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Sade 1850-1909, début de reconnaissance ?

Raymond-Josué SECKEL

Bibliothèque nationale de France

Il est convenu de considérer que le début de la reconnaissance de Sade, son entrée dans l’histoire littéraire « autorisée », date de 1909, avec la publication d’une première anthologie, L’Œuvre du marquis de Sade, introduction de Guillaume Apollinaire (dans la collection « Les Maîtres de l’amour » à la Bibliothèque des curieux). En 1916, Maurice Heine fait la connaissance d’Apollinaire ; ensemble ils forment le projet d’une édition des œuvres complètes de Sade, que la mort du poète en 1918 les empêcha d’entreprendre. Maurice Heine, qui a toujours reconnu sa dette envers Apollinaire, procura, à partir du milieu des années vingt, les premières éditions sérieusement établies des œuvres de Sade, inédites pour certaines d’entre elles1.

Mais les « sadologues » savent bien que d’autres travaux ont précédé Apollinaire :

– en 1887, La Vérité sur le marquis de Sade de Charles Henry (Paris, E. Dentu, 1887), paru anonymement, que Maurice Heine considère comme le vrai début des études sadiennes ;

– en 1900, Der Marquis de Sade und seine Zeit, d’Eugen Dühren (Berlin, H. Barsdorf, 1900), et sa traduction en français, Le Marquis de Sade et son temps, études relatives à l’histoire de la civilisation et des mœurs du xviiie siècle (traduit par le Dr A. Weber-Riga ; préface d’Octave Uzanne, Berlin, H. Barsdorf ; Paris, Michalon, 1901) ;

– en 1904, j’y reviendrai, la première édition des 120 Journées de Sodome, par Eugen Dühren/Iwan Bloch (Paris, Club des bibliophiles [i.e. Berlin, Max Harrwitz], 1904) ;

– et encore en 1904, Neue Forschungen über den Marquis de Sade und seine Zeit du même Eugen Dühren déjà cité, jamais traduit.

De ce constat est née l’idée d’aller voir plus précisément ce qui s’est passé avant 1909.

Fin 2014-début 2015, le Musée d’Orsay a célébré le bicentenaire de la mort de Sade par une exposition, Attaquer le soleil, dont on pouvait attendre beaucoup sur la présence de Sade dans le xixe siècle. Or on n’y apprend à peu près rien sur l’édition de ses œuvres pendant cette période, ni sur sa marque dans les lettres. Les documents sur papier exposés n’avaient trait qu’à la littérature érotique en général, et surtout à l’imagerie érotique de la période.

Pourtant, à en croire Mario Praz ou Jean-Jacques Pauvert (parmi d’autres), Sade aurait occupé toute la littérature du xixe siècle. Un détour par les écrivains valait peut-être aussi… le détour.

UNE PRÉSENCE DIFFICILE À SAISIR

Avant d’entrer dans le vif du sujet, un point de méthodologie s’impose.

L’évaluation du rôle de la bibliophilie dans la connaissance (et la reconnaissance éventuellement) de Sade, et de façon plus générale peut-être de la littérature érotique (donc clandestine à l’époque) pose problème. Connaître les pratiques des collectionneurs de littérature érotique, et celles des bibliophiles en ces matières, soulève des difficultés : c’est une activité discrète, donc difficile à saisir. À titre d’exemple, je n’ai trouvé qu’un seul catalogue de vente de livres mentionnant dans son titre le nom de Sade (le 24 novembre 1890) ; même chose pour les mots érotisme ou erotica ; le mot curiosa apparaît un peu plus tôt, mais il peut désigner des objets autres que « libertins ».

Ce peut être aussi une activité dangereuse, pour les livres eux-mêmes (on pense au collectionneur Louis Hubaud de Marseille, qui offrit à la Bibliothèque impériale, à la fin de sa vie, en 1866, plusieurs ouvrages – le Recueil de pièces choisies rassemblées par les soins du Cosmopolite de 1735, l’Histoire de dom B***, Alcibiade fanciullo – de peur que ses héritiers ne les détruisent, mus « par un scrupule peu réfléchi »), ou pour leur possesseur (cette même année 1866, Alfred Bégis fut victime de la saisie de plusieurs ouvrages érotiques – dont des éditions originales de Sade – aujourd’hui conservés à l’Enfer de la Bibliothèque nationale de France, et de menaces de rétorsion de la part du pouvoir impérial).

