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Octave Uzanne : de la bibliophilie à l’histoire littéraire

Pierre-Jean DUFIEF

Université Paris-Nanterre et société des Amis des frères Goncourt

Octave Uzanne apparaît comme un personnage bien secondaire dans le vaste panorama de la vie littéraire et artistique que nous propose le Journal d’Edmond de Goncourt. Edmond retrouve ce jeune confrère assez régulièrement aux dîners des Spartiates, petit cénacle qui rassemble autour d’un mauvais dîner, d’où son nom, personnalités des lettres, des arts et de la politique. À l’occasion de ces rencontres, le Journal dessine un portrait assez cruel d’Uzanne. Le voici tout d’abord décrit physiquement : « Uzanne, cet homme qui a une goutte de sperme extravasée dans l’œil…1 ». Goncourt fait sans charité allusion à une difformité physique mais peut-être aussi au goût de son commensal pour la littérature grivoise. Le 21 juin 1885, Edmond constate avec acrimonie qu’Uzanne réussit à obtenir des éditeurs de belles éditions qu’on refuse à sa Femme au xviiie siècle : « La malchance ! Pour mes bouquins d’histoire, j’aurais pu trouver des éditeurs qui en auraient fait des livres illustrés, dans le genre de ceux que Quantin fait des pauvres livres d’Uzanne2. » L’œuvre d’Uzanne fut abondante, si l’on en juge par sa bibliographie. Il réédita de nombreux textes, souvent légers, d’auteurs mineurs des xviie et xviiie siècles ; il publia des romans fantaisistes qui ne méritèrent pas de passer à la postérité, ce qui justifierait le jugement d’Edmond sur ces « pauvres livres » ; il fut l’historien et le peintre de la femme, de la Parisienne, attentif aux modes et aux toilettes, un auteur léger qui mériterait quelque attention, si l’on retient le jugement que porte sur lui Antoine Albalat :

Esprit charmant, tout en dentelles et en fanfreluches, M. Uzanne a chiffonné les Belles-Lettres, bibeloté l’Histoire, taquiné la Psychologie, coqueté avec la Critique. Il a fait de la jolie érudition de boudoir, de la littérature fardée et poudrée la plus galante du monde. Il a raconté l’Éventail, l’Ombrelle, les séduisants artifices de la beauté féminine, badineries agréables…3

Le dernier aspect de l’œuvre d’Uzanne est certainement le plus intéressant. Ce polygraphe a été sauvé par sa passion pour les beaux livres, pour la bibliophilie ; il a publié de belles études sur le livre, l’illustration, les libraires, les bouquinistes. Edmond de Goncourt le désigne comme « bibliophile4 ». Récemment, le libraire Christian Galantaris, préfaçant Nos amis les livres d’Uzanne, voyait dans ses études sur la bibliophilie la « partie instructive et pérenne5 » d’une œuvre abondante largement sombrée dans l’oubli.

C’est cet Uzanne bibliophile que nous voudrions évoquer en montrant que sous ses dehors d’amateur mondain il a été un acteur et un spécialiste de l’histoire d’une bibliophilie où il voyait un précieux auxiliaire de l’histoire littéraire.

LE BIBLIOPHILE MONDAIN

Issu d’un milieu de commerçants aisés d’Auxerre, Uzanne jouissait de rentes confortables qui lui permirent de mener une vie libre de toute contrainte et même de publier à ses frais des éditions d’art de ses ouvrages. Pour lui la bibliophilie est d’abord un loisir élégant, une activité artistique de mondain. Uzanne s’intéresse à la dimension technique et il est certes soucieux de précision lexicale, comme en témoigne un ouvrage pionnier dans le monde de la bibliophilie, le Dictionnaire bibliophilosophique qu’il fit imprimer chez Crété en 1896, où il propose la définition de 160 termes relatifs à cette activité. Il est intéressant de voir comment il y catégorise les amateurs de beaux livres ; le bibliognoste est versé dans la science du livre ; le bibliologue s’intéresse aux origines et au classement des ouvrages. La bibliophilie engendre des pathologies : le bibliopathe cache ses acquisitions tandis que le bibliolâtre est victime d’une passion qui a dégénéré en idolâtrie. La bibliophilie, selon Uzanne, doit pratiquer la juste mesure.

