Jean de Tinan, ou la recherche d’une légitimité littéraire par le beau livre
Nolwenn PAMART
Sorbonne Université
Fils d’un bibliophile et collectionneur, Jean de Tinan, né en 1874, a été sensibilisé très tôt à l’objet-livre. À sa mort, en 1898, il avait publié, en plus de nombreux articles, des livres à la présentation soignée, dont certains sont recherchés aujourd’hui par les collectionneurs. Tirages sur grand papier, illustrateurs de renom, soin typographique : tout semble mis en œuvre pour proposer un objet de valeur. Mais si le thème bibliophilique apparaît fréquemment dans l’œuvre de Tinan, où il constitue un élément d’ambiance, permettant de faire comprendre en peu de mots l’environnement socio-culturel d’un personnage, il fait aussi l’objet d’un fréquent traitement parodique qui laisserait à penser que l’écrivain se serait progressivement détaché de la pratique. L’étude de ses journaux intimes récemment publiés ainsi que de sa correspondance trahissent néanmoins une préoccupation constante pour la présentation matérielle de ses ouvrages. L’attention sans cesse renouvelée à la constitution d’un beau livre devient pour l’écrivain une façon de valoriser son œuvre en devenir, tandis qu’un affichage de sa bibliophilie dans l’espace social lui assure relations et recommandations nécessaires pour progresser dans le milieu littéraire, au risque de se voir considéré comme un arriviste. La réception des premières publications de Tinan met en lumière ce rapport implicite qui se crée entre qualité littéraire et présentation matérielle aux yeux du lecteur et critique à la fin du xixe siècle.
UN GOÛT POUR LE LIVRE D’EXCEPTION
À la question de savoir si Tinan était lui-même bibliophile, Henri Leclercq répond par la négative : « Il n’en eut d’ailleurs aucun loisir, puisqu’il mourut prématurément1. » Les rares exemplaires lui ayant appartenu et qui nous sont parvenus sont d’ailleurs restés soit brochés, soit reliés simplement, le plus souvent en demi-percaline. Leclercq insiste cependant sur le « goût remarquablement sûr2 » dont Tinan a fait preuve dans les choix d’édition de ses œuvres et, lorsqu’on recherche systématiquement le vocabulaire de la bibliophilie dans son œuvre, on constate qu’il en a une connaissance assez fine. Cela tient d’abord à l’environnement dans lequel il a grandi. Son père, le baron Maurice Le Barbier de Tinan, est décrit par décrit Paul Eudel comme un bibliophile exigeant :
Chaque amateur a ses auteurs favoris. M. de Tinan n’est pas de ceux qui collectionnent indifféremment toutes les premières œuvres du maître. Il ne recherche que les plus rares […] Encore faut-il que ces livres n’aient été ni coupés, ni rognés, ni lavés, ni salis par des pouces maladroits. Ne lui parlez ni des volumes qui ont traîné sur toutes les tables, ni des réimpressions même les plus luxueuses3.
Bien que le baron ait vendu une part de sa collection en 18854, le jeune Tinan a donc évolué parmi les livres précieux, qu’il a parfois eu la chance d’avoir entre les mains, ainsi qu’en témoigne cette mention dans son journal intime à la date du 1er février 1894 :
Et puis une joie d’enfant pour des St Augustin, des St Jean Chrysostome en vieille reliure, que mon père me donne – il les a achetés à la vente Lignerolles – relire ces chers philosophes là-dedans – exquis5.
