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Bruxelles et le livre : regards sur cinq siècles d’histoire (xvie-xxe siècle)

Renaud ADAM

Claude SORGELOOS

Aujourd’hui capitale de l’Europe, Bruxelles s’était déjà imposée tout au long de l’Ancien Régime comme l’un des principaux centres politiques des États habsbourgeois où se croisaient de nombreuses nationalités1. La concentration des différents organes de pouvoir au cœur du duché de Brabant a favorisé l’éclosion d’une activité culturelle et intellectuelle foisonnante. Cependant, si certains aspects de la production artistique bruxelloise ont bénéficié de travaux de qualité, tels que la peinture, l’orfèvrerie et la tapisserie, le monde de l’édition et de la librairie durant l’époque moderne a paradoxalement été négligé2. En effet, à l’exception des premières presses bruxelloises et de l’édition musicale, peu d’études ont été consacrées aux xviie et xviiie siècles et, qui plus est, elles sont généralement anciennes3. Cette lacune historiographique entraîne ipso facto une altération de la perception des métiers du livre et, plus largement, de la vie socioculturelle à Bruxelles sous l’Ancien Régime. En comparaison du nombre et de la qualité des travaux dédiés aux autres centres typographiques d’importance de l’ancienne Belgique que furent Anvers, Liège et Louvain, Bruxelles apparaîtrait presque comme un pôle mineur, affichant ainsi un triste constat de désolation culturelle4. À l’évidence, la réalité devait être tout autre. Ainsi, la présence des cours espagnoles puis autrichiennes ont à elles seules influencé tout un pan de l’édition bruxelloise, faisant notamment de cette ville l’un des principaux centres de production d’œuvres hispanophones au-delà des Pyrénées5. Qui plus est, des libraires se sont retrouvés au cœur des vastes réseaux européens du commerce de livres, soulignant ainsi le rôle crucial de Bruxelles dans la sphère culturelle des anciens Pays-Bas6.

La situation est mieux connue pour la période postérieure, car elle a depuis longtemps retenu l’attention des chercheurs, et la retient encore7. En effet, après la création du Royaume des Pays-Bas en 1815, Bruxelles était devenue l’un des hauts lieux de la contrefaçon de livres français à la suite de la libéralisation des métiers du livre et de la presse. Stendhal écrivait d’ailleurs en 1834 que « Rome et moi, nous ne connaissons la littérature française que par l’édition de Bruxelles8 ». Il faudra attendre la signature d’une convention avec la France en 1852 pour voir l’abolition de la contrefaçon d’ouvrages français, mettant fin au « premier âge d’or » de l’imprimerie à Bruxelles. La conclusion de cet accord va entraîner une nécessaire reconfiguration du monde de l’édition qui engendrera l’apparition – certes tardive – de la figure de l’éditeur au sens moderne du terme, qu’Edmond Deman incarne sans doute le mieux9. Les xxe et xxie siècles, enfin, connaissent par ailleurs de profondes mutations dans le monde éditorial bruxellois, la transition numérique étant certainement celle dont les contours sont actuellement les plus difficiles à cerner.

Soucieux de contribuer à étoffer nos connaissances sur l’édition à Bruxelles, le Groupe de contact « Documents rares et précieux » du Fonds national de la recherche scientifique belge (FNRS) a organisé, le 28 avril 2017 à la Bibliothèque royale de Belgique (Bruxelles), une journée d’étude où des spécialistes des Temps modernes et de l’époque contemporaine se sont réunis pour évoquer l’orientation prise actuellement par leurs recherches et présenter des thématiques peu étudiées, voire délaissées. Les articles qui suivent constituent des prolongements de leurs interventions. Claude Sorgeloos propose un retour historiographique sur le monde du livre à Bruxelles, pointant au passage les dossiers à approfondir et soulignant ceux qui ont déjà fait l’objet d’une attention accrue. Renaud Adam, pour sa part, évoque le commerce du livre au xvie siècle, domaine peu exploité au cours des dernières années. Avec Laurence Meunier, il étudie ensuite une enquête de police menée en avril 1689 au sein de la communauté du livre à Bruxelles, qui offre une image plus dynamique – et vivante – de ce milieu, loin de la sécheresse des bibliographies rétrospectives. La période contemporaine est abordée en premier lieu par Jacques Hellemans dans une étude inédite sur l’exportation des contrefaçons belges du xixe siècle en Italie et au Canada. De son côté, Bruno Liesen évoque la situation de l’imprimerie bruxelloise pendant l’entre-deux-guerres en se penchant sur l’imprimerie Felix et Fils, un de ces exemples assez typiques des petites entreprises familiales ayant laissé peu de traces dans les annales. Marie Cornaz analyse la manière dont le fils du grand compositeur belge Eugène Ÿsaie, Antoine, se servit de la maison d’édition bruxelloise « Éditions Ysaÿe », pour assurer la renommée de l’œuvre paternelle, sujet qui, à ce jour, n’a fait l’objet d’aucune étude fouillée. Enfin, Michel Fincœur clôt ce parcours par une présentation du champ éditorial bruxellois au cours de la seconde occupation allemande, évoquant les problématiques de censures, de collaboration, d’épuration à la Libération, dans secteur qui connut en cette période trouble son « second âge d’or ». Les thématiques développées ici ont été volontairement inscrites dans le temps long pour mieux appréhender l’évolution du monde du livre à Bruxelles au cours des siècles précédents. Enfin, les éditeurs expriment leur gratitude aux auteurs des présentes contributions et à la revue internationale Histoire et civilisation du livre, qui accueille les actes de cette journée d’étude.

