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Le livre à Strasbourg sous le Premier Empire

Nicolas BOURGUINAT

Université de Strasbourg, EA 3400 Arche

Depuis de nombreuses années, la communauté savante recherche des « voies nouvelles pour l’histoire du Premier Empire », pour reprendre le titre d’un colloque organisé et publié au début des années 2000 par une des spécialistes les plus reconnues de la période, Natalie Petiteau. Parmi ces voies nouvelles figure bien sûr, la redécouverte du local et de l’insertion du pouvoir napoléonien dans les réseaux d’influence et de clientèle, sa réception et son appropriation par ces derniers... Sur le monde du livre dans la capitale alsacienne, on pourrait être tenté de juger que tout a été dit depuis l’étude pionnière de Frédéric Barbier1 mais parier que la comparaison avec d’autres capitales régionales pourrait être fructueuse — par exemple avec Lyon, qui est avec Strasbourg et Avignon, au tournant des xviiie et xixe siècles, l’un des grands pôles provinciaux du livre en France2. Mais malheureusement, de telles monographies générales, même lorsqu’elles sont problématisées autour des notions de consentement, ne font la plupart du temps qu’effleurer la question de la vie culturelle et de l’édition. C’est donc autour de la nature autoritaire du régime napoléonien que l’on tentera de bâtir l’analyse qui servira de fil conducteur à cet article. Le Consulat et le Premier Empire ont en effet sérieusement porté atteinte aux libertés d’expression et d’opinion proclamées en 1789 — au nom du consensus qu’ils exigeaient des Français. C’est une dimension fondatrice du pouvoir napoléonien, ainsi que le montre dès le lendemain du 18 Brumaire, la réorganisation frappant les journaux par les décrets de janvier 1800. Mais c’est aussi une dimension qui s’accentue progressivement, et notamment en 1809-1811, où s’opère un véritable raidissement du régime qui se traduit par un train de mesures restrictives visant la libraire et l’imprimerie, avec notamment les décrets de février 1810. Leur inspiration va bien au-delà d’un malthusianisme appliqué préventivement à un secteur industriel suspect de fragilité : elle est franchement liberticide et autoritaire. Le cadre dans lequel s’accomplissent les mutations du commerce de la librairie et de l’édition semble donc à première vue peu favorable.

Pourtant, simultanément, le Consulat et l’Empire ont donné un développement méthodique à l’expansion française déjà esquissée à l’époque révolutionnaire et étendu l’influence en Europe d’un certain modèle de société policée et de « gouvernement rationnel ». Au point, on le sait, de susciter une forme d’exaspération, et de réveil national contre cette hégémonie française et la compression des libertés qui l’accompagnait. Ce n’est pas pour nous surprendre, c’est justement dans l’« empire du livre », dans le monde germanique donc, que les résistances intellectuelles ont été les plus fortes, avec notamment le libraire de Nuremberg Johann Philipp Palm, qui paya de sa vie, en 1806, le fait d’avoir publié L’Allemagne dans son profond abaissement, dont il refusa de dénoncer les auteurs3. Par ailleurs, ces décennies 1800/1810 doivent aussi être situées dans ce mouvement d’ouverture des marchés qui, depuis le dernier tiers du xviiie siècle, préparent la transition entre la libraire d’Ancien Régime et la deuxième révolution du livre4. À Strasbourg, compte tenu de la position géographique de la ville, d’une part, compte tenu du rayonnement qu’elle avait acquis dans l’imprimerie et la typographie depuis le xvie siècle, et qui s’était renouvelé au siècle des Lumières, d’autre part5, la période napoléonienne offrait donc des perspectives favorables aux gens du livre (et plus généralement d’ailleurs à tous les milieux d’affaires) : profiter de l’ouverture de l’Europe médiane à l’édition française par suite de cette politique impériale consolidant l’expansion de la « Grande Nation » (avec en particulier en 1806 la disparition du Saint-Empire), et tirer parti des possibilités croissantes de commercer avec la « France de l’intérieur » par rapport à laquelle l’intégration était encore très imparfaite avant 17896. Reste à voir si la librairie strasbourgeoise tira profit effectivement de la situation, et si la période napoléonienne y fut marquée par des reclassements et des mutations allant dans ce sens. Après un tableau général de la librairie et de l’édition à Strasbourg pendant l’ère napoléonienne, insistant sur la coloration particulière que lui donna la domination de l’empereur, on traitera du rôle particulier de la librairie strasbourgeoise entre France et Allemagne.

