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Sur les traces des imprimeurs bruxellois dans l’entre-deux-guerres : l’imprimerie J. Felix et fils

Bruno LIESEN

Université libre de Bruxelles

De 1890 à 1970 environ, Bruxelles a été la principale région industrielle du pays, en termes d’emplois1. Cette vocation industrielle remonte très loin, puisque dès le xiiie siècle, Bruxelles est une grande ville manufacturière, active essentiellement dans le textile (tapisserie, draperie, dentelle…). En la choisissant comme capitale, les ducs de Brabant, puis tous les souverains ou leurs représentants qui s’y sont établis, ont attiré des cohortes de hauts fonctionnaires et d’autres personnalités relativement fortunées, qui ont contribué à l’essor d’industries de consommation. Parmi celles-ci, certaines ont eu une diffusion internationale : la tapisserie, la porcelaine, la carrosserie et… l’imprimerie.

L’essor économique de Bruxelles au xixe siècle est aussi lié à ce statut de capitale, qui plus est d’un pays qui devient une véritable puissance industrielle, inversement proportionnelle à sa taille. À cela viennent s’ajouter deux autres facteurs : 1) la croissance de la population bruxelloise, qui passe de 100 000 à plus d’un million d’habitants de 1800 à 1950 ; 2) le développement de moyens de communication modernes (routes pavées, canal Charleroi-Bruxelles, par lequel transite le charbon, chemin de fer dès 1835).

Les travaux menés sous la direction de Jean Puissant, notamment, ont déjà permis de retracer les grandes lignes de la géographie industrielle de Bruxelles. Sans entrer dans les détails, rappelons que c’est dans le bas de la ville que s’implantent historiquement les activités industrielles : construction automobile, brasseries (Wielemans-Ceuppens qui s’installe d’abord dans le Pentagone, puis « émigre » à Forest dans les années 1880). Puis on assiste à un déplacement progressif de l’axe industriel vers l’ouest (Molenbeek, Anderlecht). Néanmoins, les activités industrielles sont aussi présentes – dans une moindre mesure – dans l’ensemble des 19 communes qui composent l’agglomération bruxelloise.

Une autre caractéristique importante du tissu industriel bruxellois, c’est la prédominance des très petites entreprises (moins de 10 salaries ; et même, surtout au xixe siècle, du travail à domicile (confection, conditionnement…). Une grande partie de l’activité se déroule donc derrière les façades de maisons privées et à l’intérieur d’îlots, où de petits ateliers s’étendent parmi les jardins. Après la Première Guerre mondiale – de même qu’après la Seconde Guerre –, la taille des entreprises augmente et ce sont les moyennes et grandes entreprises qui occupent la majeure partie des salariés.

L’imprimerie, en tant que secteur économique, n’est pas une activité autonome, qui se déroule en circuit fermé. Elle se situe au cœur d’un processus industriel et commercial, qui se déroule en plusieurs phases interdépendantes. On peut distinguer ces phases très sommairement comme suit : fabrication du papier, fabrication de formes imprimantes (fonte de caractères, production de pierres lithographiques, de plaques gravées, etc. pour les illustrations ou la reproduction de matériel imprimé.), imprimerie (typographique et lithographique), reliure, édition et vente de livres ou autres produits imprimés2.

Il faut dire un mot de l’évolution technique dans la première moitié du xxe siècle. Ce siècle hérite du foisonnement inventif du siècle précédent, où l’on est passé de la presse à bras en bois – quasi inchangée depuis Gutenberg – aux presses à platine en métal et aux presses à cylindre, actionnées non plus par la force humaine, mais par la vapeur et ensuite par l’électricité. À l’aube du xxe siècle, la plupart des processus de fabrication sont plus ou moins mécanisés, non seulement les presses, mais aussi la composition typographique avec le développement de machines à composer telles que la Linotype (1886) et la Monotype (1887). Un autre domaine qui prend son essor au xixe siècle, c’est la production d’images imprimées, liées au développement de la publicité (catalogues, prospectus, emballages, etc.). Elle recourt à différentes techniques : la lithographie (non seulement pour les illustrations, mais aussi pour les travaux de ville : cartes de visite, factures, etc.), la gravure sur bois de bout, l’impression en couleurs (chromolithographie) et les procédés photomécaniques (photogravure, similigravure)3.

