l’autorité monarchique.
La pluralité des institutions qui, jusqu’à la fin de l’Ancien Régime, se prévalaient d’un droit de regard sur les écrits explique cette instrumentalisation du livre. Sans doute cette présence intense de la censure témoigne-t-elle de l’attention portée par les autorités au contrôle de la production imprimée, mais il est possible aussi de considérer que dans l’économie des conflits, condamner un livre au feu est un acte relativement aisé à réaliser, et qui marque une position, une présence, sans que cela tire beaucoup à conséquence. La faible valeur matérielle du livre conjuguée à sa forte valeur symbolique contribuait aussi, si l’on suit cette hypothèse, à le désigner comme une cible quand il s’agissait de mener des actions politiques de relativement basse intensité.
Le droit de censurer était plus généralement un moyen de manifester une autorité, spécialement dans le champ religieux : ainsi, bien que la législation royale ne leur ait accordé presque aucune place dans le dispositif de censure, la prétention des évêques en la matière accompagna tout au long du xviie siècle les efforts d’affirmation de l’autorité épiscopale. De même, la montée en puissance au cours du Grand Siècle de l’institution des assemblées du clergé se traduisit aussi par la revendication (infructueuse) du droit de censure préalable23. Selon Alfred Soman, la pugnacité constante des pouvoirs en matière de censure s’explique ainsi par le fait que le scandale causé par une publication ou de mauvais propos attentait au crédit des autorités, qui n’avaient d’autre choix que de riposter24.
Un autre effet de l’incrustation des dispositifs censoriaux dans la société d’Ancien Régime est de permettre la mise en évidence de la puissance sociopolitique de ceux qui avaient le pouvoir de leur soustraire des auteurs et des éditeurs. L’histoire de la censure est aussi celle des protections qui ont évité à bien des acteurs du monde de l’imprimé les foudres de la police et de la justice – on peut penser à nouveau à Helvétius, à Diderot et à Molière aussi – tandis que d’autres – libraires modestes, auteurs marginaux ou mal conseillés – les subissaient dans toute leur rigueur.
La chancellerie et la librairie au temps des lumières
Si la censure après la parution des ouvrages a été jusqu’à la fin de l’Ancien Régime le fait de plusieurs institutions concurrentes, en revanche la chancellerie royale est devenue le lieu central de la censure préalable, et ainsi un endroit stratégique pour agir sur le champ culturel.
Dans son récent livre De la censure, Robert Darnton procure une vision rapprochée du travail des censeurs sous la houlette de Malesherbes (qu’on ne présente plus) au mitan du siècle des Lumières. Leur tâche vise moins à interdire qu’à sélectionner les ouvrages, en relativement petit nombre, dignes d’être revêtus de l’approbation officielle et du privilège de librairie qui engagent l’autorité royale, quand la masse des autres ne reçoit qu’une permission tacite. On les voit travailler sans relâche à élaborer un jugement et à aider les auteurs à améliorer leurs œuvres, surtout sur le plan de la langue et du style, « déterminés à défendre “l’honneur de la littérature française” ainsi que l’un d’eux le dit » 25, ceci sans véritable rétribution, mais dans la crainte permanente d’une décision – de censure ou d’autorisation – qui déplairait à quelque grand personnage de la cour.
Il y a longtemps déjà que la Direction de la librairie est moins considérée comme une institution répressive que comme un laboratoire des Lumières, où l’historien peut observer, grâce à des sources exceptionnelles, l’imbrication d’une activité administrative et d’une activité intellectuelle – l’un des lieux où les Lumières se construisent dans un contact avec l’État26. C’est la voie qu’emprunte dans ce livre Robert Darnton : en restituant les modalités par lesquelles opéraient au quotidien les censeurs, il entend mettre au jour le « système culturel » qui formerait le cadre de leur activité. Ce système associe un instrument juridique, le privilège de librairie, une disposition intellectuelle (le service de la monarchie et du public par l’évaluation et l’amélioration du niveau des livres), et une configuration sociale (la proximité entre censeurs et auteurs, ainsi qu’entre ces deux premières catégories et le monde de la cour et du gouvernement).
