Eugène Le Senne, bibliophile et collectionneur
Laurent PORTES
Bibliothèque nationale de France
Qui a accumulé 25 000 documents imprimés sur Paris, livres, brochures, cartes et estampes, la majorité en condition modeste, voire médiocre, n’est pas un bibliophile, diront certains. Qui – le même – a réuni des livres remarquables à différents titres sur ce thème ne peut pas ne pas appartenir à l’univers de la bibliophilie, diront d’autres. Il est des bibliophiles dont la qualité de bibliophile ne fait de doute aux yeux de personne. Il est inversement des possesseurs de bibliothèque que personne ne songerait à qualifier ainsi. Eugène Le Senne, lui, n’entre dans aucune de ces deux catégories tranchées. Si tant est que l’on puisse approcher un homme à partir de sa collection, et singulièrement de sa collection de livres, la présence de l’intégralité de celle de Le Senne dans les murs de la Bibliothèque nationale de France doit pouvoir aider à cerner les intentions qui l’animaient.
Une étude synthétique de ce fonds et des conditions de son entrée à ce qui était alors la Bibliothèque nationale a été menée au moment où l’établissement voyait le terme de son catalogage1. Elle a donné lieu à une publication bibliothéconomique signée par le directeur du département des livres imprimés d’alors, Jean-Pierre Séguin. C’est sous un autre angle que nous l’abordons aujourd’hui, maintenant que la numérisation de plusieurs milliers de documents qui le composent a été menée à bien, ce qui est l’occasion de faire le point sur cette collection. Et à travers le fonds, c’est l’homme que nous essayerons de découvrir.
Eugène Le Senne naquit à Paris en 1846, où il est mort en 1938. Il appartenait à une famille de juristes aisés et était l’aîné de Charles (1848-1901), avocat et député, et de Camille (1851-1934), homme de lettres estimé en son temps. Lui-même prit la plume pour rédiger plusieurs articles sur l’histoire de Paris, en particulier dans Le vieux Montmartre, bulletin de la société d’histoire et d’archéologie dont il fut longtemps vice-président, et dans celui de la Société de l’histoire de Paris et de l’Île-de-France. Son activité professionnelle se déroula toute entière dans la compagnie d’assurance « l’Union-Vie », dont au terme de sa carrière il devint vice-président. Le bouquiniste et libraire Charles Dodeman en a fait le portrait :
Voici M. Eugène Le Senne, Président de la Société d’iconographie parisienne, vice-président de la société archéologique du vieux Montmartre. Fréquente les quais depuis 40 ans. S’est attaché particulièrement à recueillir les livres imprimés ou les manuscrits et les estampes se rapportant à l’histoire de Paris et de ses faubourgs. Il a réuni ainsi une bibliothèque de 15 000 volumes. Possède toutes les éditions de Brice et de Piganiol de La Force, les Jaillot, Sauval, Du Breul, Lobineau, Leboeuf [sic], d’Argenville, la plupart des Corrozet, les historiens de Paris des xviie, xviiie, xixe et xxe siècles. À ce que MM. les collectionneurs nomment « la belle époque des quais », y a ramassé des quantités de pièces rares, anciennes et modernes sur les corporations, les églises, les couvents, les réjouissances publiques de la cité parisienne. Son lorgnon replié à son œil droit, sa canne sous son bras gauche, il feuillette de cette main, avec dextérité. « J’ai ça ! Je n’ai pas ça ! ». S’il ne trouve rien, il soupire. S’il déniche une merveille, il soupire encore. « Enfin, c’est toujours ça ! » Il s’en va, alerte, jeune, éternel2.