LIVRE ET PROPAGANDE DANS LE STRASBOURG NAPOLÉONIEN (1799-1814)

Une première étape consistera à donner une sorte de photographie de l’édition et de la librairie, dans une capitale provinciale telle que l’était alors Strasbourg7. Dans l’Empire napoléonien, même en raisonnant dans les limites du Grand Empire et en ne se limitant pas à l’ancienne France, Strasbourg apparaît comme un pôle important8. Cependant comme partout en province au début du xixe siècle, le paysage est encore marqué par la présence de nombreux petits libraires-éditeurs, qui vivent à partir de niches telles que le livre de piété et la littérature d’éducation, et qui se limitent à fournir un marché local. Pendant la Révolution, il y a eu quelques années d’initiatives désordonnées, sur un marché du livre soumis à une sorte de dérégulation, et où sont venus s’aventurer en nombre des « étalleurs et recelleurs de livres9 », comme le déplore un pamphlet de l’an viii. Il y a donc «floraison d’officines d’impression éphémères10», à Strasbourg comme ailleurs, telles que Rolland et Jacob en 1788-1789, mais on observe aussi une rapide « décantation ». Les possibilités d’écouler les livres n’étaient plus les mêmes, dans la mesure où la guerre révolutionnaire a quasiment coupé la circulation des livres vers l’Allemagne, la Hollande et la Suisse, en 1793-1795 surtout. Et d’autant plus que, comme le notait déjà le préfet Laumond, le contexte politique — en premier lieu l’Emigration, qui a touché plusieurs des princes et des familles les plus fortunées — a fortement restreint la clientèle qui se flattait de constituer de somptueuses bibliothèques, et qui faisait marcher le commerce de grands libraires-imprimeurs11. De sorte que ne perdurent que les établissements les plus solides et que la continuité prévaut : dans un milieu qui est connu pour être très fermé sur lui-même — tous sont issus des dynasties du xviii6 siècle, tous sont nés à Strasbourg (Dannbach, Heitz, Leroux, Levrault, Silbermann, Konig), avec souvent ici comme ailleurs des veuves et des fils reprenant l’affaire de leur mari ou père — les principaux maîtres-imprimeurs ont engendré un petit capitalisme familial que seule l’absence de structures bancaires solides freine dans son développement. Néanmoins, la politique de l’Empire vis-à-vis de l’imprimerie et de la librairie s’exerce dans un sens restrictif, qui ramène finalement les effectifs strasbourgeois à ceux de l’Ancien Régime : à l’issue de l’enquête générale sur les imprimeries de 1810 et des décrets du 5 février 1810, 6 imprimeries subsisteront au lieu des 9 existantes (les trois établissements de Eck, Leroux, et Schüler étant seulement « tolérés », c’est-à-dire voués à fermer à la mort de leur propriétaire), et 4 sur 7 disparaîtront dans le reste du Bas-Rhin12. Dès le Consulat, l’enquête sur l’imprimerie réalisée en l’an x sous l’impulsion de Laumond montrait que Levrault (installé rue des Juifs) tournait au ralenti par rapport à ses capacités : 7 presses sur 11 travaillaient réellement, et encore essentiellement pour la préfecture, l’évêché, les tribunaux civil et criminel. Cela suffit cependant à donner à cette maison un poids disproportionné par rapport aux autres structures strasbourgeoises (42 % du total des presses recensées en 1802). À la mort de Levrault père, en 1798, dont les dernières opérations fructueuses avaient consisté en l’acquisition de la Société typographique, et de la fonderie de caractères qui allait avec, la firme avait pris la forme d’une société en nom collectif baptisée Levrault frères, qui s’était réorientée vers l’édition de livres et le commerce international de librairie. La création de la maison de Paris, en 1800, en découla, et elle eut rapidement pour conséquence l’élargissement du réseau des correspondants étrangers de la maison, côté allemand bien sûr (Leipzig, mais aussi Weimar, Gotha, Hambourg, Hanovre), avec l’Europe scandinave, et bien sûr la Suisse — notamment le grand libraire bâlois Decker, qui était aussi établi à Colmar. C’est sans doute une diversification qui s’inspire de l’exemple de Treuttel et Würtz, le deuxième grand acteur de la librairie strasbourgeoise, établi rue des Serruriers13.