Cet état de faits peut rendre difficile une appréciation des pratiques bibliophiliques. Il faudrait aussi prendre en compte la différence entre la bibliothèque d’un bibliophile « ordinaire », « généraliste » qui comportera (forcément ?) quelques curiosa, et celle d’un collectionneur qui aura réuni exclusivement des erotica.

Et dans cet ordre, ne faut-il pas faire la distinction entre la démarche d’un bibliophile qui aura œuvré des années durant à réunir des rara, des rariora, à la recherche d’un livre, d’une édition originale, de l’exemplaire « parfait », pour leur époque (tout est relatif), et celle d’un « spécialiste » (un écrivain, un historien, un critique…) ou d’un amateur d’émotions fortes (ceux que Fernand Drujon a appelés avec mépris les « érotophiles2 ») qui cherche à se procurer un livre rare, exceptionnel, parce que c’est un « texte » (et non un livre) difficile à trouver parce qu’interdit ? Peu de « grands auteurs » ont été « bibliophiles3 » ; nombreux sont cependant ceux qui ont recherché, au xixe siècle, les grands textes de Sade.

Pour contourner (sans les ignorer) ces difficultés, on peut s’intéresser à Sade entre 1850 et 1914 en examinant sa présence dans le champ de la bibliophilie : éditions, discours des revues de bibliophilie et de publications bibliographiques ad usum bibliophilorum (pardon pour le barbarisme).

Là aussi se pose un problème : faut-il limiter l’examen des éditions aux publications bibliophiliques « consensuelles » ? Ou bien prendre en compte toutes les éditions de Sade, y compris celles des éditeurs belges ou hollandais (Poulet-Malassis, Gay, Gay et Doucé, Brancart, Vital-Puissant…) qui n’ont pas tous été en odeur de sainteté auprès des grands bibliophiles de l’époque ?

On verra que notre choix, restrictif, peut être discuté.

AUTEURS-LECTEURS-PRESCRIPTEURS ?

Un détour rapide par les auteurs comme éventuelle instance de reconnaissance pouvait donc sembler le bienvenu.

Jean-Jacques Pauvert4 , et avant lui Mario Praz5 et Pascal Pia6 ont presque tout dit sur la présence de Sade chez les auteurs du xixe siècle ; mais à y regarder de près, il semble plus judicieux de parler de sadisme que de Sade. Et surtout on y apprend peu de choses sur les lectures (et dans quelles éditions ?) de Sade par ces auteurs ; enfin, rien n’indique que les écrivains aient pu jouer en leur temps un rôle de « prescripteurs » favorisant la reconnaissance de Sade.

En nous limitant à deux exemples de poids (des auteurs dont on dispose des œuvres et de la correspondance dans des éditions de qualité), on verra que Sade est resté une référence secrète.

Chez Baudelaire, on trouve une seule mention de Sade dans ses Œuvres complètes, dans une étude sur Laclos, Les Liaisons dangereuses (posthume, publiée en 1903). Le rapprochement est intéressant : il témoigne de la différence de notoriété et de reconnaissance entre les deux auteurs dans les années 1860. On trouve une seule mention de Sade dans sa correspondance (connue), une lettre à Poulet-Malassis de 1865 : Baudelaire lui demandant « quel est le prix d’un exemplaire de la Justine et où cela peut se trouver, tout de suite » ; Baudelaire recherche Justine parmi « d’autres saloperies » ; et pas pour lui, mais pour Sainte-Beuve (qu’il ne nomme pas), précisant que « le sieur Baudelaire a assez de génie pour étudier le crime dans son propre cœur7 ». Cette réflexion à elle seule pourrait introduire un intéressant débat sur la nuance entre Sade et sadisme.

Flaubert est plus intéressant : sa correspondance et ses carnets témoignent d’un intérêt pour Sade dès 1839, et jusqu’à sa mort ; le Journal des Goncourt le présente aussi à plusieurs reprises, gratifiant son auditoire (en privé) de considérations sur Sade. Ses propos, ses lettres et des allusions détectables dans presque toutes ses œuvres indiquent clairement qu’il avait une connaissance précise des textes de Sade (Justine, probablement La Nouvelle Justine… suivie de l’Histoire de Juliette sa sœur…, et La Philosophie dans le boudoir au moins), mais jamais il n’a revendiqué, et encore moins glorifié, ces lectures ; son procès de 1857 justifie d’ailleurs sa prudence8.