Le goût des livres, un goût éclairé. Cette dilection qui pousse à s’entourer de volumes, non pas toujours pour la seule vanité de la possession et de la puissance extérieure, mais avant tout pour s’en recréer l’esprit, pour s’environner d’amis qui ne changent jamais6.

Cette sagesse un peu conventionnelle amène le féru de néologismes à forger le terme de « bibliophilosophe » pour mieux préciser sa vision du bibliophile, envisagé comme un dandy qui refuse toute ostentation mais sait découvrir une beauté qui échappe au vulgaire, à la fois dans les textes et dans la qualité des reliures et des illustrations.

Ce souci de distinction se marque par le refus de tous les excès, que ce soient ceux d’une passion dévorante ou d’une érudition jugée malséante. Uzanne se garde de jouer les doctes et il affiche constamment un amateurisme, sans doute largement feint, mais qui le met de plain pied avec les gens du monde. Le spécialiste se peint comme « un curieux », « un flâneur », jamais comme un savant méthodique, même quand il compose des ouvrages documentés comme son Dictionnaire bibliophilosophique ou ses études sur la reliure et l’illustration. Il n’a qu’ironie pour la « bibliophilie transcendante ». Les titres de ses ouvrages sont significatifs d’une démarche d’amateur qui privilégie la fantaisie divagante à l’étude systématique, si l’on excepte ce Dictionnaire bibliophilosophique au titre ésotérique. En 1888, il publie chez Quantin, Les Zigzags d’un curieux, sous-titrés « Causeries sur l’art des livres », qu’il définit dans sa préface comme un ouvrage de « critique capricieuse7 ». Reprenant le leitmotiv de la déambulation errante, il intitule la première partie de son étude Bouquineurs et bouquinistes, « Flânerie préambule ». Le motif du caprice revient comme titre des Caprices d’un bibliophile, où l’auteur oppose au travail réfléchi le primesaut de son écriture fantaisiste, « ayant le débraillé, la belle humeur des enfants de la bohème ; ceux-là sont bâtards du caprice, du paradoxe ou de la frivolité8 ». Rouveyre, l’éditeur bibliophile, lui commande un ouvrage sur La Reliure moderne, qui doit être « un aimable traité tout personnel et primesautier9 », et Uzanne présente son étude comme « une œuvre de fantaisie variée et non de haut savoir10 ». Ses ouvrages, qui multiplient portraits et anecdotes, contiennent très peu de documents par crainte d’ennuyer le lecteur ; sa pratique d’historien s’oppose en cela à celle des Goncourt, qui privilégient la publication de documents originaux.

Le polygraphe va tout naturellement multiplier les physiologies consacrées au monde des bibliophiles. Ces œuvres légères, panoramiques et pittoresques, qui inventorient les types sociaux, avaient connu un grand succès au début du xixe siècle. Uzanne renouvelle un genre démodé depuis la fin de la Monarchie de Juillet et veut faire revivre « cet art léger, subtil, ironique et dégagé11 » contre l’hégémonie du roman. Il écrit une série de physiologies, qu’il consacre tour à tour à des femmes, à des parisiennes, ou à des bibliophiles ; on verra que femmes et bibliophiles entretiennent des rapports souvent complexes. Il peint le monde des bouquinistes et de leurs acheteurs dans l’ouvrage Bouquineurs et bouquinistes, sous-titré « Physiologie des quais de Paris » ; il entreprend un « voyage ethnologique » dans ce petit monde qui le fascine par ses bizarreries, ses singularités ; il brosse le portrait de quelques-uns de ces excentriques aux marges de la bohème, en les illustrant de savoureuses anecdotes ; il évoque aussi quelques écrivains célèbres, amateurs de flâneries sur les quais : Huysmans en quête de livres de sorcellerie, Céard qui cherche des ouvrages sur Paris ou sur Zola ; « de Goncourt parfois furète dans les casiers en quête de document imprévu12 ». Cette galerie de portraits est complétée par Les Caprices d’un bibliophile qui mettent en scène « la gent bouquinière », ses lieux favoris, les quais, Drouot, les libraires parisiens, les éditeurs de beaux livres. Au fil des pages, des portraits, des vignettes, se reconstruit le petit monde des collectionneurs avec ses grandeurs et ses ridicules, tandis que se dessine une image du bibliophile élégant, projection des valeurs de l’auteur.

