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Le Panthéon de papier de Firmin Maillard : 
Bohème et hémérophilie

Jean-Didier WAGNEUR

Bibliothèque nationale de France et Centre des sciences des littératures en langue française, UPL, Université Paris Nanterre

Quand Firmin Maillard n’est pas à la bibliothèque en train de guetter un in-8 quelconque, il est à Clamart, à la Morgue ou à l’École pratique. Il visite assez souvent les hôpitaux et regarde la salle des morts de l’Hôtel-Dieu, rue Julien-le-Pauvre, comme une des plus jolies choses qu’il ait vues. Bicêtre, Charenton, les établissements de ce genre, se partagent ses visites pendant la belle saison : il appelle cela aller à la campagne. – Lorsqu’il est en gaîté, il va flâner dans les cimetières de la capitale. Il assiste à toute les exécutions, et le bourreau pourrait répéter aux gendarmes ce mot bien connu : « Laissez approcher Monsieur, c’est un amateur ! » Les suicidés ont aussi toutes ses tendresses ; il sait son pendu sur le bout du doigt ; le noyé n’a pour lui aucun mystère. Il a aussi le goût des livres et possède une jolie collection de bouquins dont la mort fait principalement les frais ; il vous reçoit chez lui le dimanche où vous le trouvez étendu dans un bon fauteuil, les pieds sur les chenets en train d’examiner si son relieur n’a pas manqué le dernier volume qu’il lui a donné à recouvrir en peau humaine1.

Si ce portrait caricatural épingle surtout l’auteur érudit des Recherches historiques et critiques sur la morgue2 et du Gibet de Montfaucon3, il faut ajouter que Firmin Maillard a été aussi journaliste, historien de la presse et hémérophile4, c’est-à-dire collectionneur de journaux, et plus précisément de « petits journaux » – ce que l’on désigne globalement au xixe siècle comme la petite presse. Il a signé plusieurs monographies, que les catalogues d’antiquariat ne manquent jamais de qualifier de « recherchées ». Ce sont Les Derniers bohêmes5, Le Salon de la vieille dame à la tête de bois6, Le Requiem des gens de lettres7 publié dans la collection du « Bibliophile parisien » de Daragon qui éditera ensuite La Cité des intellectuels. À la fois acteur et historiographe d’un moment littéraire, il y anatomise les petits écrivains de sa génération en des pages teintées de mélancolie, pleines d’acuité mais aussi critiques, caustiques et ironiques.

Sa propre trajectoire risquant d’être inconnue à beaucoup, nous l’évoquerons brièvement avant de nous attacher à sa pratique hémérophile. Grâce à ses travaux, deux réalités sont devenues aujourd’hui plus lisibles. La première est le phénomène de la petite presse qui est en partie la résultante de l’acculturation médiatique des jeunes écrivains entre 1840 et 1870. La seconde est corrélative, puisque Firmin Maillard se donne pour objet de sauvegarder la mémoire de ces individualités que leur activité de journalistes et d’écrivains problématiques condamne à l’oubli. Ce sera proprement le sujet de ses Derniers Bohèmes et partiellement de La Cité des intellectuels.

PETITS JOURNAUX

Le « petit journal » hérite dans sa matérialité des attributs traditionnels du quotidien (format folio, rubricage des articles, multicolonnage) et enveloppe les journaux satiriques, littéraires et théâtraux, ainsi que les périodiques de mœurs. Ils ont en commun d’assurer la communication littéraire et de compléter ainsi la grande presse politique en privilégiant la vie culturelle et les modes. Depuis la Monarchie de Juillet jusqu’à la fin du Second Empire, ce petit média s’est imposé comme un format parallèle et alternatif ; sa langue, sa rhétorique, ses genres plongent matriciellement dans le littéraire mais sont fortement marqués par les pratiques et le discours social émergents dont il constitue une chambre d’écho(s) tout en maximisant la connivence avec le lectorat. Son développement important est un effet des législations répressives qui ont encadré la presse sous la Monarchie de Juillet (lois de septembre 1835) et le Second Empire (législation de 1852), situation qui ne s’achève qu’avec la loi de juillet 1881. Le traitement de l’actualité politique étant fortement contraint par un carcan de règlements et une imposition lourde, de très nombreux journaux se sont revendiqués dès leur titre comme « non politiques ». Ces journaux ont pour objet la société, sa physionomie, ses cancans et l’actualité culturelle. Les chroniqueurs et gazetiers se sont attachés à ce programme en rivalisant d’inventivité et en usant de tous les registres du comique : satire, parodie, ironie. De plus, par la facilité qu’il y avait à créer un tel journal, ce format a eu la faveur des jeunes générations littéraires. Il leur a offert un espace de réunion, de publication et de visibilité. Dans ce sens, il est un mode médiatique mineur animé par une population diverse qui produit hebdomadairement de la littérature et que l’on englobe dans les expressions de minores, de « petits journalistes » relevant parfois de l’idealtype de la « bohème littéraire8 ».

C’est donc vers un Panthéon particulier que nous nous orientons. Il rassemble des acteurs divers mais comprenant des célébrités comme Charles Monselet, Alfred Delvau, Louis Lemercier de Neuville et quelques autres, et suscite toujours une forme de petite bibliophilie. Comme la société, la passion des livres se segmente en termes de capital – la valeur argent y est aussi prégnante que l’ostentation –, mais aussi de capital symbolique, et offre divers ethos bibliophiles. Parallèlement aux figures prestigieuses, nous trouvons des collectionneurs de livres ordinaires dont l’intention est d’étudier et de juguler à leur manière l’entropie qui frappe la chose imprimée. C’est de cette bibliophilie dont nous parlerons, qui caractérise souvent celle des gens de lettres et du livre. Mais avec Firmin Maillard nous touchons, toutefois, une catégorie plus rare encore : celle du collectionneur de journaux et même de ce que l’on nomme les « vieux papiers ». La passion de Firmin Maillard rejoint celle de Poulet-Malassis, d’Alfred Delvau et de nombreux écrivains bibliothécaires qui explorent la montagne d’imprimés produite par le siècle. Ils collationnent les murs révolutionnaires, en recueillent les affiches, se constituent des collections de publications pour traquer la sémiotique de la modernité se manifestant jusque dans les menus ou les cartes de visites. Leur démarche est proche de celle de Jules et Edmond de Goncourt lorsqu’ils abordent le xviiie siècle par ces mêmes chemins de traverse pour écrire leur histoire de la société française. Comment ne pas citer, enfin, celui qui marque notre lecture du xixe siècle : Walter Benjamin qui, rue de Richelieu, dans la salle Labrouste, entrevoit dans le labyrinthe du dépôt légal des passages signifiants au rythme de rencontres qui se transforment parfois en épiphanies. Il a posé, via Charles Baudelaire, les relations dialectiques qu’entretiennent le collectionneur et le chiffonnier.