En dehors d’eux, quatre ou cinq autres maisons sont identifiables. Elles sont apparemment davantage touchées par le ralentissement de la production et la restriction des champs de publication, mais elles tirent parti elles aussi de la position géographique de Strasbourg et du bilinguisme, qui leur permet de trouver un débouché local aux ouvrages soit venus du monde germanique soit imprimés sur place directement en langue allemande, tout en les rediffusant sur le territoire français et particulièrement à Paris. Parmi elles, celle de Jean-Henri Heitz ni, mais l’atelier de la rue de l’Outre n’emploie guère que deux pressiers et un compositeur en 1811-181214. Ou encore, celle de Silbermann : il était le gendre de Saltzmann, et par son intermédiaire, l’héritier de Rolland et Jacob. Le gros de son activité se partage entre les commandes qu’il reçoit comme imprimeur officiel de la sous-préfecture de Sélestat, et la fabrication d’un almanach très diffusé, le célèbre Messager boîteux. Il est aussi à l’origine de deux journaux. Le premier, Le Courrier du Bas-Rhin, est le seul organe important pour l’information des Strasbourgeois en matière de politique intérieur et étrangère. Le second, la Feuille hebdomadaire du Bas-Rhin, n’est qu’une feuille d’annonce et d’avis sans caractère politique ni même culturel (et exclue, de ce fait, du champ d’application des décrets de 1810), qui est d’ailleurs concurrencée par les Affiches du Bas-Rhin, propriété d’un autre libraire-imprimeur, Dannbach, qui paraît deux fois par semaine le mercredi et le samedi et compte un public de 300 abonnés. Enfin, il faut noter que la ville possède des libraires non imprimeurs : une quinzaine de magasins, qui commandent aux imprimeurs et libraires-éditeurs sus-nommés, ou bien qui font leurs emplettes directement en Allemagne et redistribuent : dans presque tous les cas, il s’agit du livre religieux, que ce soit Knecht ou Matthis (qui achète à ses confères de Strasbourg, et qui donne aussi dans le pédagogique), ou bien Nagel (qui s’approvisionne à Nuremberg).

Dans une certaine mesure, les historiens du Premier Empire n’ont posé la question du livre qu’à travers celle du «gouvernement des esprits», et ils l’ont reliée à celle de la presse pour réfléchir sur les mécanismes de contrôle et de surveillance qui frappaient l’ensemble du secteur de l’imprimé. De ce côté-là, dans sa thèse parue en 1947, Fernand L’Huillier se montrait sévère à cet égard pour le régime de Napoléon Ier. Il ne laisserait à l’en croire plus rien de spontané dans les fêtes et réjouissances publiques, et quant à la presse « — livres et journaux — précisait-il, [elle] trahi[rai]t simplement l’insignifiance organique de cette institution à l’époque napoléonienne15 ». C’est aussi notamment à travers la presse que l’on aperçoit le caractère tatillon de la surveillance exercée par les bureaux de la Police générale, à ces fins de contrôle de l’opinion et de sélection de l’information livrée au lectorat, notamment l’information en provenance de l’étranger, toujours suspecte d’être subversive. Le Courrier du Bas-Rhin est à plusieurs reprises fortement menacé, au cours de l’histoire du Premier Empire. D’abord fin 1804, lorsque Saltzmann se plaint qu’il ne parvient plus à se procurer des gazettes étrangères, et qu’il se trouve privé de ses sources habituelles : il se plaint à Koch, dans une lettre, et lui glisse ironiquement : « Que par le règlement qui défend la circulation sans timbre on ait voulu défendre l’entrée de toutes feuilles étrangères, c’est mal connaître notre gouvernement, qui est assez grand pour agir ouvertement et n’a pas recours à un règlement d’administration générale des Postes pour parvenir à son but. » En réalité, il ne se faisait pas d’illusion, et se désespérait des frais de port considérable qu’il devait acquitter pour se faire adresser ces journaux étrangers « sous couvert ». En avril 1810, Fouché lui retire purement et simplement son autorisation avant de revenir en arrière après que Saltzmann est venu se faire entendre à Paris, où il est reçu notamment par Pelet de la Lozère, le conseiller d’Etat, et il obtient finalement de Fouché (qui devait d’ailleurs très vite quitter ses fonctions pour être remplacé par Savary, fin juin), une mesure de clémence. On peut y voir un épiphénomène lié à la reprise en main autoritaire de 1810, qu’avait étudiée de façon très approfondie André Cabanis16 et qui aboutit à ne plus laisser subsister qu’un organe de presse par département.

