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Étienne Fouilloux, avec la collaboration de Tangi Cavalin et Nathalie Viet-Depaule, Les Éditions du Cerf, 1918-1965

Rennes : PUR, 2018. 293 p.

Jean-Yves MOLLIER

Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines

Pauvre en monographies consacrées aux maisons d’édition qui en structurent l’espace, l’édition religieuse n’occupe que quelques pages dans les tomes 3 et 4 de l’Histoire de l’édition française publiée en 1982-1986. Claude Savart, pionnier de l’étude du livre catholique en France, s’était chargé du chapitre concernant « le livre religieux » dans le volume consacré au xixe siècle, et le Frère Michel Albaric de « l’édition catholique » dans le suivant relatif au premier xxe siècle. C’est donc avec beaucoup de plaisir que l’on a vu paraître, en 1996, le livre de Howard Bloch sur l’abbé Migne et son imprimerie de Montrouge, celui de Carine Poidatz sur la librairie Téqui, en 2001, puis les travaux d’Isabelle Saint-Martin sur les catéchismes et ceux de Philippe Martin sur les livres religieux parus avant 1850, en 2003. En dehors de plusieurs maîtrises et DEA concernant les éditions Bloud et Gay et Poussielgue à Paris, les Lefort à Lille, et de la thèse de Loïc Artiaga sur l’Œuvre des Bons Livres de Bordeaux, et, plus récemment, des travaux de Claude Langlois relatifs aux écrits de Thérèse de Lisieux et aux éditions Saint-Paul de Bar-le-Duc, la moisson n’est guère abondante. On attend toujours une étude des éditions Bayard, Beauchesne, Desclée de Brouwer, Lecoffre, de la Maison de la Bonne Presse, ou Spes, partiellement traitée dans une thèse sur l’Action catholique, même si la grande entreprise Mame de Tours a fait, elle, l’objet d’un gros volume en 2012, et l’abbé Bethléem d’un autre en 20141.

On lira donc avec un intérêt évident l’importante étude qu’Étienne Fouilloux consacre aux éditions dominicaines du Cerf, de leur fondation, au sortir de la Grande Guerre, à 1965, date de la clôture du concile de Vatican ii. Tout commence en effet pour les dominicains du Cerf par une revue, exactement comme cela avait été le cas du Mercure de France en 1890 ou de la Nrf en 1909. Dix ans après cette glorieuse devancière, la revue La Vie spirituelle ascétique et mystique voyait le jour, et son fondateur, le frère prêcheur Marie-Vincent Bernadot, allait donner naissance, en octobre 1929, aux éditions du Cerf dont le logo, représentant un cerf qui cherche l’eau vive demeure aisément reconnaissable aujourd’hui. C’est dans un climat apaisé, où l’Église de France a profité du dolorisme enfanté par cinq années d’effroyable hécatombe pour se réconcilier avec la République, que les Dominicains vont apparaître comme une des grandes voix catholiques de l’entre-deux-guerres. La canonisation de Marie Alacoque et de Jeanne d’Arc, en 1920, de Thérèse Martin et du curé d’Ars cinq ans plus tard, semble vouloir redonner à la France qui a rétabli ses relations diplomatiques avec le Vatican en 1921 l’attrait qu’elle avait, aux yeux de Rome, quand elle se disait fille aînée de l’Église. Avec deux patronnes secondaires, Thérèse et Jeanne, désormais, et une patronne principale, la vierge Marie, elle paraît vouloir oublier l’anticléricalisme qui sévissait au temps du « petit père » Combes. Les conversions et la naissance d’un intellectuel de type nouveau, catholique et bien visible dans la cité (cf. Hervé Serry, Naissance de l’intellectuel catholique, Paris, La découverte, 2004) vont alors permettre un envol que symbolisera la « bataille du livre » engagée en 1933 par la Fédération nationale catholique, le mouvement associatif le plus important de l’entre-deux-guerres.

Apparue la même année que la Revue des Lectures de l’abbé Bethléem, La Vie spirituelle et mystique ne s’adresse pas au même public, mais on y trouve des écrivains, Emile Baumann et Henri Ghéon, qui participent aux Semaines des écrivains catholiques, et viennent s’associer aux efforts du père Garrigou-Lagrange pour faire lire la nouvelle revue dominicaine. Avec plus de 3 000 abonnés en 1920, elle va servir de tremplin à la formation d’une Société anonyme de Librairie et de Publication, mais au prix d’une intervention vaticane en pleine crise déclenchée par la condamnation de l’Action française en 1926. C’est sur intervention directe de Pie xi que les pères Bernadot et Lajeunie vont être transférés de la province dominicaine de Toulouse à celle de Paris où sera également domiciliée la revue thomiste qui a rappelé, en 1926, que la différence entre les protestants et les catholiques résidait dans l’obéissance des seconds au pape. Encouragés, par l’entremise de Jacques Maritain, à fonder une revue qui prendra pour nom La Vie intellectuelle, les deux initiateurs des éditions du Cerf devront aussi compter avec La Vie catholique qui apparaît en 1924 chez Bloud et Gay, et avec la grande revue jésuite, Études, qui fait jeu égal, en termes d’abonnés, avec la Nrf et la Revue des Lectures, entre 13 000 et 15 000 pour ces trois titres.