R. Darnton souligne au terme de son analyse l’innocuité politique de cette activité qui est déconnectée d’une part de l’immense marché du livre illégal dont les productions ne passent jamais devant les censeurs, et d’autre part de la police de la librairie qui traque les acteurs de ce marché27. Or c’est là un jugement orienté par une vision de la censure comme activité uniquement répressive, et qui néglige les enjeux liés au travail effectué à la chancellerie. Raymond Birn, associant à l’analyse de l’activité censoriale la reconstitution des trajectoires sociales des censeurs, a montré pourtant que la Direction de la librairie était un lieu de pouvoir crucial du champ littéraire et scientifique du xviiie siècle. C’est le cas par exemple dans le domaine de la médecine. De jeunes docteurs, en devenant censeurs, puisaient à la chancellerie des ressources sociales (prestige, relations et protections) qui les mettaient sur la voie de belles carrières. Pour l’essentiel, les censeurs dans ce domaine étaient des médecins dotés d’une forte légitimité savante, qui utilisaient leur position à la Direction de la librairie pour imposer ou combattre des normes définies par des institutions telles que la Faculté de médecine de Paris. R. Birn souligne la diversité de ce que représentait le titre de censeur suivant les individus, mais il est sûr que c’était pour eux une activité apportant du pouvoir et du prestige. Ainsi écrit-il à propos des censeurs dans le domaine des belles-lettres et de l’histoire :
Pour un intellectuel courtisan tel que Bonamy, c’était un marchepied pour des gratifications pécuniaires plus importantes. Pour d’autres c’était un véhicule, conduisant à un poste supérieur dans l’administration culturelle de la monarchie, tel que garde de la Bibliothèque du Roi, ou directeur d’une grande bibliothèque de la noblesse. Pour Gibert, être censeur signifiait « parvenir » à l’autorité dans telle sous-spécialité, autorité le qualifiant pour examiner les œuvres de ses pairs28.
Pour apprécier ce qui se jouait à la chancellerie, il faut aussi prendre en compte la politique propre de Malesherbes, qui visait à préserver autant que possible les intérêts des libraires du royaume face à la concurrence étrangère, ce qui revient à user largement des permissions tacites. Malesherbes a également mené une politique décidée, au moyen de négociations constantes avec les auteurs, et en relation avec des journalistes tels que Fréron, pour favoriser l’expression d’une critique littéraire destinée à préserver le débat d’idées des instrumentalisations de l’écrit par les factions29. Ce travail rentre du reste parfois en contradiction avec les intérêts des censeurs, si bien que la Direction de la Librairie apparaît comme un lieu social vivace et complexe. Est-ce là l’effet de la conjoncture des Lumières ? C’est en réalité à partir des années 1630 que la chancellerie devient un lieu de pouvoir pour agir avec les livres.
La chancellerie lieu de pouvoir du xviie siècle au xviiie siècle
Sous Henri IV, le chancelier, en vertu de l’ordonnance de Moulins de 1566 qui instaure l’obligation de demander un privilège de librairie pour tout livre nouveau, a dans ses attributions la surveillance des impressions de livres, mais s’il intervient effectivement, soit de manière active pour délivrer des privilèges ou tenter de faire interdire un livre, soit par son refus d’intervenir face aux multiples injonctions censoriales, notamment de la part du nonce inquiet des libelles antiromains qui circulaient à Paris, il ne semble pas que la chancellerie, au-delà du chancelier lui-même, soit devenue un véritable lieu d’administration de la librairie30.
Il n’en va plus de même à partir des années 1630. Non seulement le chancelier Séguier s’implique personnellement dans l’attribution des privilèges, mais il met en place un petit groupe de familiers qui examinent les ouvrages. À ce personnel de censeurs s’ajoutent quelques secrétaires du roi qui vont faire du privilège de librairie un instrument d’action dans l’espace de l’imprimé soit en raison de leur proximité avec le chancelier, soit du fait de leur implication dans la politique du cardinal de Richelieu en direction des lettres. Cette naissance de l’administration de la Librairie s’inscrit en effet dans une politique de promotion des belles-lettres par le pouvoir royal. Le domaine de la « littérature » en devenir, caractérisé avant tout par le primat de la forme et du beau langage dans des productions destinées à un public de non-spécialistes de l’écrit, honnêtes gens ou courtisans, est mis en valeur par le pouvoir royal dans un effort de dépolitisation de l’espace de l’imprimé et du champ culturel qui implique de diminuer la légitimité – et par là la capacité d’intervention politique – de ces corps prestigieux que sont les universités et les parlements, comme l’a montré Christian Jouhaud31. Cette « rationalisation politique du champ culturel » 32 par la littérature promeut un ensemble d’auteurs dont la légitimité à écrire ne repose pas sur l’appartenance à l’un de ces corps mais sur la faveur du public et la protection des Grands.