BIOGRAPHIE D’UN INFINIMENT PETIT

Jean François Firmin Maillard est né à Gray, en Haute-Saône, le 24 septembre 1832. Il partage avec Alphonse Allais la caractéristique d’avoir grandi dans une pharmacie. Son enfance provinciale et ses années de collège semblent avoir été paisibles. Assez réservé sur sa vie, il a néanmoins publié en 1869 – à compte d’auteur et hors commerce – sous le titre général d’Études psychologiques, un ensemble de courts textes autobiographiques dont Le Petit Mimi 9 où le républicain se dépeint comme la « brebis galeuse » de l’enseignement religieux.

Destiné à une carrière médicale, il arrive à Paris en novembre 1851 pour s’inscrire à la Faculté qu’il fréquente moins que les cafés du Quartier latin. Maillard avait commencé à écrire dans L’Impartial de Besançon et le journalisme l’attire plus que la médecine. Grâce à des relations familiales, il rencontre l’un des grands journalistes parisiens, Louis Desnoyers, directeur de la partie littéraire du Siècle et frère d’Edmond – une figure de la bohème qui a peut-être guidé ses premiers pas dans les milieux de la jeunesse littéraire. Avant d’entrer à la Société des gens de lettres en novembre 1859, il participe à un fort mouvement de petite presse qui est alors une opportunité pour un noviciat littéraire en quête d’ouverture pour exister littérairement. La décennie connaît proprement une avalanche de journaux dont la majorité ne vivra que quelques mois, voire quelques jours. Firmin Maillard a ainsi écrit dans L’Effronté, La Balançoire pour tous, Le Diogène, Le Rabelais, Le Dimanche, puis en vient à collaborer à des titres plus importants : le Figaro de Villemessant, dans lequel il insère ses « Académiciens peints par eux-mêmes », la Gazette de Paris, et plus tard La Situation. Il donne des textes dans des petits recueils satellites comme la série de l’Almanach parisien de Fernand Desnoyers, publié par le « Gil Blas de la librairie », Pick de l’Isère10. Mais Maillard s’absente souvent de Paris ; il réside l’été à Kersaliou, dans le Finistère, et retourne régulièrement à Gray. Il participe aux publications des sociétés savantes comme en 1864-1865, où il signe dans la Revue littéraire de la Franche-Comté de Joseph-Marie Quérard, Charles Weiss, Xavier Marmier et Max Buchon, une « revue parisienne11 ». Dans la dernière décennie du siècle, il donne des textes à la Revue politique et littéraire, à la Nouvelle Revue, mais collabore plus intensément à la Revue biblio-iconographique où il insère nombre de ses travaux. Cette liste de collaborations n’est sans doute pas exhaustive car, à l’image de cette population littéraire qui mêle les fils de la bourgeoisie aux déclassés de toutes sortes, l’existence de Maillard est encore pleine de zones d’ombre.

Dans ce qu’il est convenu de dénommer la « bohème des lettres », ce pittoresque collectif de la boutique de souvenirs littéraires, Maillard a suivi une trajectoire particulière. S’il a glissé parfois une nouvelle dans les journaux, il n’a publié en volume ni recueil poétique, ni roman, ni pièce de théâtre. Ce n’est pas par manque de style, car ses articles et ses portraits d’écrivains témoignent d’un indéniable talent d’écriture, mais c’est la plume du journaliste, voire de l’historien du média journal, qui l’a emporté. Comme les blogueurs d’aujourd’hui à l’affût des actualités du numérique, il observe le monde qui s’imprime sous ses yeux, relevant les modifications qui affectent le champ médiatico-littéraire comme le statut de l’homme de lettres. Il est en quelque sorte un « chroniqueur média » avant la lettre.

Sa carrière se décline en trois périodes. De 1851 à 1870, il est un petit journaliste qui œuvre moins dans la chronique et la critique littéraire que dans ce que l’on nomme les variétés, majoritairement des études sur le journalisme contemporain. Ses collaborations connues restent irrégulières, insuffisantes en tout cas pour qu’il en tire un véritable salaire s’accordant avec son train de vie confortable. Est-il renté ou aidé par sa famille ? Probablement. Tire-t-il aussi des revenus d’activités propres aux mondes du journal et de la librairie ? Il affirme avoir travaillé avec Émile de Labédollière à son Histoire de Paris12 ; il est en tout cas un lecteur régulier des bibliothèques parisiennes, côtoie les érudits et les chartistes, fréquente les salles de vente13 et est en relation étroite avec le monde de la librairie ancienne et moderne où il a pu être chargé de diverses tâches documentaires, éditoriales et bibliographiques.

Quelques années après la publication des Derniers Bohèmes (1874), il part pour l’Algérie, s’y marie et devient viticulteur au Clos d’Hydra à Birmandreis, à quelques kilomètres à l’ouest d’Alger14. C’est cette adresse qui est portée sur les manuscrits qu’il y rédige pendant plus d’une quinzaine d’années. Il entreprend alors un travail d’histoire littéraire, rassemble ses souvenirs, esquisse des portraits, reprend ses textes avant d’en tirer des versions définitives, calligraphiées en couleurs sur un papier destiné davantage à l’estampe qu’à l’écriture. Parmi les manuscrits conservés à la Réserve de la Bibliothèque Saint-Geneviève, La Vie littéraire au xixe siècle, La Petite Presse d’autrefois, Ombres et Fantômes15 paraîtront à son retour en France en revue, certains en volume.

