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Humanisten edieren. Gelehrte Praxis im Südwesten in Renaissance und Gegenwart, éd. Sabine Holtz, Albert Schirrmeister, Stefan Schlelein

Stuttgart : W. Kohlhammer. 2014, VIII-277 p., ill. (Veröffentlichungen der Kommission für geschichtliche Landeskunde in Baden-Württemberg ; 2e série, 196). ISBN 978-3-17-023380-5

Frédéric BARBIER

Dans le 196e volume de sa sous-série « Recherches », la Commission historique du Bade-Wurtemberg publie les actes d’un colloque tenu à Fribourg à l’occasion du soixante-dixième anniversaire du regretté Dieter Mertens, spécialiste reconnu du bas Moyen Âge et de la première modernité, notamment dans la géographie de l’Allemagne du sud-ouest (y compris l’Alsace).

Le projet était ambitieux : dans quelle mesure le changement de média influe-t-il sur les pratiques, sur les catégories et sur le travail des éditeurs scientifiques, qu’il s’agisse de la typographie à caractères mobiles à l’époque de la Renaissance, ou de l’informatique et de la numérisation aujourd’hui ?

Le cadre privilégié, celui de l’Allemagne du sud-ouest, est très propice à l’innovation intellectuelle et artistique, avec le réseau de ses universités (Heidelberg, Fribourg (Br.), Bâle, Tübingen, et plusieurs autres villes) et de ses bibliothèques, avec ses centres typographiques de première importance (Strasbourg s’inscrit toujours au premier rang en Allemagne au xvie siècle), avec ses riches villes libres et ses principautés en voie de modernisation politique8. Albert Schirrmeister ouvre le volume en rappelant un certain nombre de problèmes majeurs que le lecteur trouvera développés dans les différentes contributions qui suivront.

L’importance du facteur politique est soulignée à plusieurs reprises. Le rôle du modèle italien, et des grandes familles princières, ressort dans le cas du comte Eberhart le Barbu (Eberhart im Bart), premier duc de Wurtemberg et gendre du margrave Gonzague de Mantoue (Felix Heinzer). Sa cour est soumise à des influences très sensibles venues de la péninsule, et lui-même possède une petite bibliothèque, dont une trentaine de volumes est aujourd’hui repérée : des manuscrits, des incunables, un certain nombre d’exemplaires de dédicace décorés de son emblème (le palmier) et de sa devise (Attempto). Parmi ceux-ci, le manuscrit du Libellus de comparatione Solis ad deum de Marsile Ficin est préparé à Florence au cours de l’été 1492, et il servira pour l’édition du texte à Tübingen en 15479. De même, Wilhelm Kühlmann convoque-t-il quatre exemples pour montrer comment, dans une géographie très morcelée, l’édition humaniste, tout au long du xvie siècle et jusqu’au début de la Guerre de Trente ans (avec la figure controversée d’Abraham Scultetus), se donne aussi à comprendre comme un acte politique.

Dans cette conjoncture complexe, que doit-on éditer ? Bien sûr, les classiques, parfois les auteurs modernes en vernaculaire, mais les Pères de l’Église aussi prennent rang parmi les textes fondateurs, aussi bien pour les humanistes que dans le cadre des oppositions religieuses du xvie siècle. Avec Beatus Rhenanus et Tertullien (dont les éditions se succèdent de 1521 à 1539), nous sommes dans la phase initiale des travaux sur les Pères latins, avant la reprise des recherches sur l’œuvre de Tertullien par les savants de la Contre-Réforme catholique10. Avec les oppositions confessionnelles préludant à la crise de Bohème, le travail sur les Pères prendra une charge nouvelle (p. 135 et suiv.).

L’essor de la typographie en caractères mobiles provoque une reconfiguration en profondeur du « système-livre » dans son ensemble : un nombre croissant d’acteurs intervient désormais dans l’élaboration du texte en tant que texte accessible à travers son interface (l’objet « livre »), acteurs qui sont souvent difficile à identifier et qui ne doivent pas être distingués radicalement les uns des autres (d’un côté, les auteurs, de l’autre, les professionnels du livre), même si leurs intérêts peuvent diverger entre les deux pôles majeurs, du travail intellectuel ou de l’acquisition d’un certain capital (social, politique, financier, etc.). Il est toujours fascinant de mettre en évidence l’action des intellectuels dans le cadre de telle ou telle officine typographique, comme auteurs ou comme auteurs secondaires (éditeurs scientifiques, traducteurs, etc.) : l’espace de la rue Saint-Jacques à Paris, mais aussi celui de la rue Mercière à Lyon, sont paradigmatiques pour la géographie du royaume de France. En Allemagne du sud-ouest, on penserait bien évidemment à la collaboration d’Érasme et de Froben à Bâle, mais Sönke Lorenz s’arrête sur le cursus du jeune Mélanchthon : Mélanchthon est en effet né à Bretten (à quelque 25 km au nord-est de Karlsruhe), et sa carrière antérieure à son départ pour Wittenberg (1518) s’appuie très tôt sur le nouveau média, à Heidelberg d’abord, mais surtout à Tübingen et, plus tard, à Haguenau.