La chancellerie devient dans ce contexte un lieu stratégique pour le petit monde des auteurs. En premier lieu, la circulation des manuscrits au sein de la chancellerie fabrique une première réputation aux livres avant leur parution. C’est un phénomène bien documenté dans le cas de l’édition du Discours et des Essais de Descartes en 1637. Le manuscrit a été confié à plusieurs censeurs, dont l’un, le mathématicien Beaugrand, l’a retenu longtemps et peut-être à des fins malveillantes, tandis qu’à l’inverse le père Mersenne, interlocuteur de Séguier pour le compte de Descartes alors en Hollande, s’efforçait de procurer un privilège qui ferait honneur à son ami. Durant cette affaire de plusieurs mois, le manuscrit de Descartes est passé entre de multiples mains, censeurs, secrétaires, sans oublier le chancelier lui-même. Elle a donné lieu à des lettres de Descartes à Mersenne que ce dernier a vraisemblablement fait circuler dans différents cercles parisiens et qui ont participé du façonnement de la figure d’auteur de Descartes33. Ces mêmes lettres montrent comment Mersenne a engagé son propre crédit dans l’affaire, bien qu’il ne fût pas lui-même censeur : bien des acteurs interviennent dans le travail d’évaluation impulsé par la chancellerie, qui est l’un des lieux où se négocient les statuts au sein du champ littéraire34.
Un siècle plus tard, il n’en va sans doute pas très différemment, alors que la chancellerie est si massivement investie par savants et hommes de lettres. De ce fait, les échanges épistolaires entre Malesherbes et les censeurs ne doivent pas être considérés comme une source nous donnant accès à la manière dont ils envisageaient leur tâche, mais plutôt comme un travail d’évaluation qui ne cessait de filtrer vers les cercles du pouvoir d’une part, vers le monde des lettrés reconnus et prescripteurs de l’autre. Malesherbes lui-même était au centre de cette diffusion, par les liens qu’il entretenait au sein de l’appareil d’État aussi bien qu’avec de nombreux auteurs et journalistes. Mais bien des stratégies individuelles de censeurs étaient susceptibles de se loger dans les interactions liées au processus d’examen des ouvrages par la Direction de la librairie. On comprend mieux ainsi pourquoi de si nombreux censeurs consacraient autant de temps et d’énergie à une activité qui n’était que fort peu rémunérée. La Direction de la librairie n’était pas un lieu de pouvoir uniquement parce que les livres y étaient ou non revêtus d’un privilège, mais parce qu’elle était le premier lieu où se forgeait et d’où se diffusait la réputation des ouvrages avant leur parution. La prise en compte de ce phénomène permet ainsi de mieux saisir le mécanisme de cette autorité des censeurs mise en évidence par R. Birn pour la seconde moitié du xviiie siècle.
D’autres lieux de la censure pourraient être envisagés dans la même perspective. Dans un livre récent, Jean-Pascal Gay a mis en évidence, à partir du cas de Théophile Reynaud (v. 1583-1663), la circulation complexe des manuscrits des auteurs jésuites au sein des différentes institutions de censure romaine (celle du Général de l’Ordre, celle de la congrégation de l’Index), puis entre Rome et les responsables du suivi de la censure jésuite en France35. L’analyse porte avant tout sur les capacités de négociation que donnent aux auteurs un tel circuit et un tel nombre d’interlocuteurs, ainsi que sur l’effort de théorisation de l’activité censoriale qui est une part importante de l’œuvre théologique de Reynaud, mais ces négociations sont en même temps un processus de publication qui porte à la fois sur les travaux de Reynaud, sur les censures de ses ouvrages, et sur ses propres censures d’autres ouvrages. Il ne faut pas s’y tromper : ce type de publication « interne » est probablement aussi crucial que l’impression d’un ouvrage qui vient sanctionner le succès premier du livre auprès des spécialistes.
Les discours des privilèges publiés dans les livres
Revenons maintenant à la chancellerie, pour évoquer un autre dispositif qui la caractérise comme lieu de pouvoir. À partir des années 1630, émanent de la chancellerie de plus en plus de lettres de privilèges aux auteurs – alors que la grande majorité des privilèges était jusque-là attribuée aux libraires – qui comportent des éloges du requérant ou de son œuvre. Ces lettres figurent dans les livres qu’elles protègent et, lorsqu’elles contiennent de telles mentions flatteuses, sont fréquemment mises en valeur dans l’espace de l’ouvrage.