Depuis les années 1860, son ami Alexis Dureau, bibliothécaire à l’Académie de Médecine en compagnie duquel il avait animé le journal L’Effronté, lui conseillait de rejoindre le monde des bibliothèques. Quittant Alger pour Paris, Maillard est nommé, le 16 décembre 189316, sous-bibliothécaire à la Bibliothèque Sainte-Geneviève. Il a alors une soixantaine d’année, pourtant son dossier personnel fera état de services irréprochables, ce qui, en une époque où la bibliothèque est souvent considérée par les gens de lettres comme une sinécure pensionnée, est suffisamment rare pour être signalé. Non loin du Panthéon, baignant dans des centaines de milliers d’imprimés, Maillard a enfin trouvé son biotope. Les administrateurs successifs, Henri Lavoix, Charles-Émile Ruelle, se sont félicités de ses larges connaissances et ses collègues ont été passionnés par le conteur de la vie littéraire d’autrefois, comme l’a rappelé l’administrateur Charles Kohler lors des funérailles de l’écrivain le 28 janvier 190817. Peu après son décès, ses papiers sont acquis par la bibliothèque, à l’initiative du personnel, sauvegardant ainsi un fonds précieux tout en permettant de secourir sa veuve, alors en plein dénuement.

RÉCRÉATIONS D’UN BIBLIOGRATTE

Maillard lutte contre l’oubli qui frappe irréversiblement sinon les imprimés, du moins les écosystèmes qui les accompagnent, aussi se définit-il comme « un bibliogratte18 ». Il entre dans les lettres en publiant deux plaquettes qu’il qualifie de statistiques de la presse. En 1857, il donne l’Histoire anecdotique et critique des 159 journaux parus en l’an de grâce 1856 : avec une table par ordre alphabétique des 386 personnes citées, commentées et turlupinées dans le présent volume19. Deux ans plus tard, le titre est plus sobre : Histoire anecdotique et critique de la presse parisienne, 2e et 3e années, 1857 et 1858 : revue des journaux de l’année, publiée chez Poulet-Malassis et de Broise.

Les bio-bibliographies de journalistes et de journaux existaient déjà : Edmond Texier, Hippolyte Castille en ont produit et, dans le sillage de la révolution de 1848, ont paru divers catalogues recensant les périodiques révolutionnaires. Firmin Maillard s’inscrit dans un mouvement attentif au présent de la vie éditoriale et médiatique dont la Revue anecdotique de Lorédan Larchey est à la même époque l’un des vecteurs. Mais la particularité des publications de Maillard est de développer considérablement ses notices. La présence du terme « turlupiner » confère à cet ensemble un esprit satirique. S’il est, certes, en accord avec l’esprit de l’époque où Charles Monselet publie La Lorgnette littéraire : dictionnaire des grands et des petits auteurs de mon temps20, il exemplifie le discours épigrammatique de la petite presse, certaines pages ayant été auparavant publiées dans les colonnes du Figaro.

Ces plaquettes ont assis la réputation de Maillard dans le champ médiatique non sans lui valoir quelques haines solides. S’il témoigne d’une véritable passion pour le journal, il est loin d’en partager toutes les dérives qui vont du clientélisme au chantage. Il stigmatise les titres vides de tout contenu comme les postures et scénarios auctoriaux21 empruntés par quelques-uns pour dissimuler leur néant. Aussi Alfred Delvau, avec qui il a eu des rapports tendus, l’a-t-il baptisé le « fossoyeur ironique de la petite presse22 ». Son nom est désormais associé à la chronique du monde journalistique. Le tintamarresque Jules Lovy le considère comme « un de nos plus intrépides collectionneurs de feuilles périodiques23 », et Angelo de Sorr le fait figurer dans un roman aujourd’hui d’une insigne rareté, le très loufoque Ranalalalulu cxxxiv – du nom d’un souverain africain qui vient visiter l’Exposition universelle. L’auteur met en scène Maillard au Café de Madrid :

Il sortit aussitôt de ses poches tous les journaux du jour : le Bonnet Rouge, la Montagne, la Sociale, la Carmagnole, le Képi, la Mitrailleuse, la Canaille, le Bouton de guêtre, la Crosse en l’air, le Trac, etc., etc… Puis, il se mit à parler beaucoup24.

Les documents conservés à la Bibliothèque Sainte-Geneviève ne permettent qu’une estimation quantitative et partielle de sa collection25, sans autre description que typologique. En 1862, il cherche à se séparer de ses journaux et les propose à la Librairie curieuse et historique d’Auguste Aubry26. Un récapitulatif27 non daté fait état de brochures, volumes, journaux, estampes, affiches, soit mille treize pièces couvrant la période de 1848 à 1851, dont plus de trois cents périodiques. S’y ajoutent cinq cent quarante et une pièces relatives au Siège et à la Commune, accompagnées de collections du Figaro et de L’Événement, de dictionnaires et d’un lot d’autographes, dont un d’Henri iv. On trouve ensuite, daté du 16 mai 1877, un bordereau relatif à l’adjudication de documents proposés en quatre lots à la Salle des Bons-Enfants pour une somme de 230, 80 francs, ce qui est assurément modique, bien qu’on ne sache pas ce qui a été réellement proposé à la vente. Sa bibliothèque contenait des ouvrages offerts par ses amis et de nombreux livres anciens. Il est seulement attesté qu’à sa mort, des éditions rares et précieuses ont été acquises par la Bibliothèque Sainte-Geneviève – difficiles à identifier aujourd’hui selon les conservateurs – et que le reste de sa collection a été dispersée entre divers libraires et amateurs. Pas d’ostentation donc, pas de ventes tonitruantes qui sont pour le bibliophile soit son apothéose soit son naufrage.

La passion de Maillard pour le journal, comme nous l’avons souligné, n’est pas rétrospective mais prospective, il rend compte des manifestations de la culture de la petite presse – ce qui peut expliquer l’échec financier de cette vente par le désintérêt des amateurs. Pour saisir son approche, il faut se reporter aux Passionnés du livre :

Il est, parmi les gens de lettres, une caste d’individus qui, tout en ayant de nombreux rapports avec eux, ne vivent pas moins à part, ont des mœurs différentes, une religion particulière, ne se préoccupent guère que du passé, pensent peut-être quelquefois à l’avenir, mais font peu de cas du présent. Ils ont le culte du livre ancien, la passion du bouquin et aiment à s’entendre appeler bibliophiles, – les savants y confinent ; mais les gens de lettres, qui ne leur pardonnent pas leur amour trop exclusif du vieux livre, les poursuivent de leurs sarcasmes sans plus penser que bon nombre d’entre eux, s’ils ont une chance de passer à la postérité, ne le devront qu’à la bienveillante attention d’un vieux bibliophile des temps futurs, si tant est qu’il en reste, ce dont je doute28.

