Nicolás Bas Martín et Barry Taylor (éd.), El libro español en Londres. La visión de España en Inglaterra (siglos xvi al xix )
València : Publicaciones de la Universitat de València, 2016. 232 p.
Marisa MIDORI DEAECTO
Université de São Paulo, Brésil
Les études réunies dans El Libro Español en Londres interrogent la problématique de la représentation de l’Espagne en Angleterre du xvie au xixe siècle, à partir d’un point de vue bibliographique. Leurs auteurs ont employé pour ce faire des sources de toutes sortes : catalogues de libraires, catalogues de ventes aux enchères, fonds de bibliothèques privées et institutionnelles, ainsi qu’une vaste correspondance attestant l’intérêt des lecteurs anglais pour les lettres ibériques.
Les différents chapitres de l’ouvrage, édités à l’issue d’un colloque qui a réuni le 13 mai 2016 des chercheurs britanniques et espagnols à la British Library, nous permettent de mieux connaître les cercles de lecteurs d’outre-Manche intéressés non seulement par le théâtre et les novellas espagnoles, mais aussi par les textes religieux. Leur importance est d’autant plus grande qu’ils interviennent au moment où ces deux mondes ne sont plus seulement séparés par les mers, mais également par la foi et les ambitions politiques. Car c’est précisément dans ce contexte de confrontation politique et religieuse entre l’Angleterre élisabéthaine et l’Espagne de Philippe ii que l’on remarque les premiers regards des intellectuels anglais sur la production espagnole. La bibliothèque de William Bates (1625-1699) attire l’attention sur la littérature religieuse. Il est vrai que la vie et l’œuvre de ce grand orateur, connu à l’époque sous le nom de « Silver Bates », nous en disent beaucoup sur son érudition et son large intérêt pour les lettres. Après avoir obtenu le titre de docteur en théologie à l’Université de Cambridge, il devint pasteur, mais dut abandonner son office en 1662, pour avoir signé un manifeste contre le Book Common Prayer (bréviaire de l’église anglicane). Écrivain prolifique, il n’a publié que des œuvres théologiques et fut, selon toute apparence, un lecteur et un collectionneur féru de littérature espagnole. Comme le souligne Barry Taylor (« Los libros españoles del Dr. William Bates (1625-1699) en la Dr. William’s Library de Londres »), les 97 livres imprimés en Espagne, au Portugal et au Mexique qui composent sa collection témoignent d’une appétence littéraire très large, qui s’étend des écrits religieux aux belles-lettres. Dans la section religieuse de sa bibliothèque, il faut souligner la présence de dix titres du prêtre jésuite Juan Eusebio Nieremberg. On y trouve notamment le De la diferencia entre lo temporal y eterno (Madrid, Maria de Quiñones, 1645), œuvre répandue dans tout le monde catholique, qui fut même imprimée aux missions jésuites du Paraguay, et dont l’importance dans l’évangélisation des Indiens et le caractère pédagogique se traduisent, entre autres, par la richesse des illustrations gravées sur bois.
Le roman espagnol et le théâtre occupent une place remarquable dans les sources catalographiques mobilisées. Dans cet ensemble, Don Quichotte a la primauté. Publiée pour la première fois en 1605, la novella cervantine domine le Siglo de Oro de la littérature espagnole. Gabriel Sanchez Espinosa montre que le xviie siècle fut un moment exceptionnel de diffusion de l’œuvre cervantine au sein du lectorat anglais. Il faut préciser cependant que l’auteur fait porter sa recherche sur une autre période de guerres, où s’affrontent les puissances européennes et le royaume ibérique :
Las páginas que sieguen, sin embargo, van a estar dedicadas a considerar la inadvertida presencia de un collecionismo bibliófilo cervantino en Inglaterra en las décadas que transcurren entre la subida al trono del rey Jorge iii en 1760 y la Guerra de la Primera Coalición contra la República Francesa a mediados de la última década del siglo, años en los que Londres se irá lentamente afianzando como el principal mercado europeo del libro anticuario, estatus que alcanzará tras el aluvión producido con las subastas de las bibliotecas de la nobleza francesa emigrada y los monasterios y conventos suprimidos por la Revolucion francesa (p. 102).
