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Claude Langlois, Thérèse à plusieurs mains. L’entreprise éditoriale de l’Histoire d’une âme (1898-1955)

Paris : Honoré Champion, 2018. 685 p.

Jean-Yves MOLLIER

Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines

Bien connu pour ses travaux sur le « catholicisme au féminin » et sur Thérèse de Lisieux à qui il a consacré de nombreux ouvrages, Claude Langlois propose, avec ce dernier et imposant volume, une plongée dans la fabrique éditoriale de l’Histoire d’une âme, cette autobiographie publiée après sa mort par le carmel de Lisieux et suivie de multiples éditions pendant un demi-siècle. D’une certaine manière, cette étude pourrait servir de modèle à d’autres travaux portant sur des livres profanes, l’histoire éditoriale de l’Histoire d’une âme tordant le cou au mythe de l’auteur unique d’un livre et mettant en lumière l’ensemble des acteurs qui contribuent à transformer un texte en livre. Reprenant la tradition inaugurée par Charles Péguy éditeur qui faisait figurer le nom de tous ceux qui avaient participé à la confection puis à la fabrication du volume qui allait paraître sous son label, ou celle du cinéma qui fait défiler, en fin de projection, la liste complète de tous les intervenants dans le processus de réalisation d’un film, on pourrait alors considérer un livre comme un produit collectif dans lequel l’auteur n’est plus l’écrivain tel que l’a institué la tradition romantique, mais seulement l’un de ses acteurs principaux. Ce qui revient à dire que Pauline et Céline, deux des sœurs de Thérèse, Sœur Marie-Ange et Mère Marie de Gonzague, la supérieure du carmel de Lisieux, qui ont participé allègrement à la confection des diverses versions de l’Histoire d’une âme et de tous ses succédanés ont joué le rôle dévolu à l’editor dans les maisons d’édition. Certes le bilan des interventions sur les manuscrits est lourd puisque Claude Langlois et les historiens qui l’ont précédé dans l’examen des archives thérésiennes ont mis en évidence un ensemble de sept mille modifications des textes, autobiographies, instructions ou lettres, mais il correspond à ce dont l’entourage de Thérèse Martin avait besoin pour exister aux yeux du monde et, d’abord, des carmels dont il était un des rouages.

Examinés sous un autre angle, profane et critique, ces milliers de rectifications des textes relatifs à la sainte de Lisieux, et la confection, en 1907, d’une édition plus populaire de l’œuvre, pourraient apparaître comme une forgerie destinée à créer de toutes pièces une nouvelle icône chargée de conférer à son ordre une lumière céleste et à en renforcer la gloire. Claude Langlois fournit tous les éléments pour écrire une histoire matérialiste de la sanctification de Thérèse de l’Enfant Jésus, mais il se garde d’entériner cette seule version des faits examinés avec l’honnêteté et les scrupules d’un chercheur passé maître dans la critique interne et externe des textes en question. En effet, le carmel de Lisieux souffrait sans aucun doute d’être un des moins connus à l’époque où les quatre sœurs Martin le rejoignirent, et la France républicaine se dirigeait vers la suppression des congrégations non autorisées et la séparation qui interviendra en 1905. Dans ce climat de guerre entre des catholiques qui, avec La Croix et Le Pèlerin, attaquent en permanence le régime mis en place à partir de 1879, sombrant dans un antisémitisme que revendique La Croix en août 1890, et qui traverse à la fois le scandale de Panama, en 1892-1893, et l’affaire Dreyfus, en 1894-1899, et des républicains anticléricaux et francs-maçons qui rendent coup pour coup, la surenchère est de rigueur. Comme le souligne Claude Langlois, les religieuses qui entouraient Thérèse ont pris conscience très tôt de sa singularité, de son charisme serait-on tenté d’ajouter, et de sa capacité à entraîner les novices vers cette forme de religiosité qui est celle des carmels. Chargée d’écrire des poésies et de noter sur le papier leurs états d’âme, les carmélites étaient sans doute les religieuses les mieux préparées pour entrer dans la bataille de papier qui précéda et accompagna la Séparation des Églises et de l’État français en 1905.

Expertes en marketing avant la lettre, ces religieuses normandes ont su, en permanence, du moins entre 1898, date de la publication de la première version de l’Histoire d’une âme, et 1925, date de la canonisation de Thérèse de l’Enfant Jésus, adapter les productions de leur carmel avec les besoins des fidèles. Qu’il s’agisse des dix-sept versions de l’œuvre initialement présentée comme une autobiographie – une vie de sainte avant la lettre – ou des différentes Pluies de roses, Rose effeuillée, Pensées, Poésies, Deux mois neuf jours ou autres brochures et livres sortis de l’imprimerie des sœurs de Saint-Paul à Bar-le-Duc, tous servirent la même cause : propager le message, et la doctrine, portés par la sainte de Lisieux. Non content de fournir tous les chiffres susceptibles de concrétiser cette production destinée aux fidèles, ceux des différents tirages et les prix des volumes et des brochures, Claude Langlois mentionne également les diverses impressions de portraits, notamment photographiques, de Thérèse qu’affectionnaient particulièrement les pèlerins. Avec les médailles et les images pieuses qui diffusèrent très largement le visage de la sainte, c’est toute une industrie qu’on eût qualifiée de sulpicienne si elle avait été parisienne, qui s’est mise en branle afin de participer à la reconstruction de cette France fille aînée de l’Église dont rêvaient tous ceux qui avaient vécu la Séparation comme une blessure.