De tels éloges ne sont pas une nouveauté. La collecte, dans le cadre d’une enquête récente, de nombreux privilèges de librairie avec éloge datant du xvie siècle atteste l’ancienneté de cette pratique et la sophistication d’un certain nombre de ces lettres patentes de la Renaissance36. Le dispositif spécifique du privilège de librairie, où la lettre qui octroie et justifie la faveur royale doit être publiée dans l’objet de cette faveur et se trouve par-là diffusée dans l’espace de l’imprimé, a été très tôt utilisé pour exprimer ou revendiquer la relation liant un auteur ou un libraire au monarque « auteur » de la lettre (quand bien même celle-ci, comme la plupart des lettres patentes, était le fruit d’une collaboration entre le requérant et le personnel de la chancellerie, au premier rang desquels figuraient les secrétaires du roi). Cette spécificité, il faut y insister, ne tient pas à un quelconque souci de la législation royale de protéger tout particulièrement les livres, elle tient à la nature du livre, objet discursif – susceptible d’incorporer une lettre patente – et doué d’ubiquité – capable donc de diffuser largement l’écrit royal, et par là, de publier une représentation des rapports entre le libraire ou l’auteur et le roi. Dès la Renaissance, le privilège de librairie est devenu un support du patronage royal, sous la forme indissociablement symbolique et économique du privilège, à la fois protection et approbation. Il n’est pas étonnant que la grande majorité des privilèges généraux – accordés pour l’ensemble des livres à venir d’un auteur, ce qui était une marque spéciale de la faveur royale – aient été délivrés au xvie siècle à des poètes de cour – la poésie étant alors l’art du langage associé par excellence à la vie curiale37.
À partir des années 1630, les privilèges avec éloge qui se multiplient contribuent à l’entreprise de dépolitisation (apparente) du monde de l’imprimé, mais il importe de souligner le rôle prépondérant que jouent ici quelques secrétaires du roi hommes de lettres, et au premier chef Valentin Conrart, plus connu pour être le premier secrétaire de l’Académie française, mais qui s’était spécialisé dans la délivrance des privilèges de librairie. Il a rédigé beaucoup de privilèges avec éloge à ses amis écrivains, dont il a été payé en retour par une réputation de juge infaillible des productions lettrées, et on peut considérer qu’il est l’inventeur du privilège de librairie comme pratique de chancellerie38. Ajoutons que l’éloge portait plus fréquemment sur l’écrivain lui-même que sur son livre, et prenait volontiers la forme d’une brève biographie façonnant une identité sociale flatteuse, en mettant par exemple en avant la bonne naissance de l’auteur ou les grands services qu’il avait rendus à la monarchie. À nouveau, avec ce cas, la chancellerie apparaît comme un lieu de pouvoir utilisé et même construit comme tel par plusieurs catégories d’acteurs.
Les privilèges avec éloge, qui ont contribué à faire lire les privilèges au même titre que les épîtres, les préfaces ou les avis au lecteur, tendent à disparaître au xviiie siècle, remplacés par les approbations des censeurs, que la loi oblige désormais à faire figurer dans les livres. Mais l’approbation est d’abord autre chose : l’inscription de la censure doctrinale dans le livre. Massivement présentes dans les livres de religion à partir du xviie siècle, les approbations constituent un autre usage marquant de l’institution censoriale pour mener des opérations sur, dans et avec les livres.
Les approbations : la censure capturée dans le livre
En vertu d’une législation qui s’est mise progressivement en place des années 1520 aux années 1560, mais qui ne s’est appliquée pleinement qu’au xviie siècle, l’autorisation des livres de religion par deux docteurs de la Faculté de théologie devait être matérialisée par l’insertion de leurs attestations dans les ouvrages qu’elles concernaient. L’historiographie a principalement insisté sur le combat finalement victorieux mené par le pouvoir royal pour pouvoir choisir lui-même les docteurs qu’il commettait à l’examen des livres religieux. Mais par-delà ces confrontations entre institutions, rien n’interdisait à un ecclésiastique, qu’il soit prêtre, évêque, moine ou membre d’une congrégation, de donner une approbation, pourvu qu’il soit docteur en théologie. Bien des ouvrages se trouvaient ainsi lestés, outre de l’attestation officielle de deux docteurs de Sorbonne, d’approbations supplémentaires, parfois en très grand nombre (La Fréquente communion d’Arnauld (1643) en comporte ainsi une quarantaine, émanant principalement d’évêques). Regardés de près, ces textes sont loin de se réduire à des formules stéréotypées : même brefs, ils se révèlent la plupart du temps ajustés aux livres dans lesquels ils prennent place39.