Ce livre où l’on voit croqué avec une tendresse amusée le petit monde parisien des bibliophiles et des bouquineurs de la Belle Époque porte une préface posthume d’Émile Le Senne, fils d’Eugène, mort pour la France en novembre 1914, qui entamait une brillante carrière d’homme de lettres et d’historien, et qui, en suivant son père, avait été lui aussi atteint du virus, et s’avouait « bouquineur », traqueur de livres singuliers, sans jamais se dire bibliophile. S’il faut associer si étroitement le nom du père et du fils, et sans doute aussi celui d’un second fils, Jean, lui aussi tué à l’ennemi, en 1915, c’est que la collection risquait de ne plus être maintenue entre les mains d’amateurs de livres, et d’être dispersée. Eugène Le Senne conçut dont le projet de la léguer à la Bibliothèque nationale, à la condition qu’elle restât groupée, ce qui semble avoir été pour lui un impératif primordial. La bibliothèque a coutume d’intégrer document par document les entrées nouvelles dans les collections. Elle a aussi pour usage d’éviter de s’encombrer de doubles d’ouvrages du dépôt légal. Rares étaient alors les exceptions : on en avait fait une pour la bibliothèque d’Ernest Renan, bibliothèque d’érudit. On en ferait une pour Eugène Le Senne, bibliothèque de « bouquineur » : le legs fut accepté le 22 février 1924, et serait intégralement conservé au département des imprimés (exception faite pour les estampes) sous la cote générique « Le Senne ». Puisqu’il s’en était réservé l’usufruit et qu’il mourut nonagénaire, la collection riche d’environ 25 000 documents n’entra à la nationale qu’au seuil de la Seconde guerre mondiale, et fut cataloguée dans les décennies qui suivirent. Elle occupe environ 400 mètres linéaires.
PROVENANCES ET EX-LIBRIS
Si l’on voulait défendre le caractère bibliophilique de cette collection, on ne manquerait pas d’arguments : d’abord l’existence d’un ex-libris gravé avec goût par son compatriote montmartrois Antoine Vanteyne (1863-1943) ; mais il faudrait ajouter que le collectionneur n’a pas de reliure habituelle, ni chiffre, ni armes ; il use de son ex-libris avec une extrême parcimonie, et le réserve presque exclusivement aux livres anciens et aux grands formats ; il se contente de reliures d’éditeurs pour les livres neufs, garde les reliures anciennes pour les livres anciens, même en très mauvais état ; il semble se contenter de faire confectionner des demi-reliures fort simples, sans unité (les teintes varient) ; il se satisfait bien souvent de simples brochages ; il ne collectionne pas les reliures armoriées d’Ancien Régime, même s’il en acquiert à l’occasion.
En dépit de cela, les provenances remarquables sont nombreuses. Citons seulement l’ex-libris de Nadar sur la livraison de 1853 de l’Almanach tintamarresque, illustré par lui-même, et l’ex-libris d’E. et J. de Goncourt sur un livre de Charles Lefèvre, Les Anciennes maisons de Paris sous Napoléon iii, exemple d’une acquisition parmi d’autres faites vraisemblablement à la vente de la bibliothèque des frères Goncourt du printemps 1897.
En matière de livre ancien, mentionnons l’exemplaire jadis possédé par Guy Patin du De Antiquitate et dignitate scholae medicae Parisiensis panegyris (1628) de son ami Gabriel Naudé. Les provenances de Napoléon iii, Victor Hugo, Hippolyte Destailleurs (1822-1893), sont parmi les plus prestigieuses.
Il n’est pas nécessaire de multiplier les exemples pour constater que figurent dans cette bibliothèque des livres satisfaisant aux critères les plus stricts de la bibliophilie. Les souscriptions à petit nombre y sont présentes, bien que loin d’être systématiques : un envoi d’Octave Uzanne pour les étrennes de 1901 d’un exemplaire de La Française du siècle atteste l’appartenance à ce milieu. Souvent, Le Senne n’est pas le propriétaire de première main d’ouvrages à petits tirages pourtant publiés à l’époque où il collectionnait : c’est le cas de son exemplaire du Croquis du vieux Paris de Georges Cain, préfacé par Victorien Sardou ; c’est aussi celui de Balades dans Paris de Paul Eudel, édité par les Bibliophiles contemporains (1894), dont il possède l’exemplaire n° 32, passé entre les mains d’Octave Uzanne mais originellement tiré au nom d’un autre bibliophile.