La littérature française du xixe siècle déborde de références à Sade9, mais à quelques exceptions près, il est impossible de savoir ce qui renvoie à des textes précis de Sade10 ou à une sorte de corpus des lieux communs du « sadisme » (le mot date de 1833-1834) déjà largement constitué.

ENTRÉE DE LA BIBLIOPHILIE

Cependant, il est beaucoup question de Sade, dès le Second Empire, plus encore à partir de 1870, dans des livres, dans des revues, et dans la presse (grande ou petite) ; mais il est frappant de constater qu’il est bien davantage question de l’homme Sade que de l’auteur Sade et de ses écrits. C’est à partir de 1878 que paraissent, ouvertement, et s’adressant explicitement à des bibliophiles, des éditions des œuvres de Sade. Mentionnons :

– 1878 : Idée sur les romans… avec préface, notes et documents inédits par Octave Uzanne (Paris, Édouard Rouveyre, 1878) ;

– 1881 : Dorci ou la bizarrerie du sort, conte inédit par le Mis de Sade, publié sur le manuscrit avec une notice sur l’auteur [signée A.F. = Anatole France] (Paris, Charavay frères, 1881) ;

– 1884 : Justine, ou les Malheurs de la vertu… (Paris, Pour Isidore Liseux et ses Amis, 1884) ;

– 1904 : Les 120 journées de Sodome ou l’École du libertinage par le Marquis de Sade. Publié pour la première fois d’après le manuscrit original, avec les annotations scientifiques du Dr Eugène Dühren (Paris, Club des bibliophiles, MCMIV [i.e. Berlin, Max Harrwitz]).

Tous ces ouvrages sont parus en petit tirage (100 exemplaires pour l’Idée sur les romans, 269 ex. pour Dorci, 150 ex. pour Justine, 200 ex. pour Les 120 journées de Sodome), dans des éditions de présentation soignée, illustrées avec goût (Idée sur les romans, Dorci).

Les textes sont soigneusement établis, sauf pour Les 120 Journées de Sodome, dont les milliers de mauvaises lectures seront corrigées par Maurice Heine dans l’édition de 1931-1935. Et sous réserve pour Dorci : « Nous avons ponctué le texte pour le rendre lisible. Nous aurions pu rétablir en note tous les passages raturés ; ils sont nombreux. Mais nous n’avons indiqué que les changements un peu curieux. Il n’est pas nécessaire de traiter un texte du marquis de Sade comme un texte de Pascal11 » ! Cette formule de l’éditeur (Anatole France) jette un doute sur l’admission de Sade dans les rangs de l’histoire littéraire. Petite consolation : Sade est entré dans la Pléiade en 1965 (contrairement à la date de 1990 citée habituellement) dans le volume II des Romanciers du xviiie siècle, édité par Étiemble, donc près de 20 ans avant Anatole France (1984)… J’ai signalé Les 120 Journées de Sodome pour mémoire ; elles n’ont connu en France qu’une diffusion minime, malgré l’adresse bibliographique, cependant significative.

La Justine d’Isidore Liseux et Alcide Bonneau est plus intéressante. Elle émane d’un éditeur qui s’est courageusement engagé contre la censure en publiant de grands textes érotiques de manière non clandestine, en prenant toutefois des précautions : il publie « Pour Isidore Liseux et ses Amis », donc une édition privée, à tirage très restreint. La couverture comporte du reste cet avertissement : « Édition privée – Avis aux libraires Ce volume ne doit pas être “mis en vente ou exposé dans les lieux publics” (loi du 29 juillet 1881) – Liber Sadicus ».

En ce qui concerne les deux titres de 1878 et 1881, ils sont publiés par des éditeurs reconnus du circuit de la bibliophilie : Édouard Rouveyre, éditeur de bibliophilie par excellence, et Charavay (Étienne en 1881), célèbre dynastie de marchands d’autographes. Les deux titres de Sade sont des textes « avouables » : l’Idée sur les romans peut être qualifié de texte théorique, esthétique sur l’art du roman ; il avait servi de préface aux Crimes de l’amour (Paris, Massé, an viii) qui est loin d’être le texte le plus érotique de Sade ; il traite de l’inceste (volontaire ou pas), et la préface n’y fait jamais allusion ; Dorci est une nouvelle inédite (le manuscrit avait appartenu à Bégis !) dans le style des Historiettes, contes et fabliaux, dans l’esprit de la prose légère du temps, qui « devait – selon la préface – entrer dans le recueil intitulé Les Crimes de l’amour12 ».

