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L’histoire de la Bible comme livre : la question de la livraison

Max ENGAMMARE

Université de Genève, Institut d’Histoire de la Réformation ; Librairie Droz

En 1967, le jésuite Stanislas Lyonnet, membre de l’Institut biblique de Rome, saluait dans la Nouvelle revue de théologie1 de Louvain la parution du premier fascicule de la Traduction œcuménique de la Bible (désormais TOB) décidée par le concile de Vatican II, parue l’année précédente, et commentait les solutions adoptées pour quelques versets célèbres et délicats. Ce premier fascicule contenait la traduction de l’Épître aux Romains. Les exégètes et théologiens de la Bible contemporaine avaient choisi ce texte emblématique de la Réforme – commenté par rien moins que Luther, Melanchthon, Bucer, Pellikan, Bullinger, Calvin, mais aussi par les catholiques, Jacques Lefèvre d’Étaples avant la Réforme, puis durant celle-ci par Cajetan (Thomas de Vio), Sadolet (Iacopo Sadoleto), Frans Titelmanns ou Marcantonio Flaminio juste avant qu’il ne devînt un hérétique italien, et encore copieusement annoté et paraphrasé par Érasme – pour entamer un travail commun de traduction et d’annotation qui se poursuivit pendant une dizaine d’années. Précisons que les Pères de l’Église et leurs contemporains s’étaient beaucoup moins focalisés sur cette épître et l’avaient peu commentée : Origène et Chrysostome certes, mais ni Eusèbe, Augustin ou Jérôme… quoique Pélage l’ait fait, mais cela est une tout autre histoire.

La deuxième parution offrit les Vingt-cinq psaumes, traduction œcuménique, psautier liturgique en 19682, puis les éditions partielles se succédèrent à un rythme soutenu. La première édition complète du Nouveau Testament (NT) parut en 1972, de l’Ancien Testament (AT) en 1975, de la TOB complète peu après (1977). Il avait fallu une dizaine d’années à la double équipe d’exégètes catholiques et protestants, plus nombreux que les soixante-douze traducteurs réunis par le roi Ptolémée en vue de la version grecque de la Septante, pour venir à bout de l’entreprise3.

Si je commence par rappeler cette histoire récente, c’est qu’il est arrivé souvent dans l’histoire de la Bible que sa parution s’échelonnât sur plusieurs années, voire décennies, que les auteurs soient uniques ou travaillant en équipe. La question de la Bible comme livre dans l’histoire du livre s’est renforcée dans les années 1980 avec la parution simultanée mais non agencée, en 1991, des livres de Pierre-Maurice Bogaert et de François Dupuigrenet Desroussilles4. Dans ces ouvrages, la question des livraisons n’est pas ignorée, mais non problématisée, peut-être parce que les soixante-douze traducteurs de la Septante avaient tous rendu en même temps leur traduction inspirée. Il est banal de rappeler que « bible » n’est que la transcription française du latin Biblia, elle-même translittération du neutre grec pluriel ta Biblia, les livres, mais les livres, ce sont aussi les livraisons, livre-raison, pour penser un instant comme Lacan, la raison des livres.

Dès les années 1450, les premiers imprimeurs ont composé en caractères mobiles des éditions issues d’un manuscrit de la Bible, en latin, bientôt en allemand, en italien, en français. Leurs successeurs se sont souvent satisfaits de reproduire un imprimé, et la Bible était ainsi livrée en entier en une fois. Dès que les philologues et les traducteurs de la Renaissance ont pris le relais, ils ont évidemment fragmenté leurs essais et ont souvent publié une partie de leur travail avant la totalité de la Bible. Ils ont également pu reprendre, après la publication d’une bible, un livre ou une série de livres (le Pentateuque, les livres sapientiaux, le corpus paulinien…). C’est une réalisation partielle, avant ou après la publication d’une œuvre complète, étalée dans le temps qu’on appelle livraison, souvent par fascicules, ainsi qu’on l’a vu avec la TOB. La livraison n’est évidemment pas propre à la Bible, mais c’est celle-ci que je privilégie ici.

Henri-Jean Martin, que nous avons célébré à juste titre lors de notre colloque de 2017, s’était intéressé à la Bible comme livre, pas tant dans L’Apparition du livre5 ni dans sa magistrale thèse d’État Livre, pouvoirs et société à Paris au xviie siècle6, que dans La naissance du livre moderne, lui consacrant des passages intéressants qui témoignaient de sa sensibilité à une mise en page différente et à des éléments forts, telle l’immense marque à l’Olivier de Robert Estienne7. La Bible comme livre est un sujet majeur que j’ai eu l’occasion de traiter sous l’aspect des langues d’édition8, du catalogue de Robert Estienne9, de l’illustration10, du privilège11, de la page de titre12, de l’atelier des Estienne13, mais jamais, à l’instar d’Henri-Jean Martin, sous l’aspect de la livraison du texte sous forme de fascicules ou d’éditions partielles.