LIVRES ANCIENS, RARES OU REMARQUABLES
Dodeman n’exagérait pas la réputation de Le Senne quand il assurait qu’il possédait « toutes les éditions » des historiens anciens de Paris. En effet, il avait réuni de multiples publications des xvie, xviie et xviiie siècles : de Gilles Corrozet (La Fleur des antiquitez de Paris, dont il possède une collection reliée en maroquin de plusieurs éditions), de Jacques du Breul (Le Théatre des antiquitez de Paris, 1639) ou Michel Félibien (avec son Histoire de la ville de Paris, mise à jour par Dom Guy-Alexis Lobineau (1666-1727)) ; il possède aussi le Voyage pittoresque de Paris d’Antoine Nicolas Dezallier d’Argenville (1723-1796), dans ses multiples éditions de 1749 à 1778, au point que ses collections sont parfois plus complètes que celles de bien des dépôts publics. Le noyau de cette collection, c’est une bibliothèque historique. À ce titre y figurent les raretés anciennes pré-citées, mais aussi des séries érudites revêtues, au mieux, d’un cartonnage d’éditeur. En témoignent aussi bien les 51 austères volumes des Mémoires de la Société de l’histoire de Paris et de l’Île-de-France, parus de 1874 à 1930, que les 15 volumes, de 1883 à 1921, des Registres des délibérations du bureau de la ville de Paris publiés par les soins du service historique de la Ville de Paris.
Sur le terrain de l’antiquariat, ses goûts ne le portent pas seulement vers les grands classiques de la science historique, mais aussi vers des publications plus curieuses. Ainsi cet exemplaire de la bibliothèque de Louis-Auguste-Napoléon Bossuet, le renommé bibliographe de Paris, du très rare Paris ridicule de 1672. L’abbé Bossuet avait annoté son exemplaire en précisant la rareté de l’édition qui, figurant à sa vente de 1888, a été acquis par Le Senne. On notera à ce propos la place importante que prennent parmi ses acquisitions en vente publique (ou par l’intermédiaire de libraires ?) les éléments dispersés de bibliothèques de bibliographes (qui certes peuvent être aussi bibliophiles) ; ainsi, outre Bossuet, du Bibliophile Jacob ou de Paul Lacombe (1848-1921), autre historien de Paris dont on retrouve l’ex-libris chez Le Senne sur plus de 40 ouvrages (dont la moitié d’Ancien Régime) sans doute acquis à la vente de 1922-1923. Si ces acquisitions sont préméditées, puisque les catalogues précèdent la vente, Le Senne semble dédaigner l’arsenal du parfait bibliophile, ces sommes bibliographiques dont le xixe siècle s’était fait une spécialité, et qui guident l’achat réfléchi en informant sur la rareté, l’existence de grand papier, etc., mélangeant ainsi information bibliographique et conseil bibliophilique. À titre d’exemple, si on trouve bien chez lui le Manuel du bibliophile de Gabriel Peignot, n’y figure aucune édition du Manuel du libraire de Jacques-Charles Brunet, ni le Manuel de l’amateur de livres du xixe siècle de Georges Vicaire, ni aucune livraison du Bulletin du bibliophile. On n’y trouve pas davantage le Dictionnaire bibliophilosophique, typologique, iconophilesque, bibliopégique et bibliotechnique à l’usage des bibliognostes, des bibliomanes et des bibliophilistins, d’Octave Uzanne. Pour poursuivre dans la catégorie des auxiliaires de la prospection, on notera une importante série de catalogues de ventes publiques contenant un chapitre « Paris ». Les sondages que j’ai menés parmi ceux-ci ne m’ont conduit vers aucune annotation pouvant traduire des desiderata. Il semble qu’à l’achat médiatisé par un catalogue, Le Senne préférait de loin le contact direct avec l’exemplaire vu sur l’étal d’un bouquiniste de plein vent ou les rayons d’un libraire ami.