Dans le catalogue de cette vente, qui eut lieu du 29 janvier au 2 février, on dénombre neuf exemplaires de Chrysostome (nos 118 à 126) et trente-sept de saint Augustin (nos 131 à 167) vendus le 31 janvier. Bien qu’il soit impossible, même en partant du principe que le baron se serait forcément tourné vers les éditions les plus prestigieuses, de savoir quels livres il a effectivement rapportés de cette vente, l’étude du catalogue peut nous apprendre que la plupart des exemplaires portaient a minima des reliures anciennes en plein maroquin tandis que certains d’entre eux étaient attribués à des relieurs de renom : Padeloup, Trautz-Bauzonnet ou Du Seuil6. Cette familiarisation avec l’objet-livre – et pas n’importe quel objet-livre – a sans doute formé le goût de l’écrivain. Dans une lettre à sa parente Marie Lepel-Cointet, il relate une anecdote concernant une édition originale de Heredia en sa possession :
Vous me parlez des Trophées, j’ai pensé à votre enthousiasme en portant hier chez Heredia mon exemplaire (1ère édition Hollande !!) pour qu’il le paraphe. Il y a très aimablement fait un énorme pâté. Et dire que si j’avais fait ce pâté moi-même il n’aurait absolument aucune valeur ! La gloire est une telle chose7 !
À travers l’évocation de cette visite, l’écrivain énumère tous les éléments qui font la valeur d’un livre, selon des critères qui ne sont pas si éloignés de ceux de son père : édition originale, papier de qualité, envoi ou signature de l’auteur. Le comique tient au décalage entre la laideur de la signature, qualifiée de « pâté », et la valeur qu’elle octroie à l’exemplaire, du fait de la notoriété du poète.
Tinan n’ignorait pas non plus la portée sociale de la bibliophilie et avait bien soin d’adresser ses livres, imprimés à leur tour sur grand papier et avec envoi, à ses proches et aux hommes de lettres qu’il admirait. On conserve une trace de cette pratique pour L’Exemple de Ninon de Lenclos amoureuse publié en 1898 : sur quelques feuilles volantes conservées à la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, on peut voir le récapitulatif des services de presse et envois d’exemplaires, numérotés selon leur papier : le premier exemplaire imprimé sur Chine est réservé à Pierre Louÿs, le troisième à Louis de la Salle, à qui le livre était dédié, et le huitième à Toulouse-Lautrec, qui a réalisé la lithographie de la couverture ; André Lebey, le poète Charles Guérin et Henri de Régnier reçoivent un exemplaire sur Hollande8. Mais l’exemple le plus éloquent de cette pratique concerne le premier livre de Tinan, Un document sur l’impuissance d’aimer, édité à compte d’auteur chez Edmond Bailly en 1894. Tiré à 320 exemplaires, le texte n’est imprimé que sur papiers de luxe : Hollande, Japon et Chine. Tinan fait également imprimer hors-commerce un exemplaire unique sur papier mauve qu’il destine à Marie Lepel-Cointet, assorti de l’envoi suivant :
Puisque c’est vous – Madame – qui m’avez engagé à publier cette étude – commencée près de vous à Aurélien, achevée près de vous à Jumièges, permettez-moi de vous offrir cet exemplaire tiré à part pour vous…9
On retrouve ce souci de l’exemplaire d’exception dans l’envoi-fleuve qu’il écrit pour Ernest La Jeunesse sur un exemplaire d’Érythrée : « Vous m’avez demandé un exemplaire d’Érythrée, je vous l’envoie. Mais l’idée m’est venue, tout à l’heure, de vous écrire une dédicace qui tienne le record…10 » Si l’écrivain apparaît de fait très familier des usages du milieu bibliophile, attribuer à la seule influence paternelle son goût pour le beau livre n’est pas sans poser problème, dans la mesure où les deux hommes entretenaient une relation conflictuelle11. La parodie fréquente des manies des bibliophiles serait-elle alors une stratégie de réappropriation, de la part d’un écrivain cherchant à s’écarter du modèle paternel ?