Après une grande quantité de manuscrits au Moyen Âge, on parle d’un déluge de bibles imprimées dès les premières décennies des incunables, « a flood of bibles », selon l’expression d’Anthony Lane reprise par Jaroslav Pelikan14. L’ordre de parution des livraisons me retient donc, avant d’essayer de comprendre des ordres bien divers. La traduction de Jean Second, essentielle dans la tradition réformée pour remplacer la bible d’Ostervald (1744) et celle des Professeurs et pasteurs de Genève et ses maintes corrections (depuis 1588), parut ainsi en plusieurs années : l’Ancien Testament en 1874, le Nouveau en 1880, tous deux à Genève. Le Nouveau peut précéder l’Ancien Testament comme dans la TOB ou chez Luther, ou le suivre, avec le calviniste Second.

Même Jérôme (ca 345-419) mit de longues années pour traduire une série de livres bibliques qui rejoignirent parfois la Vetus latina, avant que la tralatio communis nova soit achevée. Les spécialistes se montrent prudents : Jérôme « va traduire, de 390 à 405, la plupart des textes de l’Ancien Testament, dont le Psautier connu sous le nom de Psalterium Hieronymianum ou iuxta Hebræos » 15. Dans sa Vita Hieronymi Stridonensis – texte de 1516 revu en 1524 –, Érasme ne mentionne que les Psaumes16, tout en indiquant sans détailler que Jérôme a travaillé trente années sur les Lettres divines17. Pour le texte de l’Alliance nouvelle, « la paternité hiéronymienne de la Vulgate s’applique au Nouveau d’un point de vue différent. Plutôt qu’une traduction au sens strict, le texte néotestamentaire de la Vulgate constitue une révision opérée par le solitaire de Bethléem sur l’ancienne version latine, connue sous le nom de Vetus Latina (Vieille Latine). Encore faut-il ajouter que “ce n’est pas lui qui a revu les Actes, les Épîtres et l’Apocalypse”… » 18 Quelques pseudonymes et anonymes complétèrent donc le travail du philologue patristique, en particulier pour les livres apocryphes de l’Ancien Testament. Les livraisons de Jérôme échappent à une mise en ordre et ne seront pas un modèle pour les éditeurs et traducteurs du xvie siècle qui les ignoraient. Nous ne possédons en outre aucun volumen ni codex de la main de l’ermite de Bethléem.

Les éditions des Epistolæ de Jérôme se multiplièrent dès les années 1460. Après la Bible, il est remarquable que ce furent les lettres de Jérôme qui connurent très tôt les presses romaines, strasbourgeoises et mayençaises : à Rome, par Konrad Sweynheyn et Arnold Pannartz en décembre 146819, puis par Sixtus Riessinger, pas avant 1468, mais ca 147020 ; à Strasbourg par Johann Mentelin, pas après 146921 ; à Mayence, par Peter Schoeffer, l’ancien associé de Gutenberg, en septembre 147022 ; à Venise en 147623, etc. Dix-neuf éditions jusqu’en 1500, plus toutes les autres éditions qui ont suivi jusqu’à l’édition d’Érasme (1516-1520, à cause du dernier volume d’index par Œcolampade qui ne parut qu’en 1520). C’est dire que les remarques de Jérôme sur la Bible, en particulier la célèbre lettre à Paulin de Nole (épître 5324) qui introduisit tant d’éditions de la Bible, étaient parfaitement connues. Si Jérôme y présente tous les livres, plus rapidement ceux du Nouveau Testament, il bouleverse l’ordre canonique en plaçant les grands Prophètes après les petits, les Psaumes et les livres de Salomon avant Esther et les deux livres des Chroniques, et finit avec Esdras et Néhémie, hésitant entre canon juif et canon chrétien. Il ne dit toutefois rien de son travail de traduction ni de l’ordre de ses livraisons des livres de la Bible.

Les livraisons modernes

Luther (1522-1534)

Luther fit paraître sa traduction de la Bible de 1522 à 1534. Il commença avec le Nouveau Testament, traduit à la Wartburg (séjour de mai 1521 à mars 1522), sous le titre de Septembertestament, très vite épuisé et réimprimé trois mois plus tard dans ce que l’on nomme le Dezembertestament.

