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L’imprimé dans la construction de la vie politique. Brésil, Europe et Amériques (xviiie-xxe siècle), dir. Eliana de Freitas Dutra et Jean-Yves Mollier

Rennes : PUR, 2015, 504 p.

Marisa MIDORI DEAECTO

Université de São Paulo

L’imprimé dans la construction de la vie politique réunit 28 travaux de recherche menés au Brésil, en Amérique du Nord et en Europe, dont la problématique centrale consiste à réfléchir sur les rapports entre la production (et la réception) des supports imprimés et les structures du pouvoir. Les contributions ont été originellement présentées lors d’un colloque organisé à Belo Horizonte, au Brésil, dans le cadre du projet de coopération internationale dirigé par Jean-Yves Mollier (UVSQ) et Eliane de Freitas Dutra (UFMG), qui signent la direction de ce volume publié au Brésil et en France.

Devant la montée des études comparatives qui atteignent, aujourd’hui, une échelle globale, on appréciera la réunion, dans un seul volume, de contributions qui touchent différentes aires politiques et culturelles. Comme l’indiquent les directeurs de cette entreprise à la foi historiographique et éditoriale sui generis : « c’est l’ancienne colonie de la couronne lusitanienne, devenue empire puis République du Brésil, en 1822 et 1889, qui occupe l’essentiel de la réflexion, mais la France, la Grande-Bretagne, le Portugal, la Hongrie, et, au-delà de ces pays, l’Europe centrale, les États-Unis, le Québec, Haïti et le Mexique font l’objet de plusieurs chapitres ».

Les articles sont réunis en fonction d’axes thématiques répartis en dix parties : 1. La politique dans les bibliothèques ; 2. Répression et censure dans le monde des imprimés ; 3. Images croisées : l’altérité dans l’écriture et dans les répertoires littéraires ; 4. Combats politiques et projets révolutionnaires : les imprimés comme arme ; 5. Projets éditoriaux et pédagogies de la nationalité ; 6. Lectures et édition d’images : « de soi » et « de l’autre » ; 7. Idées en circulation : les périodiques entre l’Europe et les Amériques ; 8. Livres, lecteurs et auteurs : essais d’inclusion ; modèle d’inspiration et professionnalisation ; 9. Éducation pour le futur : éditions et lectures pour la jeunesse ; 10. Des éditions dans le sillage de l’Ancien Régime et des empires coloniaux.

Si l’on réorganise ces axes thématiques dans une approche diachronique, on s’aperçoit que les chapitres parcourent l’histoire de l’imprimé et celle des États européens, avec des prolongements vers les anciennes colonies occidentales, depuis les révolutions qui ont profondément bouleversé les structures de l’Ancien Régime – y compris les anciennes relations entre les métropoles et les colonies, depuis le xviiie siècle – jusqu’à l’ère de la massification des médias dans le monde de l’après-Deuxième Guerre mondiale. Et ce qui est vrai pour l’histoire de la circulation transatlantique des imprimés l’est également pour les multiples réalités qui se dessinent dans l’Europe transdanubienne à l’époque des Lumières.

Mutatis mutandis, la construction des États américains, du nord au sud du continent, s’effectue durant cette période, qui voit simultanément la crise de l’ancien système colonial et les révolutions, si bien que l’écrit et l’imprimé jouent un rôle majeur, d’une part pour la diffusion des Lumières, et d’autre part comme répertoires exprimant les insatisfactions locales face au statu quo, et des projets en faveur de l’émancipation, dont le contenu est déjà fort nationaliste à la fin du xviiie siècle. C’est ainsi que les études portant sur les inventaires des bibliothèques privées, les pratiques de lecture et la censure renvoient, en dernière instance, à la question centrale de l’historiographie politique brésilienne : comment la Révolution française a-t-elle été perçue par les contemporains au Brésil ? Et comment, rétrospectivement, les historiens ont analysé cette réception ? Comme le rappelle Junia Furtado (à propos de la collection privée du naturaliste José Vieira Couto), au milieu du xixe siècle les historiens redécouvrirent la conjuration du Minas Gerais de 1789, qui devint le point de référence d’une identité nationale brésilienne, prétendument forgée dans la résistance à l’oppression coloniale. À la sédition du Minas Gerais s’ajoutent celles de Rio de Janeiro (1794) et de Salvador (1798), dont l’absence d’études dans ce gros volume est regrettable. Rappelons que le mouvement de Salvador (Bahia) – comme celui de Haïti (1791) – est extraordinaire du fait qu’il éclate en ville, se propage dans les rues de la cité, qu’il mobilise le peuple, Noirs et Métis, esclaves et hommes libres, qui mènent une intense guerre de pamphlets sous les mots d’ordre : « Liberté, Égalité, Fraternité » (Katia M. de Queirós Mattoso, Presença Francesa no Movimento Democrático Baiano de 1798, Salvador, Itapuã, 1969).

Guerres de pamphlets, débats littéraires, rumeurs publiques, aurait dit Mme de Staël à propos de la Révolution française. Une révolution qui résulte des écrits des philosophes, soutiendra Daniel Mornet. Notons que les attitudes révolutionnaires et les formes d’appréhension des écrits importés de France doivent être interprétées selon le niveau de conscience politique et le parti pris de chaque individu dans son groupe, sinon dans sa classe. En réfléchissant sur la personnalité et les attitudes complexes du révolutionnaire bahianais Cipriano Barata (1762-1838), Carlos Guilherme Mota compare sa révolte et son inquiétude à celles d’un Marat (A Ideia de Revolução no Brasil e Outras Ideias, São Paulo, Globo, 2008). La révolution bahianaise est celle des « sans culottes », poursuit l’auteur, ce qui justifie le mépris de ce même Cipriano Barata face à un mouvement entraîné par « la canaille noire ». Une telle image est tout à fait opposée à la sédition de Vila Rica, où l’action des républicains des lettres, avec une adhésion timide du peuple, ne laisse pas de doute sur son caractère élitiste. De telles nuances sont partout présentes dans ces mouvements.