LA BIBLIOPHILIE CONTEMPORAINE, ENTRE SOPHISTICATION ET MODERNITÉ
Dans l’œuvre même de Tinan, la bibliophilie apparaît d’abord comme un élément de caractérisation. Nombre de ses personnages sont des artistes et des esthètes, le plus important d’entre eux étant Raoul de Vallonges, double romanesque de l’auteur. Son appartement est décrit au début de Penses-tu réussir !, publié en 1897 :
[Il] est un peu trop « liberty » et « Art nouveau », naturellement : les tables sont encombrées ; il y a des bibliothèques tournantes ; il y a une bibliothèque fermée pour les livres d’amis sur grand papier ; il y a des estampes ; des moulages… des choses assez simples mais que l’on aime…12
Dans une poétique de l’exactitude, où il importe d’abord de « faire vrai », la bibliophilie de Vallonges, son goût pour les gravures de Rops, d’Helleu ou les vases de Carriès sont autant de détails qui permettent de mieux « situer » le personnage. Elle suggère aussi une ambiance à part, comme dans la page que Tinan consacre à Charlie, roman de Fernand Vandérem, dans la « Chronique du règne de Félix Faure » :
Il sort d’entre les lignes de ce livre une cendre d’indulgence un peu découragée, un peu indifférente – comme le conseil de s’en fier au hasard, à l’instinct, pour discerner quel est le meilleur de tous les devoirs contradictoires qui « se font concurrence », pour vous guider parmi tout cela, tandis que l’on jouira de son mieux de toute la fragile modernité, des idées, des baisers, des cigares, des gravures en tirage unique, des livres favoris sur papiers spéciaux et des cocktails ingénieux…13
Ces passages sont issus de la partie « sérieuse » de l’œuvre de Tinan, celle où il parle en son nom et avec laquelle il souhaite faire un jour ses preuves ; mais la bibliophilie prend un tout autre visage dans des œuvres à visée clairement plus humoristique. Un vilain Monsieur ! en constitue un bon exemple. Publié sous le nom de Willy en 1898, le roman a été rédigé en majeure partie par Jean de Tinan, comme le révèle Colette dans Mes apprentissages : « Jean de Tinan n’est plus là pour nous parler de Maîtresse d’esthètes et d’Un vilain Monsieur…14 ». Le roman décrit le quotidien de Robert Parville, héritier fort dépensier qui finit par se ruiner pour entretenir une maîtresse. Dans le chapitre intitulé « Robert Parville et son budget », la bibliophilie est l’une des principales sources de dépense du personnage :
C’était l’argent de poche qui filait, filait, filait ; c’était la rubrique Dépenses diverses qui dévorait tout : les exemplaires sur Wathman où jamais on n’aurait l’idée d’introduire un couteau à papier ; les « petits riens » qui coûtent dix louis et se revendraient cent sous ; les heures de voiture ; les estampes de Huntel qui vous plaisent juste au moment où les marchands malins ont organisé sur Huntel une hausse absurde ; est-ce que je sais, moi ? tout ce qui rend la vie agréable, la fantaisie…15
Un vilain Monsieur ! étant écrit pour Willy, le texte a sans doute été retouché, dans une mesure que nous ignorons en l’absence de source. On peut néanmoins noter un traitement similaire du thème dans les trois extraits. « Choses simples mais que l’on aime » dans Penses-tu réussir !, pièces d’une « fragile modernité » dont « on jouira de son mieux » dans la « Chronique du règne de Félix Faure », et petits riens « qui rendent la vie agréable » dans Un vilain Monsieur !, l’objet du désir bibliophile apparaît à trois reprises comme un produit de civilisation raffiné, l’ornement nécessaire à un art de vie moderne. À la fugacité de la vie et de la sensation répond la fragilité du livre de bibliophile car, pour Tinan, « les meilleurs de nos livres sont imprimés sur fumée de cigare16. »
Ce produit d’extrême civilisation, et les prétentions littéraires qui lui sont associées, sont tournés en dérision à plusieurs reprises. Le même Robert Parville, confronté à un difficile choix de carrière, a pour projet de devenir littérateur. Il propose un poème d’inspiration symboliste, aussi idéaliste que maladroit, à un auteur qui lui déclare, émerveillé : « Il faut nous donner cela pour la Kylix. Nous vous ferons un petit tirage à part, numéroté, in-16 soleil, imprimé en faux elzévir sur quasi-Japon mauve avec filets lilas…17 ».