La bibliophilie, selon Uzanne, se définit dans un double rapport d’identification et de rejet à la femme. Dans Nos amis les livres, les visites du bibliophile à son relieur, le choix des gardes et des fers sont comparés aux visites de la femme à sa couturière. Le livre, qui traite souvent dans le cas de notre auteur de mode féminine, appelle une présentation, une illustration et une reliure qui sont le reflet des sujets traités. Ainsi se définit une esthétique bibliophilique qui privilégie le joli, dans une certaine tradition du xviiie siècle défendue par les Goncourt et un rapport au livre comme forme du rapport amoureux :

Le public (qui) cherche, non sans raison, le coquet, le gracieux, l’aimable, de préférence au correct, au sévère, à l’impeccable, dans la décoration intime d’un volume et (qui) aime à flirter du regard avec les vignettes plutôt que de prendre possession du corps même de l’ouvrage…13

Cette féminisation du livre et de la bibliophilie établit un lien entre les deux thèmes favoris d’études d’Octave Uzanne ; elle contribue à rendre plus séduisante l’image d’un bibliophile longtemps considéré comme un maniaque désocialisé. La misogynie reprend pourtant vite le dessus chez l’amateur de livres et de femmes. Après avoir fait revivre la longue tradition des femmes bibliophiles dans un compte rendu de l’étude d’Ernest Quentin-Bauchart, Les Femmes bibliophiles de France, l’auteur de Nos amis les livres, qui s’adresse d’abord à un lectorat masculin, renoue avec une misogynie de fumoir : pas de pire danger qu’une femme dans une bibliothèque, écrit le collectionneur qui donne des conseils au bibliophile au cas où l’une d’elles s’aventurerait, par hasard, entre ses précieux rayons : « Veillez sur elle comme sur une guenon familière, prenez garde à ses fantaisies, ayez l’œil sur ses caprices et ne lui laissez manier ni les estampes précieuses, ni les reliures de prix…14 »

Ce sont là les limites d’Octave Uzanne qui résiste mal à quelques facilités pour séduire son public. Il ne faut pourtant pas trop s’arrêter aux dehors de l’amateur qui craint d’ennuyer le lectorat. Uzanne a joué un rôle important dans l’histoire de la bibliophilie qu’il retrace à grands traits, sans jamais oublier de souligner ses mérites de rénovateur d’un art essoufflé.

UZANNE ET L’HISTOIRE DE LA BIBLIOPHILIE

La mise en perspective historique apparaît comme un passage obligé dans la plupart des ouvrages que notre auteur consacre à la bibliophilie. Dans La Reliure moderne, le premier chapitre propose une savante bibliographie commentée des ouvrages qui racontent l’histoire de la reliure ; la seconde partie de l’étude sur les bouquinistes, intitulée « prolégomènes historiques », nous raconte les vicissitudes d’un métier interdit à de nombreuses reprises et tributaire d’une législation changeante ; La Nouvelle Bibliopolis retrace l’évolution de la bibliophilie à travers les âges. Uzanne se veut pédagogue et il est attentif à en indiquer les étapes, ce qui lui permet de porter des jugements de valeur, de marquer progrès ou décadence. L’évolution des techniques joue un rôle qui est souligné par le passage de la gravure de l’âge du bois gravé à celui de l’acier et du burin, puis à la lithographie.

La mode joue aussi un rôle essentiel, ce qui rapproche encore la bibliophilie de la toilette féminine. Uzanne note : « L’histoire des variations dans le goût des livres ne pourrait mieux s’étayer que sur l’histoire des modes…15 » La bibliophilie semble obéir à ces caprices que valorise le courant fantaisiste ; elle est régie par « une esthétique très versatile », des « emballements irraisonnés16 ». L’évolution du goût est marquée par l’affinement des sensations, la mobilité des sentiments, une inconstance plus généralisée. Uzanne note les temps forts et les reculs ; il considère que la bibliophilie a connu une crise avec l’apparition sous Marie-Antoinette du cartonnage, « symbole du sans-culottisme de la bibliophilie17 », qui a remplacé les éclatantes reliures d’un Padeloup ; nouvelle crise, caractérisée par la perte de créativité sous la Restauration avec la multiplication des reliures néo-gothiques répétitives et mal adaptées à l’époque ; l’historien note le foisonnement des publications de luxe vers 1880, avec là encore beaucoup d’imitations. Le bibliophile a lui aussi évolué. L’époque moderne marque la fin du bibliophile monomane, « véritable maniaque », « vieux toqué », « vivant hargneux dans sa bouquinerie comme un loup dans sa tanière18 » ; c’est aussi la fin des bibliophiles amateurs exclusifs d’ouvrages anciens, à la façon de Nodier. Chantre de la modernité, Uzanne exalte son époque, cette fin de siècle qui voit s’épanouir une bibliophilie novatrice, en phase avec le monde contemporain. Ce bel optimisme se limite au présent car l’avenir semble inquiétant. La surproduction risque de rendre insuffisants les locaux de la Bibliothèque nationale, tandis que les inventions récentes menacent la survie du livre. Peut-être le phonographe va-t-il bientôt remplacer les beaux ouvrages et Uzanne a l’impression très fin de siècle d’appartenir à l’ultime génération des amateurs de beaux livres : « Peut-être sommes-nous les derniers bibliophiles sous la forme passionnelle du livre imprimé19. »