En utilisant largement les archives et la bibliothèque des éditions du Cerf, mais en puisant surtout dans son intime connaissance du monde religieux, français mais aussi romain, Étienne Fouilloux parvient à restituer l’histoire de cette entreprise originale. Chargée d’administrer La Vie spirituelle, La Vie intellectuelle, L’Année dominicaine et la Nouvelle Revue des Jeunes, les revues auxquelles sont associés les noms de Jacques Maritain, de Robert Garric et du père Sertillanges, la nouvelle maison d’édition fait preuve d’un dynamisme qui ne lui vaut pas que des amis. La création d’un nouvel hebdomadaire, Sept, en mars 1934, traduira le déplacement vers la gauche d’une partie des intellectuels proches des Dominicains, mais la guerre d’Espagne aura raison de cet engagement. Le magazine devra en effet disparaître en août 1937, après que Rome eut entériné les positions de l’Église espagnole et fait de Franco, non pas le sinistre dirigeant de barbares massacrant leurs ennemis, comme le montrera Georges Bernanos dans Les Grands Cimetières sous la lune, mais le rempart d’une civilisation chrétienne menacée par l’extension du communisme. Le décret du Saint-Office condamnant Sept tombait au plus mauvais moment, alors que les éditions du Cerf quittaient Juvisy où elles avaient débuté leur existence et s’installaient, 31, boulevard de La Tour-Maubourg, dans l’immeuble qui jouxtait celui où la Fédération nationale catholique du général de Castelnau avait son siège. Loin d’être demeurés amicaux, les liens entre les deux organisations se sont desserrés en cette année 1937 qui a vu Sept récuser le nationalisme intégral des phalangistes espagnols que soutiennent La France catholique du général de Castelnau et l’écrivain Gaétan Bernoville, le leader de la « bataille du livre » de la FNC en 1933. Grâce à Temps présent qui prend le relais et que dirigeront Ella Sauvageot, sa propriétaire, et Georges Hourdin, son rédacteur en chef, les dominicains vont bénéficier d’un nouveau soutien de poids, mais sans apparaître sur le devant de la scène puisque le nouvel hebdomadaire ne leur appartient pas.

Comme on le voit, il était impossible à Étienne Fouilloux de faire l’histoire de cette maison d’édition sans pénétrer en profondeur dans celle de la province de France des Dominicains et sans prendre, à de nombreuses reprises, le chemin de Rome pour éclairer les prises de position des dirigeants de cette société d’édition tout à fait originale dans le paysage. Là où Ella Sauvageot, la nouvelle patronne de La Vie catholique et du groupe du même nom, propriétaire de Temps présent que dirige Georges Hourdin, aura les coudées franches, comme Francisque Gay à la librairie Bloud et Gay, quoique les anciens propriétaires aient essayé de l’en chasser au même moment, les dominicains de Cerf et les jésuites de Spes doivent tenir compte des décisions des ordres (ou sociétés) auxquels ils appartiennent. Avec l’avènement du fascisme en Italie, du nazisme en Allemagne, et la montée de dictatures puissantes en Hongrie, au Portugal, en Espagne, mais aussi en Pologne ou en Roumanie, d’un côté, et l’existence d’une Union Soviétique stalinienne de l’autre, la neutralité est impossible et Rome a choisi son camp. Puisque le communisme est l’ennemi principal, l’Église a signé des concordats avec Mussolini et Hitler, et elle soutient les régimes dictatoriaux, refusant toute tentative de dialogue avec le communisme. La création par Pie xi d’un concours chargé de décerner le prix du meilleur roman antibolchevique, en 1933, et le couronnement, trois ans plus tard, de l’écrivain Alia Rachmanova, pour La fabrique des hommes nouveaux, illustre le contexte dans lequel les éditions du Cerf ont commencé leur activité.