Maillard milite pour une hémérophilie de l’extrême contemporain qui explore, décrit, essaye de cerner ce que l’on désigne comme le « mouvement littéraire ». Préparant ses monographies et articles, il écrit aux journaux qui lui font le service de leurs parutions, en acquiert d’autres, en récupère dans les salles de rédaction et – il le souligne – cherche à mettre sa collection à l’abri des emprunteurs tentés d’aller les « laver » sur les quais. Attentif à la matérialité comme aux programmes, il décrit parfois les bandeaux de titre, recopie et commente certaines professions de foi, dresse des listes des rédacteurs et collaborateurs, esquisse les proximités médiatiques ou littéraires et agrémente sa publication de portraits, d’anecdotes et de potins tout en ajoutant un verdict, rarement positif, le plus souvent critique. Si son approche prémoderne de journaliste média s’intéresse aux sociabilités et aux réseaux, prend en compte l’économie et la réception, elle est aussi une conséquence de la réflexivité de la culture médiatique, notamment de la forte pratique autoscopique du journal29.

SUBCULTURE COMIQUE ET PARODIQUE

Lié à la bohème de lettres, le petit journal baigne dans une subculture qu’il a contribué à mettre en place et diffuser : culture comique, mystificatrice, développant des légendes médiatiques constitutives de son ethos. Maillard s’y est coulé une fois en une mystification exemplaire, en se faisant l’éditeur d’un journal parodique que le Figaro, comme bien d’autres, insérait parfois dans ses pages en contrepoint de l’actualité. Intitulé La Casquette de loutre, journal de l’éclectisme devant l’éreintement30, c’est le négatif du petit journal, sa version caricaturale, un stéréotype partagé par l’ensemble de la profession en même temps que l’objet introuvable que tout hémérophile aimerait ajouter à sa collection :

Dernièrement, en cherchant des Titien chez un bric-à-brac de notre connaissance, nous avons trouvé le premier et unique numéro du journal dont nous offrons aujourd’hui le spécimen exact. – Des collectionneurs avides ont mis à nos pieds des sommes que nous ne qualifierons pas : nous avons refusé ! Ils ont voulu organiser une souscription nationale pour nous arracher ce trésor : nous avons refusé ! Bien plus, afin de faire cesser les désirs insensés qu’a fait naître cette rareté bibliographique et mettre en sûreté notre personne et nos proprillétés, nous déclarons sur l’honneur que le numéro original a été brûlé et qu’il n’existe plus que dans votre mémoire, – aimable lecteur, – si vous voulez bien le lire jusqu’au bout31.

Sous le biais de la satire, Firmin Maillard règle ironiquement ses comptes avec un petit journalisme qui l’a déçu, car faisant passer l’autolâtrie avant sa mission traditionnelle de médiation littéraire dans l’espace public. Il parodie ici les bien souvent ridicules proclamations qui occupent la première page des premiers numéros :

La Casquette de Loutre renie et répudie comme siens tous ces enfants qui encombrent la voie littéraire de leurs corps rachitiques et souffreteux ; elle supplie l’abonné, auquel elle l’ôte (sa casquette de loutre), de vouloir bien les prendre en haine et mépris – il fera preuve d’intelligence, et la Casquette de Loutre lui en saura gré.

La Casquette de Loutre paraissant – quelquefois – ne croit pas que le besoin de petits journaux lamentables se fasse désormais sentir d’une manière bien réelle32.

C’est plus sérieusement qu’il poursuit son approche dans une entreprise, hélas éphémère, lancée par deux journalistes, Félix Ribeyre et Jules Brisson : Les Grands Journaux de France33, publication périodique consacrée à des monographies sur la presse. Maillard y donne une longue étude sur le Figaro qu’il connaît parfaitement, car il en est l’un des collaborateurs, lié à Villemessant autant qu’à Jules Viard et Alphonse Duchesne. Mais c’est dans le cadre de la vogue de l’eau-forte qu’il donne l’un de ses textes les plus connus. Dans l’album diffusé en livraisons Paris qui s’en va et Paris qui vient, il insère « Le petit journal, histoire de dix ans34 » illustré, comme l’ouvrage entier, d’une eau-forte de Léopold Flameng, celle-là promise à un certain succès car représentant la rédaction bohème du journal Le Sans-le-Sou35.

HÉMÉROPHILIE ET BIBLIOPHILIE

L’intérêt de Firmin Maillard pour cette presse est à rebours de l’attitude des bibliophiles, des rares hémérophiles et surtout des bibliothèques. Si nous sommes bien dans la civilisation du journal depuis la création de La Presse d’Émile de Girardin en 1836, la prise de conscience de l’importance documentaire des périodiques sera tardive, notamment dans les institutions où la forme livre est valorisée face au caractère transitoire, fugitif et matériellement éphémère du périodique36. Ce n’est qu’au xxe siècle, après le rapport de Georges Bataille (1941) proposant la création d’un département des périodiques puis avec Jean Prinet initiant le vaste mouvement de sauvegarde lancé par la Bibliothèque nationale, que le média-journal conquiert enfin une place réellement patrimoniale.

Firmin Maillard est contemporain de l’entreprise historique et bibliographique d’Eugène Hatin (1809-1893), et il est fort probable que ce dernier ait exercé une influence sur lui. Eugène Hatin a débuté comme correcteur d’imprimerie puis, après des compilations alimentaires37, publie en 1846 l’Histoire du journal en France (Paris, G. Havard), une courte étude d’un peu plus de cent vingt pages, qu’il révise et enrichit ensuite en 1853 pour l’éditeur P. Jannet, avant de faire paraître chez Poulet-Malassis son Histoire politique et littéraire de la presse en France, dont les huit volumes se sont échelonnés de 1857 à 1861. Outre des études sur les gazettes de Hollande et sur Théophraste Renaudot, il compile en 1866 une Bibliographie historique et critique de la presse périodique française et réalise seul une somme monumentale dont la Bibliothèque impériale – qui, il le soulignera souvent, ne lui a jamais facilité la tâche38 – n’offrira pas d’équivalent avant longtemps. Bien qu’Hatin ait un profond dédain pour la petite presse de son temps, Maillard lui reprochera d’avoir démarqué au passage ses propres publications, bien que tous ses ouvrages soient dûment mentionnés.