Cette déploration sur le déclin de la bibliophilie et cette exaltation de son récent renouveau participent à l’autopromotion du bibliophile historien qui souligne avec complaisance son rôle dans le regain de créativité de cette pratique artistique. L’ouvrage d’art qu’Uzanne consacre à la reliure moderne est illustré de reproductions de quelques-unes des reliures qu’il a lui-même conçues. Dans La Nouvelle Bibliopolis, il considère que la publication de son livre d’art sur L’Éventail a marqué une date et une étape dans l’histoire de la bibliophilie moderne. Uzanne n’a pas tort de se valoriser de la sorte car il fut sans conteste un acteur important du renouveau de la reliure, de l’illustration, à la toute fin du siècle. Hôte assidu à l’Arsenal du salon de Paul Lacroix, le Bibliophile Jacob auquel il rend hommage dans Nos amis les livres, il est introduit chez Damase Jouaust, à la « Librairie des bibliophiles », où il réédite des poètes du xviie siècle ; il dirige bientôt chez Quantin deux collections bibliophiliques, où sont publiés des petits conteurs et des petits poètes du xviiie siècle. Son appartenance à la Société des amis des livres, qui veut rénover la bibliophilie, s’opposant en cela à la très aristocratique et traditionaliste Société des Bibliophiles françois, renforce ses partis pris esthétiques. Uzanne se fait l’éditeur de ses propres œuvres, dont il finance la publication, dirigeant les dessinateurs et les graveurs, concevant les reliures. L’Éventail fit sensation en 1882 par le recours à la chromolithographie et par son format de grand in-octavo. Rédacteur en chef à partir de 1880 d’une très importante revue de bibliophilie éditée par Quantin, Le Livre, Uzanne disposait de leviers pour faire passer ses idées. Il jouissait par ailleurs d’un très important réseau d’amis bibliophiles en France et à l’étranger, ainsi que de l’appui de journalistes et de critiques (Paul de Saint-Victor, Francisque Sarcey, Henry Houssaye) qui le soutenaient dans la presse. Cet adversaire acharné du naturalisme20 est en matière d’art et de bibliophilie un adepte convaincu de la modernité. Il s’intéresse beaucoup à l’illustration, déplorant que la critique les ignore trop souvent ; il rejette l’iconographie conventionnelle imitée du xviiie siècle, et veut que les illustrateurs s’intéressent à leur temps : « Ce sont nos types, nos mœurs, notre façon d’être qu’il faut peindre ; ce sont nos misères, nos plaisirs, nos repas, nos travaux, nos luttes, nos usines ; ce sont nos quartiers pauvres, nos cythères et nos campagne…21 »