Ici, si l’on en croit les allusions des lettres adressées à Fouché, il semble que la mesure frappant Saltzmann était liée au montage d’un projet concurrent de journal, dominé par des catholiques, mais qui ne put finalement aboutir. Peut-être cet échec était-il lui-même à rattacher aux tensions à l’intérieur du diocèse, puisque c’est à ce moment-là que l’évêque Saurine fut accusé de simonie, et vivement critiqué pour ses méthodes autoritaires, au point d’être lui aussi convoqué à Paris ? Jusqu’à un certain point, on a l’impression que le pouvoir souhaitait que la production imprimée passe entièrement entre les mains de personnages sûrs — les anciens Brumairiens, les collaborateurs de Napoléon, dont on voit la liste parmi les actionnaires. Il faut ajouter que Saltzmann avait ses entrées à la préfecture du Bas-Rhin, puisque son mysticisme lui avait valu la sympathie du préfet Lezay-Marnésia, arrivé de son poste de Coblence (Rhin-et-Moselle) en mars 1810, lui-même très proche de Julie de Krüdener, piétiste très exaltée, qui organisait à l’hôtel du département des séances de lectures et de prières... et qui devait être plus tard l’inspiratrice de la Sainte-Alliance.

En ce qui concerne plus particulièrement le livre, la situation est différente. La Direction générale de l’imprimerie et de la librairie veillait à une sorte de «conformité» des parutions, en se défiant particulièrement après 1810 des ouvrages historiques et du livre religieux, et il est certain qu’elle resta prisonnière de «l’insaisissable mirage d’une opinion publique unanime17». Cependant, l’archive a laissé peu de traces d’éventuels démêlés des libraires-éditeurs de Strasbourg avec le pouvoir — si peu qu’on pourrait se demander si Bach, l’inspecteur de la DGIL en charge des deux départements alsaciens, et son commissaire à l’estampille, Louis, prenaient suffisamment à cœur leur mission. En dehors de Treuttel et Würtz et de Levrault, les deux maisons vraiment importantes, les imprimeurs-libraires strasbourgeois exploitaient surtout des fonds composés de littérature de dévotion, de livres de morale, et d’ouvrages scolaires. En eux-mêmes, qu’avaient donc de subversif des fonds de « religion, morale et instruction pour la jeunesse dans les deux langues », et, pour le troisième nommé, des commandes du Gymnase protestant, que nous signalent les sources pour Lorenz et Schuler ou Exter et Embser ? On pourrait toutefois se demander si cette limitation était volontaire, afin d’éviter d’entrer en conflit avec l’administration, ou bien si elle participait de la « dépolitisation » provoquée par l’œuvre bonapartiste prolongeant et stabilisant tout à la fois la Révolution. C’est ce qu’il est bien difficile de savoir. De même, la perte de réputation qui frappe certains imprimeurs-libraires sous le Consulat et l’Empire est-elle le résultat du recul du volume de leurs affaires consécutives à la Révolution, ou bien d’une forme de déconsidération orchestrée par le pouvoir ? Ainsi peut-on s’interroger sur la situation de Le Roux : selon certains observateurs, il a complètement déchu, car il s’agissait de l’ancien imprimeur du roi et de l’évêque, mais aussi de la ville, et n’ayant pu conserver aucun de ces privilèges, il en est réduit lui aussi à exploiter les facilités offertes par le secteur de la dévotion, côté catholique uniquement, pour laquelle il possède son propre fonds, pas tout jeune mais qu’il ne se soucie nullement de renouveler. Il publie aussi, nous dit le tableau de l’an x, les « mémoires, adresses et prix courants ».

