Retter der Antike, Marquard Gude (1635–1689) auf der Suche nach dem Klassikern, dir. Patrizia Carmassi
Wiesbaden : Harrassowitz, 2016 (Wolfenbütteler Forschungen ; 147). 576 p.
István MONOK
Académie des sciences de Hongrie
Comment définir le thème d’un recueil collectif d’études ? À travers sans doute le contenu des études de cas qu’il rassemble, et l’orientation scientifique qui assure la cohérence de l’ensemble. Dans la plupart des cas, cette orientation est exposée expressis verbis dans une préface ou une postface. Mais on connaît le dicton « pro captu lectoris… » : chaque lecteur peut se prévaloir d’une interprétation singulière du recueil, comme de l’un de ses textes. La date de parution est également susceptible d’affecter les interprétations individuelles (même si le calendrier de publication des matériaux d’un colloque dépend souvent des hasards du financement). Il arrive parfois que cette publication s’inscrive dans une actualité différente de celle du colloque lui-même. C’est le cas chaque fois que les événements politiques, culturels, économiques ou scientifiques, intervenus entre l’un et l’autre épisode, produisent un contexte inédit et inattendu. Le volume que nous avons sous les yeux présente les résultats d’une recherche fondamentale initiée en 2011. Lors de la définition des objectifs, il y a 8 ans, personne n’a pressenti les attentes du lecteur de 2019.
Marquard Gude (1635–1689) est un archéologue, philologue et collectionneur de livres ; les manuscrits qu’il a rassemblés se trouvent aujourd’hui pour l’essentiel conservés à la Herzog August bibliothek de Wolfenbüttel. D’après Thomas Haye (Späthumanismus und Gelehrtenkultur im Zeitalter Marquand Gudes. Ein einführender Essay zu den Voraussetzungen im deutschsprachigen Raum), il appartient à la première génération qui put vivre sa vie adulte dans un contexte de paix générale. Haye met en relief les effets destructeurs de la Guerre de Trente ans (au plan démographique, économique, spirituel, pour l’infrastructure culturelle et scientifique, pour les bibliothèques…), précisant que Gude, lui, vécut dans une Europe pacifiée et réorganisée, qu’il parcourut, accompagné de Samuel Schassius, de l’Italie à la Suède. Le recueil traite donc du temps qui suivit une guerre internationale (européenne) majeure, ainsi que des préoccupations des intellectuels de l’époque. Toute période qui suit une grande crise constitue elle-même une période de crise de valeurs. Penseurs et savants prennent en compte les erreurs anciennes, les origines du conflit passé, et réfléchissent à la construction d’un nouveau système de valeurs qui, par sa stabilité, préviendrait conflits et destructions ultérieurs. L’Allemagne du début de xxie siècle a produit nombre de contributions historiographiques qui ne manquaient pas d’apostropher le présent. „Mutato nomine, de te fabula narratur. Il s’agit pourtant bien de publications scientifiques, éloignés d’un journalisme superficiel par nature ou soumis aux contraintes politiques…
„auf der Suche nach dem Klassikern” – dit le titre. S’il ne s’agit pas là de la quête désespérée de nouveaux référents moraux, il n’est que naturel que les membres d’une génération venue après un temps de guerres intenses, aspirent à des valeurs renouvelées. Marquard Gude, Allemand fortuné, excellent philologue, est parti à la recherche de nouvelles versions des textes chrétiens antiques et médiévaux – des versions que les différentes vagues de l’édition humaniste depuis le xve siècle avaient ignorées. Il a consacré une attention particulière aux premiers monument linguistiques de l’allemand, et aux textes fondamentaux de la culture germanique. Sa vie – malgré quelques fonctions publiques – s’est déroulée sous l’égide de la philologie classique : éditeur de textes, il a également collectionné les inscriptions et les manuscrits anciens. Gude servait finalement une vision européenne, nourrie par les traditions antique et chrétienne, et compatible avec l’idée de communautés nationales dont les promoteurs travaillaient à l’intelligence des plus anciens témoins vernaculaires. Position qu’on ne saurait qualifier de nationaliste, car elle n’était dirigée contre personne (ni contre les Ottomans, ni contre les Russes). L’étude de Thomas Haye – une synthèse très convaincante de la situation des pays germaniques au xviie siècle – est très originale dans sa présentation des effets de la Guerre de trente ans dans les domaines culturel et scientifique ; il évoque les carrières possibles qui