Que disent les éditeurs (editors) dans leurs préfaces respectives ?

1) Une condamnation sans appel de l’Homme Sade auquel sont attribuées toutes les horreurs décrites par l’Écrivain Sade. Anatole France se montre relativement indulgent, traitant Sade de « malade », de « malheureux », parlant de « ses rêves monstrueux de malade13 ». Octave Uzanne est plus violemment radical en décrivant un « monstre », « ce fanfaron du vice [qui] avait pratiqué les plus honteuses débauches14 », « un homme avili par lui-même et justement méprisé du public15 ».

2) Un rejet de l’essentiel de son œuvre. Anatole France écrit à ce sujet : « Justine, puisqu’il faut nommer le monstre, ne ressemble pas plus aux Bijoux indiscrets que Sophie Arnould ne ressemble à la Brinvilliers16 » ; il parle d’« abominables romans ayant leur morale particulière17 ». Octave Uzanne là aussi se montre plus catégorique et méprisant en estimant que « les ouvrages infâmes de ce rêveur de meurtres ont été sagement mis à l’index18 », ou en rappelant que « la Nouvelle Justine est la troisième rédaction de cet exécrable ouvrage […]19 ». À la fin de sa bibliographie, Uzanne reconnaît avoir fait le choix d’« abandonner l’homme pour remuer dédaigneusement l’œuvre, essayer de la classer […]20 ». Il prescrit de ne retenir que les seules œuvres « aimables » : dans sa « Lettre à l’éditeur » [Édouard Rouveyre], il justifie l’édition de « l’aimable opuscule » par l’argument suivant : « Dans la fange sadique, nous découvrons une brochure décente […]21 ».

Mais en 1901, Uzanne apporte une nouvelle contribution aux études sadiennes en donnant une préface à la traduction française de l’ouvrage d’Iwan Bloch (l’éditeur des 120 journées de Sodome en 1904 sous le pseudonyme d’Eugen Dühren) paru en allemand un an plus tôt : Le Marquis de Sade et son temps, études relatives à l’histoire de la civilisation et des mœurs du xviiie siècle, cité plus haut. Le ton a singulièrement changé ; Uzanne, dans sa préface (dont le titre déjà éveille l’attention : « L’idée de sadisme et l’érotologie scientifique ») salue le travail d’érudition et d’analyse de la société du xviiie siècle proposé par le Dr Dühren ; mais il a aussi sur Sade et ses écrits un regard nettement moins exclusivement dépréciatif ; certes il continue à le qualifier de monstre, mais il le considère, en 1901, « enfin admis dans le vaste musée de la science anthropologique22 ». Le sadisme ne relève plus de la criminalité et de ses « modernes Bastilles » ; il est devenu un « département de l’aliénation mentale23 » ; est-ce un réel progrès ? Du moins Sade n’est plus considéré comme un criminel monstrueux, mais comme un analyste, l’ultime analyste peut-être du « champ érotique » : « il fixa dans un monde d’horreurs les colonnes d’Hercule des démentes priapées. Jamais, heureusement on n’ira désormais aussi loin ; de Sade aura borné l’horizon du champ érotique24 ». Uzanne semble enfin prendre au sérieux le distique qui orne la page de titre du premier volume de La Nouvelle Justine (1797, i.e. 1801) : « On n’est point criminel pour faire la peinture / Des bizarres penchans qu’inspire la nature ».

La multiplication des travaux scientifiques et médicaux sur Sade à partir des années 1880 a certainement joué un rôle important dans cet intérêt (à défaut d’une reconnaissance pleine) porté à Sade.

Avant le travail de Dühren publié à Berlin en 1900, et traduit en 1901, il faut citer la Psychopathia sexualis de Krafft-Ebing en 1886 (traduit en français en 1895), et les travaux d’Alexandre Lacassagne et de ses élèves de l’école lyonnaise ; enfin, en 1887, le livre (anonyme) de Charles Henry, La Vérité sur le marquis de Sade. Fondé principalement sur des correspondances inédites de Sade passées en vente publique entre 1840 et 1880 (ce qui témoigne d’une forme de circulation assez libre de ses écrits), l’ouvrage vise à « décriminaliser » la vie de Sade, à défaut de s’intéresser de près à ses œuvres.