On ne s’étonnera pas de trouver un ensemble de 84 mazarinades reliées ensemble au xviie siècle avec un texte liminaire imprimé. Plus surprenantes sont ces pièces rares : d’un certain Jacques Olivier, un Alphabet de l’imperfection et malice des femmes (Rouen, 1683), ou bien l’anonyme Tableau des piperies des femmes mondaines où, par plusieurs histoires, se voyent les ruses et artifices dont elles se servent (1685). Ces textes misogynes du xviie siècle ne doivent pas occulter ce qui fait le cœur de la collection, à savoir les ouvrages sur les mœurs parisiennes. Et la bibliothèque de Le Senne est particulièrement bien pourvue en livres sur les humbles, et sur les femmes étudiées sans misogynie ni dérision, comme dans L’Enfer des femmes. Études réalistes sur les grandes dames, dames, bourgeoises, boutiquières, femmes d’employés, ouvrières, servantes, lorettes et femmes tolérées. Leur position et leurs misères dans la bonne ville de Paris, par Gabriel Pélin (1861), texte austère, sans illustrations, mais non sans profondeur sociologique, aux antipodes de la production courante du type de celle d’Octave Uzanne, par exemple, si joliment illustrée mais si creuse.
C’est encore au titre des livres remarquables que l’on citera ce Petit dictionnaire critique et anecdotique des enseignes de Paris, de 1826, sorti des presses d’un imprimeur éphémère nommé Honoré de Balzac.
Soulignons aussi le goût de Le Senne pour les gravures anciennes, qui le fait parfois déroger à la règle de s’en tenir au thème de Paris, car si le Botanicon Parisiense ou dénombrement… des plantes qui se trouvent aux environs de Paris entre dans cette thématique, il n’en va guère de même des Éléments de botanique de Joseph Pitton de Tournefort de 1690 ou du rare traité fondateur De la nature, vertu et utilité des plantes de Guy de La Brosse, paru en 1628 ; on pourrait en dire autant du Catalogue de toutes sortes de graines, fleurs, oignons de fleurs etc. qui se trouvent chez le sieur Andrieux, de 1760, devenu très rare. C’est sans doute aussi dans la catégorie des infractions à la règle donnée à soi-même que l’on peut classer l’acquisition de ce livre ancien et rare, qui, à vrai dire, a bien peu à voir avec Paris : Voyage pour la rédemption des captifs aux royaumes d’Alger et de Tunis. Fait en 1720, mais lui aussi orné de gravures sur cuivre. Son intérêt pour l’iconographie va jusqu’à la photographie : Les promenades poétiques et daguerriennes, Bellevue (Seine et Oise), parues en mai 1850 et devenues très rares, l’attestent.
AU-DELÀ DE LA BIBLIOPHILIE
Insensiblement se découvre un Le Senne amateur de livres curieux (non pas au sens euphémistique que lui ont donné les bibliophiles pour coder leurs infractions à la morale de leur temps), c’est-à-dire singuliers, inattendus.
Ce que les anglo-saxons appellent les ephemera, et que l’on nomme depuis longtemps recueils de pièces dans les bibliothèques françaises, travaux d’imprimerie dits « de ville », « bilboquets », longtemps dédaignés par certains, trouvent une seconde jeunesse (quand ils ont échappé aux destructions drastiques ou indifférentes), non seulement chez les collectionneurs de « vieux papier » qui furent alors les premiers à leur accorder importance, mais dans le monde universitaire qui découvre aujourd’hui en eux une source incomparable pour l’histoire du quotidien. Le Senne était l’un de ces amasseurs de vieux papier, concurrençant presque les Diogène et autres chiffonniers. Sa collection constitue en tous cas un important gisement d’ordonnances, édits, actes royaux, factums, pièces de procès (le juriste se dévoile…). Il est à noter que, de même qu’il ne satisfait pas aux règles de la bibliophilie, de même il s’abstrait des règles de la bibliographie. Que dit en effet Jules Cousin, l’un des maîtres de la bibliographie parisienne, préfaçant la Bibliographie parisienne de Paul Lacombe ? Il y recommande l’exclusion de « ces innombrables pièces et factums judiciaires, édits, arrêts, etc., souvent curieux au point de vue des mœurs, mais d’un caractère tout spécial, et dont les intitulés filandreux sont parfois aussi longs que le texte même de la pièce3 ». Or, c’est précisément ce genre de pièces qui fait la délectation de Le Senne. De même, Lacombe et Cousin négligent « de partis pris, les romans et les pièces de théâtre qui auraient pris trop de place, sans utilité pour les recherches et même au détriment des recherches auxquelles les œuvres de pure imagination apportent rarement un appoint sérieux ». Même si une bibliographie n’est que l’auxiliaire d’une collection, la présence chez Le Senne de tant de pièces éphémères, de romans et d’œuvres théâtrales, pourvu que le thème parisien y figure, montre l’originalité de sa démarche.