s’offrent aux intellectuels du temps, les modalités de formation des bibliothèques privées, les transformations linguistiques (le déclin du latin et l’essor des langues vernaculaires) et enfin, nouveauté incontournable, l’importance accrue du réseau des relations professionnelles. Le personnage typique de l’époque est le savant qui ne travaille plus solitairement, mais qui au contraire, curieux de l’opinion de ses confrères, ne ménage pas ses efforts pour élargir son réseau et en profiter. Norbert Kössinger, quant à lui, étudie l’histoire de la philologie allemande (Philologie in der Frühen Neuzeit. Deutschsprachige Texte des Mittelalters im 16. und 17. Jahrhundert). La contribution de Harald Bollbruck est une synthèse de l’histoire des collections d’inscriptions antiques, des origines jusqu’au milieu du xviie siècle. Bollbruck insiste sur les aspects novateurs de la méthodologie de Gude en la matière (Marquard Gude als Inschriftensamler. Autopsie, Kritik und Evidenz). Ceux et celles qui ont déjà utilisé les catalogues de la Herzog August Bibliothek de Wolfenbüttel savent que les cotes Gud. lat. ou Gud. graec. désignent les manuscrits provenant de la bibliothèque de Gude. Aussi l’étude de Werner Arnold est-elle importante, qui se consacre au temps précèdant l’entrée des manuscrits à la bibliothèque princière, ainsi qu’à la politique d’acquisition de manuscrits du duc August (Bibliotheca Augusta: Erwerbung von Handschriften im 17. Jahrhundert).
Dans la seconde partie du recueil, nous entrons, pour ainsi dire, dans la bibliothèque de Gude. Les auteurs, qui se penchent sur certains corpus ou certains manuscrits particuliers, ne se contentent pas de documenter l’histoire de la collection, mais procurent des analyses inédites souvent remarquables. Commençons par l’ultime étude, celle de Bertram Lesser, qu’on peut lire comme une suite de la contribution de W. Arnold : Lesser y étudie l’histoire du catalogage des manuscrits (Longe maximum vero Bibliothecae Augustae ornamentum. Zur Geschichte und Katalogisierung der Codices Gudiani in Wolfenbüttel). Je conseille la lecture de cette étude aux responsables de politique culturelle, aux bibliothécaires et aux historiens. La réduction des effectifs des bibliothèques est toujours attribuée à des motifs « pragmatiques » et « rationels », jamais, comme elle devrait l’être pourtant, à la simple bêtise des décideurs. Les manuscrits de Gude ont été catalogués pour la première fois lorsque son fils s’apprêtait à les vendre (pour le catalogue de la vente publique, organisée en 1706 et 1709). À cette occasion déjà, on a fait appel à des experts « indépendants », étant donné que ni le vendeur, ni les acheteurs ne savaient très bien comment traiter les manuscrits. Après son entrée à la bibliothèque de Wolfenbüttel, en 1723, le corpus a été inventoriés à plusieurs reprises, mais, comme en atteste la recherche actuellement en cours, on ne pourra pas s’épargner de nouvelles descriptions. Au xviiie siècle ou même à la fin du xxe siècle, personne n’aurait pu décrire les dessins carolingiens que vient de révéler l’analyse renouvelée des palimpsestes, présentée par Ludovico V. Geymont (Carolingian Drawings in the Wolfenbüttel Centaur Palimpsest). Patrizia Carmassi publie également le résultat remarquable d’une étude de palimpsestes, qui révèle de nouvelles versions de texte de Salluste et de Lucain (From the codex to the libraries. A Gudianus latinus palimpsest, HAB Cod. Guelf. 125 Gud. lat.). Certes, chaque nouvelle analyse philologique est susceptible de mettre au jour des éléments restés inaperçus pendant plusieurs siècles. Il convient de préciser que l’objectif du philologue n’est point d’améliorer le catalogue, mais de fournir des explications théoriques au résultat de ses investigations, dans une démarche microhistoriographique portant sur l’époque qui a produit le codex, ou bien celle où le collectionneur l’a acquis. Federica Toniolo par exemple a étudiée huit manuscrits copiés en Italie aux xive et xve siècles (auteurs classiques, Pères de l’Église, un livre d’heures médiéval) : tout en analysant les rapports entre texte et image, elle a réussi à identifier deux possesseurs italiens, jamais nommés avant elle (World and Image. Italian Illuminations in the manuscripts of the Marquard Gude’s collection at the HAB). L’aspect le plus intéressant de l’étude de l’histoire de la collection est l’identification des possesseurs des bibliothèques dont les manuscrits ont fini par tomber dans le filet de Gude.