On a là un mécanisme proche de celui du privilège de librairie : d’une contrainte légale est né un espace où, dans les livres de religion, pouvait se tenir un discours d’éloge assis sur une autorité doctrinale, ou du moins sur celle d’un corps. En outre, la catégorie « livres de religion » s’avère très large et accueillante, par exemple à des livres de morale rédigés par des laïcs ou bien à des livres narrant l’histoire de communautés ecclésiastiques – nul contenu doctrinal n’étant engagé dans un cas comme dans l’autre. L’usage de l’approbation s’est même étendu au-delà du champ religieux dès le xviie siècle : on trouve ainsi des approbations d’ouvrages médicaux par des docteurs de médecine, par mimétisme avec les docteurs en théologie40. Sans parler des « approbations du Parnasse »…
Au xviiie siècle, tous les privilèges voisinent avec l’avis d’un censeur de la Direction de la Librairie (un docteur de Sorbonne quand il s’agit d’un ouvrage de religion) mais l’usage de produire, dans le cas de livres de religieux, d’autres approbations émanant d’ecclésiastiques divers perdure. La chancellerie, sur laquelle tous les yeux sont braqués pour le xviiie siècle, n’a pas le monopole de délivrance des approbations, et une enquête sur le péritexte du livre religieux au temps des Lumières reste à conduire.
Trois types d’opérations peuvent être menées avec les approbations. À l’instar des privilèges de librairie, l’appareil d’approbation tel qu’il apparaît dans les livres confère de la légitimité à un auteur ou à un écrit. Ainsi L’anatomie des eaux minerales de Provins par laquelle est expliqué le mélange de l’eau avec le mineral, par la resolution Chymique. La differance des deux Fontaines. Et les exemples de quelques personnes gueries par leur usage, par Pierre Le Givre, Medecin41, est-il lesté d’un texte placé juste après la préface de l’auteur, et intitulé « Approbation de leurs eaux, par les Medecins du mesme lieu », qui se lit comme suit :
Nous soussignez Docteurs en la faculté de Medecine, demeurans en cette Ville de Provins ; certifions à tous qu’il appartiendra que ce iourd’huy premier Septembre mil six cent cinquante trois. Nous nous sommes expres transportez en la Prairie au dessous de l’abbaye des Dames Cordelieres aprochant les Fossez de cette Ville, pour voir une Fontaine située dans lesdits lieux, & après avoir examiné l’eau, en faisant l’épreuve d’icelle, tant par le changement de couleur, que par son goust, nous avons icelle jugée etre minerale, & par consequent utile & necessaire pour toutes obstructions, & pour fortifier les visceres, attendu le fer qui est le seul & unique mineral dont elle participe : & à ces causes avons donné cette nostre presente attestation pour servir en tems & lieu, fait ledit iour.
N. ROBINOT
M Prevost
P. LEGIVRE
Les approbations publiées dans les livres du xviie siècle concernent massivement des livres « de religion » comme on l’a dit, mais on a choisi à dessein un ouvrage étranger à ce domaine pour mettre en évidence l’inventivité dans l’appropriation de ce dispositif censorial. Le livre de Pierre Le Givre, qui raconte la découverte récente (pendant la Fronde) de la source provinoise et décrit ses propriétés, fait une très large place au témoignage sur les vertus de son eau. Un chapitre est spécialement consacré à une longue liste des personnes qui en ont bu et s’en sont trouvées bien, avec pour chacune d’elle une description de leurs affections et des circonstances qui les ont amenées à la source. Mais des témoignages personnels sur la vertu de cette source sont en réalité disséminés dans l’ensemble de l’ouvrage, qui peut être décrit comme une vaste collection d’attestations en faveur de l’eau minérale de Provins, susceptible de redonner notoriété et prospérité à cette petite cité en lisière de l’Île-de-France42. L’attestation initiale qu’on a lue est donc la première d’une longue série. Cependant, en tant qu’elle est identifiée à une « approbation des docteurs » par son titre, sa place en tête du livre, son dispositif (la date, le nom des signataires), sa disposition sur la page, elle n’en a pas moins une valeur toute spéciale de garantie de l’ensemble du discours du livre. On voit par là comment les approbations des docteurs participent, avec leur force propre, au concert des différentes composantes des livres dans lesquels elles prennent place.