L’objet-livre est pensé dans les moindres détails : caractères typographiques, papier, format, tirage forcément à part et numéroté, mais ce qui ressort surtout du projet d’édition, c’est l’artificialité extrême du livre fini. La complication excessive et possiblement inutile – percevra-t-on des filets lilas sur un papier mauve ? – renvoie à la forme tarabiscotée du poème de Robert Parville, qualifié d’« orfèvrerie ciselée », pleine de « fleurs d’automne » (parce que « les poètes ne sont pas obligés de savoir la botanique ») et revêtu d’une « grâce toute platonicienne » et résonnant d’un « accent belge ». Le choix d’un papier mauve pour le poème de Robert Parville n’est pas sans rappeler l’exemplaire unique d’Un document sur l’impuissance d’aimer destiné à Marie Lepel-Cointet. En ce sens, la parodie ne semble pas s’opposer aux pratiques personnelles de l’écrivain, qui prépare avec soin ses envois d’exemplaires sur grand papier jusqu’en 1898, mais vient plutôt puiser dans la connaissance du milieu bibliophile et de ses codes pour frapper juste. On trouve un autre exemple de ce jeu parodique dans un texte inédit rédigé par Tinan qui figure dans les papiers de la revue Le Centaure. Dans un projet d’article signé « Quasi », pseudonyme de plusieurs chroniqueurs du Mercure de France et intitulé « Quelques livres à paraître », Tinan s’attarde avec humour sur de fausses publications à venir. Arrivé à Remy de Gourmont, il annonce « une publication qui est appelée à faire grand bruit dans le monde des bibliophiles idéalistes » : un recueil de contes dont « 25 exemplaires [seront tirés] sur papier blanc papal18 », allusion au Latin mystique, qui comptait sept exemplaires sur Japon pourpre cardinalice et neuf sur Japon violet-évêque19. Dans une logique de recherche de rareté et de gradation qualitative, le papier « blanc papal » apparaissait comme une suite naturelle20. La deuxième publication annoncée par Tinan sous le masque de Quasi, Épilogues, ornés de « 52 portraits de M. Émile Zola par M. Félix Vallotton » et dont « la couverture, dessinée par M. Remy de Gourmont luimême [sic], s’ornera de crapauds sur champ de gueules » trahit une connaissance étroite du milieu du Mercure de France, que l’auteur fréquente assidûment, et qu’il brocarde en 1896 dans Maîtresse d’esthètes21. À la même période, l’auteur mentionne dans Érythrée le « goût pathologique pour les plaquettes22 » qui l’amène à publier huit contes séparément, chacun numéroté et tiré à trois-cents exemplaires. La plaisanterie s’exacerbe dans Le Centaure, en mai 1896 :
Il est tiré de cette « Lettre longue à la bien-aimée » sept exemplaires de petit luxe numérotés de dimanche à samedi. Ces exemplaires sont ornés de trois épreuves en couleur du Frontispice de Félicien Rops. Cette édition, qui ne sera peut-être jamais réimprimée, est mise en vente (au bénéfice des pires instincts d’un jeune littérateur) au prix de six-cent cinquante-sept francs l’exemplaire. Chaque exemplaire sera agrémenté d’une dédicace respectueuse, admirative, passionnée, affectueuse, cordiale ou indifférente au gré du souscripteur23.
En somme, l’ironie et le niveau de précision des allusions désignent avant tout l’auteur comme un initié, conscient des us et coutumes du milieu.