De 1523 à 1534, Luther traduisit l’Ancien Testament, publiant d’abord vite le Pentateuque (1523) et les livres historiques (1524), puis il peina sur les Prophètes, traduisant lentement. On peut se demander si la guerre des Paysans de 1525 et le mauvais usage que les Schwärmer faisaient de la Bible n’ont pas entravé Luther, paralysé même sa veine biblique, lui qui rédigea alors son Petit et son Grand Catéchisme (1529). Cela donna certainement un écho plus important à la traduction des Prophètes de l’antitrinitaire Ludwig Hätzer et de l’anabaptiste Hans Denck qui parut à Worms en 152725, traduction qui sera réimprimée à de nombreuses reprises, avant que Luther n’achève sa propre mise en allemand des Prophètes en 1532, puis le reste de la Bible qui paraît en 1534, constituant la première Biblia deutsch complète, avant une seconde et dernière édition de sa traduction en 1545.

Luther, pour l’Ancien Testament, a donc avancé en conservant l’ordre canonique catholique romain.

Estienne et la Bible en hébreu mediocri forma (1539-1543)

Robert Estienne publia deux versions du texte hébreu de la Bible en deux formats, in-4° et in-16. Je m’arrête à la première. Ce sont vingt-huit livraisons, dont Randal McLeod a montré qu’elles s’étaient échelonnées de 1539 à 1543 (sans publication en 1542) et non de 1538 à 1544 comme on le pensait. Il a également noté que l’ordre d’impression des différentes livraisons ne correspondait ni au canon catholique, de la Genèse aux Petits Prophètes (les deux livres des Maccabées sont absents, puisque sans original hébreu), ni au canon juif, commençant bien par le Pentateuque, mais reléguant Daniel dans les écrits hagiographiques ou distribuant les livres attribués à Salomon, et terminant avec les deux livres des Chroniques26.

Estienne a commencé par les Petits Prophètes. Selon McLeod, cette entame par les Petits Prophètes relèverait d’un seul souci commercial, parce que ces textes n’avaient pas encore été publiés en France en hébreu27. Il corrige toutefois son propos en précisant que Wechel avait publié Abdias en 1533, Joël et Malachie en 1534. En tout cas, Esaïe, donné comme imprimé en 1538, le fut après les Douze Petits Prophètes. Si l’argument commercial ne me semble pas probant, on en reste aux hypothèses : un essai sans grand souci doctrinal ? Un texte plus court prêt avant un autre ? Vatable et Mercier ont pu se partager le travail et l’un a été plus rapide que l’autre, etc.

Quant à l’édition in-16, qui commence par Hmshh hwmshy thwrh… Quinque libri legis, Genesis, Exodus, Leviticus, Numeri, Deuteronomium, publiée par Robert Estienne entre 1544 et 1546, elle ne mentionne aucun privilège sur la page de titre, ni extrait au colophon, et ce pour les treize livraisons de cette Bible en hébreu de petit format28.

Castellion

L’encre des presses d’Estienne à peine sèche, Sébastien Castellion publie, en 1546, le Moses latinus, une nouvelle traduction latine du Pentateuque. L’année précédente, il avait composé un Jonas Propheta, heroico carmine Latino descriptus29, dans un geste de poète humaniste, sans se limiter à une traduction. En 1547, il fit paraître son Psalterium, nouvelle version du psautier en latin, alors qu’en 1542 ses essais de traduction française du Nouveau Testament à Genève avaient été raillés par Calvin, deux ans avant les questions liées au Samedi saint et au Cantique des cantiques qui l’avaient obligé à quitter la ville du bout du lac. Dans une lettre à Viret, Calvin raconte que Castellion était venu lui montrer sa traduction, mais qu’il avait trouvé à redire, citant la transformation de « L’esperit de Dieu qui habite en nous » [2 Timothée 1, 14] en « qui hante en nous » 30. Ses traductions complètes de la Bible parurent en latin (1551) et en français (1555).

L’ordre de Castellion interrompt l’ordre canonique en passant du Pentateuque au Psautier, puis le traducteur retient ses essais jusqu’en 1551.