Ce dispositif censorial implique plusieurs approbateurs, deux au minimum en principe. Aussi peut-il être utilisé pour manifester au moyen du livre l’unité d’un corps de l’Église (un ordre religieux, l’assemblée du clergé, le clergé d’une région) ou le rassemblement de plusieurs d’entre eux, ou bien d’individus et de corps, autour d’une cause. Dans ce cas, le dispositif des approbations n’est pas tourné principalement vers le livre dans lequel il prend place : c’est le livre incluant ce dispositif qui est le support d’une intervention dans un conflit politique au sein de l’Église. Dans certains cas, la factualité propre de l’approbation – une attestation datée et signée – sert à lester le livre d’une signification particulière. De même qu’un privilège « donné au camp devant La Rochelle » et daté de 1627 peut résonner dans le livre où il est imprimé, de même l’identité d’un approbateur et la date de son attestation participent parfois du discours global de l’ouvrage.
Cet usage multiforme des approbations, en tous les cas pour le xviie siècle, n’est pas sans effet en retour sur l’Église. L’approbation introduit l’autorité doctrinale dans le livre, mais cette autorité se trouve conformée par sa transformation en objet inscrit dans le livre – en particulier par son voisinage avec l’épître, la préface, ou l’avis au lecteur. Il y a de fait un écart frappant entre ce que l’approbation est censée vérifier (la « doctrine », les « bonnes mœurs ») et des éloges qui portent largement sur la langue et le style. Il me semble, comme j’ai essayé de le montrer ailleurs plus au long43, que l’approbation comme pratique travaille la question de l’autorité au sein de l’Église en convertissant l’autorité doctrinale en autorité pastorale, du fait que dans ces attestations imprimées il est principalement question de l’efficacité sur un lectorat44. Les approbateurs eux-mêmes se présentent volontiers comme des premiers lecteurs, témoins de l’effet produit sur eux par un ouvrage dont ils peuvent attester l’efficacité et les bons effets. La pratique de l’approbation constitue une littérarisation au long cours de la censure ecclésiastique.
À certains égards, l’histoire de la censure demeure un front pionnier pour l’histoire du livre. La démarche qui consiste à partir de l’observation du livre offre pourtant l’intérêt de conjoindre l’analyse de l’évolution de la censure ecclésiastique et de la censure royale, qui n’a pas totalement supplanté la première, et qui lui a emprunté l’approbation. Elle a permis de mettre au jour des mécanismes d’appropriation des procédures censoriales fondés sur la présence intense du livre dans la société d’Ancien Régime – un objet dont on n’a pas fini de mesurer les potentialités – mais qui ne visent pas obligatoirement son interdiction ou sa promotion ; les usages de la censure concernent plus largement l’imprimé en tant qu’il est un espace majeur d’exposition des institutions, des communautés et des individus dans la société d’Ancien Régime.
Travailler la question de la censure avec l’histoire du livre conduit ainsi à désindexer ses usages de la période des Lumières. Ce qui est nouveau au xviiie siècle n’est pas tant l’interpénétration des raisons de l’administration et de celle des intellectuels, mais le fait que la censure devient objet de discours et de récits. On retrouve ici Malesherbes et Diderot, mais il faut y ajouter la publicité qui entoure la traque policière des publications interdites. Cette publicité vient de l’appareil policier lui-même, des multiples rapports, mémoires, lettres, gazetins par lesquels la police est informée et informe à son tour la cour – jusqu’au roi –, le gouvernement, les élites du pouvoir et dont les échos parviennent aux « chroniqueurs » du règne de Louis XV – les fameux Barbier, Marais, quelques autres… – qui ne sont eux-mêmes pas très éloignés de ces élites45. Il se pourrait alors que la censure et la poursuite des livres interdits soient devenues au siècle des Lumières l’un des vecteurs de représentations du rapport du peuple au livre, à l’instruction, et par là du rapport du peuple à la politique.
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1 « Lettre historique et politique adressée à un magistrat sur le commerce de la librairie, son état ancien et actuel, ses règlements, ses privilèges, les permissions tacites, les censeurs, les colporteurs, le passage des ponts et autres objets relatifs à la police littéraire », dans Diderot, Œuvres complètes, éd. John Lough et Jacques Proust, t. VIII, p. 556.