Avec l’instauration progressive du marché moderne du livre, se pose aussi la question de la médiatisation et de la réception des textes. Il est évident que le lectorat est considérablement élargi et approfondi, tandis que la « conscience éditoriale » (editorisches Bewußtsein) tend à se répandre, autrement dit la prise de conscience de la part de l’éditeur scientifique qu’il doit rendre accessible un certain texte à ses contemporains : on observe une responsabilisation du savant humaniste par rapport au public, phénomène qui peut, comme en Italie, déboucher sur l’action politique ou du moins sur un engagement public (on pensera notamment aux prédicateurs). Pour autant, l’exemple de Conrad Muth (Mutianus Rufus, 1470-1526) montre que le rapport n’est pas univoque : pour certains, il semblera en effet préférable de conserver certaines pensées par devers soi, voire de se retirer peu ou prou à l’écart du monde (en l’occurrence à Gotha)11.

La correspondance a un rôle plus important pour les « humanistes du cloître » (Kosterhumanisten) comme pour tous ceux qui sont plus ou moins isolés, mais elle constitue d’une manière générale l’un des médias par excellence des échanges humanistes et un mode privilégié d’intégration à la sodalitas litteraria. Birgit Studt montre, à travers plusieurs exemples liés à la famille d’Andlau, comment la lettre, plus encore la correspondance suivie, ne relève pas du seul champ privé, mais bien du domaine de la publicité. Une partie croissante du travail éditorial s’appuie en définitive sur les réseaux de personne à personne (rencontres, correspondance, etc.) – de même qu’elle s’appuie aujourd’hui sur les échanges et sur l’information par Internet. Cette dimension que l’on pourrait dire « logistique » prélude à la transition du modèle de la compilation à celui de l’édition critique. Elle accompagne l’émergence d’une « conscience philologique », et la mise en place d’un certain nombre d’instances de validation du travail éditorial. Enfin, elle rend possible la profonde transformation du paratexte : Albert Schirrmeister insiste notamment sur la problématique de l’élaboration d’un index, y compris sur le plan matériel, dans une perspective rejoignant une problématique bien connue en France – celle de la « mise en livre », laquelle déterminera bien évidemment aussi la réception possible.

Plusieurs contributions abordent enfin la question actuelle de l’édition et des « humanités numériques » : une édition critique numérique des Chroniques de Nuremberg (Bernd Posselt) permettrait de faire mieux ressortir les composantes éventuelles du travail de compilation exécuté par Hartmann Schedel, et donnerait toute son importance à l’articulation du texte et de l’image. Ces mêmes Chroniques intègrent d’ailleurs une édition abrégée de l’Europa d’Aeneas Sylvius Piccolomini (Claudia Wiener). D’autres contributions présentent des projets relatifs aux œuvres latines de Martin Opitz (Veronika Marshall) et aux dossiers des diètes d’Empire (Reichstagsakten).

L’ouvrage se referme sur la bibliographie de Dieter Mertens de 1970 à 2014, et sur un index locorum et nominum (les notes très importantes ne sont pas indexées). Il s’agit à nos yeux d’un travail exemplaire : les études de cas permettent de faire ressortir les phénomènes de convergence et le rôle des réseaux de toutes sortes, assurant ainsi le socle de la modélisation et de la théorie possible. Le paysage culturel de l’Allemagne du sud-ouest à la fin du xve et au xvie siècle constitue de toute évidence un espace très privilégié pour le sujet général envisagé par ce beau volume.

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8 Principautés ecclésiastiques (évêchés et abbayes), mais surtout principautés laïques : les principales sont le landgraviat de Hesse et les comtés de Wurtemberg, réunis en 1482 et élevés au rang de duché par Maximilien à l’occasion de la diète de Worms (1495).

9 VD16 : F944.

10 Voir les travaux de Pierre Petitmengin, dont la notice par lui publiée dans Paris, capitale des livres Le monde des livres et de la presse à Paris, du Moyen Âge au xxie siècle, dir. Frédéric Barbier, Paris, Paris Bibliothèques, P.U.F., 2007, p. 66-67.

11 Le propre frère de Muth, docteur utriusque, est chancelier du landgrave Guillaume ii de Hesse. Cette problématique, déjà évoquée par Sébastien Brant dans son Narrenschiff, rejoindra celle posée à Luther et à ses proches par le déclenchement de la Guerre des paysans.