Alors que l’Histoire d’une âme en était à dix mille exemplaires vendus en 1902, une édition bon marché intitulée Une Rose effeuillée avait été mise en fabrication, suivie bientôt de toute cette pluie de pétales qui vont se répandre sur les cortèges de fidèles et drainer vers Lisieux tout un peuple de croyants. En 1955, date de la dernière édition, 950 000 volumes auront été vendus dont 380 000 pour la version principale de l’Histoire d’une âme, ce qui montre bien que ce sont les tirages au prix le plus accessible qui ont été privilégiés par les acheteurs. Si l’on s’attarde maintenant sur la vente annuelle moyenne, on atteint le chiffre de 16 000, ce qui fait de ce livre un authentique best-seller et même un long-seller religieux. Toutefois, ce chiffre masque les différentes phases de cette histoire éditoriale qui démarre lentement, de 1898 à 1908, avec une moyenne de 3 000 volumes par an, puis s’accélère en 1909-1922 avec 27 000 exemplaires consécutifs au démarrage du procès de canonisation, chiffre qui augmente encore entre 1923 et 1931 puisqu’on atteint une moyenne de 44 000 volumes par an. De 1931 à 1946, les ventes baissent sensiblement mais on parvient à écouler 11 000 volumes chaque année, avant qu’entre 1947 et 1955 les ventes ne tombent à 7 000 par an. Comme on le voit, l’instruction du procès de Thérèse de l’Enfant Jésus a été l’élément moteur de l’accélération des tirages, la canonisation faisant l’effet d’un stimulant indispensable au maintien d’une dynamique propre à favoriser les ventes. Toutefois, comme cette étude le fait bien ressortir, il conviendrait de tenir compte des huit millions d’images-portraits et des 1 124 000 sachets-souvenirs qui s’ajoutent aux 710 000 éditions abrégées de la vie de Thérèse et aux 211 515 Histoire d’une âme complète vendues entre 1898 et 1915 pour analyser convenablement le phénomène médiatique qui entoura la sainte de Lisieux après son décès.

De ce point de vue, il est probable que les médailles, introduites en 1915, en pleine guerre, en rapport avec les miracles, réels ou supposés, enregistrés et inscrits dans les minutes du procès, les images pieuses, les portraits reproduits dans la presse religieuse et les sachets-souvenirs, c’est-à-dire les reliques provenant du carmel, ont fait davantage que le livre lui-même et ses succédanés pour la propagation de la légende thérésienne. Comme le reconnaît Claude Langlois, la petite Normande morte à vingt-cinq ans de la tuberculose – comme Marguerite Gautier, La Dame aux camélias, la Traviata, et tant d’héroïnes de romans sentimentaux, de mélodrames et d’opéras ou d’opérettes, ajouterons-nous – est devenue, à la veille de la Première Guerre mondiale, une icône et une vierge thaumaturge que l’Église doit absolument sanctifier si elle ne veut pas perdre les fidèles qui se bousculent désormais à Lisieux. Avec les cantiques mis en musique et les poésies de Thérèse que l’on mémorise aisément, c’est toute une production populaire qui voit le jour, en tous points conformes à ce qu’un pays entré depuis longtemps dans un régime de culture de masse attend quand il célèbre le culte d’une vedette ou celui d’une sainte. Car c’est bien de cela dont il s’agit, et la petite Thérèse du peuple bénéficie, avant et après 1925, d’un culte comparable à celui qui entoura Sarah Bernhardt ou Yvette Guilbert et, bientôt, Mistinguett. Portée par la diffusion d’une image, d’une photographie maintes et maintes fois retouchée, et des médailles dans le cas de Thérèse, la ferveur qui entoure ces femmes précède celle qui entourera les vedettes ou les stars du cinéma parlant.

Si ces dernières ont eu besoin d’un imprésario pour les mettre en scène et gérer leur popularité, Thérèse de l’Enfant Jésus morte a bénéficié également d’authentiques médiateurs en la personne de sa sœur Pauline, de la prieure du carmel et du père Madelaine, le premier lecteur clérical de son autobiographie. Elle a d’autre part bénéficié du savoir-faire de ses imprimeurs et de ses diffuseurs, l’Œuvre de Saint-Paul de Bar-le-Duc ayant vite compris tout ce qu’elle pouvait retirer d’une gloire qui allait grandissante avec les années. Créée à Fribourg, en Suisse, pour servir l’apostolat de la presse et du livre, implantée en Lorraine et à Paris, cette institution allait intervenir, elle aussi, dans l’adaptation des livres et des brochures à la demande du public. Toutefois, ce sont mère Marie de Gonzague, la prieure, et Pauline Martin, mère Agnès de Jésus, puis sœur Marie-Ange pour l’édition de 1907, qui ont assumé la mise au point permanente des manuscrits et leur adaptation à une conjoncture médiatique dont elles avaient une préscience innée. Entièrement au service d’une sainte qu’elles avaient côtoyée et aimée depuis son agonie, ces trois femmes avaient le soutien du carmel, des évêques qui se succédèrent à Lisieux, et, plus tard, de la papauté qui, avec Pie xi puis Pie xii, cherchait à se doter de moyens de propagande adaptés au xxe siècle, notamment en matière de presse, de livres et de radio. Tous participèrent, à un degré ou à un autre, à la canonisation médiatique de la sainte normande, devenue, dans l’entre-deux-guerres, une icône capable de surpasser Bernadette Soubirous dans la ferveur des croyants. Gageons qu’un travail comparable à celui de Claude Langlois pour la sainte pyrénéenne permettrait d’exhumer des matériaux comparables et de mieux comprendre cette fièvre des pèlerinages qui balaya la France des années 1870 aux années 1930.