Dès le début du xxe siècle, la force motrice peut être adaptée à toute machine, au moyen d’un moteur électrique individuel et non plus d’une machinerie centrale, qui nécessitait d’importantes transmissions à courroies, consommatrices d’énergie et d’espace4. Dès lors, même de petits ateliers peuvent utiliser la force motrice pour actionner les machines. Les petites et moyennes entreprises sont toutefois confrontées au défi permanent de s’adapter aux évolutions technologiques. En effet, les machines d’impression se développent à un rythme vertigineux.

Un des rares annuaires professionnels spécialisés paru dans la période qui nous intéresse permet de donner un aperçu rapide du nombre d’imprimeries à Bruxelles par rapport à l’ensemble de la Belgique. Il s’agit de l’Annuaire officiel des industries du livre et de la papeterie de Belgique, 1933, publié à Bruxelles en 19335. L’ouvrage est divisé en deux parties, la première consacrée aux industries du livre, la seconde à la papeterie. C’est une coédition entre deux organismes patronaux : l’Office de la papeterie et la Fédération patronale belge des industriels du livre, qui regroupe neuf des onze organisations patronales existantes. Notons que seuls les éditeurs et libraires qui sont en même temps imprimeurs sont répertoriés. Malgré ces quelques limites qui l’empêchent de prétendre à l’exhaustivité, c’est une véritable mine de renseignements, comme en témoigne la liste des matières abordées : législation et règlement de travail, organisation des ateliers, carnet de travail, salaires, assurances chômage et vieillesse, organismes patronaux et autres groupements, organismes ouvriers, comités de conciliation et d’arbitrage, écoles professionnelles, institutions officielles, presse, Musée du livre, Musée Plantin-Moretus, usages de commerce, fiscalité, douane, comptabilité, formats des papiers, presse technique, adresses, répertoire des « industriels du livre » – imprimeurs, clicheurs, graveurs, photograveurs, fournisseurs, transformateurs du papier et du livre (relieurs, doreurs, régleurs…)一, répartis par provinces, puis par communes, donnant leur raison sociale et en général leur adresse. Les annonces commerciales, dont certaines en couleurs avec des spécimens de produits, sont également une source d’information non négligeable. À notre connaissance, l’annuaire n’a pas connu d’autre édition, du moins pour la période qui nous occupe.

Le tableau 1 donne le nombre d’imprimeries par provinces6. Les entreprises de Bruxelles et son agglomération (19 communes en tout, y compris la ville de Bruxelles) ont été comptabilisées à part7. Le détail pour les villes les plus importantes permet de juger du poids relatif des autres grands centres d’impression comme Anvers, Liège, Gand et d’autres, plus modestes, mais significatifs comme Bruges, Louvain, Verviers, Namur, Mons, etc. Sur un total pour l’ensemble du pays de 2 631 établissements, la capitale à elle seule en compte 603, soit 23 %. Ces chiffres devraient être recoupés par des relevés plus approfondis, rendant compte de la taille des entreprises notamment, mais ils donnent un ordre de grandeur et un cliché intéressant de l’état du monde de l’imprimerie au début des années trente.

Tableau n° 1 : Imprimeries à Bruxelles et en province (source : Annuaire officiel des industries du livre et de la papeterie de Belgique, 1933, Bruxelles, 1933)

LieuxImprimeries
Bruxelles (19 communes)603
Reste du Brabant (Louvain : 30 ; autres localités : 145)175
Anvers (ville d’Anvers : 224 ; Malines : 22 ; Turnhout : 16 ; autres localités : 90)352
Flandre occidentale (Bruges : 43 ; autres localités : 201)244
Flandre orientale (Gand : 89 ; autres localités : 164)253
Hainaut (Mons : 26 ; Charleroi : 25 ; Tournai : 27 ; autres localités : 377)455
Liège (ville de Liège : 96 ; Huy : 17 ; Verviers : 33 ; autres localités : 176)322
Limbourg (Hasselt : 8 ; autres localités : 38)46
Luxembourg (Arlon : 8 ; autres localités : 50)58
Namur (ville de Namur : 27 ; autres localités : 96)123
Total2 631