Dans l’introduction de la Bibliographie historique et critique de la presse périodique française, Hatin déplore le peu d’intérêt rencontré par les collectionneurs pour le journal :

Qu’est-ce qui fait le prix de certains livres que les amateurs pourchassent de vente en vente et s’arrachent à prix d’or ? Leur ancienneté, les presses d’où ils sont sortis, leur habit surtout.

Rien de tout cela pour les journaux : ils n’ont point le mérite de l’ancienneté ; ils sont généralement mal conditionnés, mal habillés, quand ils le sont.

Je ne parle point de la valeur intrinsèque, qui, dans les ventes de livres, entre rarement en ligne de compte.

Aussi, sur cent journaux, quatre-vingt-dix-huit n’ont jamais passé dans une vente publique, du moins individuellement, ostensiblement.

Amassés pièce à pièce par les collectionneurs, ils sont presque toujours vendus en bloc39.

Le bibliographe ajoute une restriction supplémentaire : les seules collections de périodiques portent alors sur des journaux historiques, notamment les publications de la Révolution française. Hatin a ainsi mis à contribution sinon la collection de François-Joseph Deschiens (1769-1843), du moins sa compilation bibliographique, Collection de matériaux pour l’histoire de la révolution de France, depuis 1787 jusqu’à ce jour, publiée en 1829. Elle passa ensuite dans les mains du comte de La Bédoyère qui, bibliotaphe, n’ouvrait pas sa collection : « […] elle demeura, écrit Hatin, séquestrée, perdue pour le public, jusqu’à la fin de la vie de ce célèbre collectionneur, dont, pour ma part, j’essayai vainement de forcer la porte40. » Cette collection fut acquise pour 90 000 francs par la Bibliothèque impériale en 1863, après de longues tergiversations, au moment où se projetait une vente aux enchères pour laquelle le libraire Noël France, le père d’Anatole, avait établi le catalogue41.

Si 1848 avait relancé l’intérêt des quelques amateurs de journaux historiques, Hatin précise néanmoins :

La partie moderne, en effet, n’a pas été celle qui m’a donné le moins de souci. Tous les efforts des collectionneurs se sont portés sur les journaux de la Révolution, et l’on s’est peu occupé de conserver ceux de la Restauration, encore moins ceux du règne de Louis-Philippe : à part les quelques principaux – et encore il en est qu’on payerait aujourd’hui au poids de l’or et dont j’ai été des années sans pouvoir rencontrer un numéro, sans pouvoir dire même d’une façon précise l’époque où ils avaient vécu, – on rencontre à peine quelques faibles traces des feuilles nombreuses qui ont dû éclore pendant ces dix-huit années de la monarchie de Juillet. C’est à peine même si l’on trouve dans les archives des journaux qui existent aujourd’hui une collection quelque peu complète de ces journaux mêmes42.

Face aux institutions en charge de la conservation patrimoniale, on saisit mieux la fonction de ce type de collectionneur qui anticipe largement la vigilance documentaire des professionnels. Cherchant à rassembler des pièces – hors de toute prise en compte de la valeur monétaire des documents, comme de sa propre reconnaissance dans le sociotope collectionneur – il est à même de contextualiser et de commenter ses fonds, dotant à terme la recherche d’objets nouveaux à étudier43.

PANTHÉONS DE PAPIER : PETITS JOURNAUX ET « OUBLIÉS »

En 1858, Firmin Maillard s’étant aperçu « qu’il semait trop d’ennemis sur sa route et les récoltait prématurément44 » abandonne son entreprise aux mains de Jean-François Vaudin. Ce journaliste, ancien directeur du Béranger (1857-1858), bientôt de La Petite Presse (février-avril 1858), va sortir deux volumes supplémentaires45 plus véhéments que critiques : « M. Firmin Maillard était passablement rageur, M. Vaudin ne décolère pas46 ». Firmin Maillard optera ensuite pour une approche plus apaisée avec son Histoire des journaux publiés à Paris pendant le siège et sous la Commune47 et Les Publications de la rue pendant le siège et la Commune48, qui font toujours autorité. L’eau-forte qui orne ce livre traduit bien l’esprit de son travail. Elle représente un chiffonnier, la hotte sur le dos, le crochet à la main, sa lanterne éclairant un amas d’affiches et de tracts à moitié déchirés. Et le chiffonnier de commenter : « … Et dire que tout ça c’est de l’histoire ! »

Un Panthéon de papier journal

S’il collecte ce qui est destiné à être abandonné à la voierie parisienne, l’intuition de Maillard est que le petit journal est un vecteur important de la communication et de la création littéraires. Et s’il fallait citer une première entité digne d’être « panthéonisée », ce serait ce petit média considéré dans les meilleures itérations de l’époque comme Le Rabelais, Le Boulevard, Le Nain Jaune… Le petit journal apparaît comme une voix de la littérature par où, si l’on veut user d’un argument d’autorité, sont passés Balzac, Gautier, Baudelaire, Banville, Vallès… Ces journaux sont parfois étudiés parce qu’ils ont abrité un temps les auteurs légitimés et que leurs caricatures et dessins de presse constituent un imagier du siècle. Or la textualité du petit journal se révèle aussi un lieu d’expérimentation verbale, d’invention formelle, d’hybridation générique. Elle s’inscrit de plus dans une littérature sérielle, lorsqu’elle poursuit une approche panoramique et pré-sociologique de la société, donnant naissance à des types et des stéréotypes puissants qui s’inscrivent dans l’imaginaire collectif49 et seront déclinés à l’envi. C’est enfin une littérature au quotidien50 qui est le fond sur lequel se détache la littérature générale.

Notre lecture actuelle de Maillard est conditionnée par le développement de la sociologie de l’écrivain et des problématiques médiatiques. Mais Maillard traite déjà de cela dans La Cité des intellectuels où il interroge le champ éditorial (auteurs, éditeurs, journalistes), aborde les problèmes économiques et juridiques, la question de la légitimité, décrit les postures des écrivains et leurs lieux de sociabilités. Ce qui modélise encore son approche, c’est l’anecdote signifiante et le récit de vie littéraire où se trouve mis en scène un prolétariat intellectuel hétérogène assumant la communication dans un monde médiatisé et industrialisé, et dont la sanction est une tension entre aspirations artistiques et impératifs alimentaires. Celle-ci peut se résorber, certes, dans l’ironie et la blague, mais elle conduit aussi à la schizophrénie, au renoncement ou à la mort, à cette bohème à l’eau-forte dans laquelle Maillard est l’un des maîtres.