Olivétan

La question de la livraison peut également être inversée, c’est-à-dire que les publications partielles suivent une première édition complète de la Bible. Pierre Robert Olivétan, le premier traducteur réformé de la Bible en français (1535) est un bon exemple, sinon un parangon de la pratique. Le traducteur de même que son parent Jean Calvin furent très vite convaincus que la première édition achevée d’imprimer en juin 1535 devait être amendée. En septembre déjà, Calvin écrit qu’il passe une heure par jour à la correction du Nouveau Testament. En 1536, Jean Girard publie un Nouveau Testament corrigé ; l’année suivante, ce sont les Psaumes ; puis en 1538 les Livres de Salomon, toujours chez Girard, le vaudois ancien barde. On sait qu’en quittant Genève au printemps 1538 Olivétan a laissé dans ses papiers un Pentateuque corrigé, dont Antoine Marcourt et les pasteurs restés à Genève après l’exil de Calvin et Farel en avril 1538 se servirent pour leur édition de la première Bible à l’Épée de 1540.

L’ordre de parution des livraisons de la révision de la Bible d’Olivétan par son auteur fait se suivre Nouveau Testament, Psaumes, Proverbes, Ecclésiaste et Cantique des cantiques, avant peut-être le Pentateuque. Toutes ces livraisons sont des in-8° composés en romains, après le grand in-folio en gothiques bâtardes.

À Genève, quand il s’y installe à la fin 1550, Robert Estienne peut enfin imprimer une traduction française de la Bible, qui paraîtra en 1553. L’année précédente, il avait publié les Psaumes et les cinq livres dits de Salomon, alors que le Nouveau Testament de 1551, dont les versets sont numérotés, est bilingue, grec et latin (deux versions qui entourent le texte grec, le textus receptus d’Estienne et la traduction latine d’Érasme) : Άπαντα τά τῆς καινῆς διαθήκης. Novum Jesu Christi D. N. Testamentum, ce que présente Estienne dans une introduction31. Il n’en demeure pas moins que le trio majeur, chez Olivétan ou chez Estienne, est constitué du Nouveau Testament, du Psautier et des livres sapientiaux. Or ce corpus est bien proche de celui qui circulait sous forme manuscrite chez les Vaudois du Piémont du xive au xvie siècle32, milieu qu’avait fréquenté et estimé Olivétan en 1533-1535.

Lemaistre de Sacy

Pour finir, je franchis un siècle pour m’intéresser à la Bible de Lemaistre de Sacy. Isaac Lemaistre de Sacy (1613-1684) a beaucoup traduit, même l’Imitation de Jésus-Christ (1662), mais surtout le Nouveau, puis l’Ancien Testament33. En 1665, Sacy fait paraître une traduction nouvelle des Psaumes avant, en 1667, avec l’aide de Messieurs de Port-Royal, le Nouveau Testament dit de Mons, puisqu’il n’a pu le faire paraître en France.

L’Ancien Testament fut ensuite publié de 1672 à 1693, chez Guillaume Desprez34, avec une interruption de 1674 à 1679, mais sans rupture en 1684, année de la mort de Sacy, puisque celui-ci avait laissé ses traductions manuscrites. On devrait d’ailleurs parler de la Bible de Port-Royal, puisque des « Messieurs de Port-Royal » achevèrent le travail, mais l’expression Bible de Sacy est bien ancrée dans les consciences, en particulier chez les libraires de livres anciens.

Sacy a continué par les Proverbes « avec une explication tirée des saints Pères et des auteurs ecclésiastiques » (1672), puis l’Ecclésiaste et la Sagesse de Salomon l’année suivante, omettant le Cantique des cantiques et associant un texte avec original hébreu avec un autre rédigé en grec (1673), mais les Pères conciliaires de Trente avaient inclus les apocryphes parmi les livres authentiques. La même année parut Isaïe, puis en 1674 les deux livres de Samuel (I et II Rois) avant un arrêt de cinq ans. Je n’entre pas dans les raisons de cet arrêt, ce qui m’intéresse étant l’ordre de parution. La publication reprend en 1679 avec les douze petits prophètes, puis la Genèse (1682), l’Exode et le Lévitique (1683) ; après la mort de Sacy en janvier 1684, L’Ecclésiastique la même année, puis en 1685 les deux derniers livres du Pentateuque, en 1686 les deux livres des Rois, en 1687 Josué, Juges et Ruth ensemble, puis Job la même année, et ensuite Tobie, Judith et Esther en 1688. On doit relever que les derniers grands prophètes paraissent dans l’ordre Jérémie (1690) – Daniel (1691) – Ezéchiel (1692), avant les deux livres des Chroniques (Paralipomènes) et pour finir, en 1693, parce que le texte a été reçu et inclus dans le canon, le Cantique des cantiques.