Afin d’évoquer plus concrètement la situation des imprimeries bruxelloises dans l’entre-deux-guerres, nous nous pencherons sur l’imprimerie Felix et Fils, un cas assez typique de petite entreprise familiale, de celles qui ont laissé peu de traces dans les annales. La rencontre avec trois petits-fils du fondateur m’a permis de recueillir des témoignages oraux et souvenirs familiaux précieux pour reconstituer cette histoire d’imprimeurs installés en plein cœur d’un quartier résidentiel8. Née dans les années 1920, cette entreprise a fermé ses portes au milieu des années 1960. Nous suivrons son parcours d’un bout à l’autre.

Graphique n° 1 : Répartition des imprimeries à Bruxelles et en province.

L’IMPRIMERIE J. FELIX ET FILS9

Jean-Baptiste Felix est né le 29 avril 1877 à Duisburg, section de la commune de Tervuren, dans la périphérie de Bruxelles10. Il est l’aîné d’une famille de sept enfants. Son père, Henricus, est cultivateur. Comme Jean-Baptiste manifeste très tôt des dispositions pour les études, il se fait inscrire au collège des jésuites de Turnhout où il effectue ses humanités gréco-latines. Il débute sa carrière professionnelle comme représentant de livres et fournitures scolaires pour la maison Albert Dewit, enseigne bien connue de la rue Royale à Bruxelles. En 1905, Jean-Baptiste épouse Maria Debeer (1873-1956), également native de Duisburg. Ils auront trois enfants, Rosa (1906-1979), Charles (1910-2000) et Guillaume (1913-1973). Le jeune couple vient s’établir à Schaerbeek (Bruxelles), rue du Cornet. Jean-Baptiste ouvre alors une modeste imprimerie rue de Stassart à Ixelles (Bruxelles), en s’associant avec un ami hollandais, un certain Droog, qui se reconvertira dans les assurances. Ensuite, il s’installe à son compte comme éditeur spécialisé dans les journaux de mode, comme Les jolies modes de Paris, publication mensuelle avec couverture en couleurs qui paraît dès 1912 et jusqu’au début des années 1920. Pour l’impression, il semble avoir eu parfois recours à d’autres imprimeurs, comme Edmond Odry, dont l’adresse figure dans certains numéros des années 1920-1921. L’annuaire du commerce le renseigne comme éditeur dans son édition de 1914, et comme libraire dans celle de 1920, toujours à l’adresse de son domicile, 20 rue Albert de Latour, à Schaerbeek11.

Illustration n° 1 : Jean-Baptiste Felix, vers 1950. Bruno Liesen

Illustration n° 2 : En-tête de lettre de l’imprimerie J. Felix, vers 1930.

En 1922, il installe une plus grande imprimerie non loin de son domicile, au 18 rue Thomas Vinçotte12. Vers 1927, il rachète l’atelier du ferronnier d’art André Demesmaeker, 31 rue de l’Inquisition, avec une maison d’habitation attenante, située au n° 29, pour y fonder l’« Imprimerie J. Felix et Fils13 ». Celle-ci se situe à un jet de pierre de la rue Thomas Vinçotte, mais sur le territoire de la ville de Bruxelles. La maison, millésimée 1900, communique avec l’atelier. La façade de cette maison bourgeoise de style éclectique, à deux niveaux sous toit mansardé, est ornée de pièces en fer forgé très remarquables d’inspiration Louis XV, probablement conçues par Demesmaeker et comprenant notamment des balcons et une imposante porte cochère. L’ensemble existe toujours14. Le fils aîné, Charles Felix, y établit son domicile. Dès la fin de ses humanités, il est entré dans l’entreprise de son père. Son frère cadet Guillaume suivra le même chemin. Le premier sera avant tout linotypiste, formé sur le tas. Le second s’occupera essentiellement de la comptabilité et de la facturation. Jean-Baptiste Felix reçoit les clients, établit les prix et consacre le reste du temps à corriger les épreuves, une tâche fastidieuse à laquelle l’ancien élève des jésuites apporte un soin particulier. Après la guerre, Jean-Baptiste, qui approche de la septantaine, connaît quelques ennuis de santé et décide de se retirer en laissant l’entreprise entre les mains de ses fils.

