Book Title

NON : pamphlets, brûlots et autres textes polémiques, choix de textes en langue française de la bibliothèque municipale de Besançon [Exposition, 17 sept.-22 oct. 2016

Commissariat : Henry Ferreira-Lopes]. Besançon : Bibliothèque municipale, 2016. 133 p., ill.

Patrick REBOLLAR

Université Nanzan, Nagoya, Japon

Dans un passé qui n’est pas si lointain, écrire pour dire « non » n’était ni une posture ni un loisir. Refuser un état de fait, s’opposer à un régime politique, dénoncer des injustices, s’indigner pour indigner les autres, que ce soit sous la forme d’une thèse philosophique charpentée, d’un ironique dialogue en vers burlesques ou d’une lettre ouverte accusatrice et passionnée, pouvait valoir à l’auteur d’innombrables déboires de la part d’autorités qui n’entendaient pas la liberté d’expression comme nous l’entendons aujourd’hui : un droit garanti par la démocratie.

Pourtant, et cela devrait nous étonner, beaucoup de ces ouvrages ont été conservés, transmis d’une génération à l’autre malgré les destructions et les négligences, jusqu’à être aujourd’hui disponibles dans un grand nombre de bibliothèques publiques, sur simple demande, y compris, donc, à Besançon. Mais quel pouvoir actuel recommanderait de les rassembler, de les expliciter et de les promouvoir sans craindre qu’ils ne deviennent une menace pour son maintien en place ? N’est-il pas à redouter qu’un panorama des séditions du passé ne provoque une sédition nouvelle ? Et quelle institution culturelle prendrait le risque d’une réprobation de sa tutelle pour avoir rallumé un feu protestataire, alors que l’on recherche toujours plus de consensus ?

Ou, autrement dit, quel métier et quelle intelligence fallait-il posséder pour valoriser un patrimoine en composant un florilège d’affronts et d’outrages, en éclairant avec finesse des étalages de turpitudes ou d’injures, et pour que cette entreprise ne soit pas vue in fine comme une vulgaire arme idéologique ?

C’est pourtant la gageure que soutient habilement ce catalogue, reflétant l’exposition bisontine de l’automne 2016 par d’excellentes reproductions de pages de titre rehaussées de citations choisies. Près de cinquante notices d’œuvres allant du lendemain de la Saint-Barthélemy (1572) à nos jours (2007) sont réparties en quatre douzaines thématico-historiques, émanant d’auteurs souvent anonymes ou inconnus mais où de grands noms, soudain, surgissent : un possible Cyrano de Bergerac, le Pascal des Provinciales, Voltaire sous pseudo, puis Chateaubriand, Hugo, Zola, Bernanos, Céline, et pour finir, Philippe Muray ou Daniel Lindenberg, après avoir emprunté le titre du présent catalogue à Marc-Édouard Nabe.

La première douzaine de notices articule le xvie et le xviie siècle sur le thème de la colère. Celle-ci se manifeste d’abord dans des pièces liées à la Réforme et aux conflits religieux du dernier quart du xvie siècle avant de reparaître dans la seconde moitié du xviie siècle, depuis les Mazarinades produites pendant la Fronde jusqu’aux pamphlets sérieusement réprimés contre l’absolutisme de Louis xiv. Le deuxième ensemble couvre le xviiie siècle et, sous les discours des Lumières, fait entendre les « murmures de la sédition », jusqu’aux deux dernières pièces présentées qui émanent de témoins et d’acteurs de la Révolution. Les deux autres douzaines, à cheval sur les xixe et xxe siècles, intitulées respectivement « vitupérations » et « les réfractaires », proposent un contraste d’idéologies et de tons : les uns, que l’on dirait réactionnaires ou d’extrême-droite, s’emportent contre les transformations du monde et la diversité des peuples, jusqu’à l’antisémitisme meurtrier, tandis que les autres, plutôt vus comme des progressistes ou des militants de gauche, stigmatisent les exploiteurs et remettent en cause des institutions sclérosées.