Dans la difficile appréhension d’un champ littéraire aux contours flous, la jeune littérature a trouvé dans le média-journal (sous toutes ses manifestations), un lieu de vie littéraire, un pôle de socialisation, de publication, un théâtre des opérations au sens stratégique, d’où affronter le réel, en même temps qu’un atelier de littérature. Ce mode mineur a cependant donné une autre intonation au journalisme classique qui, autour de la révolution Girardin, évolue souvent depuis ses marges, jusqu’à ce que le minoritaire s’impose avec l’autorité de la mode dans le renouvellement des formes, des langages et des discours. La petite presse va polliniser la grande et imposer de nouveaux panthéons éphémères, doublant le modèle romain de la gloire littéraire d’une gloriole médiatique à l’usage d’un public de plus en plus massifié. Aussi l’idée de panthéon va-­t-elle être considérablement relativisée par le battage médiatique, la littérature industrielle et la réclame, en témoignent ses versions Nadar ou Panorama-Gill. Le panthéon de marbre est brouillé par des panthéons de carton-pâte emplis de caricatures, de sarabandes joyeuses, de revues de fin d’année et de portraits d’hommes du jour. Ce sont les panthéons de l’immédiat, la mémoire vive de l’actualité. L’éternité achoppe sur le présent, on passe à une autre expérience du temps.

Requiem pour des littérateurs

Corrélativement, la seconde entrée dans ce panthéon sinon métaphorique du moins parodiquement sérieux – car le rire induit une forme de notoriété et de légitimation dans l’espace public51 – rassemble la population qui gravite autour du petit format et le grand œuvre de Maillard a été d’en tirer un cénotaphe : Les Derniers Bohèmes52.

Le titre est un marqueur puissant. L’adjectif « dernier » est associé aux stéréotypes du journalisme littéraire qui le convoque aussi bien pour typifier la grisette que le Quartier latin qui disparaît sous le tracé des nouveaux boulevards d’Haussmann. Dans le droit fil du livre de Maillard prendront place Le Dernier bohème de Raymond Maygrier en 1895, comme La Dernière Bohême, Verlaine et son milieu de Lucien Aressy en 1923, sans oublier les plus que nombreux articles de presse qui tournent aux marronniers. Maillard dresse dans son livre un requiem pour des littérateurs. Le tragique et la mélancolie soutiennent allégoriquement ce mémorial qui capte la bohème d’un temps en une sorte de long plan-séquence, à la manière des revues, défilés, sarabandes d’hommes et de femmes du jour peuplant régulièrement les colonnes des journaux. Il offre une forme de novellisation héroï-comique, hybridant les dictionnaires parodiques – ceux de Monselet ou de Léon Rossignol53 – les sempiternels portraits, scènes de cafés et de rédactions qui médiatisent le monde des lettres dans les journaux ou dans les romans parisiens. Même si Maillard a en tête les ouvrages de Philibert Audebrand, notamment Souvenirs de la tribune des journalistes (1848-1852)54, son dispositif est puissant par son cadrage. Il confère à son évocation une véritable théâtralité gouvernée par une unité de temps – une soirée dans les années 1857 – et par une unité de lieu – la Brasserie des Martyrs, sorte de Titanic avant la lettre des gens de lettres. À l’évocation de la commensalité bohème succède un dispositif dictionnairique et anecdotique classique sous le titre éloquent de « fosse commune », où noms, œuvres, vies ébauchées et bons mots offrent une sépulture à Henry Murger, Jean Du Boys, Amédée Rolland, Charles Bataille, Alcide Morin, Alexandre Leclerc, Brocard de Meuvy, Eugène Potrel, Théodore Pelloquet, Jules Viard, Alfred Delvau, J. Mailfer, Georges Detouche, Edmond Roche, J. F. Vaudin, Eugène Cressot, Aussandon, Armand Lebailly, Montjoye, Fernand Tandou, Privat d’Anglemont, Max Buchon, Alphonse Duchesne, Charles Valette, Antoine Gandon, Éliacim Jourdain, Albert Glatigny, Antony de Menou, Fernand Desnoyers, Henry Dubellay, Louis Abadie, Ferdinand Fouque, Henri Sieurac, Pierre Bry, Antoine Fauchery, Pierre Dupont, Arthur Kalkbrenner, Dondey-Dupré, Altève Morand, Henry Hoffer, Auguste Rouliot, Masini, Alexandre Monin, Amédée Hardy, Alexandre Raymond, Louis Duveau, Henry Noirot, Barbizet, Prat, le marquis d’Urbin, Charles de La Varenne, Védel, Paul Dumoulin, Hippolyte Maxance, Mariani, Arthur Louvet, Warburg, Alfred Rousiot, Ventadour, Joseph Lebœuf, Chambert, Antonio Watripon.

L’histoire de ce livre n’était pourtant pas terminée. Insatisfait de l’impression de son œuvre dont il n’avait pu corriger les épreuves, Firmin Maillard avait commencé à en préparer une seconde édition. Il a interfolié un exemplaire pour amender son texte et a rédigé des dizaines de nouvelles biographies55. Les Derniers bohèmes sont ainsi l’histoire d’un panthéon en expansion, qui tente d’endiguer l’anonymat et l’oubli en contribuant à une idéologie de la littérature dont les premiers desservants sont les hommes de lettres en quête de reconnaissance. Le travail de Maillard fut de nommer des écrivains innommables. Prosopographies, doxographies, fragments, apophtegmes offrent ici à la bohème certaines caractéristiques d’une littérature perdue. En ce sens, ce Panthéon est celui du lumpenproletariat littéraire, des lignards qu’on célèbre sur les monuments aux morts où les noms gravés n’évoquent rien d’autre pour les gens qui passent, sinon qu’ils ont été. La préface inédite pour la seconde édition ironise sur ce style à nouveau sépulcral chez Maillard :

M. Maillard raconte des existences lamentables auxquelles il s’est trouvé mêlé, il peint des fins terribles dont il a été le témoin, qu’il a même suivies de l’œil comme fasciné, et il sent qu’il aurait pu fort bien lui arriver d’avoir aussi sa place au martyrologe de la Brasserie. Il a encore pour ainsi dire, le tremblement nerveux de l’homme qui survit à un grand naufrage ; il semble même douter que le danger soit tout à fait passé. Le cauchemar qu’il nous narre si gaillardement pèse encore sur lui. Il se tâte, il a peine à se reconnaître lui-même56.