La séquence est donc Psaumes, Nouveau Testament, livres de Salomon sans le Cantique des cantiques, un prophète, Esaïe, avant deux livres historiques, une interruption de cinq ans qui n’est pas due à un embastillement (lors de son emprisonnement de mai 1666 à octobre 1668, il rédigea avec Nicolas Fontaine la fameuse Bible de Royaumont, publiée en 1670 avec les gravures en copie de Matthäus Merian), puis un ordre semi-aléatoire repoussant jusqu’à la dernière extrémité le poème amoureux.

Pour une conclusion infinie

Si on parle d’interprétation infinie avec Pier Cesare Bori35 qui commenta l’expression de Grégoire le Grand, à partir d’Ezéchiel : « les révélations divines croissent avec celui qui les lit », Canetti parle, quant à lui, d’écriture infinie, sans évoquer la Bible : « Le processus de l’écriture a quelque chose d’infini. Même si on s’interrompt chaque nuit, on écrit d’un seul jet, et le résultat paraîtra d’autant plus vrai qu’il n’aura nécessité la mise en œuvre d’aucun artifice. » 36 Avec Aleph, dans son compagnonnage incessant avec les Mille et une nuits, Borges nous aide à penser la lecture infinie. On peut rappeler que les protestants, en remettant en cause la valeur des apocryphes ou deutérocanoniques, ont obligé à redéfinir le canon à Trente. Pourtant, si un archéologue jésuite argentin retrouvait dans une grotte d’Ephèse le rouleau complet d’une vraie lettre de Paul aux Éphésiens, celle présente sous son nom dans le Nouveau Testament n’étant pas de lui, le pape François convoquerait-il un concile de Vatican III pour rouvrir le canon ? Le canon des livres bibliques échappe aujourd’hui à l’infini. Après ces différents infinis, j’ose parler d’édition infinie avec la Bible, tant on en publie dans tous les formats, dans toutes les langues, sur tous les supports. Premier livre imprimé, il sera peut-être le dernier à résister à la dématérialisation, accompagné par quelques autres livres sacrés.

Avec l’Écriture sainte toutefois, qu’on compose le texte, qu’on rassemble des livraisons, qu’on établisse le texte, qu’on le ponctue – il suffit de penser aux massorètes juifs des viiie-xe siècles et à la polémique sur l’inspiration des points avec Cappel au xviie siècle –, qu’on le traduise, la question de l’inspiration des hommes par l’Esprit de Dieu est posée. L’inspiration est-elle un artifice, voire un artefact, c’est-à-dire un élément divin bonifié ou altéré par l’homme ? une interruption dans l’écriture ? un don qui peut se perdre ? Comment expliquer qu’un rédacteur inspiré ou qu’un traducteur inspiré se trompent, ne trouvent pas le bon mot du premier coup ? Castellion pose la question de l’inerrance de la Bible dans le De arte dubitandi… resté manuscrit au xvie siècle : « Dieu n’a promis nulle part qu’il dirigerait la main des copistes » (nusquam promisisse deum esse ita librariorum manus esse recturum)37. Il annonce Louis Cappel et Richard Simon. La raison humaine permet de juger des erreurs et corruptions humaines, de distinguer les obscurités des contradictions de la Bible, de lire certains textes sans aucun esprit spécial, préparé, inspiré, continue Castellion dans une parole de foi. L’éditeur de la Bible en livraison était-il inspiré ? Vous me permettrez de ne pas répondre à la question impertinente.

La publication de la Bible en livraisons n’obéit pas à une écriture linéaire ni cyclique. Elle est au mieux réfléchie, mais elle apparaît parfois aléatoire, et j’aurais pu aborder les éditions critiques du xxe siècle en livraisons du Texte massorétique avec la nouvelle Biblia Hebraica Stuttgartensia de Kittel (entamée avec Esaïe en 1968 et achevée avec les livres de Samuel, Daniel, Esdras et Néhémie en 197638), de la Septante ou de la Vulgate. Elle est à l’image de la rédaction de chaque livre inclus dans un second temps dans un canon juif ou chrétien. Parce que l’« amen » du chapitre 22 de l’Apocalypse est connu, et qu’aucun ordre n’est prédéfini, qu’il soit livresque, chronologique ou narratif (on sait que l’ordre de présentation des livres est différent dans le Texte massorétique, dans la Septante, dans la Vulgate et dans les bibles vernaculaires), la livraison n’est pas associable aux feuilletons du xixe siècle ni à la longue publication des Amadis de Gaule au xvie siècle en France.