Illustration n° 3 : Une partie du personnel de l’imprimerie Felix à l’entrée des bureaux du 31 rue de l’Inquisition, vers 1930.

L’imprimerie occupe les locaux de l’ancienne forge, composés d’un premier atelier construit à l’arrière de la maison et d’un second atelier à deux niveaux édifié sur la parcelle voisine, au n° 31, par l’architecte Adrien Delpy. En 1938, Jean-Baptiste Felix fait appel à l’architecte Edmond Deswarte pour exhausser et modifier complètement le n° 3115. En façade, le bâtiment comporte désormais trois niveaux. L’agencement de l’imprimerie est conçu avec une grande logique. Les clients sont reçus au bureau, situé au rez-de-chaussée. Les manuscrits sont envoyés à la composition tout en haut, au deuxième étage, où sont installées quatre linotypes et, en façade, un atelier de menuiserie et deux presses à pédale. Le plomb est fondu dans le creuset de l’ancienne forge. Les lignes produites par les linotypes sont acheminées à la typographie, située au premier niveau, où sont installés les marbres, les casses de caractères mobiles et la presse à épreuves. Les compositions sont ficelées et montées dans des châssis métalliques. Ceux-ci sont ensuite envoyés par ascenseur jusqu’aux presses, au rez-de-chaussée côté jardin. Le parc machines comporte trois presses Planeta datant des années 1920-1930, disposées côte à côte. Dans les années 1950, les Felix feront encore l’acquisition d’une presse à feuilles de plus petit format, d’une presse à pédale Heidelberg et d’une plieuse automatique à poches. Ce seront là leurs derniers investissements. Après l’impression, les feuilles sont transférées à l’atelier de brochage où elles sont pliées et conditionnées pour l’expédition. Cet atelier comporte le matériel de pliage, de rognage et d’agrafage.

Illustration n° 4 : Vue des presses rue de l’Inquisition, vers 1930.

Outre les deux fils, l’établissement occupe jusqu’à 20 ouvriers. Chaque machine a son conducteur attitré et l’entreprise est dirigée de main de maître par Jean-Baptiste Felix, qui règne en véritable patriarche sur son personnel, comme sur sa famille. Sous l’Occupation, la plupart des ouvriers ayant été mobilisés, puis soit emprisonnés, soit déportés, l’entreprise ne tourne plus qu’avec deux ou trois ouvriers. Après la guerre, la première femme fait son apparition au sein du personnel ; elle est en charge de la manutention, du pliage et de l’encartage. À la fin des années quarante, le patron organise à plusieurs reprises pour son personnel et sa propre famille des voyages en car dans les Ardennes, en Hollande – au Keukenhof – et à Monschau.

L’imprimerie Felix est spécialisée dans la production de périodiques. Ce sont d’abord des journaux de mode, comme L’Écho de la mode, imprimé en quadrichromie avec en supplément des patrons de couture sur papier calque, prépiqués et pliés sur place. Tout au long des années 1920-1930, la maison publie aussi des Modèles de broderie, à un rythme mensuel, ainsi que divers albums de travaux féminins : Jolies modes : Album de filet, comprenant modèles et trames de broderies, Mes initiales, modèles d’alphabet pour le marquage du linge, des draps, etc. Les commandes peuvent être adressées à Jean-Baptiste Felix ou à sa fille Rosa épouse Dewallef. De 1919 à 1923, Felix édite aussi Notre pays : Revue panoramique belge, un hebdomadaire paraissant le dimanche, abondamment illustré et destiné à un large public. Dans les premiers mois de 1940, Jean-Baptiste Felix imprime le journal paroissial La Croix de Belgique, fondé en 1923 par les pères assomptionnistes. L’invasion du pays par les troupes allemandes en interrompt la publication. À la Libération, l’imprimerie reprend l’impression de la version flamande de cet hebdomadaire, Het Kruis, tiré à 50 000 exemplaires et distribué dans toutes les paroisses flamandes du pays16.

