Michele K. Troy, Strange Bird. The Albatross Press and the Third Reich
New Haven & London : Yale University Press, 2017. 440 p., ill.
Marie-Françoise CACHIN
Université Paris-Diderot
Un étrange oiseau vient d’apparaître dans le ciel des historiens du livre : Strange Bird. The Albatross Press and The Third Reich, ouvrage très dense de 440 pages, publié par Michele Troy, professeure à l’université d’Hartford, Connecticut.
The Albatross Press est une maison d’édition d’origine allemande qui, comme les éditions Tauchnitz, publiait essentiellement des ouvrages d’auteurs anglais et américains dans leur langue originale et en format poche (paperback), autrement dit à bas coût, afin de les faire connaître à l’étranger sans passer par le biais de la traduction. La maison a été fondée en 1932 et dirigée au fil du temps par trois hommes dont M. Troy s’efforce, d’une part, de reconstituer les itinéraires et les relations, d’autre part, d’évaluer le rôle qu’ils ont pu jouer. L’Albatross Press apparaît comme une entreprise extraordinaire et même insolite qui a réussi à perdurer sous l’Allemagne nazie en dépit des lois anti-juives, des listes de livres interdits en version originale ou en traduction, et de la censure en général. Pourquoi ?
Afin de répondre à cette question, l’auteure a entrepris un travail de recherche considérable à travers les différents pays principalement concernés. La liste des archives qu’elle a consultées, tant publiques que privées, est impressionnante : en Allemagne, celles de la cour municipale de Leipzig, les archives fédérales de Fribourg, Coblence ou Hambourg ; en France, les archives du Service historique de la Défense à Vincennes, celles de la Ville de Paris et les archives nationales de France, sans oublier l’IMEC (Institut Mémoires de l’édition contemporaine) à l’Abbaye d’Ardennes ; au Royaume-Uni, les archives nationales de Kew (Angleterre), de la bibliothèque de l’université de Glasgow et des collections spéciales de l’université de Reading, dont le Random House Group Archives. Enfin, aux États-Unis, elle a utilisé les ressources du Harry Ransom Center de l’université du Texas, à Austin, les archives nationales du College Park dans le Maryland ainsi que celles disponibles dans les bibliothèques de plusieurs universités comme Yale, Harvard, Princeton, ou Chicago. En outre, les références bibliographiques très variées qui ont nourri sa réflexion attestent de la qualité de la recherche, tout comme l’abondance des notes parfois très détaillées, qui viennent étayer son propos, par exemple la note 4, p. 356, qui explique ce qu’était la « Reich flight tax », cette taxe créée en 1931 que devaient payer les Juifs pour être autorisés à quitter l’Allemagne, ou encore la note 2, p. 363, précisant quelques chiffres précieux sur les ventes des éditions Tauchnitz et Albatross en 1937.
À l’origine d’Albatross Press, trois hommes dont les relations ont évolué au fil des évènements contemporains et du contexte politique. L’annonce de la création de cette société d’édition, parue dans la presse professionnelle (Börsenblatt für den deutschen Buchhandel) en décembre 1931, la décrit comme une entreprise allemande, née de la collaboration de deux éditeurs et amis, l’un homme d’affaires ambitieux d’origine allemande, Max Christian Wegner, l’autre de nationalité britannique bien que né en Allemagne, John Holroyd-Reece. La distribution et l’exportation des ouvrages étaient entre les mains d’un troisième personnage-clé, Kurt Enoch, installé au siège d’Albatross à Hambourg, sa ville natale. Ce dernier, très vite en difficulté en raison de la montée du nazisme car il était juif, dut quitter l’Allemagne en 1936 et se réfugier d’abord à Londres, puis à Paris. M. Troy décrit avec force détails les tribulations de Enoch en France, arrêté comme Allemand par les autorités françaises, bien qu’étant réfugié juif. Libéré trois mois plus tard, il réussit à passer en Espagne avant de gagner les États-Unis. Il ne revint à Hambourg qu’en mars 1949.
