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Wolfgang Schmitz, Grundriss der Inkunabelkunde. Das gedruckte Buch im Zeitalter des Medienwechsels

Stuttgart : Hirsemann, 2018. X-420 p., ill. (Bibliothek des Buchwesens, 27). ISBN 978-3-7772-1800-7

Frédéric BARBIER

Notre collègue Wolfgang Schmitz a des années durant dirigé la richissime bibliothèque de Cologne, et il est un spécialiste reconnu de l’histoire du livre, tout particulièrement, en France, depuis la superbe exposition de 200221. Il nous donne aujourd’hui un beau manuel d’« incunabulistique » (on nous pardonnera le néologisme, pour traduire Inkunabelkunde), lequel avait sa place toute trouvée dans la collection publiée par la maison Hirsemann sous la direction d’Ursula Rautenberg. Il s’agit, en effet, d’un traité présentant de manière systématique l’ensemble des connaissances relatives aux imprimés du xve siècle, et présenté comme devant constituer le successeur du « Haebler ».

De fait, le Handbuch der Inkunabelkunde de Konrad Haebler (Leipzig, 1925) aurait pu être repris, mis à jour et réédité, mais il n’en reste pas moins évident que le choix de donner un nouveau texte est parfaitement justifié : le manuel de 1925 reste très précieux, mais l’ouvrage publié aujourd’hui est considérablement augmenté, puisque nous passons de moins de 200 à 430 pages.

Le propos est organisé en six grandes parties, après l’introduction. Les premières pages présentent de manière suggestive les sources sur l’histoire des débuts de l’imprimerie, sur la constitution d’un lexique propre à la nouvelle activité (absque calami ulla exaratione, etc.), et sur l’historiographie des incunables – sans oublier quelques paragraphes sur les xylographes et les livrets xylographiques (Blockbücher), et sur l’articulation entre manuscrit et imprimé (par xylographie ou par typographie en caractères mobiles). L’auteur donne un précieux aperçu des jugements divers portés sur la technique nouvelle par les contemporains, les uns louangeurs, les autres au contraire inquiets devant la multiplication de textes qu’ils jugent inutiles.

Puis s’ouvre la première partie, consacrée aux supports, le papier (avec la question des filigranes) et, mais bien plus brièvement, le parchemin. Wolfgang Schmitz a parfaitement raison de rappeler le principe : le matériau de départ est la feuille telle que produite par la papeterie, et on sait que la taille du papier tend à augmenter au fil des années. L’auteur reprend les questions de la définition des formats bibliographiques, et de l’organisation variable des cahiers, tout en insistant sur les difficultés liées au travail dans les plus petits formats : seules quelque 250 éditions (sur plus de 30 000) se présentent dans des formats inférieurs à l’in-octavo22. La troisième partie, « Composer et imprimer » (Setzen und drucken) est, logiquement, la plus importante de l’ouvrage : l’auteur passe systématiquement en revue la succession des opérations, de la fabrication des types (il présente l’anatomie d’un caractère typographique) jusqu’à la distribution des exemplaires. Le point crucial de l’innovation réside d’abord dans la mise en place de pratiques de travail très complexes, et dans l’obligation pour les responsables d’atelier de définir un calendrier aussi précis que possible et d’établir un budget prévisionnel, avant que de publier un certain titre – les choses sont encore plus compliquées quand le travail est réparti entre plusieurs compositeurs (p. 127), etc. Sous la rubrique de « Layout », l’auteur envisage la problématique de la « mise en livre » en rappelant, par ex., combien l’organisation du Narrenschiff de Sébastien Brant peut changer en fonction des langues, donc des publics visés.