Même si Étienne Fouilloux oublie cet aspect pourtant fondamental, comme la « bataille du livre » dont la FNC voulait faire le pendant de ce combat idéologique sur le front des livres et de la presse en France, il restitue l’essentiel du climat dans lequel les éditions du Cerf sont parvenues à se faire un nom puis à occuper des positions enviables. La suppression de La Vie intellectuelle, en mars 1939, précède de peu la mise à l’écart du père Bernadot, remplacé par le père Boisselot qu’il avait recruté et formé. Des Cahiers intitulés « Rencontres » qui ont paru à Lyon et à Paris pendant la guerre, on retiendra La France, pays de mission ? des abbés Godin et Daniel, parce qu’ils annoncent les prêtres ouvriers de l’après-guerre, mais François Perroux, pétainiste, et Gilbert Gadoffre, plutôt tenté par les expériences autoritaires, y ont écrit. Comme le souligne Étienne Fouilloux, la vente des livres ne représentait que le cinquième du chiffre d’affaires des éditions du Cerf avant la guerre, et elles n’avaient guère publié que cent cinquante titres entre 1929 et 1940, à peine quinze par an. Tout changera donc avec la fin de l’Occupation et le succès du rapport des abbés Godin et Daniel. 130 000 exemplaires du livre ont été vendus et les débuts de la Mission de France, créée en 1941, vont se révéler prometteurs, trop aux yeux de Rome qui mettra fin brutalement à l’expérience des prêtres ouvriers en 1954. Un an plus tard, le succès de la Bible de Jérusalem dont 760 000 exemplaires seront vendus en dix ans assurera la trésorerie de l’entreprise. Celle-ci assure désormais 18 % des ventes du secteur du livre religieux français et les éditions du Cerf publient entre trente et cinquante titres par an. Pourtant, les sanctions romaines ont gravement affecté l’ordre des frères prêcheurs puisque les pères Congar, Chenu et Féret sont obligés de quitter leurs fonctions et que le père Boisselot doit céder la place à un nouveau directeur, le père Chifflot. Le nouveau supérieur de la province de France, le père Ducattillon, leur avait clairement dit qu’il était chargé d’appliquer « la loi martiale », ce qui rend bien compte du nouveau climat dans lequel Pie xii a voulu placer ces prêtres frondeurs dont une partie se sentait proche de Témoignage chrétien et de Radio-cinéma qui allait devenir plus tard Télérama, les magazines ou revues des chrétiens de gauche.

Le dernier chapitre du volume qui s’arrête en 1965 traite du pontificat de Jean xxiii, inauguré en 1958, et évidemment propice aux Dominicains qui vont animer le concile de Vatican ii et permettre aux éditions du Cerf de connaître enfin une prospérité méritée. Les idées qui vont être débattues au concile sont celles que les dirigeants de la maison de La Tour-Maubourg avaient soutenu dès le départ. Plastiquées en janvier 1962 pour avoir soutenu des positions favorables au mouvement algérien, les éditions du Cerf ont retrouvé leur capacité à se mouvoir dans un monde qui change très vite. Bénéficiant des retombées éditoriales du concile romain, elles vont en publier les travaux. Désormais renforcée, avec une centaine d’employés laïques et une douzaine de religieux, cette grande maison d’édition religieuse est la seule, avec la maison Herder de Fribourg-en-Brisgau, à avoir édité les textes qui permettent de comprendre les origines souterraines de ce concile et les raisons des changements que va adopter l’Église catholique. Publiant maintenant quatre-vingts titres par an et réalisant 75 % de son chiffre d’affaires dans le secteur des livres, les éditions du Cerf sont devenues un acteur majeur de ce secteur en plein essor. On aurait aimé connaître d’autres chiffres, notamment pour la période 1965-1980 mais Étienne Fouilloux, historien du catholicisme et du concile de Vatican ii, a préféré interrompre à la fin de celui-ci cette plongée dans une histoire de la vie spirituelle qui est aussi une importante contribution à l’histoire culturelle de la France contemporaine.

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1 Loïc Artiaga, Des torrents de papier. Catholicisme et lectures populaires au xixe siècle, Limoges, PULIM, 2007 ; Howard R. Bloch, Le plagiaire de Dieu : la fabuleuse industrie de l’abbé Migne, Paris, Seuil, 1996 ; Mame. Deux siècles d’édition pour la jeunesse, dir. Cécile Boulaire, Rennes, PUR, 2012 ; « Une reconquête éducative catholique par le livre : l’Action populaire et les Éditions Spes (1922-1960) », dir. Jean-François Condette, dans Éducation, religion, laïcité (xvie-xxe siècles. Continuité, tensions et ruptures dans la formation des élèves et des enseignants, Lille, Université de Lille iii, 2010 ; Claude Langlois, Thérèse à plusieurs mains. L’entreprise éditoriale de l’Histoire d’une âme (1898-1955), Paris, Honoré Champion, 2018 ; Philippe Martin, Une religion des livres (1640-1850), Paris, Cerf, 2003 ; Jean-Yves Mollier, La mise au pas des écrivains. L’impossible pari de l’abbé Bethléem au xxe siècle, Paris, Fayard, 2014 ; Carine Poidatz, Histoire d’une fondation. La librairie Pierre Téqui, Paris, Téqui, 2001. Les mémoires de maîtrise et de DEA concernant les éditions Lefort, Bloud et Gay et Poussielgue sont disponibles au Centre d’histoire culturelle des sociétés contemporaines de l’université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines, ainsi que plusieurs autres relatifs à l’édition de livres religieux.