Mais il est vrai qu’il existe des moments phares dans l’histoire d’un pays, dont les inflexions permettent de distinguer les vagues qui se reproduisent sans cesse sur la surface, et les eaux profondes qui permettent d’appréhender les mouvements intérieurs de tout un continent. De la même manière, la lecture des chapitres brésiliens concernant la période coloniale met en évidence les points de contact entre l’histoire de l’imprimé et les questions soulevées par l’historiographie politique, ce qui permet au lecteur non seulement de confronter les différentes approches, mais d’en faire la synthèse à travers l’analyse de multiples perspectives. Un autre ensemble d’études vient enrichir les interprétations sur l’histoire du Brésil contemporain ou, plus précisément, celle de l’État Nouveau (1937-1945). Dans « Le diable dans les bibliothèques communistes », Rodrigo Patto Sá Motta proclame sa dette à l’égard de l’essai publié par Eduardo Frieiro en 1945, O diabo na livraria do cônego (« Le diable dans la librairie du chanoine »), qui présente un inventaire minutieux de la bibliothèque du chanoine Luís Vieira da Silva, l’un des participants de la Conjuration Mineira de 1789. Comme le souligne l’auteur, son travail, quoique concernant un autre contexte historique, traite de questions semblables : « la diabolisation des idées révolutionnaires et la censure et la répression des livres ». Il souligne en outre que, « s’il existe des passerelles reliant les projets révolutionnaires du xviiie siècle à ceux du xxe, il en va de même à propos de la contre-révolution, ce qui a été peu exploré par les sciences sociales et l’historiographie. Au cours des deux périodes historiques, assez différentes sous plusieurs aspects, les défenseurs de l’ordre montrèrent un zèle semblable dans le combat contre les idées dangereuses et dans la vigilance envers leur support privilégié : le livre ».

La censure et, bien entendu, la chasse aux livres dits dangereux sera réintroduite par la loi du 4 avril 1935. Elle anticipe la période de la dictature Vargas (1937-1945), tout en se consolidant dans ce contexte de polarisation politique, à l’exemple de ce que l’on voit en Europe avec l’ascension du fascisme italien et du nazisme allemand. En novembre 1935, les communistes brésiliens préparent, eux aussi, un soulèvement armé contre le gouvernement (utilisant pour cela le nom de Aliança Nacional Libertadora ou « Front Populaire »). L’action violente de la police, suivie de l’emprisonnement et de la torture des leaders révolutionnaires, va renforcer les mécanismes de répression à grande échelle. L’étude de Sá Motta présente les propagandes anticommunistes de l’État du Minas Gerais, au moment où Tucci Carneiro « récupère » les campagnes de destruction des livres menées à São Paulo. Malgré l’état de terreur que le régime Vargas impose à la société, la Première République (1889-1930) n’a pas été moins violente ni même moins autoritaire. L’auteur rappelle en effet que, dans les années 1920, on compte au moins deux émeutes importantes, la Révolte du Fort de Copacabana, à Rio de Janeiro, en 1922, et la Révolution de 1924, à São Paulo. L’État a alors répondu avec toute sa puissance répressive et en usant de violence. Il faudrait mentionner également les grèves dispersées dans le sang et, ce que les historiens oublient fréquemment, le fait que le Brésil a vécu sous un régime policier en état de siège pendant le gouvernement d’Arthur Bernades (1922-1926).

Si la période de la « chasse aux sorcières » a entraîné la destruction ou l’apprivoisement des imprimés et des militants, le gouvernement renforce, à son tour, les stratégies de propagande de l’État, avec la création, en 1939, du DIP (Département de Presse et de Propagande) et, en 1937, de l’INL (Institut National du Livre). Jamais le pays n’a connu une période aussi créative que productive du point de vue des projets éditoriaux, ce qui se présente comme l’une des multiples contradictions de la « période Vargas ». Les études d’Eliana Freitas Dutra, sur la collection Brasiliana de Tania De Luca, sur la Revista do Brasil, et de Maria Rita de Almeida Toledo sur le projet politique et culturel des Atualidades Pedagógicas, témoignent des décennies où le marché et l’État brésilien ont joué un rôle capital pour l’émancipation du marché éditorial, et ce avec la participation importante des intellectuels de l’avant-garde brésilienne, y compris socialistes et communistes, dont l’exemple le plus frappant est la participation de l’auteur Gracialiano Ramos à la revue officielle Cultura Política (Thiago Mio Salla, Graciliano Ramos e a CulturaPolítica : mediação editorial e construção de sentido, São Paulo, Edusp, 2017).

Devant l’impossibilité d’évoquer, dans cet espace restreint, toutes les questions que soulèvent les auteurs de ce volume très réussi par son unité thématique et par le large cadre chronologique et géographique qu’il embrasse, il ne reste qu’à en féliciter les directeurs. Et comme le passé frappe souvent à la porte du présent, il n’est pas inutile de rappeler que le débat sur les rapports entre l’imprimé et les structures du pouvoir devient de plus en plus urgent. Comme le signale Jean-Yves Mollier, la civilisation du papier a cédé la place à la société de la télévision, ce qui a rendu encore plus dangereuse la propagande politique. Avec la dématérialisation des supports de l’information, avec la circulation de « vérités » plus floues, que saurons-nous de l’espace de l’opinion du nouveau millénaire où les réseaux sociaux semblent vouloir, à leur tour, prendre la place des précédents réseaux ?