Le soin pour la conservation de ce que l’on peut appeler « les annexes du livre » doit être souligné : coupures de presse, correspondances, « réclames », affiches même, jaquettes illustrées, si longtemps négligées dans les bibliothèques publiques, trouvent chez ce particulier une place de choix. Deux exemples seulement : une affiche de Steinlen annonçant la publication en feuilleton du Paris de Zola dans Le Journal, et une jaquette en couleurs montée dans le livre La Vie à Montmartre de Georges Montorgueil illustré par Pierre Vidal.
Une autre caractéristique de cette collection, c’est l’intérêt pour les publications étrangères contemporaines, soit plusieurs dizaines, le plus souvent illustrées. Tandis que les collections publiques françaises ne recherchent pas systématiquement, s’ils ne sont pas d’auteurs de premier plan, les ouvrages généraux qui ne seraient pas historiques, Le Senne semble les réunir avec prédilection. Ceux-ci, parus principalement dans le monde anglo-saxon ou germanique, mêlent un regard ironique et critique sur les singularités françaises et une appétence évidente pour la douceur de vivre à la française telle qu’on peut la connaître à Paris pour peu que l’on ait quelque revenu. Leur lecture donnerait à qui voudrait les analyser en détail un témoignage en contrepoint et un regard original, parfois contradictoire avec le « beau livre sur Paris », l’un des lieux
communs de l’édition parisienne jusqu’à nos jours. Mélangeant souvent une autobiographie de leurs jeunes années insouciantes de fils de famille à des considérations sur les lieux et les personnages les plus convenus ou les plus pittoresques de Paris, ils ont été très peu lus en France, aussi bien par Le Senne que par les lecteurs de la BnF qui depuis 70 ans les dédaignent, ce qui leur a conservé souvent l’état du neuf. Sans être rares en eux-mêmes (ils sont le produit de solides éditeurs souvent londoniens, new yorkais ou encore californiens, et sont généralement pourvus d’une robuste reliure d’éditeur en toile), ils ont toujours été rares en France, voire, pour beaucoup d’entre eux, uniques. Au nombre de ceux-ci, citons The praise of Paris, (New York, 1893) de l’historien d’art Theodore Child, La France, lectures, impressions et réflexions (Florence, 1891) d’Angelo De Gubernatis (1840-1913), ou encore La France contemporaine (Cassel, T. Kay, 1878) du professeur Johann Baumgarten4.
Sans doute excroissance du thème parisien de la balade sur les quais, le thème de la bibliophilie est représenté dans la bibliothèque de Le Senne. Rien n’y manque des livres parus entre le milieu du xixe siècle et les années 30 du xxe sur ce sujet qui faisait sa vie quotidienne5. Prolongement obligé de cette thématique, le monde de l’imprimerie lui importait également, témoins les deux volumes de La lettre d’imprimerie : origine, développement, classification du typographe Francis Thibaudeau, aux didactiques illustrations ; témoins aussi les deux volumes de l’Histoire de l’imprimerie du célèbre imprimeur Paul Dupont (1796-1879), parue en 1854.