Très ami de Rops, il veut peindre comme lui la femme de son temps, dans son cadre moderne, s’appliquant à décrire toutes les couches de la population parisienne, non seulement les mondaines élégantes, mais aussi les ouvrières, dont il dénonce la situation insupportable ; le bibliophile n’est pas enfermé dans le petit monde de la collection mais il est ouvert aux problèmes de son temps, et le rentier n’hésite pas à tenir des propos inspirés des idées socialistes. S’il admire les reliures jansénistes, Uzanne pense que l’époque moderne doit voir triompher la couleur dans la décoration des livres. La reliure doit se renouveler ; le classicisme de Trautz-Bauzonnet, apprécié de trop de bibliophiles qui vivent dans le culte du passé, tout comme celui de Bozérian ou de Lortic, qu’Edmond de Goncourt fait volontiers travailler, doit, selon lui, céder la place aux talents novateurs d’un Charles Meunier ou d’un Victor Prouvé. Abandonnant toute routine, l’artiste doit désormais pratiquer la « décoration symbolique, originale, gracieuse, spontanée, exprimant l’art et la fantaisie du jour22 » S’il donne volontiers en modèle le Japon pour ses papiers, ses couleurs, Uzanne privilégie constamment l’originalité et la créativité. Il cite en exemple Burty qui fait enchâsser dans ses reliures des émaux de Claudius Popelin ou qui a fait relier les Châtiments en insérant dans la couverture deux abeilles d’or prises sur le manteau du sacre lors du pillage des Tuileries en 1871. Les reliures d’Edmond de Goncourt, précisément décrites dans La Maison d’un artiste23, apparaissent également comme des références. Contre la convention, le passéisme, la routine, il faut donc affirmer les droits d’un art neuf, qui est aussi l’Art-Nouveau, comme en témoigne l’admiration d’Uzanne pour Prouvé. Cette exigence de modernité s’applique aussi bien à la mode vestimentaire qu’à la décoration intérieure ou encore à l’art du livre et à la littérature ; s’il condamne la grossièreté du naturalisme, Uzanne est proche de Mallarmé et des Symbolistes. La revue Le Livre témoigne régulièrement de cette universelle exigence de renouveau.

Ce regard sur la bibliophilie se veut international, même si le critique affiche volontiers un nationalisme qui lui fait alors déclarer que l’art de la reliure est devenu essentiellement français à partir du xvie siècle. Ces affirmations sont contrebalancées par une admiration grandissante pour les créations de l’étranger. Uzanne entretient des liens étroits avec les bibliophiles anglo-saxons ; il se rend aux États-Unis et fait l’éloge du Nouveau monde, ouvert aux initiatives novatrices en matière d’art ; il note la supériorité des dessinateurs anglais, l’importance des collectionneurs américains ; il participe de cette fascination d’une petite élite artiste, dont fait partie Paul Bourget, pour une Amérique devenue modèle en matière d’art alors qu’elle était considérée par les auteurs fin-de-siècle comme un pays de barbares dédaigneux de toute forme de raffinements. Son approche est donc constamment comparatiste et il n’hésite pas à donner en exemple aux Français cette Amérique artiste et créative.

Ce souci de l’ouverture amène Uzanne à indiquer des pistes de recherches encore inexplorées. Il s’intéresse aux questions de propriété littéraire, aux revenus des écrivains, à la naissance de l’homme de lettres ; il voudrait que l’on écrive l’Histoire du métier littéraire. Le monde de l’édition requiert sa meilleure attention et il multiplie les notices sur les libraires et les éditeurs. À l’occasion de la mort de Dentu, il lui consacre une longue notice où il souligne l’importance de ses publications de brochures et son goût des beaux livres. Il est très attentif aux phénomènes de réseaux et s’intéresse à la dimension cénaculaire de la bibliophilie, faisant revivre ses hauts lieux d’échanges et de convivialité comme le salon de Lacroix à l’Arsenal ainsi décrit :

Le bibliophile groupait quelques amis autour de la table ; c’était toute une renaissance délicieuse à étudier pour les jeunes admis au cénacle. Là, venaient le vieux baron Taylor, Paul de Saint-Victor, Henri Martin, Maquet, Monselet, Jules Lacroix, Faber, l’auteur de l’Histoire du théâtre en Belgique, Mme de Monmerqué, autrefois la belle Mme de Saint-Surin, et nombre d’aimables survivants de la génération de 1830. Paul Lacroix, à ces réunions, se montrait un causeur intarissable, spirituel, délicat, un narrateur exquis, qui savait faire revivre ses souvenirs avec une précision et un charme de jeunesse inoubliables. C’est peut-être le dernier salon de conversation qu’il m’aura été donné d’entrevoir, la dernière maison qui eût conservé dans l’urbanité de la causerie, comme un malicieux reflet des bureaux d’esprit du xviiie siècle ; on n’y fumait point, on y causait doucement en savourant un café spécial dont Balzac avait fourni la recette ; on y lisait, on inventoriait les pièces curieuses, les bibelots des étagères24.

Ces souvenirs font d’Uzanne le moderniste le témoin nostalgique d’une sociabilité disparue, qu’il convient d’évoquer pour décrire un moment particulier de l’histoire de la bibliophilie, celui des années 1870.