Cette conjoncture fait de la librairie, mais aussi de l’édition londonienne – pensons à l’importance des publications de Cervantes par Lord Carteret (1798) et Bowle (1781) – d’importants circuits qui ont concouru à la perpétuation et, ce n’est pas exagéré de l’accentuer, à la mondialisation de la figure de Quichotte et de son auteur dans la littérature occidentale. Dans ce chapitre, Sanchez Espinosa parvient à recomposer un tissu complexe en fondant son enquête sur l’étude de quatre collections de bibliophiles anglais, et à l’analyse de la présence en leur sein des œuvres de Cervantes. Quelques considérations sur l’intérêt porté aux romans de chevalerie espagnols par ces lecteurs témoignent plus largement de cet effort de mobilisation de la bibliographie pour l’étude de la réception littéraire, dans une perspective transnationale.
Les deux chapitres suivants illustrent des enquêtes comparables. W. Cruickshank (« El outro Chorley : el teatro clássico espanhol em Inglaterra ») étudie la figure de William Bronsword Chorley (1833-1904), qui s’est consacré au drame espagnol et à l’œuvre de Calderon. Geoff West se penche sur les collections de livres populaires (pliegos sueltos) de la British Library, afin d’identifier les anciens propriétaires de différents lots acquis au cours du xixe siècle. À l’issue d’un travail minutieux de prospection dans les inventaires et les marques de provenance, il reconstitue la circulation de ces éditions populaires convoitées comme des livres rares. Deux chapitres consacrés aux librairies londoniennes spécialisées des xviiie et xixe siècles complètent les enquêtes sur le circuit des livres espagnols en Angleterre.
L’idée que les livres ont contribué à réduire les distances linguistiques et diplomatiques entre l’Espagne et l’Angleterre acquiert de la substance dans le bel article de Nicolás Bas Martín, qui présente une synthèse de tous les circuits évoqués dans les autres chapitres, bien que l’analyse se concentre sur Londres au xviiie siècle. Coffeeshops, bibliothèques de prêt, ventes aux enchères, librairies – la plupart situées sur Stationers Hall – construisent une géographie culturelle, dont les acteurs se présentent comme autant d’ambassades de la culture espagnole à Londres. Du reste, l’auteur y réaffirme l’idée que la littérature du siècle d’or était au cœur des préoccupations du lecteur anglais.
Une intense correspondance témoigne de l’importance de l’éditeur de Valence Vicente Salvá, qui a travaillé dans la capitale londonienne entre 1824 et 1832. Philologue, libraire, politicien, écrivain, éditeur, bibliophile et, selon Ramirez Aledón, « haciendo compatibles todas essas facetas con una rica vida personal, bien es verdade que separado de su família durante 24 años, los que van desde 1823 a 1847, com parêntesis o reencuentros parciales em Londres, Paris o Valencia » (p. 149). À l’enseigne de la Librería Española y Clássica, fondée à Londres, Salvá a réuni des auteurs politiques libéraux espagnols exilés en Angleterre, alors que le monde ibérique connaissait des régimes absolutistes. Il étendit ses affaires à Paris à cette même période, à partir du moment où il établit des relations avec le libraire Bossange.
Livres, affaires, et politique constituent la triade fondamentale d’une réalité culturelle que l’ouvrage dirigé par Nicolas Bas Martín et Barry Taylor contribue à éclairer. Dans les différentes conjonctures qui marquent l’histoire diplomatique délicate entre l’Angleterre et l’Espagne, l’intérêt pour la littérature hispanique engendre un réseau actif de collectionneurs polyglottes et érudits. Toutefois, ce goût pour la littérature qui a tant contribué à la construction des représentations de l’Espagne chez les Anglais ne se limite pas au milieu restreint de ces lecteurs-amateurs. La présence active de libraires et d’éditeurs a fait circuler des nouvelles venues d’Espagne, du Portugal et du Nouveau Monde, notamment dans la période des guerres de décolonisation et des révolutions libérales, entre 1820 et 1840. Ces éléments renforcent la vocation multidisciplinaire des travaux d’histoire de l’édition et de la lecture.