Certes, une collection de livres parisiens, surtout du xixe siècle, comporte une dimension grivoise ou leste, « libre » comme disent dans leur langage codé les catalogues de libraires, si bien que souvent, « parisien », aux yeux de la province et du monde, sous-entend plus qu’une précision géographique. La bibliothèque de Le Senne n’échappe pas à la règle. On y trouve de ces livres, mais il semble qu’il ne mit pas à les réunir la même constance que bien de ses pairs, qui s’en firent pour ainsi dire une spécialité. Aucun livre illustré, en tout cas, qui ait été jugé digne – ou punissable ? – de l’Enfer. Tout juste citerons-nous ce petit guide ayant échappé au Dépôt légal, dans son édition quadrilingue anglaise-allemande-française-espagnole : le Guide complet des plaisirs mondains et des plaisirs secrets à Paris : Paris intime et mystérieux (1904), par Victor Leca, très explicite, orné de gravures. Sans doute lassé par leur caractère répétitif, Le Senne n’a pas jugé utile d’acquérir les versions ultérieures de ce guide, parues sous le titre de Paris fêtard en 1907, puis de Paris noceur en 1910. Ni les Dames d’amour, du même auteur, décidément très prolifique (1905), ni l’Almanach du viveur pour 1905 n’entrèrent non plus dans sa bibliothèque. Les « études de mœurs » ne sont pourtant pas absentes : on peut citer les Souvenirs d’un sybarite du comte Albert de Maugny, où il est question de « demi-mondaines, grandes cocottes et de viveurs », parus en 1892 chez l’éditeur Emile Kolb, qui semble s’être fait une spécialité du genre. On peut citer encore, de Maurice Delsol, Paris-Cythère, étude de mœurs parisiennes (1893), décrivant avec complaisance les lieux de plaisir et leurs habitués. Quand elles prennent une dimension de document sociologique, à l’exemple du Paris vivant : la corruption à Paris, du journaliste Ali Coffignon (1888), description pourtant très noire, ces études ont plus de chance d’intégrer ses rayonnages.
Passons des adultes aux enfants. Le Senne en effet ne dédaignait pas, sans s’en faire une spécialité, les livres pour enfants, ce qui, à son époque, n’était pas si fréquent. Citons par exemple ce petit in-16 : Sept jours à Paris. Promenades pittoresques et historiques par M. de Mirval. Nouvelle édition, revue et complétée par un professeur d’histoire ; ou encore Les Divertissements de l’enfance ou Gravures représentant divers jeux, avec de petits contes analogues de Jean-Baptiste-Joseph Champagnac (1798-1858), paru dans le cadre de la Bibliothèque spéciale de la jeunesse en 1849, et ayant échappé au Dépôt légal ; ou bien encore Alfred ou Le jeune voyageur en France (1837) paru dans le cadre de la Bibliothèque des jeunes voyageurs chez l’éditeur parisien Didier ; ou enfin Un voyage à Paris, ou Le Paris des enfants, avec ses environs, album composé de 32 sujets dessinés d’après nature (1850). On trouve aussi dans ce « fonds spécial » de jolies reliures de percaline que le sens de l’économie de bien des éditeurs prive de l’entrée dans le « fonds général » alimenté par le Dépôt légal. On citera un seul exemple, celui du Paris des enfants. Petit voyage à travers la grande ville, écrit et illustré par Georges Fath (1877).
Une bibliothèque se montre par ce qui y figure. Elle se dévoile aussi par ce qui n’y figure pas. Sans négliger la part des contingences, inhérentes à la constitution d’une bibliothèque privée (et même publique), on ne peut pas ne pas remarquer certaines absences trop répétées et trop voyantes pour n’être pas volontaires : ainsi, beaucoup d’éditions de tête, sur Chine ou sur Japon, d’éditeurs fin-de-siècle, spécialisés dans la « bibliophilie parisienne », manquent, oserions-nous dire, délibérément, à sa collection. De même, plusieurs auteurs n’y sont représentés que par quelques-unes de leurs œuvres, tandis que d’autres y figurent quasi exhaustivement. Ce point mérite une étude plus détaillée, car il est plus facile de parler de ce qui fait l’objet d’une collection que de ce qui n’y figure pas, mais certains manques semblent hautement révélateurs d’un goût revendiqué. Le Senne ne se souciait pas de posséder « ce qu’il faut avoir », ni du point de vue bibliophilique, ni du point de vue bibliographique.
