Images & Révoltes dans le livre et l’estampe (xive-milieu du xviiie siècle)
[Exposition. Paris, Bibliothèque Mazarine, 14 décembre 2016-17 mars 2017 ; commissariat : Tiphaine Gaumy. Direction scientifique : Stéphane Haffemayer, Alain Hugon, Yann Sordet, Christophe Vellet]. Paris : Bibliothèque Mazarine, Édition des Cendres, 2016. 315 p.
Lou DELAVEAU
Paris
L’ouvrage, conçu par la Bibliothèque Mazarine en partenariat avec le programme ANR CURR (« Culture des Révoltes et des Révolutions »), adopte, pour étudier les révoltes et contestations, une perspective résolument transdisciplinaire. Interrogeant un riche éventail de représentations graphiques, il superpose, en une heureuse alliance du fond et de la forme, la thématique des révoltes populaires et la « révolution médiatique » (Marion Deschamp, p. 105) du support imprimé. Toute sa valeur est rendue à l’image : celle-ci n’est plus une simple illustration de l’événement mais son miroir, souvent déformant, voire informé lui-même par une « mémoire iconographique » (V. Challet et J. Haemers, p. 56, note 9). Tout à la fois puissant vecteur d’idées, outil de légitimation et moyen de coercition, l’image reste éloquente même par son absence ou sa destruction volontaire (exemple de la damnatio memoriae). À rebours d’une historiographie pointant la prétendue « iconophobie » de certains territoires (S. Haffemayer, p. 167-168), ce livre trace un parcours richement illustré dans l’espace européen, depuis le Moyen Âge jusqu’aux premières décennies du xviiie siècle. Si la précieuse chronologie présente en fin d’ouvrage s’achève sur la guerre des Camisards (1702-1704), le xviiie siècle reste bien représenté à travers l’étude d’ouvrages plus tardifs offrant une vision rétrospective de certains événements.
Bien que le volume soit présenté sur le site internet de la Bibliothèque Mazarine comme le « catalogue de l’exposition », le lecteur ne trouvera dans celui-ci aucun encart de type « cartel » sur les œuvres exposées. On trouvera en ligne sur le site de la Bibliothèque Mazarine une exposition virtuelle très instructive qui propose au contraire de courtes études rapprochées sur chaque œuvre sélectionnée : loin de supplanter le « catalogue » traditionnel, elle se combine parfaitement à celui-ci. Il est cependant regrettable que l’existence de cette exposition virtuelle ne soit mentionnée nulle part dans le « catalogue », en raison peut-être d’une mise en ligne postérieure à l’impression de l’ouvrage (novembre 2016) et à l’ouverture de l’exposition.
Les nombreuses illustrations, la qualité du papier ainsi que l’organisation claire et aérée des textes, rythmée par des sous-titres, rendent la consultation de l’ouvrage très agréable. La couverture, aussi rouge que le bonnet d’un manifestant breton et fort réussie, quoiqu’un peu fragile, affiche un détail de la célèbre planche de Jacques Callot et Israël Silvestre, « La revanche des paysans », tirée de la série des Misères et mal-heurs de la guerre. On soulignera du reste la précision des indications sur les techniques de gravure ainsi que la clarté de la mise en page lorsque des reproductions de doubles pages épousent celles du « catalogue » (par exemple p. 158-161).
En fin de volume se trouve une bibliographie essentiellement consacrée aux représentations iconographiques de la révolte : sur l’histoire même des révoltes, le lecteur peut se reporter avec profit aux notes marginales des articles et surtout à l’introduction proposée par Tiphaine Gaumy qui procure une synthèse très efficace sur l’historiographie du sujet, sur les spécificités des supports – qui ne se limitent pas aux dessins et gravures – et sur certaines thématiques comme les représentations de la violence, de la mort, des villes, sièges et outils, sur les acteurs de la révolte, le rapport à l’antique, le rôle des femmes… Un grand soin est apporté à la définition et à la précision des mots employés, comme l’atteste la sous-partie, tout en nuances, consacrée à l’épineuse question du « populaire ».