Illustration n° 5 : Publicité pour les albums de broderie, vers 1925.

En 1944, Jean-Baptiste Felix sert aussi de prête-nom à la direction du journal Bravo !, hebdomadaire de bande dessinée belge lancé avant la guerre par l’éditeur hollandais Jan Meuwissen et qui avait connu ses plus belles heures sous l’Occupation, avec des auteurs belges et français comme Edgar P. Jacobs, Jacques Laudy, Alain Saint-Ogan, Sirius, Albert Uderzo et d’autres. Il était imprimé par la S.A.R. (Société anonyme de rotogravure d’art), importante entreprise fondée en 1928, située place de la Vaillance à Anderlecht et dont Jean-Baptiste Felix était administrateur. On y réalisait principalement, tant en offset qu’en rotogravure : Le Patriote illustré, Ciné Revue, ainsi que l’hebdomadaire Femmes d’Aujourd’hui, fondé en 1933 par Rosita Verbeek et édité par Jan Meuwissen. À la Libération, ce dernier est accusé de collaboration économique, se réfugie aux Pays-Bas et confie donc Bravo ! à Jean-Baptiste Felix. Les rotatives de la S.A.R. sont à l’arrêt pour un temps. Une « nouvelle série » de Bravo ! est lancée en octobre 1944, toujours imprimée par la S.A.R. selon « l’ours » du journal et éditée par Jean-Baptiste Felix, 74, rue de Hennin. Cette adresse est celle de Femmes d’Aujourd’hui, qui reparaît au même moment. Toutefois, affaibli par la dislocation du groupe de presse de Jan Meuwissen, confronté à une vive concurrence, notamment celle du Journal de Tintin, créé en 1946, et de Spirou, qui lui reprennent ses meilleurs dessinateurs, Bravo ! décline peu à peu et disparaît en 1950, devenant le supplément pour enfants de Femmes d’aujourd’hui17.

Outre les périodiques, l’imprimerie Felix produit des travaux de ville et quelques ouvrages, notamment des recueils de poésies de Paul Erève18, Au jardin de mes rêveries (1922), Dans les plis de nos drapeaux (1924), des manuels scolaires catholiques comme Jésus de Nazareth : Les quatre évangiles en un seul, édité par l’Office central de l’enseignement catholique et l’Union catholique du Saint Évangile (1926) et un manuel du jésuite Joseph Deharveng, Corrigeons-nous ! Récréations philologiques et grammaticales, édité en six volumes entre 1922 et 1928, à l’enseigne des « Éditions de la jeunesse J.-B. Felix » (t. I-V) puis de la librairie Albert Dewit (t. VI). Ce « bon usage » avant la lettre, précurseur des travaux classiques de Maurice Grevisse et Joseph Hanse, vise à purifier la langue en traquant notamment les belgicismes. Fervent adepte de l’Action française, le père Deharveng a truffé son Corrigeons-nous ! de citations de Charles Maurras, Léon Daudet et Bainville, largement évoqués dans ses cours au collège Saint-Michel de Bruxelles, du moins avant la condamnation de l’Action française par Pie xi le 29 décembre 192619. D’autres titres encore témoignent de l’engagement catholique de Felix en tant qu’éditeur : aux « Éditions de la jeunesse », Girolet et autres contes de la Croix-Scaille et de la Semoy, par Paulin Renault20, illustré par Mlle J. Van den Bussche (1923, coédité avec l’éditeur parisien P. Lethielleux) ; M. l’abbé Fleur et le visage des mots, par Édouard Ned21 (1923). Felix travaille aussi pour le compte d’organismes comme l’Association catholique de l’arrondissement de Bruxelles, dont il imprime les statuts (1926), ou le secrétariat général de la Jeunesse ouvrière chrétienne (JOC), important mouvement créé en 1925 en Belgique par le père Joseph Cardijn, qui lui commande l’impression d’une brochure, L’action jociste dans une paroisse : Monographie de la section de Pecq-lez-Tournai ([1927]). Il travaille aussi pour les éditions de l’Essor belge en imprimant Péché de jeunesse de Paul Verleysen ([1920]). Il produit des livres publiés à compte d’auteur, notamment deux ouvrages de M. Nakhai, docteur en sciences politiques et directeur-adjoint du Séminaire iranien à l’Institut de philologie et d’histoire orientales et slaves de l’Université libre de Bruxelles (ULB) : L’évolution politique de l’Iran (1938), préfacé par Henri Grégoire, professeur à l’ULB, vice-président de l’Institut précité et membre de l’Académie royale de Belgique, et Le pétrole en Iran (1938), préfacé par Henri Jaspar, ministre d’État et ancien Premier ministre. Enfin, en 1942, il publie trois biographies de sportifs belges, dont deux champions cyclistes : Jef Scherens et Jan Aerts, magicien des championnats, par Albert Beffort, et Raymond Braine, vedette européenne du ballon rond, par M. Mauquoi.