Je crois avoir donné un aperçu exact de cette bibliothèque, avoir souligné ce qui en fait la qualité bibliophilique (la rareté de certains documents, leur condition, le goût avec lequel est composée son iconographie, la pertinence de sa documentation) ; ne pas avoir occulté certains traits qui la mettent au ban de la bibliophilie (l’accumulation du disparate et de pièces de faible valeur marchande ; la condition déplorable de beaucoup de documents ; des manques flagrants). Cette collection illustre la dialectique du bibliophile et du bibliomane. De même qu’aux yeux de l’homme politique, le politicien qualifie l’adversaire ou le concurrent (lui, se voit en homme d’État), de même, pour le bibliophile, l’autre est souvent un bibliomane. Henri Rochefort a dressé à ce propos un plaisant tableau des mœurs du milieu, qui restait valable un demi-siècle après, du temps de Le Senne :
Les amateurs de livres se connaissent tous, et non-seulement ils se connaissent mais ils connaissent encore mieux leurs bibliothèques réciproques. Un livre rare est coté longtemps avant d’être mis en vente, et le jour, ce jour qui finit toujours par arriver, où il vient s’échouer sur la table d’une salle de vente, il trouve pour le recueillir un certain nombre de bibliothèques qui se le disputent à enchères courtoises et à armes d’autant plus égales que tous les mérites du livre sont appréciés à leur valeur par chacun des concurrents6.
Il y a plusieurs genres de bibliophilie, qui font osciller entre deux idéaux-types. Celui de « l’amateur méticuleux » est décrit par Dodeman : « Il veut que le livre d’occasion soit impeccable, sans une éraflure, sans une corne. Son amour du livre est endigué par la raison. Il veut tel genre, il n’en veut pas d’autre. Il ignore ce qui ne rentre pas dans le cadre qu’il s’est imposé7 ». Peut-être son exact opposé est-il inspiré par Le Senne, qui « prend les choses comme il les trouve et admet que la perfection ne court pas les Quais. Il aime le livre pour le plaisir. La passion n’a pas desséché son âme. Il n’est pas un catalogue ambulant. Il ne tire pas son pied-de-roi pour savoir si le volume a bien le nombre de pouces voulu. Un peu tâché ou lavé, qu’importe ! Le livre lui donne le bonheur ».
Une des limites de la science historique est que tout ne laisse pas de trace matérielle, en particulier écrite. Les motivations psychologiques, proprement humaines, s’évanouissent avec la disparition des acteurs. Sans doute Le Senne faisait-il partie de ces gens pour qui les meilleures acquisitions étaient celles qu’il ferait le lendemain, et qui négligeait un peu celles qu’il avait faites la veille. Louis-Sébastien Mercier, souvent péremptoire, disait que « La meilleure bibliothèque est celle qui n’est composée que de livres philosophiques ; les autres appartiennent à l’opulence, à l’ostentation ou à la curiosité8 ». Même s’il faut prendre le terme de « livres philosophiques » dans son sens du xviiie siècle, et sans se prononcer sur l’opulence et l’ostentation, on peut ne pas être d’accord, et considérer qu’une bibliothèque constituée avec curiosité garde toute son utilité après la mort de qui l’a constituée, et que même, elle en prend une nouvelle quand celui-ci est un esprit précurseur.
Le Senne était connu et estimé du monde des bibliophiles. Il suffit pour s’en persuader de voir le recueil qu’il constitua avec les lettres de condoléances reçues à la mort de son fils, où l’on trouve les plus illustres signatures du milieu : Louis Barthou, Marcel Poëte, Georges Vicaire, Paul Jarry, Henri Beraldi, Edgar Mareuse, Maurice Barrès, Raymond Poincaré, Maurice Prou. Pourtant, il semble peu connu aujourd’hui du monde des bibliophiles, et ne figure pas dans les répertoires canoniques. J’y vois plusieurs raisons : d’abord sa longévité exceptionnelle a fait que la plupart de ses pairs – parmi lesquels les personnes célèbres dont les noms viennent d’être cités – qui auraient été susceptibles de rappeler l’importance de sa bibliothèque, ont disparu dans les années 20 et 30, avant lui. Ensuite la date de son décès, au seuil du second conflit mondial, en pleine crise de Munich (23 septembre 1938) a fait que sa disparition a été certes annoncée dans la presse, mais n’a pas donné lieu au retentissement qu’elle aurait pu avoir en d’autres temps. Enfin et surtout, le legs intégral qu’il avait fait à la Bibliothèque nationale en 1924 privait de tout espoir qu’il y eût jamais une « vente Le Senne », propre à assurer la renommée de la collection. Certains bibliophiles des générations suivantes se sont peut-être sentis frustrés de ne pouvoir grappiller quelques dépouilles du trésor, qui auraient, par-delà les générations, assuré une plus grande renommée bibliophilique à Le Senne. Le trésor entrait pour toujours dans un dépôt public et échappait au petit monde des bibliophiles privés. Le légataire obtint alors une forme de consécration, peut-être jalousée, du fait que son nom fut accordé à un fonds insécable et inaliénable de la Bibliothèque nationale, et qu’il fut inscrit sur le marbre de la salle Labrouste, introduit dans ce Panthéon des lettres, aux côtés de celui d’autres généreux donateurs.