Maillard prolonge le « vae victis » de Murger et ajoute un chapitre aux « Victimes du livre » de Jules Vallès. Mais la surdétermination d’un temps disparu, l’héroïsation pathétique de l’échec à parvenir, la dramatisation de la vie littéraire restent toujours patentes. Elles se poursuivent, inextricablement liées à une société de la marchandise et du spectacle, comme une communication où le légendaire, le déploiement d’une mythographie postromantique de l’homme de lettres fonde le storytelling moderne du rebelle, du poète maudit, voire du loser magnifique.

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1 Anonyme, cité par Firmin Maillard, La Cité des intellectuels : scènes cruelles et plaisantes de la vie littéraire des gens de lettres au xixe siècle, Paris, H. Daragon, 1905, p. 445-446.

2 Firmin Maillard, Recherches historiques et critiques sur la morgue, Paris, A. Delahays, 1860.

3 Id., Le Gibet de Montfaucon (étude sur le vieux Paris), gibets, échelles, piloris, marques de haute justice, droit d’asile, les fourches patibulaires de Montfaucon, Paris, A. Aubry, 1863.

4 Nous dérivons ce substantif d’hémérothèque, lieu où l’on conserve et communique les journaux.

5 F. Maillard, Les Derniers Bohêmes : Henri Murger et son temps, Paris, Sartorius, 1874. On en trouvera une édition présentée et annotée dans Les Bohèmes, 1840-1870 : écrivains, journalistes, artistes, éd. Jean-Didier Wagneur et Françoise Cestor, Seyssel, Champ Vallon, 2012.

6 Id., Le Salon de la vieille dame à la tête de bois, Paris, E. Rondeau, 1898 ; le sous-titre en est Pour servir à l’histoire de l’Académie française sous le Second Empire, 1852-1870.

7 Id., Le Requiem des gens de lettres : comment meurent ceux qui vivent du livre, Paris, H. Daragon, 1901.

8 Voir Les Bohèmes, 1840-1870…, op. cit. note [5].

9 F. Maillard, Quand j’étais petit, Gray, impr. de A. Roux, 1869.

10 Voir Fernand Desnoyers, Une Journée de Pick de l’Isère, suivie de quelques aventures du Gil-Blas de la librairie française, Paris, impr. de Raçon, 1864.

11 Intitulée « Les petits côtés de l’Histoire » elle souligne la filiation de Maillard avec l’histoire littéraire anecdotique et médiatique qui a été illustrée, en particulier, par Philibert Audebrand.

12 Firmin Maillard, La Cité des intellectuels…, op. cit. note [1], p. 256. Est-ce pour Le Nouveau Paris, histoire de ses 20 arrondissements, illustrations de Gustave Doré (Paris, G. Barba, 1860), ou Histoire de Paris ; suivi de Paris agrandi nouveau plan en vingt arrondissements (ibid., 1864) ?

13 Ainsi écrit-il à Étienne Carjat pour lui demander de signaler la vente des collections de journaux de la Révolution du Colonel Maurin (Le Boulevard, 7 septembre 1862).

14 Le Bulletin des syndicats et comices agricoles a mis à l’honneur en 1893 le Clos d’Hydra qui, dit-il, mérite de prendre place parmi les vins de cabinet.

15 Nous en préparons une édition et tenons à remercier ici les conservateurs de la Réserve de la Bibliothèque Sainte-Geneviève Marie-Hélène de La Mure et le regretté Yannick Nexon de leur accueil et leurs conseils.

16 « Dossier administratif de Firmin Maillard », Bibliothèque Sainte-Geneviève, Dossiers nominatifs, 2008/03/040. Il est nommé par son ami Eugène Spuller, alors ministre de l’Instruction publique, des Beaux-Arts et des Cultes.

17 Firmin Maillard homme de lettre, sous-bibliothécaire de 1e classe à la bibliothèque Sainte-Geneviève à Paris, allocution prononcée le 28 janvier 1908, BSG, « Dossier administratif de Firmin Maillard ».

18 F. Maillard, « Correspondance », Le Tintamarre, 22 août 1858, p. 7.

19 Id., Histoire anecdotique et critique des 159 journaux parus en l’an de grâce 1856 : avec une table par ordre alphabétique des 386 personnes citées, commentées et turlupinées dans le présent volume, Paris, au dépôt, passage Jouffroy, 7.

20 Charles Monselet, La Lorgnette littéraire : dictionnaire des grands et des petits auteurs de mon temps, Poulet-Malassis et de Broise, 1857. Un Complément a paru chez Pincebourde en 1870. Monselet avait projeté comme titre initial : La Fosse commune, qui est celui de la seconde partie des Derniers bohèmes.

21 Sur ce point voir José-Luis Diaz, L’Écrivain imaginaire : scénographies auctoriales à l’époque romantique, Paris, Champion, 2007.

22 F. Maillard, La Cité des intellectuels…, op. cit. note [12], p. 446.

23 Jules Lovy, Journal amusant, 21 février 1857.

24 Angelo de Sorr, Ranalalalulu cxxxiv, Paris, F. Sartorius, 1872, p. 177.

25 BSG, ms. 4045, f. 43.

26 Ibid., f. 20 (Lettre du 24 mars). Il cherchera à vendre un lot de brochures au même (f. 25) en janvier 1867.

27 Probablement rédigé en vue d’une vente. Mais on ne sait à quel libraire il est destiné ni si Maillard envisageait déjà une vente publique, ibid., f. 43.

28 F. Maillard, Les Passionnés du livre, Paris, Rondeau, 1896, p. 3. Maillard ajoute : « Ils ne savent quel nom leur donner ; ils les appellent tantôt bibliomanes, bibliotaphes, tantôt bibliolathes, bibliopoles, sans compter les variétés créées par Quérard, les mêlent et les confondent quelquefois par bêtise, plus souvent par malveillance. Il n’est pas un jeune de lettres qui n’ait fait son bout d’article contre ces braves gens qui se contentent de hausser les épaules et de sourire en voyant les plus originaux de ces messieurs leur rabâcher des plaisanteries déjà usées en 1810 et auxquelles leur ignorance seule donne une seconde jeunesse » (p. 3-4).