Il faut se demander (je reviens aux éditions de 1878 et 1881) si ce rejet catégorique de l’ensemble de l’œuvre de Sade n’avait pas une dimension « stratégique », et si ces publications, chez Rouveyre et Charavay, de textes « aimables » ne correspondent pas à une stratégie éditoriale visant à rendre l’œuvre dans son ensemble digne d’attention, tout en ne publiant que des livres qui ne risquaient pas d’encourir les foudres de la censure.

Octave Uzanne termine sa préface de 1878 par une bibliographie assez remarquable, très informée et détaillée pour l’époque, ce qui en fait à la fois une invite à la lecture, un outil d’aide à la recherche pour les bibliophiles, et apporte la preuve que Sade en 1878 avait déjà gagné le statut d’objet désirable pour les bibliophiles (en témoignent les références bibliographiques, ainsi que plusieurs renvois à des catalogues de vente). D’ailleurs en mars 1894, quand Uzanne met en vente une partie de sa bibliothèque25, il rend un hommage appuyé à Isidore Liseux, dont il vend parmi d’autres productions le Liber Sadicus de 1884 (il ne donne pas le titre Justine dans son catalogue).

Les comptes rendus et articles d’Octave Uzanne publiés en revues au tournant du siècle et signalés plus bas confirment son intérêt pour Sade.

Pour compléter l’enquête, il faudrait dépouiller systématiquement les publications bibliophiliques du temps (revues, manuels, bibliographies, essais) pour y détecter la présence de Sade. Je me suis contenté de quelques sondages d’où se dégagent des éléments intéressants.

Pour ce qui est des grandes bibliographies, aujourd’hui classiques : Brunet, dans son Manuel du libraire (5e éd., 1860-1865), ignore complètement Sade, mais décrit Les Liaisons dangereuses (1782). Henry Cohen, dans son Guide de l’amateur de livres à vignettes [à gravures – le titre a évolué] du xviiie siècle : la première édition en 1870 évite Sade, mais il est copieusement décrit dès la deuxième de 1873 ; quant à la 6e édition de 1912, elle décrit tous les livres à gravures ou frontispices de Sade parus au xviiie siècle, avec force détails, et suggère une reconnaissance sans doute plus artistique et bibliophilique que littéraire. Enfin, Georges Vicaire, dans son Manuel de l’amateur de livres du xixe siècle, signale l’Idée sur les romans (1878), Dorci (1881), Liber Sadicus Justine (1884) ; il décrit également les éditions bruxelloises, mais renvoie à Quérard et Gay pour de « plus amples détails sur les œuvres obscènes du Marquis de Sade26 ».

Parmi les revues, le Bulletin du bibliophile ne cite pas Sade dans sa table pour les années 1834-1906 ; on y trouve cependant des traces de Sade, dans de petites informations, et dans les « catalogues de livres rares » insérés dans le Bulletin par Techener. La Revue biblio-iconographique (1895-1907), à laquelle Octave Uzanne a contribué, ne mentionne pas Sade, sauf pour les résultats en vente de quelques exemplaires de Dorci, parfois attribué à Anatole France. Le Livre, revue du monde littéraire (paru de 1880 à 1889), dont le rédacteur était Octave Uzanne, mentionne Sade dans chacune de ses 10 années de parution. Ce sont principalement des comptes rendus de parutions, souvent assez détaillés ; on y trouve aussi quelques occurrences où Sade est simplement mentionné à titre de comparaison. Deux articles de la partie « Bibliographie rétrospective », consacrés l’un à Jean-Joseph Girouard27, l’autre aux agissements de la Direction de l’imprimerie et de la librairie entre 1810 et 181528, citent abondamment Sade. Les comptes rendus sont souvent signés U. ou O.U. (Uzanne), ou Philom. Min. (Fernand Drujon) : traitant de, ou citant Sade, les publications d’Isidore Liseux sont très favorablement recensées, tout comme celles de Gay & Doucé à Bruxelles. Même quand Sade est traité de « monstre », ou qu’il est question de la « grimaçante figure de l’apôtre du vice29 », les auteurs ont à cœur de faire « apprécier l’écrivain », en défendant « les productions avouables de l’auteur le plus justement voué à l’infamie30 ». On en vient là aussi à se demander si derrière ces condamnations morales, il n’y a pas des gestes de prudence vis-à-vis de la justice.