Deux aspects essentiels de l’histoire d’Albatross traversent le livre de M. Troy : d’une part les relations entre Albatross et son prédécesseur Tauchnitz, d’autre part les fluctuations de la politique allemande à l’égard d’Albatross. Le titre du premier chapitre « Tauchnitz has a rival » indique clairement la concurrence entretenue entre ces deux maisons, positionnées sur le même créneau. Mais face à la situation politique en Allemagne, leur rapprochement s’imposait et leurs deux noms apparaissaient de plus en plus souvent associés. Ils occupèrent même un bureau commun à Paris, d’abord 16, Place Vendôme en 1936, puis 12, rue Chanoinesse l’année suivante. Une brochure intitulée Six Good Points concerning the Tauchnitz Edition and the Albatross Library, parue en 1935 avec leurs deux logos, les présente travaillant en harmonie pour le bien de la littérature anglo-américaine. En réalité, la situation était autrement complexe car l’attitude souvent ambiguë de Holroyd-Reece à l’égard du nazisme a conduit certains à le considérer comme un agent allemand, même si d’autres pensaient qu’il travaillait pour les services secrets britanniques… Faut-il plutôt voir là l’habileté manœuvrière d’un homme d’affaires soucieux de préserver l’existence de son entreprise ? La question reste ouverte, même pour M. Troy.
Quant aux fluctuations du régime nazi à l’égard d’Albatross, elles sont au cœur de l’ouvrage et il n’est pas toujours facile d’en suivre le déroulement complexe, ce que pourtant l’auteure s’efforce de faire avec ténacité. Des tensions pouvaient apparaître entre le ministre de l’économie, soucieux de continuer à récupérer des devises étrangères qui manquaient de plus en plus dans le pays, et d’autres ministres surtout résolus à défendre l’idéologie nazie. Dès le début de la Seconde Guerre mondiale, chaque tendance de la bureaucratie nazie se battait pour défendre ses propres intérêts et Albatross devint alors un enjeu important. Préserver son existence signifiait pouvoir acheter les matières premières nécessaires à l’Allemagne, en affirmant que l’entreprise, maison d’édition purement allemande, travaillait pour le bien du pays. Mettre un terme à son activité serait aller dans le sens d’une aryanisation impitoyable.
Dans ce contexte, l’auteure rappelle que la demande pour les ouvrages en langue anglaise publiés par Tauchnitz et Albatross était restée forte pendant la guerre. Holroyd-Reece alla même jusqu’à convaincre les autorités nazies que permettre la vente de ces livres servait le nazisme et prouvait l’ouverture de l’Allemagne aux cultures étrangères… Michèle Troy y voit là le signe qu’Albatross a fait office de cheval de Troie, diffusant la culture anglo-américaine sous une façade allemande. À cet égard, le rôle joué par Holroyd-Reece est essentiel, même s’il contribue à renforcer les soupçons déjà évoqués quant à sa situation : agent au service de l’Allemagne ou espion britannique ?
Malgré tous les documents fournis ici – et ils sont nombreux et convaincants –, la survie d’Albatross reste indubitablement un mystère en raison du contexte dans lequel elle a pu se faire. La censure qui a sévi sous le Troisième Reich à l’égard des livres écrits par des Juifs, en langue allemande ou dans une langue étrangère, très vite interdits de traduction, n’a fait que croître. Ainsi, en avril 1942, le ministre de la propagande déclara comme indésirable dans les pays neutres et dans les pays occupés par les troupes allemandes la distribution des collections d’auteurs britanniques et américains, en particulier les éditions Tauchnitz et les livres d’Albatross.
L’histoire d’Albatross durant le Troisième Reich et la question centrale de l’attitude des autorités nazies, entre tolérance et prohibition, sans oublier l’opposition si bien mise en valeur par l’auteure entre idéologie et intérêt économique, constitue une partie essentielle de Strange Bird. Mais l’intérêt du livre va bien au-delà, puisqu’il éclaire l’histoire de l’édition de manière plus générale, par exemple dans le contexte du développement des collections de poche, avec en particulier la création de Penguin en Angleterre en 1935, des Pocket Books en 1939 et des Avon Books en 1941 aux Etats-Unis. Il souligne l’importance de la circulation des textes et la place de la traduction en période de guerre mondiale. Ni Tauchnitz ni Albatross n’ont survécu aujourd’hui, mais leur place dans l’histoire de l’édition internationale est indéniable. Fruit d’une recherche solide et d’une documentation impressionnante, l’ouvrage de M. Troy s’avère aussi passionnant qu’une enquête policière, et l’histoire fascinante qu’il retrace mérite de recevoir une attention toute particulière. Il est à souhaiter par ailleurs qu’il soit rapidement traduit en français et en allemand afin de donner accès aux faits historiques majeurs qu’il relate à un vaste lectorat.