29 J.-D. Wagneur, « Le journalisme au microscope. Digressions bibliographiques », Études françaises, vol. 44, n° 3, 2008, p. 23-44.

30 Ce couvre-chef qui fait signe vers celui de Charles Bovary est l’attribut des têtes de turc des romantiques, l’épicier, le bourgeois et le propriétaire. La Casquette de loutre est une farce médiatique qui court dans la presse de la première moitié du xixe siècle. Elle désigne le petit journal bête, cupide et arriviste. Cette mystification a paru dans le Figaro du 6 juin 1858.

31 La Casquette de loutre contient une « fake news » dont Monselet et la rue de Richelieu sont les victimes : « Le travail de réorganisation, qui se fait à la Bibliothèque impériale, a amené la découverte du cadavre de M. Charles Monselet ; l’état de conservation était tel qu’il a permis aux hommes de l’art d’établir d’une manière certaine les circonstances qui ont précédé et causé la mort de notre malheureux confrère. Tout le monde sait comment se fait un herbier et dans quel piteux état se trouvent les fleurs soumises à ce cruel traitement ; eh bien ! M. Monselet a été traité comme une simple verveine, ou mieux, il a été étouffé et réduit à l’épaisseur d’une feuille de papier entre deux ouvrages de M. Legouvé ! / On ne peut se dissimuler que l’opinion publique a immédiatement désigné comme l’auteur de ce crime, M. Chéron, l’un des conservateurs de la Bibliothèque impériale » (« Coups de casquette », Figaro, 6 juin 1858, p. 5).

32 Ibid., p. 4.

33 « Paris, 21 rue de Hanovre, 1862-1863 ».

34 Les Bohèmes, 1840-1870…, op. cit. note [8], p. 1043.

35 Paris qui s’en va et Paris qui vient : publication littéraire et artistique dessinée par Léopold Flameng, texte par Arsène Houssaye, Théophile Gautier, Paul de Saint-Victor, Henri Murger, Champfleury, Charles Monselet, et al., Paris, Alfred Cadart, 1859-1860.

36 Nous développons ce point dans « Écosystèmes revuistes », L’Europe des revues 2, éd. Evanghelia Stead et Hélène Védrine, Paris, PUPS, 2018.

37 Eugène Hatin, Histoire pittoresque de l’Algérie, Paris, 1840 ; La Loire et ses bords, Orléans, Gatineau, 1843 ; Histoire pittoresque des voyages dans les cinq parties du monde, pour Ardant frères en 1843.

38 La Bibliothèque impériale a opposé une fin de non-recevoir à toutes ses propositions de service. Voir Eugène Hatin, Paroles d’un revenant : page détachée de l’historien de la presse, Paris, Champion, 1889.

39 Eugène Hatin, Bibliographie historique et critique de la presse périodique française ou Catalogue systématique et raisonné de tous les écrits périodiques de quelque valeur publiés ou ayant circulé en France depuis l’origine du journal jusqu’à nos jours, précédé d’un Essai historique et statistique sur la naissance et les progrès de la presse périodique dans les deux mondes, Paris, Firmin-Didot frères, fils, 1866, p. v.

40 Ibid., p. xi.

41 Description historique et bibliographique de la collection de feu M. le comte H. de La Bédoyère,… sur la Révolution française, l’Empire et la Restauration, Paris, France, 1862.

42 Eugène Hatin, Bibliographie historique et critique…, op. cit. note [39], p. xxii.

43 Sur ce point, il faut saluer le travail de Michel Dixmier, collectionneur de périodiques dont l’érudition a débouché sur la publication de monographies et la réalisation d’expositions.

44 Alphonse Duchesne, « Gazetiers et gazettes par J.-F. Vaudin », Figaro, 11 novembre 1860, p. 3.

45 Jean-François Vaudin, Gazetiers et gazettes : histoire critique et anecdotique de la presse parisienne : années 1858-1859, Paris, chez tous les libraires, 1860 puis « deuxième année », Paris, E. Dentu, 1863.

46 Alphonse Duchesne, « Gazetiers… », art. cit. note [44], p. 3.

47 F. Maillard, Histoire des journaux publiés à Paris pendant le siège et sous la Commune, Paris, E. Dentu, 1871.

48 Id., Les Publications de la rue pendant le siège et la Commune, Paris, Aubry, 1874.

49 Sur ce point, voir Matthieu Letourneux, Fictions à la chaîne. Littératures sérielles et culture médiatique, Paris, Éd. du Seuil, 2017 (Poétique).

50 Marie-Ève Thérenty, La Littérature au quotidien. Poétiques journalistiques au xixe siècle, Paris, Éd. du Seuil, 2017 (Poétique).

51 Sur ce point, voir Le Magasin du xixe siècle : La Machine à gloire, n° 7, 2017, et Alain Vaillant, La Civilisation du rire, Paris, CNRS éditions, 2016.

52 Publiés en feuilleton dans La Renaissance littéraire et artistique en 1872 et 1873, Les Derniers Bohèmes ont revivifié une mythologie qui redevient identitaire et est récupéré dans l’ethos communautaire des jeunes outsiders pris entre Parnasse et naturalisme, jusqu’à offrir à Émile Goudeau le titre de ses mémoires en 1888 : Dix ans de Bohème. On relit Murger, on le pastiche autant qu’on le parodie, même si Mimi a troqué ses robes à fleurs pour le jersey et le café Momus pour les brasseries à femmes.

53 Léon Rossignol, Nos petits journalistes, avec portraits d’après les photographies de M. E. Carjat, Paris, Gosselin, 1865.

54 Philibert Audebrand, Souvenirs de la tribune des journalistes (1848-1852), Paris, E. Dentu, 1867. Il importe ici de préciser qu’avant Firmin Maillard, Audebrand a publié dans divers journaux une histoire de la petite presse de la Restauration au Second Empire.

55 BSG, ms. 3559.

56 Texte de Paul-Armand Challemel-Lacour et Georges Avenel, BSG, Ms 3559, fol. 5.