LE BEAU LIVRE, AU SERVICE D’UNE AMBITION LITTÉRAIRE
Un dernier motif bibliophilique dans l’œuvre de Tinan révèle l’interdépendance qui existe pour lui entre contenu et présentation matérielle de l’ouvrage. Il multiplie en effet les passages auto-référentiels. Pour ce faire, il en vient parfois à parler des caractéristiques matérielles du livre pour parler de son contenu : autrement dit, à penser le livre par son apparence rêvée. Dans L’Exemple de Ninon de Lenclos amoureuse, publié en 1898, Tinan tente de définir à plusieurs reprises le ton particulier qu’il faut employer pour parler de la figure de la courtisane, qu’il érige en modèle d’amour libre. Il en vient à vouloir modifier son apparence physique car les portraits qui ont été conservés du personnage ne lui conviennent pas. Parallèlement, il propose une apparence alternative à son livre :
J’aurais bien voulu vous présenter Ninon, en frontispice à ce petit livre, avec, par exemple, le « charme tendre et discret » de cette étonnante princesse Hélène de Ligne – il a fallu y renoncer…24
Il décrit ensuite son hésitation à développer le passage relatant le destin tragique du fils de Ninon, le chevalier de Villiers :
Si je voulais m’attacher à la manière la plus en faveur alors pour les récits, je ne manquerais pas de mettre dans la bouche de Ninon une tirade de six pages où toutes les figures de rhétorique, successivement invoquées, fendraient le cœur des rochers eux-mêmes…
Le chevalier de Villiers répondrait par six pages des plus extrêmes lamentations…
Je pourrais même placer, à la fin du chapitre, un joli cul-de-lampe représentant l’amour s’envolant loin de son flambant renversé en cachant son visage dans ses mains25.
Le « joli cul-de-lampe » est un moyen de signifier le maniérisme du procédé : l’apparence mime la forme littéraire. Tinan avait utilisé le même procédé en 1897 dans le chapitre de Penses-tu réussir ! intitulé « Origine, grandeur et décadence d’un Essai sur Cléo de Mérode considérée comme symbole populaire ». Son héros Raoul de Vallonges entreprend un essai sur la danseuse Cléo de Mérode et se lance dans l’écriture de l’avant-propos. Ce faisant, il rêve déjà au livre publié :
Vraiment ça m’amuserait à faire. In-18 jésus. Un portrait de Cléo par Léandre, couverture rose et vert pomme. Ça m’amuserait. Prolégomènes. Paralipomènes. Nombreuses notes philologiques et iconographie méthodique26.
L’identité du livre se dessine, à nouveau, par son apparence : petit format, portrait de Charles Léandre qui pour Tinan associe la rêverie et l’ironie cinglante27, couleurs douces permettant de cerner la curiosité qu’aurait représentée l’Essai sur Cléo de Mérode28… Penser sa présentation matérielle revient à imaginer le livre à faire. Cela peut même être l’origine d’un projet littéraire puisque Tinan écrit dans son journal intime, le 7 février 1894 : « Je veux faire quelque chose auquel le Blache serait un merveilleux frontispice29 ».
L’association étroite entre la présentation matérielle du livre et le contenu textuel de l’œuvre n’est pas anodine car Tinan a une réelle ambition littéraire. C’est dans son écriture intime que cette articulation apparaît avec le plus de netteté, et se traduit par de fréquents moments de découragement, l’écrivain ne parvenant pas à écrire ce qu’il aurait voulu. Au sujet d’Un document sur l’impuissance d’aimer, qui est agrémenté d’un frontispice de Rops et d’une partition d’Augusta Holmès, Tinan déplore dans son journal, le 5 février 1894 : « Cela fera un joli livre – un objet d’art – cela ne me fait regretter que davantage la médiocrité du contenu30. » Mais cela ne l’empêche pas d’envisager de nombreux projets, tous plus ambitieux les uns que les autres, si bien qu’on peut lire dans son journal, à la date du 2 juin 1894 : « Imprimer à très petit nombre, jusqu’à avoir fait une œuvre qui puisse compter (« Y’a du travail là-dedans ! ») si cette œuvre doit venir jamais31. » Une œuvre qui puisse compter : voilà donc le projet poursuivi sur le long terme par l’écrivain. Que représente alors pour lui l’attention aux caractéristiques physiques du livre ? Un cache-misère ou l’expression d’une ambition ?