BIBLIOPHILIE ET HISTOIRE LITTÉRAIRE

L’un des grands mérites des bibliophiles, aux yeux d’Uzanne, est d’être de précieux auxiliaires des historiens de la littérature. Ils collectionnent des documents souvent inattendus qui vont enrichir notre connaissance des livres, des auteurs et de la littérature. Un précieux paratexte se construit ainsi au gré de leurs curiosités. Uzanne attire ainsi l’attention sur des sources trop souvent ignorées. Brochures, pamphlets, affiches se multiplient et Uzanne conseille aux bibliophiles d’en faire collection : « Ils peuvent dans cette agglomération découvrir des pièces étonnantes, former des collections qui serviront à l’histoire de la littérature et préparer le travail de la postérité25. »

Rendant compte d’un ouvrage de Poulet-Malassis sur les ex-libris qui se vulgarisent à partir de 1860, Uzanne suggère la rédaction d’un dictionnaire des ex-libris. Il recommande la conservation des couvertures lors de la reliure car celles-ci permettent de connaître, à partir des ouvrages annoncés, tous les projets avortés. À l’occasion de l’hommage qu’il rend à Paul Lacroix au moment de sa mort, il montre l’apport de ces dédicaces que Lacroix faisait souvent très longues. Les notes marginales que le lecteur porte sur un ouvrage sont une autre source précieuse pour la connaissance d’un écrivain ou du public ; Uzanne suggère une Histoire des livres interprétés par leur lecteur. Les bibliophiles truffent volontiers de lettres leurs éditions, ce qui donne à l’historien l’occasion d’une mise au point sur les correspondances. Toutefois, très critique à l’égard de la publication des lettres de Flaubert qu’il considère comme une atteinte à la mémoire de l’écrivain, Uzanne est perplexe car, si le goût de l’archive, le désir de tout conserver sont utiles à l’histoire littéraire, ils sont parfois dommageables à l’image de l’artiste. L’article sur « L’amateur d’autographes » souligne pourtant le rôle essentiel des lettres autographes, « expression la plus spirituellement vivante qui reste des choses mortes26 », éloge qui rappelle singulièrement celui des Goncourt dans la préface des Portraits intimes du xviiie siècle27. La bibliophilie nourrit ainsi de multiples façons l’histoire littéraire ; Nos amis les livres synthétise cet apport :

Ce que l’on peut affirmer, c’est que leur monomanie générale, grâce à cette passion du document qu’ils joignent au livre, en fait des utiles collaborateurs pour l’histoire littéraire de ce siècle ; – le bibliophile moderne concourt à accroître la richesse nationale et à faciliter les recherches futures. Quelques-uns dressent des catalogues raisonnés de leurs ouvrages et créent des recueils factices de brochures sur un même sujet, qui, sans leurs soins passionnés, deviendraient inconnues et introuvables ; d’autres enrichissent leurs livres d’autographes et de pièces curieuses qui viennent apporter plus d’un fait intéressant pour la bibliographie de l’ouvrage ou la biographie de l’auteur. Tel monomane que je sais a réuni chez lui tous les essais et états de gravure d’une publication recherchée, et pourrait, à l’aide de ces seuls documents, reconstituer la genèse du volume, et mettre au jour les projets primitifs et les difficultés vaincues par l’éditeur ; tel autre collige les épreuves, les manuscrits, les addenda de l’écrivain, et fournira ainsi aux commentateurs à venir tous les matériaux et variantes de leurs travaux d’annotation28.

Lui-même a collationné abondamment les documents, participant ainsi à une meilleure connaissance de grands auteurs du xixe siècle. Il a recensé les projets non aboutis de Balzac dans une petite étude qu’il évoque dans ses Caprices d’un bibliophile ; il copie, chez Poulet-Malassis, des inédits de Baudelaire, faisant le premier connaître au public quelques extraits des Fusées avant que Crepet ne donne une édition érudite de ces textes ; il rassemble un lourd dossier sur « un Musset inédit » qu’il cite dans Nos amis les livres.