Illustration n° 6 : Page de titre du tome 2 de Corrigeons-nous !, 1922.

En 1965, un événement inopiné porte un coup fatal à l’imprimerie de la rue de l’Inquisition. Son principal client, les pères augustins de l’Assomption, éditeurs de Het Kruis, décident de nommer un nouveau collaborateur chargé des contacts réguliers entre la rédaction et l’imprimerie, et de s’adresser désormais à une entreprise anversoise pour la réalisation de leur journal. Selon Jean-Pierre Felix, petit-fils du fondateur de l’imprimerie, il y a à l’origine de cette décision la scission, en 1963, de la province ecclésiastique de Belgique en deux provinces, Belgique-Nord et Belgique-Sud, suivant la frontière linguistique. Dans cette logique, les autorités ecclésiastiques auraient estimé impensable de continuer de faire imprimer un journal flamand à Bruxelles. Or, Jean-Baptiste Felix n’avait jamais établi de contrat, confiant dans les promesses verbales faites par des hommes d’Église ! Mis devant le fait accompli, les fils Felix se rendent à Malines pour tenter de faire respecter la parole donnée, mais en vain. En désespoir de cause, ils ont recours à une procédure judiciaire – fait rarissime, voire sans précédent de la part d’un patron catholique, fournisseur de l’Église – mais ils sont déboutés. Ils prennent un avocat, lequel obtient, par sentence arbitrale, une condamnation solidaire des pères assomptionnistes et de l’archevêché de Malines-Bruxelles à leur payer une somme forfaitaire, à défaut d’avoir respecté leur engagement de fournir à l’imprimerie Felix, à titre de compensation, du travail pour une année, sur la base du maintien de six ouvriers. L’indemnisation financière sera versée, ultime vexation, sous l’intitulé d’« intervention charitable ».

L’imprimerie travaillait pratiquement quatre jours par semaine uniquement pour produire Het Kruis. Il faut dire que le tirage de cet hebdomadaire atteignit un pic de 95 000 exemplaires par semaine dans les années 1953-1954, soit une consommation annuelle de papier de 710 tonnes. Incapables de compenser à court terme la perte brutale d’une si grande partie de leur chiffre d’affaires, sans compter la pression de l’évolution technologique mettant à rude épreuve les petites imprimeries, les Felix, la mort dans l’âme, se résignent à cesser leurs activités. Le matériel est vendu et les presses intransportables et d’une technologie devenue obsolète, sont brisées sur place. Les caractères sont rachetés par l’imprimerie Vandenacker, sise rue Gillon à Saint-Josse-ten-Noode, commune limitrophe de la ville de Bruxelles. L’atelier et la maison d’habitation attenante sont également mis en vente. L’imprimerie Colorprint s’y installe à son tour, dotée d’un équipement moderne. Ainsi s’achève, au milieu des golden sixties, cette aventure entrepreneuriale et familiale débutée au lendemain de la Première Guerre mondiale et qui n’aura couru que sur deux générations à peine. Charles Felix trouvera un emploi au département imprimerie de la firme C.B.R. (Cimenteries belges réunies) et Guillaume poursuivra sa carrière comme comptable. Un des fils de Charles, Guy Felix, fera aussi carrière dans le secteur de l’imprimerie, comme directeur technique à l’A.S.A.R. (Ancienne Société anonyme de rotogravure d’art) sise à Anderlecht. Quant au fondateur, Jean-Baptiste Felix, il ne survit pas longtemps à la disparition de son entreprise. Il s’éteint le 4 août 1967, à l’âge de 90 ans.