Or, Jean de Tinan a des principes en termes d’édition. Dans une lettre du 6 septembre 95, il donne quelques conseils à son ami André Lebey pour la mise en forme d’un recueil de poèmes :
Accepte un dessin pour ton prochain volume, et puis, puisque c’est court, tâche donc d’en faire les frais, chez Bailly si tu peux. Un volume de 25 sonnets ne doit pas ressembler à un paquet de prospectus imprimés à la hâte sur de désolants papiers. Ce serait honteux. Il faut une plaquette qui soit déjà un objet d’art par elle-même32.
L’attention portée à la présentation du livre se confirme si l’on se penche sur le manuscrit d’Érythrée, qu’Henri Leclercq décrit dans Collection le 15 octobre 1938 :
Il allait jusqu’à exécuter ce que les imprimeurs appellent la maquette de chacun des volumes qu’il publia.
J’ai vu, certain jour, le manuscrit d’Érythrée qui servit à l’impression de l’œuvre. C’est un cahier in-4° soigneusement présenté conformément à l’idée que l’auteur se fait du volume : page blanche préliminaire, faux-titre, titre, etc., avec toutes les indications techniques, toutes les recommandations nécessaires à la typographie33.
Le manuscrit, conservé, constitue en effet un remarquable document de travail34 : chaque page est annotée au crayon bleu ; Tinan indique la pagination et précise si elle se situe en recto ou verso ; le manuscrit comporte ainsi beaucoup de pages blanches verso, de manière à donner une idée concrète de ce à quoi ressemblera le livre ; tous les titres, faux-titres et pages de départ portent la mention « à un recto, le verso en face étant blanc ». Les très nombreuses pages de titre et faux-titres sont préparées : Tinan écrit dans des tailles différentes, ce qui permet à l’imprimeur de déterminer le nombre de points de chaque caractère. Dans le corps de texte, chaque saut de ligne est défini. Tinan indique systématiquement en fin de paragraphe le nombre de lignes de blanc à laisser. La précision est d’autant plus nécessaire que ce nombre est irrégulier : 10 lignes avant le début d’une partie, entre 1 et 4 lignes entre les paragraphes. À certaines occasions, l’écrivain conteste les décisions de l’imprimeur, notamment sur le choix des caractères. Pour la page de dédicace « à mon ami Pierre Louÿs », l’imprimeur avait prévu des capitales italiques de corps 6, ce que Tinan a remplacé par des « antiques », soit les mêmes caractères typographiques que les titres et faux-titres du livre. En contraste avec le ton léger des notes laissées en fin d’ouvrage, le manuscrit d’Érythrée révèle un réel soin de mise en page qu’on ne réserve qu’à un texte qui compte. Il est toujours délicat, même pour un auteur qui décrit longuement ses programmes d’action dans ses lettres et journaux, de conclure sur des intentions. Cependant, Tinan cherchait une voie nouvelle en littérature, tout en portant une grande attention au livre en tant qu’objet. La valorisation bibliophilique de son œuvre semble donc participer de cette ambition littéraire, quand bien même celle-ci apparaît, chez un si jeune auteur, encore en construction.