Le dosage est donc subtil entre savoir mondain et histoire littéraire érudite. La bibliophilie est liée chez Uzanne à l’otium d’un rentier qui cultive la compagnie des beaux livres et refuse d’en parler en savant, en pédant ; le collectionneur adopte le ton d’un homme du monde, parfois léger et superficiel, pour parler de ces objets qu’il refuse de fétichiser. Le livre est une enveloppe précieuse mais aussi un texte. En réaction contre le milieu aristocratique des bibliophiles conservateurs, le bibliophile bourgeois se veut ouvert à la modernité, à son temps, et prône une bibliophilie créative. Très attentif à son époque, il ne s’enferme pas dans le culte dépassé des « belles lettres » mais se montre ouvert à une histoire littéraire en train de se constituer. Il raconte l’histoire du beau livre en étant attentif à l’histoire de l’édition, des techniques, des groupes de collectionneurs. Il souligne l’apport documentaire des bibliophiles en notant l’intérêt de sources d’informations nouvelles. Il restaure ainsi l’image du collectionneur de livres, longtemps caricatural et caricaturé, en le réconciliant avec le monde et la science modernes. L’un des mérites d’Uzanne est, enfin, d’avoir ouvert, par ses études, la bibliophilie à un public beaucoup plus large que celui des érudits ou des aristocrates, pieux conservateurs des bibliothèques familiales.

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1 Edmond de Goncourt, Journal. Mémoires de la vie littéraire, t. iii : 1887-1896, jeudi 29 septembre 1887, éd. Robert Ricatte, Paris, Robert Laffont, 1989 (Bouquins), p. 65.

2 Ibid., t. ii : 1866-1886, lundi 22 juin 1885, p. 1165.

3 Antoine Albalat, Les Ennemis de l’art d’écrire, Paris, Librairie universelle, 1905, p. 211.

4 Edmond de Goncourt, Journal…, op. cit., vendredi 13 avril 1888, p. 114.

5 Christian Galantaris, Préface à Octave Uzanne, Nos amis les livres : causeries sur la littérature curieuse et la librairie, Dijon, L’Échelle de Jacob, 2006, p. 7.

6 O. Uzanne, Dictionnaire Bibliophilosophique, Typologique, Iconophilesque, Bibliopégique et Bibliotechnique…, Paris, pour l’Académie des Beaux Livres [Société des Bibliophiles Contemporains], 1896, p. 59.

7 O. Uzanne, Préface, Les Zigzags d’un curieux : causeries sur l’art des livres et la littérature d’art, Paris, Quantin, 1888, p. 2.

8 Id., Préface, Caprices d’un bibliophile, Paris, Édouard Rouveyre, 1878, p. iii.

9 Id., La Reliure moderne artistique et fantaisiste, Paris, Édouard Rouveyre, 1887, p. 3.

10 Ibid., p. 6.

11 O. Uzanne, Les Évolutions du Bouquin. La Nouvelle Bibliopolis : voyage d’un novateur au pays des néo-icono-bibliomanes, Paris, Henri Floury, 1897, p. 64.

12 Id., Bouquineurs et bouquinistes : Physiologie des quais de Paris, du Pont-Royal au pont Sully, Paris, Ancienne Maison Quantin, 1893, p. 191.

13 Id., La Française du siècle : Modes, mœurs, usages, Paris, Quantin, 1886, p. v.

14 Id., Les Zigzags d’un curieux…, op. cit. note [7], p. 34.

15 Id., La Nouvelle Bibliopolis…, op. cit. note [11], p. 8.

16 Ibid.

17 O. Uzanne, Les Zigzags d’un curieux…, op. cit. note [14], p. 50.

18 Id., La Nouvelle Bibliopolis…, op. cit. note [15], p. 47.

19 Ibid., p. 42.

20 « Nous ne sommes plus en gondole à Venise, nous nous promenons en radeau, dans les égouts des villes. » O. Uzanne, Caprices d’un bibliophile…, op. cit. note [8], p. 83.

21 Id., La Nouvelle Bibliopolis…, op. cit. note [18], p. 31.

22 Ibid., p. 191.

23 E. de Goncourt, La Maison d’un artiste, Paris, Charpentier, 1881.

24 O. Uzanne, Nos amis les livres…, op. cit., note [5], p. 193.

25 Id., La Nouvelle Bibliopolis…, op. cit. note [21], p. 25.

26 Id., Les Zigzags d’un curieux…, op. cit. note [17], p. 256.

27 E. et J. de Goncourt, Portraits intimes du xviiie siècle. Études nouvelles, d’après des lettres autographes et des documents inédits, Paris, E. Dentu, 1857-1858.

28 O. Uzanne, Nos amis les livres…, op. cit. note [24], p. 266.