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1 Sur l’histoire et le développement de Bruxelles, voir notamment : Alexandre Henne et Alphonse Wauters, Histoire de la ville de Bruxelles, Bruxelles, Librairie encyclopédique de Perichon, 1845, 3 t., et la nouvelle édition illustrée de documents originaux choisis par Mina Martens, Bruxelles, Culture et Civilisation, 1975, 4 t. ; Histoire de Bruxelles, dir. Mina Martens, Toulouse, Privat, 1976 ; Bruxelles. Croissance d’une capitale, dir. Jean Stengers, Anvers, Mercator, 1979 ; Dictionnaire de l’histoire de Bruxelles, dir. Serge Jaumain, Bruxelles, Prosopon, 2013 ; Michèle De Beule, Benoît Périlleux, Marguerite Silvestre et al., Bruxelles. Histoire de planifier : urbanisme au xixe et xxe siècles, Bruxelles, Mardaga, 2017.

2 Quelques études sur la production artistique d’Ancien Régime : Edmond Roobaert, Kunst en kunstambachten in de 16de eeuw te Brussel, Bruxelles, Archives et Bibliothèques de Belgique, 2004 ; Alexandre Galand, The Flemish Primitives : The Bernard van Orley Group, Turnhout, Brepols, 2013 ; Sabine Van Sprang, Denijs van Asloot (vers 1568-1625/26). Peintre paysagiste au service de la cour des Archiducs Albert et Isabelle, 2 t., Turnhout, Brepols, 2014 ; Edmond Roobaerts, Kunstenaars opdrachtgevers en kunstverzamelingen te Brussel in de zestiende eeuw, Bruxelles, Archives et Bibliothèques de Belgique, 2010 ; Idem, Goud- en zilversmeden te Brussel in de 16 de eeuw, Bruxelles, Archives et Bibliothèques de Belgique, 2015, 2 t.

3 Voir la contribution de Claude Sorgeloos.

4 Léon Voet, The Golden Compasses. A History and Evaluation of the Printing and Publishing Activities of the « Officina Plantiniana » at Antwerp, Amsterdam ; Londres ; New York, Vangendt, 1969-1972, 2 t. ; Pierre Delsaerdt, « Suam quisque bibliothecam ». Boekhandel en particulier boekenbezit aan de oude Leuvense universiteit 16de-18de eeuw, Louvain, Peeters, 2001 ; Daniel Droixhe, Une histoire des Lumières au pays de Liège : livre, idées, société, Liège, Université de Liège, 2007 ; Pierre Marie Gason, « Le livre imprimé sous l’Ancien Régime », dans Florilège du livre en Principauté de Liège du ixe au xviiie siècle, éd. Paul Bruyère et Alain Marchandisse, Liège, Société des bibliophiles liégeois, 2009, p. 213-227 ; Stijn Van Rossem, Het Gevecht met de Boeken. De uitgeversstrategieën van de familie Verdussen, Université d’Anvers, Thèse inédite, 2014.

5 Een wereld op papier. Zuid-Nederlandse boeken, prenten en kaarten in het Spaanse en Portugese wereldrijk (16de-18de eeuw), éd. Werner Thomas et Eddy Stols, Louvain, Acco, 2009 ; Cesar Manrique Figueroa, Cultural Trade between Southern Netherlands and New Spain. A History of Transatlantic Book Circuits and Book Consumption in the Early Modern Age, Thèse de doctorat inédite, KU Leuven, 2012.

6 Voir la contribution de Renaud Adam.

7 Pascal Durand et Tanguy Habrand, Histoire de l’édition en Belgique xve-xxie siècle, Bruxelles, Les Impressions nouvelles, 2018.

8 Sur cette formule, voir la mise au point de Jacques Hellemans dans sa contribution.

9 Adrienne et Luc Fontainas, Edmond Deman éditeur (1857-1918). Art et édition au tournant du siècle, Bruxelles, Labor, 1997 ; Pascal Durand et Tanguy Habrand, Histoire de l’édition en Belgique…, op. cit., p. 177-181.