La question de l’impression en plusieurs couleurs est toujours évoquée à propos du Psautier de 1457, mais Wolfgang Schmitz insiste à juste titre sur le procédé le plus courant, qui utilise des jeux de pochoirs en parchemin. La spécialisation des trois activités principales (l’imprimeur, le libraire de fonds et le distributeur), puis la question du financement et celle des chiffres de tirage (apparemment moins élevés en Allemagne qu’en Italie)23 font l’objet de développements importants, tandis que l’auteur conclut cette partie en réunissant les informations les plus récentes sur les contrefaçons24, les privilèges et les prix de vente. La quatrième partie traite des paratextes, et est l’une des plus novatrices de l’ouvrage, puisque cette approche ne pouvait bien évidemment pas être suivie par Haebler : il s’agit de la page de titre, du colophon, des marques typographiques, des pièces liminaires (notamment les dédicaces, qui peuvent se présenter sous forme manuscrite dans certains exemplaires), du registre et de la table des contenus. Développant la typologie des marques typographiques, Wolfgang Schmitz souligne implicitement le rôle de l’autoreprésentation des professionnels : ceux-ci mettent en scène leur nom de manière figurée (la galiote de Galiot du Pré, etc.) ou sous la forme d’un rébus, ou bien en faisant référence à l’enseigne de leur boutique, ou bien encore en présentant un livre (chez le Parisien Guy Marchand), voire bientôt l’atelier lui-même (comme ce sera le cas chez Josse Bade à partir de 1507).

La partie consacrée aux caractères est organisée par grandes catégories : caractères latins25 (avec les systèmes d’abréviation)26, puis grecs, cyrilliques ou glagolithiques, et enfin hébraïques. Les caractères « orientaux et africains » relèvent de l’anecdote, mais l’auteur n’a garde d’oublier les problèmes posés par l’intégration de la musique dans les imprimés. Puis vient le chapitre sur la décoration et l’illustration, que celle-ci soit exécutée à la main ou intégrée dans la composition sous forme de gravures, avec toutes les variantes possibles. La traduction de Claudin est inexacte (p. 309), puisque cet auteur savait déjà que les Grandes chroniques de France de 1476 n’étaient pas le premier livre imprimé en français27… Un cahier non paginé de seize illustrations en couleurs referme le texte28.

Les annexes (Anhang) donnent un certain nombre d’éléments statistiques sur la production des incunables (nombre d’éditions, etc.), et surtout la bibliographie. L’information de l’auteur est immense, s’agissant tant des éditions du xve siècle, que des travaux de recherche récents, et des instruments de référence désormais universellement disponibles grâce à Internet. Pourtant, la bibliographie est essentiellement constituée par les usuels allemands, dans une moindre mesure par les travaux en langue anglaise : avouons, par exemple, que l’absence du Dictionnaire encyclopédique du livre peut surprendre. L’index nominum et rerum est très précieux.

Le livre de Wolfgang Schmitz se signale tout particulièrement par l’art de mobiliser un très grand nombre d’exemples pratique de la manière la plus judicieuse, et de les organiser autour de thématiques bien définies29. Si nous devions souligner certains points où l’ouvrage apparaît plus problématique, nous penserions surtout à deux questions : la très grande majorité des exemples et de l’information traite de l’Allemagne, ce qui peut se justifier étant donné le poids des professionnels allemands dans ce premier demi-siècle d’existence de la typographie en caractères mobiles. Pourtant, un certain nombre de travaux portant sur les géographies étrangères aux pays germanophones a été négligé par l’auteur, moins sans doute sur l’Italie que sur les anciens Pays-Bas, l’Angleterre, la France et la péninsule ibérique. La perspective de Haebler correspondait à celle d’une époque où l’histoire du livre se donnait à comprendre dans le cadre des nations, mais cette approche devient plus problématique dès lors que l’on s’intéresse à la période de la Renaissance : la clientèle des clercs, gens d’Église et universitaires, est marquée par son caractère transnational, le latin fonctionne comme la lingua franca d’une grande partie du public et, si les professionnels allemands s’installent partout, ils travaillent très vite dans le sens de l’acculturation, par ex. en donnant des textes en vernaculaire. L’inconvénient de suivre précisément le projet Haebler est précisément d’ignorer une grande partie de la problématique développée en histoire du livre depuis une génération30.

La deuxième question est celle de la chronologie : de longue date, le choix de définir une catégorie spécifique de livres imprimés par le seul fait qu’ils sont sortis des presses avant le 1er janvier 1501 a été critiqué. La définition de la période de référence par le comput ne correspond à rien de cohérent sur le plan scientifique, et ne recouvre en rien la chronologie spécifique de l’économie du livre. Le seul argument susceptible de soutenir ce choix réside dans le fait que les éditions incunables ont fait l’objet d’un système et de pratiques de catalogage spécifiques, dont l’efficacité est encore accrue par l’utilisation d’Internet, de sorte que la qualité de notre information est bien meilleure pour le xve que pour le xvie siècle. Mais la question de la « soudure » d’une période à l’autre reste d’autant plus difficile à résoudre.

