Lesen. Ein interdisziplinärisches Handbuch, éd. Ursula Rautenberg, Ute Schneider
Berlin, Boston : Walter de Gruyter, 2015. XIV-907 p., ill. ISBN : 978-3-11-027551-3
Frédéric BARBIER
Nos deux collègues Ursula Rautenberg et Ute Schneider, professeurs d’histoire du livre respectivement dans les universités d’Erlangen-Nuremberg et de Mayence, codirigent un manuel consacré à l’un des aspects les plus « questionnés » de l’histoire du livre au cours des décennies récentes : il s’agit de la lecture12.
Mais comment rendre compte en une simple recension d’un très riche volume de plus de neuf cents pages, et dont le projet est avant tout transdisciplinaire ? Le propos est organisé en quatre grandes parties (parfois elles-mêmes subdivisées en sous-parties), chacune constituée de plusieurs contributions. Celles-ci sont introduite par un résumé en allemand et en anglais, puis par une table détaillée du contenu13, et suivies par une orientation bibliographique (il y a assez peu de notes infrapaginales)14. Disons d’emblée que la réussite est là, et que nous disposons d’une véritable somme sur le sujet, avec une masse d’informations réellement impressionnante.
1) Perspectives de la recherche
La première contribution porte sur les neurosciences cognitives : elle fournit une précieuse entrée en matière, pour un historien dont les procédures de l’électroencéphalographie et de l’imagerie par résonnance magnétique ne sont évidemment pas la spécialité… Suit une introduction à la psychologie de la cognition, dans une perspective qui touche aussi à la problématique de l’apprentissage de la lecture – on sait l’importance prise aujourd’hui par les sciences cognitives. La troisième contribution illustre le souci d’actualisation qui est celui des éditeurs, puisqu’il s’agit de l’intelligence artificielle et de la lecture par ordinateur. L’étude de la « lecture » du point de vue de la sociologie et de la science des communications est abordée ensuite. Rédigé de concert par les deux éditrices scientifiques, le chapitre 1.5 intéresse à nouveau plus particulièrement l’historien du livre, puisqu’il traite pour l’essentiel de l’historiographie de la recherche sur l’histoire de la lecture depuis les années 1960 : l’accent est mis sur la montée en puissance de la « matérialité du texte » au cœur de la problématique (voir notamment p. 94 et suiv.). Un certain nombre des développements conduits dans l’ouvrage ici présenté s’appuiera d’ailleurs sur l’hypothèse d’une articulation étroite entre la diversité des éléments matériels (qui concernent aussi la typologie des supports) et la pratique différenciée de la lecture.
2) La lecture : processus et supports
Comme dans la première partie, la présentation s’ouvre sur la problématique proprement scientifique : « la lecture comme processus neurobiologique », avec l’étude des propriétés et du fonctionnement du cerveau. Le problème des niveaux de lecture est implicitement envisagé dans les contributions inspirées par la linguistique : « Compréhension de la lecture et traitement de la langue » – les exemples présentent la théorie de l’ordre des mots dans la phrase allemande ; et « La lecture comme construction du sens ». La compréhension de « textes difficiles » suppose de pouvoir mobiliser des connaissances d’ordre historique et culturel, tandis que la typologie des stratégies de lecture face à un texte difficile se signale par sa diversité. Ici, un lecteur étranger, par ex. francophone, sera pourtant sensible aussi aux difficultés liées à l’emploi constant, dans les textes scientifiques, de néologismes souvent d’une grande richesse mais qu’il lui faut pouvoir s’approprier. Bien évidemment, la montée en puissance des nouveaux médias s’accompagne de l’émergence de pratiques et de modes de participation eux-mêmes nouveaux. Le processus s’articule aussi avec la définition des « stratégies d’écriture », l’ensemble aboutissant à définir la « Literalität » comme désignant l’acquisition et la possession de compétences cognitives spécifiques au domaine de l’écrit.