Inversement, du côté des deux grosses maisons, Treuttel et Würtz et Levrault, la « reconnaissance » dont elles sont l’objet de la part du pouvoir napoléonien entraîna leurs dirigeants à intégrer le monde des notables. Levrault l’aîné est entré au Conseil général du Bas-Rhin dès 1800, adjoint au maire (1808), inspecteur d’académie (1809), conseiller de préfecture sous Lezay (1812), chevalier de la légion d’honneur en 1814 (il devait finir sous la Restauration président du collège électoral du département et en 1818, sur recommandation de Cuvier, recteur de l’académie). Le plus important cabinet de lecture de la ville, sis au café Adam, rue Brûlée, et dénommé Le Casino, réunissait du reste nombre de serviteurs loyaux du régime : le directeur du génie, Morlet, le greffier de la cour criminelle, Vigneron, le directeur des droits réunis, Gravelotte, et jusqu’au commissaire général de police, Popp, presque tous en étaient membres. On peut donc faire l’hypothèse que tous les acteurs avaient intérêt à ce que soit préservée une certaine harmonie.

LE LIVRE STRASBOURGEOIS À L’INTERFACE DE LA FRANCE ET DES MONDES GERMANIQUES SOUS L’EMPIRE

Une autre approche du sujet, toute différente de celle qui précède, pourrait être de prendre en considération l’histoire du livre à Strasbourg dans le cadre de l’interface franco-allemande qui est dans la nature même de la ville. Alors qu’elle est de parler et de mœurs germaniques, de rattachement encore assez récent à la France, il serait paradoxal que Strasbourg soit étudiée sans référence aux changements intervenus en l’espace d’une quinzaine d’années du côté d’une Allemagne napoléonienne à la fois remodelée, modernisée et au final re-germanisée. Cette réflexion conduirait à évaluer la contribution de la capitale alsacienne dans les échanges intellectuels : réseaux de commissionnaires et de correspondants mettent en effet les libraires en liaison avec l’outre-Rhin, de même que les libraires des départements rhénans de la rive gauche réunis à la France sont en rapport avec Strasbourg et les principaux acteurs du commerce du livre de la place. Comme nous l’avons vu, le rôle de l’édition strasbourgeoise dans les échanges entre la France et le monde germanique était considéré comme tout à fait important, donc stratégique, par l’observatoire préfectoral et policier du régime impérial. Levrault était décrit, par exemple, par un rapport annexé à l’enquête de 1810 comme vendeur de « littérature allemande ou de livres grecs et latins imprimés en Allemagne ». C’est surtout les maisons qui avaient leur siège à la fois à Strasbourg et à Paris, comme Treuttel et Würtz, d’une part, et Koenig, d’autre part, qui étaient impliquées dans cette fonction d’intermédiation (depuis 1796 et 1795 respectivement pour l’ouverture de leur boutique à Paris). Treuttel et Würtz fut d’ailleurs le seul libraire français, avec Martin Bossange, à obtenir du gouvernement napoléonien, après 1808, les licences nécessaires pour faire commerce du livre avec l’Angleterre18. Or, par contraste, les autres libraires strasbourgeois impliqués dans les réseaux du commerce du livre en Allemagne sont uniquement importateurs : Pfaehler (depuis la confédération du Rhin et la Suisse), ou Eck (qui s’approvisionne en Suisse, à Francfort, Stuttgart et Mannheim), ou encore Jung (qui a ses correspondants habituels à Francfort, Stuttgart, et aussi Karlsruhe). Mais ils ne diffusent rien en direction des pays allemands.