Illustration n° 7 : Het Kruis, 1er novembre 1964.

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1 Pour un aperçu global de l’histoire industrielle de Bruxelles, voir l’excellente synthèse donnée par Jean Puissant, « Bruxelles, ville industrielle de premier plan », Les Cahiers de La Fonderie, n° 41, décembre 2009, p. 8-18.

2 Arthur Vermeersch, « Le mouvement de l’industrie et du commerce du livre à Bruxelles, 1815-1836 », Cahiers Bruxellois. Revue historique trimestrielle, 3,1959, p. 200-234.

3 Daniel Renoult, « Les nouvelles possibilités techniques : le triomphe de la mécanique », dans Histoire de l’édition française, t. 4, dir. Henri-Jean Martin, Roger Chartier et Jean-Pierre Vivet, Paris, Promodis, 1986, p. 37-57 ; Michael Twyman, L’imprimerie : histoire et techniques, trad. de l’anglais par Bernadette Moglia, Lyon, ENS Éditions, 2007, p. 55-97.

4 Maurice Audin, Histoire de l’imprimerie. Radioscopie d’une ère : de Gutenberg à l’informatique, Paris, A. et J. Picard, 1972, p. 323.

5 Annuaire officiel des industries du livre et de la papeterie de Belgique, 1933, Bruxelles, Fédération patronale belge des industries du livre ; Office de la papeterie, 1933.

6 À l’époque, la Belgique compte neuf provinces et Bruxelles fait partie de la province du Brabant.

7 L’annuaire répertorie séparément imprimeurs-typographes et imprimeurs-lithographes, beaucoup d’entreprises offrant les deux types de services. Nous avons donc additionné les imprimeurs-typographes et les imprimeurs-lithographes qui ne sont pas répertoriés comme typographes.

8 Merci à Jean-Pierre (f), Francis et Guy Felix pour les précieux renseignements et les archives qu’ils m’ont si aimablement communiqués.

9 Cette partie est une version remaniée de mon article « L’imprimerie J. Felix et Fils, un témoin de l’industrie du livre à Bruxelles au xxe siècle », Cahiers du Cédic,6-8, 2016, p. 101-113. Principales sources : Jean-Pierre Felix (fils de Charles Felix et petit-fils du fondateur), L’« Imprimerie J. Felix et Fils », notice manuscrite, [novembre 2012], 3 p. ; Francis Felix, Inventaire des pièces relatives à l’imprimerie Felix, en possession de Francis Felix, fils de Guillaume Felix et petit-fils de Jean-Baptiste Felix, tapuscrit, Ernage (Gembloux), novembre 2012, [2] p. ; lettres de Jean-Pierre Felix, 2 octobre et 18 octobre 2012 ; interview de Guy Felix (fils aîné de Charles Felix et petit-fils du fondateur), 14 octobre 2015.

10 Son nom de famille est orthographié tantôt avec accent (Félix), tantôt sans. Cette dernière option a été retenue car c’est celle qui apparaît dans les archives familiales (livret militaire, documents imprimés et/ou édités par l’entreprise, en-tête de lettres…).

11 Ad. Mertens & Rozez, Annuaire du commerce et de l’industrie en Belgique, 65e année, Bruxelles, 1914, p. 1775 ; Ibid., 1920, p. 1497. Sur cet annuaire, source incontournable pour l’histoire du commerce et de l’industrie, mais à manier avec précaution vu ses erreurs et imprécisions, voir Karel Velle, « De betekenis van de Annuaire du Commerce et de l’industrie de Belgique », De Roede van Tielt, 13,1982, p. 42-70.