Le chapitre 2.1.6 porte sur le concept de « lisibilité typographique », et à ce titre il intéresse à nouveau directement l’historien du livre : l’auteur traite de l’identification plus ou moins facile des lettres selon les alphabets, de leurs caractéristiques formelles, de la gestion des blancs, de la hiérarchisation visible du texte, etc., dans une conception qui, pour rester quelque peu théorique, ne s’en articule pas moins très bien avec la recherche initiée par Henri-Jean Martin sur la mise en livre et la mise en texte.
La série des quatre articles constituant le sous-chapitre 2.2 (« la lecture sur les différents supports ») privilégie aussi les problématiques de l’historien : il s’agit d’abord de l’Antiquité, dominée par la forme du rouleau de papyrus (volumen) – mais d’autres supports sont aussi évoqués, de l’épigraphie aux tablettes de toutes sortes. Puis c’est le temps du livre en cahiers, soit la forme du codex manuscrit ou imprimés (y compris les supports limités à une seule feuille). Cette contribution d’une cinquantaine de pages est comme symboliquement au cœur de l’ouvrage : mais l’économie de la lecture justifie-t-elle de ne pas distinguer plus explicitement le manuscrit de l’imprimé ? Les périodiques sont traités ensuite – mais il s’agit plutôt d’un bon résumé de l’histoire générale du périodique en Occident, surtout dans les pays allemands, depuis le xviie siècle –, et, enfin, les supports faisant appel à la digitalisation, en liaison avec les pratiques spécifiques de lecture qu’ils impliquent.
Les cinq derniers chapitres concernent la lecture dans une perspective d’anthropologie et de sociologie : le premier envisage la question du rôle de l’environnement familial dans l’acquisition des compétences et dans la pratique de lecture. Avouons que l’anglicisme « Peers » ne rend pas directement intelligible pour tous le propos de l’article suivant15 : il s’agit en réalité de l’économie collaborative de la lecture, laquelle se déploie dans des cadres traditionnels (par ex. les livres de classe), mais connaît aussi des développements de plus en plus larges grâce aux réseaux informatiques. Ces phénomènes intéressent au premier chef le public des adolescents. Trois articles ferment cette sous-partie : « La lecture sur les réseaux numériques » (l’auteur insiste surtout sur les processus d’interactions), puis « Le genre et la lecture », et enfin « La lecture et les migrations » (concluant sur la question : « S’intégrer par la lecture ? »).
3) La lecture : institutions et organisations
Nous passerons plus rapidement sur les questions liées au droit (y compris le droit des auteurs), à l’administration et au contrôle, mais aussi aux politiques de scolarisation, aux institutions de recherche touchant le domaine de la lecture, la situation actuelle des bibliothèques et celle des professionnels du livre (éditeurs et distributeurs) en tant qu’acteurs du « lire ». Ces contributions portent pour la plupart sur la période étroitement contemporaine, et privilégient le cas de l’Allemagne.
4) La lecture : fonctions et performances
Ici, un premier groupe de contributions concerne l’histoire de la lecture, en développant celle-ci dans l’ordre chronologique : Antiquité et Basse-Antiquité (on retrouve en partie ce qui a été dit précédemment sur le volumen et le codex) ; Moyen Âge (avec des remarques suggestives sur la lecture dans les langues vernaculaires) ; puis les périodes moderne16 et contemporaine dans l’acception française du terme ; enfin, ce qu’il est coutume de désigner comme le « temps présent », en l’occurrence les deux générations qui se sont écoulées depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. La dernière partie traite des « Différenciations fonctionnelles de la lecture », ce qui semble un intitulé quelque peu obscur pour présenter les « Implications politiques de la lecture » (avec une intéressante comparaison entre les différents médias), son rôle dans les processus d’identité et d’intégration, et, enfin, les lectures publiques depuis le milieu du xixe siècle (« La lecture mise en scène »). Un index nominum, un très précieux index rerum et une brève présentation des contributeurs concluent ce volume imposant.