Les douze contributions réunies, basées sur un même corpus – celui des œuvres exposées (voir p. 297-302) –, ne sont certes pas exemptes de redites, mais s’éclairent les unes les autres en explorant les différentes facettes de problématiques à la fois diverses et récurrentes. Deux études sont consacrées au Moyen Âge : « La révolte médiévale en images » par Vincent Challet et Jelle Haemers ainsi que « Violences et révoltes au Moyen Âge » par Christiane Raynaud. À travers les articles de Marion Deschamp, de Stéphane Haffemayer et d’Alain Hugon, sont respectivement évoqués le Saint Empire romain germanique (des insurgés paysans du Bundschuh à la guerre de Trente Ans), l’Angleterre (du Livre des Martyrs de J. Foxe (1563) aux gravures de W. Hollar (1642) en passant par la tentative avortée du « Gunpowder plot ») et le monde méditerranéen (cas italiens : révolte des Ciompi à Florence, régime de Savonarole, révolution napolitaine ; soulèvements à Lisbonne et en Catalogne). Les contributions de Ramon Voges (sur l’iconographie des villes des Pays-Bas pendant la guerre de Quatre-Vingts Ans) et d’Émilie d’Orgeix sur l’iconographie des « villes rebelles » entre 1580 et 1640, se font écho par leurs questionnements communs sur l’objectivité des représentations cartographiques et topographiques. Il en va de même des études s’attachant tout particulièrement aux ressorts multiples de l’allégorie : celles de David El Kenz (« Se révolter au nom de Dieu en France : héroïsation, dérision, et allégorie dans les estampes des xvie et xviie siècles ») et de Pierre Wachenheim (« […] L’allégorie dans les révoltes religieuses et politiques en Europe au xviie siècle »). Deux autres contributions peuvent se lire en diptyque : Jean-Marie Constant (« la Fronde en images ») plante ainsi un décor illustré de la Fronde, sans s’interdire de recourir à d’autres supports iconographiques que la gravure, tandis que Christophe Vellet s’intéresse à la production des mazarinades, notamment de type « placard », et aux portraits gravés des grands acteurs de l’événementiel laissés par Moncornet. Enfin, dans « Héros et anti-héros, représentations des élites ou du peuple ? », Serge Bianchi revient sur plusieurs exemples précédemment évoqués : en les analysant sous l’angle de la dialectique héroïsme/anti-héroïsme (réversible selon le producteur de l’image), il fait apparaître certains traits constitutifs de la « fabrique du héros » (p. 279, note 1).
On peut souligner parmi ces denses et passionnantes contributions quelques interrogations ou réflexions récurrentes. La diffusion massive d’images permise par l’imprimerie se caractérise par l’émergence de plusieurs « grammaires visuelles » (M. Deschamp, p. 107) : qu’il s’agisse de la représentation des révoltés ou des massacres (gravures de Frans Hogenberg, analysées par R. Voges), des indices iconographiques se mettent en place, alimentant une « culture visuelle » (C. Raynaud). Empreinte de conventions et tabous, celle-ci oriente à la fois la production et la réception de ces images, souvent théâtralisées. L’allégorie transforme fréquemment les conflits en véritables psychomachies (P. Wachenheim), dans lesquelles les références mythologiques ou bibliques jouent un rôle important. L’image apitoie, porte aux nues, mais va jusqu’à animaliser l’adversaire quand il s’agit de le tourner en dérision (D. El Kenz). Dans certains cas, le stéréotype désincarné de l’ennemi, l’image plastique et consensuelle du héros (ex. de Guillaume Tell, analysé par S. Bianchi) ou encore l’image unifiée du groupe s’effacent devant les figures individualisées de meneurs ou de grands acteurs de l’événement (Luther, Masaniello, les portraits « people » du temps de la Fronde étudiés successivement par M. Deschamp, A. Hugon et C. Vellet). La représentation même des territoires n’est pas neutre : les cartes peuvent être « des moyens puissants de formation de l’identité » (R. Voges, p. 165). De même, la représentation gravée de places fortes joue un rôle fondamental dans la mainmise des pouvoirs légitimes sur les villes potentiellement séditieuses. Le plan de ville cristallise la volonté d’une « possession territoriale et visuelle », comme le montre Émilie d’Orgeix avec l’exemple de la Rochelle. Ainsi, l’image, révélatrice de craintes, aspirations et fantasmes, « participe pleinement de la construction médiatique de l’événement » (S. Haffemayer, p. 191).
À ces multiples sujets de réflexion s’ajoutent ceux de la légitimité de la violence, variable en fonction de celui qui l’exerce (V. Challet et J. Haemers), et de la destruction des images, qu’elle soit le fait de l’iconoclasme ou du pouvoir désireux d’effacer toute trace de contestation. La problématique de la conservation des sources se dessine en filigrane dans toute exposition organisée par une institution patrimoniale, mais la question se pose avec une acuité particulière à la Mazarine : montrer côte à côte l’ordre et sa contestation, l’unité et la division, la thèse et l’antithèse, c’est s’inscrire, ainsi que le rappelle Yann Sordet à la dernière page de la préface, dans la droite ligne du projet de l’illustre Gabriel Naudé.