Le sujet véritable de l’étude de Marco Petoletti est l’œuvre de Pier Candido Decembrio, humaniste milanais du xve siècle. Petoletti a surtout utilisé les codices, assortis de notes marginales de corrections, que Gude a achetés deux siècles après la mort de l’humaniste (Pier Candido Decembrio e i suoi libri). Eleonora Gamba compare quant à elle deux versions de l’ouvrage consacré par Euripide à Hécabe : celle conservés à Wolfenbüttel et celle de la Biblioteca Marciana de Venise. Le manuscrit de Wolfenbüttel, comme 13 autres, provient de la bibliothèque de Pietro da Montagnana. De là, ils passèrent, à la fin du xve siècle, au monastère San Giovanni di Verdana de Padoue – Gude les a achetés en 1663 (Da S. Giovanni di Verdana a Wolfenbüttel. Riflessioni intorno alla biblioteca di Pietro de Montagnana e all’Euripide nel Cod. Guelf. 15 Gud graec.).
La bibliothèque de Gude est aussi analysée à travers des corpus thématiques. Gude s’intéressait à l’Antiquité en général et non pas seulement à la littérature produite par les Anciens. C’est pourquoi il s’est procuré des livres qui permettent aujourd’hui d’analyser l’usage médiéval des unités de mesure de distance (Uta Kleine, Die Rezeption der römischen Vermessungsliteratur im frühen Mittelalter. Der Gudische Agrimensorencodex (HAB Cod Guelf. 105 Gud lat.) in seinem kodikologischen und historischen Umfeld). Iolanta Ventura consacre son attention à trois traités médicaux achetés par Gude, peu cités par les historiens de la littérature médicale (Mittelalterliche Medizin in der Bibliothek Marquard Gudes). L’attention de Gude et sa passion de collectionneur s’étendaient aux premiers vestiges de la langue allemande. L’on pourrait dire qu’à l’héritage antique il juxtapose les éléments de sa propre communauté culturelle. Enfin, il s’intéressait aussi aux savants contemporains : en atteste sa collection des portraits des érudits de son temps, présenté par Michael Wenzel (Die Bilder der Bibliothek. Gelehrtenporträts aus dem Besitz von Marquand Gude).
Ce programme de recherche, commencé en 2011, est l’œuvre d’une équipe internationale. Au xviie siècle, Gude avait parcouru l’Europe entière pour se procurer ces manuscrits. Il a réussi à construire un réseau européen de collaborateurs, fait de savants, de marchands et d’hommes d’État. Au début du xxie siècle, un groupe de chercheurs, curieux de leur propre héritage culturel, se sont associés afin de mettre en relief des phénomènes dont l’importance dépasse de loin les résultats philologiques de l’entreprise (comme la découverte de nouveaux variantes d’œuvres classiques. La génération entrée sur scène après la Guerre de trente ans remonte dans le temps pour raviver des traditions dont elle attend qu’elles puissent servir l’avenir. Cette dynamique est à la portée des chercheurs du xxie siècle.