2 R. Chartier, « Henri-Jean Martin ou l’invention d’une discipline », Bibliothèque de l’École des chartes, 165-2, 2007, p. 313-328.
3 À titre d’indice, dans l’assez récent livre collectif dirigé par Jacques Domenech, Censure, autocensure et art d’écrire de l’Antiquité à nos jours (Paris, Complexe, 2005), une section comportant 8 contributions concerne le seul xviiie siècle, sur un total de 20 articles.
4 R. Chartier et H.-J. Martin, « Introduction », dans Histoire de l’Édition française [1982], Paris, Fayard ; Cercle de la Librairie, 1989, t. I, p. 9-14 ; Dinah Ribard et Nicolas Schapira, « Histoire du livre, histoire par le livre », Revue de Synthèse, 128, n°1-2, 2007, p. 19-25.
5 Georges Minois, Censure et culture sous l’Ancien Régime, Paris, Fayard, 1995.
6 Jean-Pierre Cavaillé, Dis-simulations, Jules-César Vanini, François La Mothe Le Vayer, Gabriel Naudé, Louis Machon et Torquato Accetto : religion, morale et politique au xviie siècle, Paris, Champion, 2002 ; Censure et critique, dir. Laurence Macé, Claudine Poulouin, Yvan Leclerc, Paris, Garnier, 2015.
7 H.-J. Martin, Livre, pouvoirs et société à Paris au xviie siècle [1969], Genève, Droz, 1999, t. I, p. 7.
8 Ibid., p. 440.
9 Voir aussi sur ce mouvement Jean-Dominique Mellot, L’Édition rouennaise et ses marchés : vers 1600-vers 1730, Paris, École des Chartes, 1998.
10 « Guillaume Desprez, libraire de Pascal et de Port-Royal », Fédération des sociétés historiques et archéologiques de Paris et de l’Île de France, t. II (1950), Paris, 1952, p. 205-228. Republié dans H.-J. Martin, Le Livre français sous l’Ancien Régime, Paris, Promodis ; Cercle de la Librairie, 1987, p. 65-78. Les citations sont tirées de cette dernière édition.
11 Ibid. p. 66.
12 Ibid. p. 67.
13 Ibid. p. 68-72.
14 Ibid., p. 73-74.
15 Jean-Louis Quantin, « Les institutions de censure religieuse en France (xvie-xviie siècles), dans Hétérodoxies croisées. Catholicismes pluriels entre France et Italie, xvie-xviie siècles, éd. Gigliola Fragnito et Alain Tallon, Rome, École française de Rome, 2015, p 59.
16 Barbara de Negroni, Lectures interdites. Le travail des censeurs au xviiie siècle, Paris, Albin Michel, 1995.
17 Alfred Soman, « Press, Pulpit and Censorship before Richelieu », Proceedings of the American Philosophical Society, 120-6, 1976, p. 447-448. Le cas du philosophe libertin Vanini, qui avait publié plusieurs livres pourtant sensibles avec des approbations, et qui a été condamné à mort par le parlement de Toulouse et exécuté en 1619 pour des « propos impies », et non pour ces ouvrages, peut être versé au dossier. Voir Didier Foucault, Giulio Cesare Vanini (1585-1619). Un philosophe libertin dans l’Europe baroque, Paris, Honoré Champion, 2003.
18 Robert Darnton, L’affaire des 14. Poésie, police et réseaux de communication à Paris au xviiie siècle, Paris, Gallimard, 2014.
19 Didier Ozanam, « La disgrâce d’un premier commis : Tercier et l’affaire De l’Esprit (1758-59) », Bibliothèque de l’École des chartes, 113, 1955, p. 140-170.
20 B. de Negroni, Lectures interdites…, op. cit. [note 16]
21 Bernard Barbiche, « Les stratégies d’évitement des crises entre la France et Rome sous Henri IV », dans Hétérodoxies croisées…, op. cit. [note 15]
22 J.-L. Quantin, « Les institutions de censure religieuse… », art. cit. [note 15], p. 53-72.
23 Ibid., p. 51.
24 Alfred Soman, « Press, Pulpit and Censorship… », art. cit. [note 17], p. 460.
25 R. Darnton, De la censure. Essai d’histoire comparée, Paris, Gallimard, 2014, p. 32.
26 Daniel Roche, « La censure », dans Histoire de l’Édition française, op. cit., t. 2, p. 88 [note 4].
27 Ibid., p. 69-70.
28 Raymond Birn, Royal Censorship of Books in Eighteenth-Century France, Stanford, Stanford University Press, 2012, p. 145.