L’impression qu’on peut retirer d’une telle recherche, c’est qu’il y a une réelle volonté de sortir l’œuvre de Sade de la méconnaissance dont elle est frappée (Sade est incontestablement plus mentionné qu’il n’est lu) ; la bibliophilie, grâce à ses circuits privés, ou au moins plus discrets, est un moyen d’assurer cette diffusion.

Mais il reste que les écrits de Sade ont une violence, une force de scandale qui fait peur. C’est Annie Le Brun qui, de nos jours, a sans doute le mieux parlé de « ce bloc d’abîme au milieu du paysage des Lumières31 », de la « puissance dévastatrice d’idées et de sentiments qui commence à se manifester dans Les 120 journées de Sodome32 », ou dans la suite de Maurice Heine, de l’« effort exemplaire vers la plus féroce analyse de l’être33 ». Dans le même temps, des écrits libertins plus légers, plus lestes, plus « aimables » connaissent des diffusions plus larges, et une reconnaissance plus générale : Diderot, Crébillon, Nogaret, des recueils de poètes libertins, les « polissonneries » évoquées par Anatole France en 1881.

C’est finalement le détour par la médecine, la psycho-pathologie qui facilitera l’accès de Sade à la reconnaissance littéraire. On le constate avec le travail d’Iwan Bloch/Eugen Dühren ; en France avec la préface d’Octave Uzanne en 1901, quelques autres publications médicales ou paramédicales. Plus tard, la Société du roman philosophique à partir de 1923 a pour animateurs deux érudits ayant suivi une formation médicale poussée : Maurice Heine et Félix Cadet de Gassicourt ; d’ailleurs bon nombre de ses membres appartiennent au corps médical ; Maurice Heine et Gilbert Lely se rencontrent au début des années 30 au sein de la rédaction d’une revue, Hippocrate, revue d’humanisme médical… Durant tout le xxe siècle il y aura eu entre la bibliophilie et le corps médical une grande proximité dont Sade est, parmi d’autres, le bénéficiaire.

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1 Les hasards de la vie académique m’ont amené à étudier le travail d’éditeur de Maurice Heine dans le cadre de la Société du roman philosophique, et d’autres sociétés de bibliophiles, jusqu’à la parution de la grande édition des 120 Journées de Sodome en 3 volumes en 1931-1935 : « Sade au grand jour ? », dans Actes du colloque Érotisme et frontières, 14-15 avril 2016, Paris, Classiques Garnier, à paraître.

2 Fernand Drujon, « Comptes rendus analytiques », Le Livre, revue du monde littéraire : Bibliographie moderne, Paris, A. Quantin, 1880, p. 323.

3 Cette affirmation peut être nuancée, au moins précisée, grâce à l’ouvrage de Nicolas Malais, Bibliophilie & création littéraire, 1830-1920, Paris, Éditions & librairie ancienne Cabinet Chaptal, 2016.

4 Jean-Jacques Pauvert, Anthologie historique des lectures érotiques : De Sade à Fallières, t. iii, Paris, Garnier, 1982.

5 Mario Praz, La Chair, la mort et le diable dans la littérature du xixe siècle : le Romantisme noir, 1ère éd. ital. 1930, trad. fr., Paris, Denoël, 1977, chap. 3, À l’enseigne du Divin Marquis.

6 Pascal Pia, « Lire Sade au xixe siècle », Magazine littéraire, n° 114, juin 1976, p. 19-21.

7 Charles Baudelaire à Auguste Poulet-Malassis, 1er octobre 1865, Lettres : 1841-1866, Paris, Mercure de France, 1907, p. 463.

