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Les arts du texte. La révolution du livre autour de 1500, éd. Ulrich Johannes Schneider

Lyon : Bibliothèque municipale de Lyon, 2016, 224 p., ill.

Claire GANTET

Université de Fribourg, Suisse/Universität Freiburg, Schweiz

Fruit d’une réflexion de longue haleine jalonnée par une première exposition expérimentale à la Bibliothèque universitaire de Leipzig en 2010 (Druck macht Sinn / L’imprimé produit du sens), suivie d’un projet commun mené avec la Bibliothèque municipale de Lyon dirigée par Gilles Éboli, puis par deux expositions – Impressions premières. La page en révolution de Gutenberg à 1530 (Bibliothèque municipale de Lyon, 30 septembre 2016-21 janvier 2017), et Textkünste. Die Erfindung der Druckseite um 1500 (Bibliothèque universitaire de Leipzig, 7 octobre 2016-29 janvier 2017) – et un site internet trilingue (http : //www.1500.ink), ce catalogue croise trois grandes thématiques : 1) les continuités et concurrences entre le manuscrit et l’imprimé entre 1480 et 1530, 2) la lente gestation de la page imprimée dans ces 70 années, 3) une réflexion sur les changements de la page et du livre à l’ère du numérique. Il englobe une ample introduction (p. 9-46), des illustrations thématiques classées sur fonds de différentes couleurs (« Blocs de composition », p. 47-145), des contributions de spécialistes (« Impressions », p. 147-205), enfin des annexes comprenant notamment un glossaire des termes techniques employés (ici p. 218-220). L’hypothèse de fond de l’ensemble de ce travail est que l’organisation du texte renvoie à une organisation du savoir.

Le catalogue part d’une constatation : le maintien de l’espace de la page à l’ère numérique – d’où le recours persistant au format PDF – qui devrait pourtant permettre d’expérimenter d’autres types de construction du texte et du sens. La ténacité de la page caractérise en particulier les textes et la lecture scientifiques, qui continuent à s’appuyer sur des renvois aux pages des documents étudiés. Aujourd’hui encore, la page régit les rapports à la production imprimée et joue le rôle de modèle de création de sens et de signification. Ulrich Johannes Schneider formule l’hypothèse que cette perpétuation du format de la page imprimée s’explique en partie par les longs tâtonnements avant son imposition à partir de 1530 environ. Les technologies numériques transforment aujourd’hui toutefois les pages imprimées en formats ouverts. Or c’est précisément ce qu’elles étaient jusque dans la seconde moitié du xvie siècle. Autrement dit, les inflexions actuelles invitent à se repencher sur la lente gestation de la page imprimée.

Bien avant Gutenberg, le livre comme ensemble de feuillets couverts d’écriture, reliés et entourés de deux couvertures existait déjà : « telle était la forme bien connue du codex manuscrit pendant l’ensemble du Moyen Âge » (Christoph Mackert, p. 162). Christoph Mackert montre précisément comment la mise en page des premiers livres imprimés s’inscrit dans la continuité du modèle manuscrit (p. 162-167) : à l’époque de l’incunable, des manuels (ainsi la grammaire de Donat), des textes spécialisés comme les commentaires juridiques, ou des textes comprenant un certain nombre de schémas se contentent de reprendre la mise en page du manuscrit. Wolfgang Schmitz approfondit l’interrogation en montrant (p. 168-174) comment le partage des styles et des lectorats entre l’imprimé et le manuscrit qui s’observe vers 1480 – le second étant désormais destiné à des réalisations très individuelles (par exemple des manuscrits de luxe, parfois encore sur parchemin, pour des cours ou des collectionneurs) – n’engage pas une rupture ; les livrets xylographiques gravés dans des plaques de bois et diffusés dès 1430 avaient eux aussi un aspect quasiment identique à celui des premiers imprimés. Ce ne fut qu’au cours du xve siècle que le nouveau média de masse (relative) s’émancipa du manuscrit, même si l’emploi des images dénote des relations durables d’interdépendance et d’emprunts mutuels. Henri-Jean Martin a rappelé que le livre moderne ne naquit que vers 1540-1550 et que les paragraphes ne se généralisèrent qu’à l’époque de Descartes (p. 178).

La page médiévale était néanmoins un espace dense, dans lequel le texte coule sans interruption à travers les lignes. Peu à peu, entre 1480 et 1530, sont inventés des éléments structurants propres à rythmer la page imprimée – des paragraphes, des titres, des titres courants, la pagination ou la foliotation – et destinés, en accord avec les expériences des lecteurs, à créer de la lisibilité. Ainsi, tandis que, vers 1455, la page de la Bible de Gutenberg s’agençait en deux colonnes de texte-bloc, la traduction allemande du Nouveau Testament de Luther en 1522 s’organise en paragraphes bien visibles. Ulrich Johannes Schneider s’emploie, dans une analyse aussi précise qu’érudite tout en restant très bien écrite, à décrypter et dater aussi finement que possible tout ce qui permit la naissance de la page telle que nous la connaissons. Il part ainsi à la traque des « arts du texte » ou types de techniques permettant la création de dispositifs aptes à réorganiser le flux du texte, influant par là les habitudes de lecture et de pensée jusqu’à nos jours.

Les dispositifs propres à faciliter la lisibilité sont commentées notamment par Helmut Zedelmaier, qui nous révèle l’importance des techniques employées pour élaborer des index – dont la première description se trouve dans la Bibliotheca universalis de Conrad Gesner (1548) – et de l’indexation dans la pratique savante (p. 180-183). Carlos Spoerhase, lui, se penche sur la poétique de la page depuis l’essai de Paul Valéry sur « Les deux vertus d’un livre » (1926) et s’interroge sur la possibilité d’une émancipation du modèle bidimensionnel grâce au numérique (p. 190-192). Trois textes conclusifs ouvrent sur les arts de la page de nos jours.

Ce catalogue, qui existe aussi en langue allemande, manie une interrogation et une érudition interdisciplinaire et internationale, tout en manifestant la richesse des fonds des deux grandes bibliothèques organisatrices, en particulier celle de Leipzig, qui conserve plus de 3 800 incunables et 25 000 volumes du xvie siècle. Il frappe par la sobriété élégante de son ton et de sa forme, son soin de la mise en page et du choix des couleurs et des formats dans les exemples ou « blocs de composition » exposés. Sans emphase, il nous offre un nouveau regard sur l’histoire de la page, l’esthétique du texte, l’histoire culturelle et celle de l’éducation.