Plusieurs chroniqueurs littéraires remarqueront cette attention spéciale. C’est particulièrement vrai pour le premier livre de Tinan déjà mentionné, Un document sur l’impuissance d’aimer, et pour cause : illustré par Félicien Rops, agrémenté d’une partition d’Augusta Holmès, le texte de Tinan, illustre inconnu, est entouré d’un trop prestigieux paratexte pour un débutant. Cela n’échappe pas à Edmond Coutances qui raille la disproportion dans les comptes rendus de lecture des Essais d’art libre, en avril 1894 :
Un petit livre, luxueusement édité, décoré d’un beau frontispice de Rops, étayé de neuf portées musicales – autographe de Mme Augusta Holmès – imprimé sur papiers de haute marque : vieux Japon, Chine ou Hollande et tout cela pour aboutir à nous présenter quelques jolies phrases tombées de la plume d’un homme du monde qui cherche des distractions. Artiste ?… Un peu, mais affligé d’un dilettantisme inquiétant35.
Lucien Muhfeld relève également la prétention de l’ensemble dans La Revue blanche au mois de juin de la même année :
On reconnaîtrait qu’il a du talent si l’on ne redoutait de l’encourager à persévérer dans des légendes insignifiantes, un style haché, et des typographies prétentieuses36.
Pour ces deux hommes de lettres, il devait en effet y avoir une étroite corrélation entre qualité littéraire et beau livre. Ce genre de critiques se fait plus rare ensuite, jusqu’à ce que la tendance s’inverse bien après la mort de Tinan. Plusieurs amateurs de l’écrivain, à l’instar d’Henri Leclercq ou de Marcel Auriant, déploreront au xxe siècle la fortune strictement bibliophilique de L’Exemple de Ninon de Lenclos amoureuse, prisée des collectionneurs pour la lithographie de Toulouse-Lautrec au détriment du texte37.
Dans une lettre à André Lebey du 29 août 1895, Tinan écrivait : « Oh ! ce dernier numéro du Mercure ! La gravure sur bois de ton ami M. Jarry ! Tant qu’il y aura de semblables choses à voir, je veux vivre38. » Que cela apparaisse dans son œuvre ou conditionne l’élaboration de ses livres, du ton à adopter jusqu’à leur présentation matérielle, Jean de Tinan possède une réelle sensibilité bibliophile. Celle-ci n’est peut-être pas aussi marquée que certains de ses contemporains et amis, et il est difficile de tirer la moindre conclusion sur les pratiques d’un amateur de livres mort à vingt-quatre ans, sachant qu’une collection se pense à l’échelle d’une vie. Il n’en demeure pas moins que Jean de Tinan offre un exemple particulièrement intéressant d’imbrication entre littérature et bibliophilie, au point que cette dernière semble être un des nombreux leviers actionnés par l’auteur pour « réussir » dans les lettres. Par ailleurs, c’est ce soin apporté à la présentation des œuvres de Tinan qui l’a préservé d’un total oubli. L’étude des textes critiques consacrés à Tinan pendant la première partie du xxe siècle montre que l’auteur est de plus en plus oublié du grand public : en effet, sa redécouverte progressive est avant tout le fait des bibliophiles, qui l’auront fait figurer dans leur petit panthéon littéraire alternatif.
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1 [Henri Leclercq] Jean Hachelle, « Enfin on parle de Jean de Tinan ! », Collection, 8-12-1939, p. 2.
2 Ibid.
3 Paul Eudel, L’Hôtel Drouot et la curiosité en 1884-1885, Paris, Charpentier, 1886, p. 28.
4 Catalogue d’un joli choix de livres anciens et modernes en très belle composition de reliure composant la bibliothèque de M. L de T, Paris, Porquet, 1885.
5 Jean de Tinan, Journal intime 1893-1894, éd. Jean-Paul Goujon, Paris, Bartillat, 2016, p. 86.
6 Catalogue des livres rares et précieux manuscrits et imprimés composant la bibliothèque de feu M. le comte de Lignerolles, Paris, Porquet, 1894, première partie, p. 42-50.
7 Jean de Tinan, Lettre à Marie Lepel-Cointet, s.d, reliée dans un recueil d’articles et notes de travail 1893-1895. [Vente. Paris, Sotheby’s, 30 octobre 2017] Livres et manuscrits, 2017, lot n° 76.