8 Dans une célèbre lettre à Sainte-Beuve du 23-24 décembre 1862, Flaubert, se rappelant s’être « assis sur les bancs de la Correctionnelle comme prévenu d’outrage aux mœurs » déclare à Sainte-Beuve avoir été « un peu blessé » par « la pointe d’imagination sadique » que ce dernier avait relevée dans sa critique de Salammbô [Le Constitutionnel, 15 décembre 1862] ; Flaubert se voit déjà traité dans Le Figaro de « “disciple de De Sade. Son ami, son parrain, un maître en fait de critique l’a dit lui-même assez clairement, bien qu’avec cette finesse et cette bonhomie railleuse qui, etc.” Qu’aurais-je à répondre – et à faire ? » Gustave Flaubert, Correspondance iii, Paris, Gallimard, 1991 (Bibliothèque de la Pléiade), p. 275-285 (ici, p. 281-282). Voir aussi Gustave Flaubert, Œuvres complètes iii, 1851- 1862, éd. Claudine Gothot-Mersch (avec Yvan Leclerc et Gisèle Séginger pour Salammbô), Paris, Gallimard, 2013 (Bibliothèque de la Pléiade), p. 936-1010 : « La Querelle de Salammbô » (ici, p. 975).

9 On songe à Jules Janin, auteur de la première « étude » sur Sade en 1834, et surtout à Stendhal, à Petrus Borel ; les décadents du dernier quart du siècle retiendraient aussi l’attention.

10 Lamartine en serait l’exemple le plus caractéristique, sinon le plus attendu : la « Dixième vision » de La Chute d’un ange (Lamartine, Œuvres poétiques complètes, éd. Marius-François Guyard, Paris, Gallimard, 2001 (Bibliothèque de la Pléiade), p. 997-998, reprend très précisément – en les adaptant à l’alexandrin – des descriptions empruntées à Justine : « coussins de chair » tenant lieu de sièges, de lits ; « esclaves à genoux » en guise de tables, de « lourds trépieds ». Voir Jean Gaudon, « Lamartine lecteur de Sade », Mercure de France, novembre 1961, p. 420-438.

11 Anatole France, « Notice », Dorci ou la bizarrerie du sort, conte inédit par le Mis de Sade, Paris, Charavay frères, 1881, p. 29.

12 Ibid., p. 25-26.

13 Ibid., p. 17.

14 Octave Uzanne, « Préface », Idée sur les romans, par D. A. F. de Sade, publiée avec préface, notes et documents inédits par Octave Uzanne, Paris, É. Rouveyre, 1878, p. xvii.

15 Ibid., p. ix.

16 Anatole France, « Notice »…, op. cit. note [11], p. 17.

17 Ibid., p. 16.

18 Octave Uzanne, « Préface »…, op. cit. note [14], p. vi.

19 Ibid., p. xxxii.

20 Ibid., p. xlii.

21 Ibid., p. vi.

22 Octave Uzanne, « L’idée de sadisme et l’érotologie scientifique », Dr Eugène Duehren [Iwan Bloch], Le Marquis de Sade et son temps. Études relatives à l’histoire de la civilisation et des mœurs du xviiie siècle, Berlin ; Paris, H. Barsdorf ; A. Michalon, 1901, p. xx.

23 Ibid.

24 Ibid., p. vi.

25 Notes pour la bibliographie du xixe siècle : quelques-uns des livres contemporains […] tirés de la bibliothèque d’un écrivain et bibliophile parisien dont le nom n’est pas un mystère, Paris, A. Durel, 1894.

26 Georges Vicaire, Manuel de l’amateur de livres du xixe siècle : 1801-1893, t. vii, Paris, A. Rouquette, 1910, p. 5.

27 Alfred Bégis, « Persécution des journalistes et des libraires pendant la Terreur – Girouard (Jean- Joseph), imprimeur-libraire », Le Livre…: Bibliographie rétrospective…, op. cit. note [2], 1884, p. 177-190.

28 Henri Welschinger, « La Direction générale de l’imprimerie et de la librairie (1810-1815) », Le Livre…: Bibliographie rétrospective…, op. cit. note [2], 1887, p. 161-182.

29 Octave Uzanne, « Comptes rendus analytiques » (à propos de Dorci ou la bizarrerie du sort, op. cit., note [11]), Le Livre… : Bibliographie moderne, op. cit., note [2], 1881, p. 242.

30 Philom. Min. [Fernand Drujon], « Comptes rendus analytiques » (à propos des Crimes de l’amour, précédé d’un avant-propos…, Bruxelles, Gay & Doucé, 1881), Le Livre… : Bibliographie moderne, op. cit., note [2], 1880, p. 322.

31 Annie Le Brun, Les Châteaux de la subversion, suivi de Soudain un bloc d’abîme, Sade, Paris, Gallimard, Tel, 2010, p. 306.

32 Ibid., p. 318.

33 Ibid., p. 307.