Il faut grandement remercier les deux initiatrices et responsables d’avoir mené à bien une entreprise aussi ambitieuse : le choix de l’encyclopédie permet de s’informer sur l’état d’une certaine question, et la bibliographie proposée chapitre par chapitre, de poursuivre éventuellement la recherche. En revanche, la présentation par approches disciplinaires aboutit inévitablement à une impression d’éclatement relatif, tandis qu’une seule et même question apparaît le cas échéant dans différents articles (par ex., la lecture féminine). Bien évidemment, il est logique que le cœur du propos concerne la situation et la recherche en Allemagne, et que la très grande majorité des travaux mentionnés soit des travaux allemands ou en traduction allemande, mais aussi des travaux rédigés en anglais (tout particulièrement dans les chapitres de tête, et dans tout ce qui traite des nouveaux médias).
Il n’est pas raisonnable, devant une somme de cette importance, de parler çà et là de domaines ou de questions restés plus en retrait, mais le lecteur historien sera peut-être sensible à un certain déficit dans la comparaison d’un pays à l’autre. De même, la sémiologie n’apparaît souvent que de manière implicite, par ex. au chapitre 2.1.6 : sauf ponctuellement, le volume traite, en soi et pour soi, de la seule lecture dans les civilisations occidentales, et nous demeurons dans un certain flou quant à la typologie des écritures et aux conséquences de leurs différenciations sur l’apprentissage et sur les pratiques de lecture. D’autres thématiques transversales n’apparaissent pas non plus de manière très évidente, par exemple autour du problème de la ville. Non seulement, sur le plan historique, la lecture est d’abord un phénomène urbain, mais l’espace urbain est de plus en plus pénétré par les inscriptions de toutes formes et de toutes sortes (de l’épigraphie antique à la publicité contemporaine : le slogan ne relève-t-il pas d’une modalité spécifique de lecture ?)
Et surtout, il nous semble que la dimension proprement économique de la lecture reste en partie sous-estimée : le fonctionnement de ce que nous appellerions le « marché du texte » change très profondément selon les époques, selon les environnements et selon les caractéristiques et les thématiques envisagées (par ex., la piété, l’information scientifique, la « récréation », etc.) : ni la lecture, ni ses acteurs ne sauraient échapper à ces logiques d’intégration systémiques. Mais c’est là parler en historien, ce qui n’était pas l’objet premier des éditeurs scientifiques attachées à produire un « manuel interdisciplinaire », et à démontrer que la recherche doit se poursuivre.
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12 Le rôle déterminant de Madame Rautenberg dans la recherche sur l’histoire de la lecture en Allemagne explique que ce thème ait fait l’objet du beau volume de Mélanges qui lui a été offert à l’occasion de son soixantième anniversaire (« Raison et déraison de la lecture ») : Sinn und Unsinn des Lesens. Gegenstände, Darstellungen und Argumente aus Geschichte und Gegenwart, éd. Sandra Rühr, Axel Kuhn, Göttingen, V&R Unipress, 2013, 246 p., ill.
13 Il aurait été intéressant de compiler ces tables en une table générale, par ex. publiée en fin d’ouvrage (mais on hésite bien sûr à demander des pages supplémentaires…).
14 Avouons cependant que l’identification des titres peut se révéler problématique, d’une part, parce que les éditeurs commerciaux ne sont pas indiqués, d’autre part parce que les références elles-mêmes sont parfois insuffisantes : par exemple, la contribution de Lessing indiqué dans une référence p. 505 figure, en réalité, sous le nom de « Fr. A. Regius » dans la livraison de mars 1783 du Deutsches Museum, p. 197-207. Pour ne rien dire du problème de l’auteur, on rappellera ici que le Deutsches Museum est un mensuel, dont les livraisons suivent deux paginations continues chaque année, la première pour le premier semestre, la seconde pour la deuxième partie de l’année : il est donc évident que la référence : « 1783, p. 197 et suiv. » est au moins insuffisante.
15 Mais la question est déjà apparue plus haut dans le volume, par ex. p. 77.
16 Sur l’articulation si souvent envisagée entre la Réforme protestante, l’alphabétisation et la diffusion de la lecture, voir p. 741 et suiv.