8 Jean de Tinan, notes pour L’exemple de Ninon de Lenclos amoureuse, Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, 7870 (1).
9 [Vente. Paris, Sotheby’s, 30 octobre 2017] Livres et manuscrits, 2017, lot n° 72.
10 Jean de Tinan, Érythrée, Paris, Mercure de France, 1896 (BnF, RLR Res-p-Y2-2984).
11 Jean-Paul Goujon, Jean de Tinan, biographie, Paris, Bartillat, 2016, p. 55-56.
12 Jean de Tinan, Penses-tu réussir !, Paris, Le Mercure de France, 1897, p. 15-16.
13 Id., « M. Fernand Vandérem », dans la « Chronique du règne de Félix Faure », Le Centaure, décembre 1896, vol. ii, p. 153-154.
14 Colette, Mes apprentissages, dans Romans, récits, souvenirs (1920-1940), Paris, Robert Laffont, 2004, p. 1232 (Bouquins).
15 Jean de Tinan, Un vilain Monsieur !, Paris, Simonis Empis, 1898, p. 26.
16 Id., Érythrée, op. cit. [note 8], p. 72.
17 Id., Un vilain Monsieur !, op. cit. [note 13], p. 17.
18 Quasi, « Quelques romans à paraître », papiers du Centaure, BnF, RLR, RES G-Z-245 (3).
19 Remy de Gourmont, Le Latin mystique, Paris, Le Mercure de France, 1892.
20 Nous remercions Jean-Yves Mollier de nous avoir indiqué cette clé de lecture.
21 Jean de Tinan Maîtresse d’esthètes, Paris, Simonis Empis, 1896.
22 Id., Érythrée, op. cit. [note 8], p. 9.
23 Id., « Lettre longue à la Bien-aimée pour lui expliquer que cela n’a pas d’importance », Le Centaure, mai 1896, vol. i, p. 87.
24 Jean de Tinan, L’Exemple de Ninon de Lenclos amoureuse, Paris, Le Mercure de France, 1898, p. 41.
25 Ibid., p. 172.
26 Jean de Tinan, Penses-tu réussir !, op. cit. [note 10], p. 276-277.
27 Id., « Charles Léandre », « Chronique du règne de Félix Faure », art. cit. [note 11], p. 124.
28 L’Essai sur Cléo de Mérode considérée comme un symbole populaire est un des nombreux projets littéraires de Tinan n’ayant pas abouti. L’avant-propos, ici attribué à Vallonges, avait cependant été publié dans Le Livre d’art : Jean de Tinan, « Avant-propos d’un Essai sur Cléo de Mérode considérée comme symbole populaire », Le Livre d’Art, mai 1896, p. 18-19.
29 Jean de Tinan, Journal intime, op. cit. [note 4], p. 105.
30 Ibid., p. 97.
31 Ibid., p. 243.
32 André Lebey, Jean de Tinan, souvenir et correspondance, Paris, Floury, 1922, p. 177.
33 [Henri Leclercq] Jean Hachelle, « Rendez à César… », Collection, 15-10-1938, p. 1.
34 Jean de Tinan, manuscrit d’Érythrée, Bibliothèque de l’Arsenal, ms. 15655.
35 Edmond Coutances, « Un document sur l’impuissance d’aimer par Jean de Tinan », Essais d’art libre, avril 1894, p. 95.
36 Lucien Muhfeld, « Un document sur l’impuissance d’aimer par Jean de Tinan », dans « Revue de la littérature », La Revue blanche, juin 1894, p. 569.
37 Marcel Auriant, « Petite histoire littéraire et anecdotes », Le Mercure de France, 15 juin 1939, p. 743.
38 André Lebey, Jean de Tinan, souvenirs et correspondances, op. cit. [note 28], p. 168.