L’édition de la Bible par livraisons semble témoigner d’une liberté du philologue, pondérée par la demande d’éditeurs qui connaissent le marché et attendent tel texte plutôt que tel autre. Le Pentateuque, les Psaumes et le Nouveau Testament ont été privilégiés chez les quelques auteurs qui peuvent avoir choisi un premier texte biblique par intérêt, ce sont les plus importants du corpus. Je repense à Clément Marot qui a commencé par traduire et versifier le début du psautier, puis les psaumes pénitentiels, avant de picorer pour arriver à cinquante (quarante-neuf psaumes augmentés du cantique de Siméon), comme un recueil de poèmes pétrarquisant. En revanche, ce qu’on appelle la Bible des écrivains (son titre est tout simplement La Bible nouvelle traduction, Paris, Bayard, 2001) parut en une seule livraison, les différents écrivains se refusant d’ailleurs à éditer leur travail de manière individuelle ni même à dédicacer un exemplaire, ne s’en considérant pas comme les auteurs39. On n’a pas fini de livrer ni même de délivrer la Bible.

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1 Cf. « L’“Épître aux Romains” et la Traduction œcuménique de la Bible », vol. 89, 1967, p. 516-526. Lu en ligne le 3 octobre 2017 à l’url : http://www.nrt.be/fr/Un-%C3%A9v%C3% A9nement-oecum%C3%A9nique.-L%27%3Cem%3E%C3%89pitre-aux-Romains%3C-em%3E-et-la-traduction-oecum%C3%A9nique-de-la-Bible-article-1464. Voir aussi Cinquante ans de traduction œcuménique de la Bible, Paris, 2013.

2 Cahiers de la Traduction œcuménique de la Bible, n° 2, Paris, Les Bergers et les Mages protestants et les éditions du Cerf catholiques.

3 Cela est rappelé dans l’édition du Nouveau Testament de la TOB en 1972, Paris, Éd. du Cerf ; Les Bergers et les Mages, p. 441 et suiv.

4 Cf. Les bibles en français. Histoire illustrée du Moyen Âge à nos jours, dir. Pierre-Maurice Bogaert, Turnhout, Brepols, 1991 ; F. Dupuigrenet Desroussilles, Dieu en son royaume. La Bible dans la France d’autrefois xiiie-xviiie siècle, Paris, Bibliothèque nationale et éditions du Cerf, 1991. « The Bible as a book » était le titre d’un cours de F. Dupuigrenet Desroussilles à l’Université de Tallahassee, et dans lequel je suis intervenu deux fois en novembre 2012, je l’en remercie encore. J’y avais parlé de Bethsabée, puis de la Biblia de Robert Estienne de 1528. Voir aussi Bibles imprimées du xve au xviiie siècle conservées à Paris [Bibliothèque nationale de France, Bibliothèque Sainte-Geneviève, Bibliothèque de la Sorbonne, Bibliothèque Mazarine, Bibliothèque de la Société de l’histoire du protestantisme français, Bibliothèque de la Société biblique], catalogue collectif édité par Martine Delaveau et Denise Hillard, Paris, BnF, 2003. Le livre de Christopher de Hamel, La Bible. Histoire du livre (traduction de l’édition anglaise de 2001 par Nordine Haddad), Paris, Phaidon, 2002, est très bien illustré (xvie siècle, p. 216-245), mais souvent approximatif (cf. le compte rendu très critique, mais indulgent, de Rémi Gounelle, Archives des sciences sociales des religions, 126, avril-juin 2004, p. 107 et suiv. J’ajoute que la page sur Lefèvre d’Étaples est à tenir éloignée de tout étudiant, p. 239 ; de même, le paragraphe sur Olivétan, p. 239 et suiv. ; alors que ce n’est évidemment pas Robert Estienne qui imprima la Bible de 1588, p. 241 et ill. 174 ; etc.). J’ai aussi acheté en son temps, du même, Bibles : an illustrated history from papyrus to print, Oxford, Bodleian Library, 2011. Si le champ couvert exclut une impossible érudition, il reste ouvert à la rigueur.

5 Cf. Lucien Febvre et Henri-Jean Martin, L’Apparition du livre, Paris, Albin Michel, 1958 ; cf. encore la 3e édition, Paris, Albin Michel, 1999 (Bibliothèque de l’évolution de l’humanité), avec la postface de Frédéric Barbier, p. 535-588, qui donne une ample et belle dimension à la genèse et à l’écriture du livre.

6 3e édition, Genève, 1999 (Titre courant ; 14 et 15).

7 Mise en page et mise en texte du livre français (xive-xviie siècles). La naissance du livre moderne, Paris, Éditions du Cercle de la Librairie, 2000, p. 280-299 (sur Robert Estienne, p. 288-292). On doit relever plusieurs imprécisions de noms, de dates, de formats, mais la Bible n’était pas grand objet d’intérêt du maître.