29 Dinah Ribard, « Administrer la littérature, préserver la censure. Le pouvoir de la critique », dans Censure et critique, op. cit. [note 6], p. 315-332.
30 Olivier Poncet, Pomponne de Bellièvre (1592-1607). Un homme d’État au temps des guerres de religion, Paris, École des chartes, 1998, p. 247-251.
31 Christian Jouhaud, Les Pouvoirs de la littérature. Histoire d’un paradoxe, Paris, Gallimard, 2000.
32 C. Jouhaud, « Histoire et histoire littéraire : naissance de l’écrivain (Note critique) », Annales ESC, 3, 1988, p. 862.
33 Jean-Robert Armogathe, « La publication du Discours et des Essais », dans Descartes : il Metodo e i Saggi, Rome, Istituto della Enciclopedia Italiana, 1990, t. I, p. 17-25 ; H.-J. Martin, « Les formes de publication au milieu du xviie siècle », dans Ordre et contestation au temps des classiques, Actes du 21e colloque du Centre Méridional de rencontres sur le xviie siècle, éd. Roger Duchêne et Pierre Ronzeau, Paris ; Seattle ; Tübingen, 1992, t. II, p. 209-224 (Papers on French Seventeenth Century Literature « Biblio 17 » ; 73) ; Jean-Pierre Cavaillé, « “Le plus éloquent philosophe des derniers temps”. Les stratégies d’auteur de René Descartes », Annales E.S.C., 1994, p. 349-367 ; N. Schapira, Un Professionnel des lettres au xviie siècle. Valentin Conrart une histoire sociale, Seyssel, Champ Vallon, 2003, p. 127-129.
34 Alain Viala, Naissance de l’écrivain, Paris, Minuit, 1985.
35 Jean-Pascal Gay, Le Dernier théologien ? Théophile Raynaud (v. 1583-1663), histoire d’une obsolescence, Paris, Beauchesne, 2018, p. 265-326. Voir aussi Stéphane Van Damme, Le Temple de la sagesse. Savoirs, écriture et sociabilité urbaine (Lyon, xviie-xviiie siècle), Paris, EHESS, 2005, p. 113-122. Sur le renouvellement des approches concernant la censure romaine, voir Maria Pia Donato, « Les doutes de l’inquisiteur. Philosophie naturelle, censure et théologie à l’époque moderne », Annales H.S.S., 2009/1, p. 15-43.
36 Michèle Clément et Edwige Keller-Rahbé, Privilèges d’auteurs et d’autrices en France (xvie-xviie siècles). Anthologie critique, Paris, Garnier, 2017 ; Privilèges de librairie en France et en Europe xvie-xviie siècles, Paris, Garnier, dir. Edwige Keller-Rahbé, 2017.
37 M. Clément et E. Keller-Rahbé, Privilèges d’auteurs…, op. cit., p. 53.
38 N. Schapira, Un Professionnel des lettres…, op. cit., p. 98-151.
39 N. Schapira, « Approbation des censeurs et politique dévote par le livre (xviie siècle) », dans Censure et critique, op. cit. [note 6], p. 61-80.
40 Je remercie Edwige Keller-Rahbé de m’avoir signalé un ensemble d’approbations émanant de médecins lyonnais du xviie siècle.
41 À Paris, Jean-Baptise Loyson, 1654, avec approbation des médecins.
42 Histoire de Provins et de sa région, dir. Michel Veissière, Toulouse, Privat, 1988.
43 N. Schapira, « Approbation des censeurs et politique dévote », art. cit. [note 39]
44 J’emprunte cette distinction entre deux types d’autorité existant dans l’Église à Yves Congar, « Pour une histoire sémantique du terme “Magisterium” » et « Bref historique des formes du “magistère” et de ses relations avec les docteurs », Revue des sciences philosophiques et théologiques, 60, 1976, p. 85-97 et 99-112.
45 Arlette Farge, Dire et mal dire. L’opinion publique au xviiie siècle, Paris, Seuil, 1992 ; Vincent Milliot, Les Mémoires policiers. Écritures et pratiques policières du siècle des Lumières au Second Empire, Rennes, PUR, 2006 ; Laurence Bongie, La Bastille des pauvres diables. L’histoire lamentable de Charles de Julie, Paris, PUPS, 2010.