12 Cette nouvelle adresse apparaît pour la première fois dans l’annuaire de 1923, en plus de l’adresse du domicile, toujours sous la rubrique « éditeurs » (Ad. Mertens & Rozez, Annuaire…, op. cit. [note 7], 1923, p. 1410).

13 Le changement d’adresse est enregistré dans l’annuaire de commerce dès son édition de 1928 (Ad. Mertens & Rozez, Annuaire…, op. cit. [note 11], 1928, p. 1768). Voir aussi Annuaire officiel des industries du livre et de la papeterie de Belgique, 1933, Bruxelles, 1933 p. 163 : cet annuaire professionnel, coédité par la Fédération patronale belge des industries du livre et l’Office de la papeterie, classe l’établissement J.-B. Felix dans la catégorie des imprimeurs typographes.

14 Le bâtiment est répertorié à l’Inventaire du patrimoine architectural de la région de Bruxelles-Capitale, en ligne : http://www.irismonument.be/fr. Bruxelles_Extension_Est. Rue_de_l_Inquisition. 29.html [page consultée le 27 mars 2018].

15 Ibid.

16 Het Kruis parut de 1934-1935 à 1940 et ensuite de 1944 à 1965. Sur l’histoire de ce journal, voir Jozef Boets, Het Kruis. Een Vlaams parochieblad, Schoten, Jozef Boets, 2002, 40 p.

17 Frans Lambeau, Bravo ! Un hebdo des années 40, Bruxelles, Algoet, 2000, en particulier p. 7-8, 20 ; ID., Dictionnaire illustré de la bande dessinée belge sous l’Occupation, [Bruxelles], Versaille, 2013, p. 67, 177-181, 248.

18 Sur Paul Erève, pseudonyme de Paul Grognard (1893-1978), lieutenant d’infanterie de l’armée belge, vétéran de la Grande Guerre, professeur d’histoire et de littérature à l’École royale militaire de Bruxelles, poète, essayiste et conteur, voir Camille Hanlet, Les écrivains belges contemporains de langue française, 1800-1946, Liège, J. Dessain, 1946, t. 2, p. 718-719 ; Jean-Marie Culot, René Fayt, Colette Prins et al., Bibliographie des écrivains français de Belgique, 1881-1960, Bruxelles, Académie royale de langue et de littérature françaises, 1966, t. 2, p. 84-85.

19 Sur Joseph Deharveng (1867-1929), entré dans la Compagnie de Jésus en 1885, professeur de rhétorique à Liège puis à Bruxelles à partir de 1900, voir Alain Deneef et Xavier Dusausoit, « Primi inter pares : quelques jésuites insignes », dans Les jésuites belges, 1542-1992. 450 ans de Compagnie de Jésus dans les Provinces belgiques, Bruxelles, Association royale des anciens élèves du collège Saint-Michel, 1992, p. 321-362 (notice p. 330) ; Bernard Stenuit, « Autres portraits », dans Les Collèges jésuites de Bruxelles. Histoire et pédagogie 1604-1835-1905-2005, éd. Bernard Stenuit, Bruxelles, Association royale des anciens élèves du collège Saint-Michel, 2005, p. 551-562 (en particulier p. 551-555).

20 Sur Paulin Renault (1846-1913), prêtre français missionnaire en Chine, pro-préfet du Kouang-si, voir la notice biographique du site des Archives des missions étrangères de Paris (http://archives.mepasie.org/fr/notices/notices-biographiques/renault [page consultée le 27 mars 2018].

21 Sur Édouard Ned, pseudonyme d’Athanase Glouden (1873-1949), professeur de littérature et d’histoire, poète, conteur et romancier et belge de langue française, collaborateur de revues et journaux catholiques et patriotiques, comme Le Drapeau, Le Florilège, La Belgique artistique et littéraire, Le Journal de Bruxelles, Le Patriote, cofondateur en 1895 de la revue catholique La Lutte et fondateur en 1933 de la Collection Durendal et en 1937 de la Collection Roitelet, voir Camille Hanlet, Les écrivains belges contemporains de langue française…, op. cit. [note 18], I, p. 383-385.