8 M. Engammare, « Un siècle de publication de la Bible en Europe : la langue des éditions des Textes sacrés (1455-1555) », Histoire et civilisation du livre, IV, 2008, p. 47-91.

9 Id., « Introduire une édition humaniste de la Bible. Les prologues des bibles de Robert Estienne (1528-1560) », dans Entrer en matière. Les prologues, recueil dirigé par Bernard Roussel et Jean-Daniel Dubois, Paris, Éd. du Cerf, 1998, p. 393-425.

10 En particulier, Id., « L’Illustration de la Bible voulue et réalisée par Sébastien Castellion », Journal de la Renaissance, 3, 2005, p. 19-40.

11 Id., « Robert Estienne et sa première bible latine de 1528. Du privilège et des index de l’éditeur », Strasbourg, ville de l’imprimerie. L’édition princeps aux xve et xvie siècles (textes et images), Traditions et innovations, textes réunis et édités par Édith Karagiannis-Mazeaud, Turnhout, Brepols, 2017 (Bibliologia, 44), p. 141-159.

12 Id., « Le titre de la Bible latine de Gutenberg (ca 1455) à la Sixto-Clémentine de 1492 », dans Apta compositio. Formes du texte latin au Moyen Âge et à la Renaissance, éd. Christiane Deloince-Louette, Martine Furno et Valérie Méot-Bourquin, Genève, Droz, 2017 (CHR, 146), p. 129-160. J’ai commencé cette contribution en reprenant ce qu’Henri-Jean Martin avait apporté sur la page de titre.

13 Id., « De l’engagement philologique au toilettage commercial : la Bible en français dans l’officine des Estienne (Genève 1552-1569) », Imprimeurs et libraires de la Renaissance : le travail de la langue / Sprachpolitik der Drucker, Verleger und Buchhändler der Renaissance, coordination éditoriale / herausgegeben von Elsa Kammerer & Jan-Dirk Müller, Genève, Droz, 2015 (THR, 549), p. 349-365.

14 Cf. Jaroslav Pelikan, avec la collab. de Valerie R. Hotchkiss et David Price, The Reformation of the Bible. The Bible of the Reformation, New Haven et Londres, Yale University Press, 1996, p. 11.

15 Cf. Christophe Rico, Le traducteur de Bethléem. Le génie interprétatif de saint Jérôme à l’aune de la linguistique, Paris, Éditions du Cerf, 2016 (Lectio divina), p. 14 et suiv.

16 « Hic omne vitæ tempus aut sacris dabatur Psalmis […] », Érasme, Vie de saint Jérôme, traduction et annotation [par] André Godin, édition du texte latin [par] Alexandre Vanautgaerden, Turnhout, Brepols, 2012 (Notulæ Erasmianæ, 9), p. 168 et suiv.

17 Ibid., p. 186 et suiv.

18 Ibid., p. 126 (avec une citation d’un texte de Jean Gribomont de 1987, « Aux origines de la Vulgate », réf. p. 160).

19 ISTC ih00160800. L’éditeur littéraire était Giovanni Andreas, évêque d’Aleria.

20 ISTC ih00161000. L’éditeur littéraire était Theodorus Lelius (Teodoro Lelio).

21 ISTC ih00162000.

22 ISTC ih00165000.

23 ISTC ih00166000.

24 Cf. Traduction d’Anne-Marie Taisne in La lettre au service du Verbe. Correspondance de Paulin de Nole avec Ausone, Jérôme, Augustin et Sulpice Sévère (391-404) Paris, J.-P. Migne, 2012 (Les Pères dans la foi, 102), p. 74-92 (commentaires riches, souvent pieux, pas toujours philologiques). Texte latin dans les Lettres de saint Jérôme, tome III, texte établi et traduit par Jérôme Labourt, Paris, Belles Lettres, 1953.

25 Cf. Alle Propheten nach Hebraischer sprach verteütscht, Worms, Peter Schöffer, 1527 (colophon daté du 13 avril, préface du 3 avril).

26 Cf. Randal McLeod, « Altum sapere. Parole d’homme et Verbe divin. Les chronologies de la Bible hébraïque in-quarto de Robert Estienne », La Bible imprimée dans l’Europe moderne, sous la direction de Bertram Eugene Schwarzbach, Paris, Bibliothèque nationale de France, 1999, p. 83-141, ici p. 88.