En définitive, le projet d’aggiornamento du classique de Haebler est bien rempli, et nous disposons désormais d’un très beau manuel de bibliographie matérielle, rédigé par un bibliothécaire expert de la période dont il traite. Le plan suivi répond à l’objectif de fournir un manuel, et il n’est pas douteux que l’ouvrage ne serve en effet de la manière la plus utile aussi bien aux spécialistes à la recherche d’une référence ou d’un exemple, qu’aux apprentis désireux de se former à une discipline spécifique. Nous conclurons ce billet en soulignant tout l’intérêt qu’il y aurait à proposer un glossaire multilingue de l’histoire du livre, s’agissant tant des éléments matériels que des concepts éventuellement proposés par les historiens.

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21 « Ganz Kön steckt voller Bücherschätze ». Von der Ratsbibliothek zur Universitäts- und Stadtbibliothek, 1602-2002, dir. Wolfgang Schmitz, Köln, Universitäts- u. Stadtbibliothek, 2002 (Schriften der Universitäts- u. Stadtbibliothek Köln ; 11).

22 Ces problèmes sont illustrés par l’article d’Annie Taurant-Boulicaut, « Vacat nec vitio nec defectu : du blanc et de l’excès dans l’incunable », dans Le Berceau du livre : autour des incunables [Mélanges Pierre Aquilon], Genève, Droz, 2004, p. 105-124.

23 Une petite erreur à propos des lettres d’indulgences en faveur de la cathédrale de Saintes (seize éditions connues entre 1484 et 1488) : en effet, cette ville ne saurait être considérée comme étant située dans le sud de la France (p. 191).

24 Encore une fois, le cas du Narrenschiff est ici emblématique, même si le problème du vocabulaire se pose : en français du moins, on devrait en toute logique ne parler de contrefaçon que pour des éditions protégées par un privilège.

25 Selon la terminologie allemande : Textura, Rotunda, Bastarda, Gotico-Antiqua, Antiqua.

26 Mais quid des lettres liées ? L’auteur est peut-être trop prudent, en se limitant parfois à la simple observation, sans donner explicitement les développements que celle-ci suggère : s’agissant des caractères typographiques, l’équilibre ne se trouvera que peu à peu, entre la volonté de reproduire le modèle du manuscrit (les lettres liées et les abréviations économisent le travail du scripteur) et l’économie spécifique de la typographie (où l’on a tout intérêt à limiter l’importance des casses). Signalons tout l’intérêt du recueil dirigé par Alessandro Tedesco, Scriver veloce. Sistemi tachigrafici dall’antiquità a Twitter, Florence, Olschki, 2016 (Biblioteca di bibliografia ; 203) : notamment la contribution d’Edoardo Barbieri, « La contractio del piombo. Note su abbreviazioni e tipografia nel Rinascimento italiano », p. 95-130).

27 Sur les Grandes chroniques de 1476, cf. Paris, capitale des livres. Le monde des livres et de la presse à Paris, du Moyen Age au xxe siècle, dir. Frédéric Barbier, Paris, Paris Bibliothèques, Presses universitaires de France, 2007, notice n° 31.

28 Certaines illustrations ne sont pas complètement légendées : le lecteur ne sait pas d’où viennent la Sphaera mundi de 1485 (n° 6), ni surtout les Chants royaux présentant la presse badienne (n° 16). Pour ce dernier exemple, il s’agit du ms. BnF fr. 1537, f. 39v°, dont il faut souligner qu’il est postérieur à 1528 (disponible sur Gallica).

29 On pense par exemple aux separata, qui sont des fragments d’éditions vendus aussi de manière séparée, afin d’augmenter la diffusion et de faire rentrer l’argent plus vite.

30 Par ex. sur la géographie des exemplaires conservés, ou encore sur les particularités d’exemplaires.