Mais s’il fallait le reconnaître bibliophile, il faudrait immédiatement ajouter qu’il s’agit d’un bibliophile atypique, ou, mieux encore, hérétique, ne souscrivant pas à tous les dogmes du milieu. Il n’a, bien sûr, jamais théorisé cette position dans un traité, ou dans des écrits polémiques. Peut-être même ne l’a-t-il jamais consciemment formulée. C’est seulement au travers de sa bibliothèque que l’on peut tenter de discerner son attitude à l’égard du livre, qui, au total, se montre d’une grande cohérence.
Paradoxalement, pour être reconnu comme parfait bibliophile, il eût fallu qu’il possédât moins de livres. Dans un océan de livres courants que dédaigne l’orthodoxie bibliophilique, surnagent de petits trésors remarquables par leur rareté, leur condition ou leur intérêt documentaire. Son goût « tous azimuts » faisait échapper sa collection aux critères d’une « bibliothèque peu nombreuse, mais choisie ». Il échappe par-là aux conventions d’un milieu conventionnel, le goût des autres y obligeant parfois à acquérir ce que l’on n’apprécie pas vraiment, pour lequel on a si peu d’attirance que l’on doute de le lire jamais, mais qu’une sorte de lien social de connivence ou d’émulation, ou un composé des deux, vous fait un devoir de posséder. Je ne voudrais pas faire de ce riche bourgeois à canne et lorgnon un rebelle, encore moins un révolutionnaire. Mais reconnaissons-lui au moins ce caractère que ne partagent pas tous les bibliophiles : celui d’un esprit libre9.
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1 Jean-Pierre Seguin, « Le fonds Le Senne à la Bibliothèque nationale », Bulletin des bibliothèques de France, n° 7, 1970, p. 343-371.
2 Charles Dodeman, Le long des quais, bouquinistes, bouquineurs, bouquins. 2e édition ornée de dessins de A. Robida et de J. Boullaire, Paris, Ed. Gallus, 1920, p. 138.
3 Paul Lacombe, Bibliographie parisienne. Tableaux de moeurs (1600-1880), Paris, P. Rouquette, 1887, préface de Jules Cousin, p. ix.
4 Concernant Paris dans l’édition anglo-saxonne du xixe siècle, voir L. Portes, « Des Anglais et des Américains à Paris au xixe siècle : guides et témoignages », Revue de la BnF, n° 57, octobre 2018, p. 84-93.
5 L. Portes, « Bouquinistes parisiens du xixe siècle », http://gallica.bnf.fr/blog/28092014/bouquinistes-parisiens-du-xixe-siecle.
6 Henri Rochefort, Les Petits mystères de l’Hôtel des ventes, Paris, Dentu, 1862, p. 200-201.
7 Charles Dodeman, Le long des quais…, op. cit. note [2], p. 132.
8 Louis-Sébastien Mercier, Tableau de Paris, vol. 2, chapitre cxliv « Bouquiniste », p. 130 de l’édition d’Amsterdam, 1783.
9 Je n’ai à ce jour trouvé aucun portait d’E. Le Senne. Une piste m’est fournie par cette indication trouvée récemment, que je n’ai pas pu encore exploiter : Le Bulletin de la Société du vieux Montmartre, dans le compte rendu de sa séance du 6 janvier 1928 indique que M. Kosmann a fait don de croquis au crayon faits en séance (1920-1923) par Mme Kosmann [Henriette Kosmann- Sichez, 1866-1926] de membres de la société, au nombre desquels se trouve nommé Le Senne.