27 Ibid., p. 128.

28 On ne trouve qu’une sorte d’achevé d’imprimer en cursives hébraïques à la fin du livre de Malachie dans la partie des douze Petits Prophètes, Sèphér therèy ‘âsâr… Duodecim Prophetæ, Paris, 1543, f° [Pv] v° : thm wnshlm sphr thry ‘sr [« fin du livre des douze prophètes »] suivi de l’acronyme du verset d’Esaïe 40, 29 (huit premières lettres surmontées chacune d’un point, le beth initial introduisant le verset) : « Il [le Seigneur] donne de l’énergie au faible, il amplifie l’endurance de celui qui est sans force. »

29 Bâle, Joannes Oporin, 1545 (in-8° de 86 pages, le Jonas p. 3-29).

30 Lettre du 11 septembre 1542. Cf. Aimé-Louis Herminjard, Correspondance des réformateurs dans les pays de langue française, tome 8 (1542-1543), Genève et Paris, H. Georg et G. Fischbacher, 1893, n° 1156, p. 124 et suiv.

31 « Quod autem per quosdam, ut vocant, versiculos opus distinximus, id, vetustissima Græca Latinaque ipsius Novi testamenti exemplaria secuti, fecimus. » F° [2]v°. En revanche, le comma Johanneum est inséré en grec et en latin, sans annotation ni remarque.

32 Cf. l’ancien et indispensable Samuel Berger, « Les Bibles provençales et vaudoises », Romania 18, n° 71, 1889, p. 353-422, en part. p. 378-386 pour le ms. du xive siècle conservé aujourd’hui à Carpentras et celui de Grenoble (en ligne : https://www.persee.fr/doc/roma_0035-8029_1889_num_18_71_6061 ), réimprimé dans La Bible romane au moyen âge, Genève, 1977. Cf. aussi Marina Benedetti, Il santo bottino. Circolazione di manoscritti valdesi nell’Europa del Seicento, Turin, Claudiana, 2006 (mais peu de place pour la question biblique).

33 Cf. Les bibles en français. Histoire illustrée du moyen âge à nos jours, op. cit., en part. p. 147-149. Bernard Chédozeau, qui a rédigé dans la partie « La Bible française aux xviie et xviiie siècles » le chapitre « La Bible française chez les catholiques », p. 134-168, présente l’ordre de parution sans le discuter.

34 Cf. l’article novateur d’Henri-Jean Martin sur Guillaume Desprez, en 1952, « Guillaume Desprez libraire de Pascal et de Port-Royal », Mémoires de la Fédération des sociétés historiques et archéologiques de Paris et de l’Île-de-France, 1952, p. 205-228 (simplement cité dans Livre, pouvoirs et société à Paris au xviie siècle, 3e éd., Genève, Droz, 1999, tome II, p. 737 et note 24) qui donne matière à un chapitre du Livre français sous l’Ancien régime, Paris, Promodis ; Éd. du Cercle de la Librairie, 1987, p. 65-78.

35 Cf. L’interprétation infinie, traduit de l’italien par François Vial, Paris, Éditions du Cerf, 1991 (original italien : L’interpretazione infinita : L’ermeneutica cristiana antica e le sue trasformazioni, Bologne, Il Mulino, 1987).

36 Cf. Elias Canetti, Le cœur secret de l’horloge. Réflexions (1973-1985), Paris, Albin Michel, 1989 (original allemand, Das Geheimherz der Uhr, Munich, C. Hanser, 1987), p. 9.

37 Cf. Sébastien Castellion, De arte dubitandi et confidendi ignorandi et sciendi, introd. et notes par Elisabeth Feist Hirsch, Leyde, Brill, 1981 (malheureusement le texte comporte de nombreuses coquilles), livre I, chp XIII, p. 38 ; S. Castellion, De l’art de douter et de croire, d’ignorer et de savoir, traduit de l’original latin par Charles Baudouin, et des essais de Jean Schorer et Étienne Giran, Genève, Jeheber, 1953, p. 62. On peut préciser que, si Buisson connaissait l’existence du manuscrit, il ne l’utilisa pas. Cf. Ferdinand Buisson, Sébastien Castellion. Sa vie et son œuvre (1515-1563). Étude sur les origines du protestantisme libéral français, Paris, Hachette, 1892, 2 vol. ; édité et introduit par Max Engammare, avec une préface de Jacques Roubaud, Genève, Droz, 2010 (Titre courant, 43), n° 40 de la bibliographie de Castellion, tome II, p. 379s.

38 Cf. « Prolegomena / Vorwort », Biblia Hebraica Stuttgartensia, Stuttgart, Deutsche Bibelgesellschaft, 1977, p. [II]-XI.

39 Entretien avec double explication de Jean-Luc Benoziglio et de Jacques Roubaud à Genève en 2002.