Comme le souligne dans sa préface le maire de Besançon, Jean-Louis Fousseret, il fut un temps où la liberté d’expression était un « inconcevable gros mot ». Pour aider le lecteur à prendre conscience de cette évolution, caractériser les étapes de cette histoire du droit de dire « non » et les relier aux contextes politiques et intellectuels successifs, le directeur de la bibliothèque municipale de Besançon, Henry Ferreira-Lopes et son équipe ont donc produit de remarquables notices qui se lisent agréablement, sans que l’on soit spécialiste de bibliographie.

Les trois chapitres d’introduction se franchissent comme des sas qui, élargissant notre horizon intellectuel, donnent sur les trésors des fonds bisontins. Les risques du métier pamphlétaire sont d’abord rappelés, comme l’exil ou la prison, sous l’Ancien Régime, et comme, au siècle dernier, la disgrâce de Céline ou la condamnation à mort de Rebatet. Ajoutons que le décès suspect de Zola par asphyxie pourrait bien être lié à son engagement dreyfusard…

Ensuite, une utile typologie mène à une définition en accord avec les travaux de Marc Angenot (La parole pamphlétaire, 1982) : dans ce genre de publication éphémère et souvent clandestine, le texte est bref et virulent, l’auteur écrit en son nom, même (ou surtout) quand il est anonyme, et il vise des personnes et des institutions qu’il juge iniques. Un chapitre recense d’ailleurs quelques « thèmes récurrents » de cette longue histoire : la haine du bourgeois, l’antisémitisme, le mystère féminin, auxquels on voudrait ajouter l’éloge des plaisirs ou le sentiment de l’injustice. La brève histoire de la liberté d’expression, au chapitre suivant, est aussi celle des autorisations, privilèges et censures, de 1566 avec l’ordonnance de Moulins sur le privilège de librairie, à 1881 et sa fameuse Loi du 29 juillet, en passant par, en 1629, les dispositions du Code Michaud relatives à la censure préalable. Les sous-étapes décrites montrent bien comment la liberté d’écrire s’est frayée un chemin parmi les interdits et malgré les rigueurs de l’absolutisme et les indexations religieuses.

Il nous est aussi rappelé (p. 16) que, selon Robert Darnton, l’innovation technique et graphique venait souvent de l’édition clandestine, du commerce qui la suscitait et qu’elle provoquait, et des libertés éditoriales qu’on s’octroyait alors. En effet, une autre des qualités de ce NON est d’indiquer précisément, outre la cote de la bibliothèque de Besançon, les particularités des éditions, la provenance parfois et la condition des exemplaires, souvent vérifiables sur la reproduction proposée. On constate ainsi que tous les pamphlets ne sont pas brefs, ou que les ouvrages importants sont parfois conséquents : une trentaine d’œuvres de la sélection ont plus de 80 pages…

Et tout cela, rappelons-le, uniquement à partir des fonds de Besançon, parmi lesquels une sélection a forcément été faite. Sans doute y dispose-t-on, comme dans la plupart des bibliothèques, d’autres volumes de Pièces servant à l’histoire du temps ou de pamphlets révolutionnaires. C’est alors un autre talent que celui d’éliminer des pièces plus éloquentes les unes que les autres afin de parvenir à l’équilibre et à la concision dont fait montre ce NON.

Inversement, les aléas régionaux ont pu faire qu’il ne s’est trouvé à Besançon aucun écrit séditieux intéressant sur le maréchal d’Ancre, assassiné en 1617 sur ordre du jeune Louis xiii. Ou que la Guerre de 1870 et la Commune de Paris aient été trop lointaines pour que l’on ne possède rien d’autre que Du perfectionnement de la race préfectorale (1870) d’un parait-il très spirituel Édouard Ordinaire qui, ironie de l’histoire, deviendra à son tour préfet du Doubs dans le gouvernement de Défense nationale, quoique brièvement (voir p. 118-119).

Mais cela nous rappelle que le Doubs n’est pas la Seine et qu’il serait avantageux que d’autres établissements régionaux se livrent au même exercice de sélection intelligente de textes polémiques sans que les édiles locaux n’aient à craindre pour leur mandat.