Vu du côté des autorités, cette facilité des échanges et cette porosité des frontières présentaient certains dangers. Se posaient par exemple des questions de contrebande. Les libraires pouvaient-ils être soupçonnés d’introduire des livres interdits dans la France napoléonienne, ou par exemple des textes issus des foyers de la propagande royaliste, Vienne ayant remplacé à la fin de l’Empire les anciens refuges de l’Emigration nobiliaire comme Ettenheim, en pays de Bade, et Coblence ? « Nous avons retiré jusqu’ici nos ballots de librairie étrangère par la douane de Mayence, Strasbourg et Bourglibre », affirment Treuttel et Würtz en 1810, à l’exclusion de toute «contrefaçon d’auteurs ou ouvrages français imprimés à l’étranger»... En 1809-1810, le commissariat général de police de Popp accorde une importance particulière aux livres issus du colportage tyrolien, qui sont susceptibles d’arriver à Strasbourg par la Suisse. Le sujet est sensible, du fait de la révolte des paysans du Tyrol dirigée par l’aubergiste Andreas Hofer, avec les subsides de Vienne, révolte étouffée mais dont on craint le retentissement dans les pays allemands — et qui a d’ailleurs provoqué quelques remous en Westphalie, dans la région de Münster, sans parler de l’Italie du Nord... À la fin de la période, pendant la campagne de 1813 consécutive aux guerres de libération allemandes, Popp s’avisa que la Police générale refusait désormais l’entrée de tout journal étranger sans aucune exception, alors même qu’une liste de 18 feuilles allemandes autorisés à circuler dans le Bas-Rhin avait été établie par la DGIL en décembre 1810 — elle se composait surtout de titres techniques et scientifiques spécialisés (pharmacie, chirurgie, jardinage, géographie) à première vue inoffensifs19. Bref, la police de l’esprit public et de la librairie avait parmi ses préoccupations récurrentes de bien identifier les circuits par lesquels la presse « étrangère » (que ce soit le Journal hebdomadaire de Porrentruy ou la Gazette Universelle d’Augsbourg) pénétrait en Alsace, et les personnes qu’elle touchait. Citons par exemple cet avertissement donné par la police en juin 1812 au Courrier de Strasbourg, qui

continue de tirer des gazettes étrangères des nouvelles politiques avant leur insertion dans les journaux de Paris. Plusieurs de ces articles sont d’une inconvenance extrême. Son Excellence [c’est-à-dire Savary, le séide de Napoléon qui a remplacé Fouché à la Police générale] est décidée non seulement à destituer l’éditeur mais encore à punir sincèrement les rédacteurs20.

La proximité linguistique rendait les populations alsaciennes potentiellement réceptives à ces influences, et aux yeux des autorités napoléoniennes, l’habitus germanophone des habitants était plutôt mal vu. En 1809, Fouché avait fait fermer les journaux strasbourgeois imprimés en allemand qui s’étaient maintenus depuis les décrets sur la presse du Consulat comme la Rheinische Chronik de Hausser ou la Neue Strassburger Zeitung de Budenschoen. Dès 1805 il leur avait fait adresser des avertissements pour les persuader de ne rien insérer qui pût froisser ou inquiéter les esprits, tout spécialement en matière de religion. Plusieurs analyses dans les rapports de police de Popp relèvent purement et simplement de l’équation assimilant le parler germanique à l’influence protestante, et faisant de la région un bastion de la religion réformée. Lezay-Marnésia ne partageait évidemment pas ces préjugés mais déplora plusieurs fois lui-même que les deux tiers des résidents, à Strasbourg, utilisaient « de préférence » la langue allemande.

Mais cette proximité présentait aussi des atouts pour le pouvoir. De façon manifeste, il pouvait compter sur l’édition strasbourgeoise pour influencer favorablement les régions réunies à la France ou bien satellisées. C’est le motif pour lequel le Comité de Salut public, sous la dictature montagnarde, avait ménagé Würtz: «Je me suis adressé au citoyen Würtz, libraire, dont le commerce a été autrefois bien étendu avec l’Allemagne, pour me concerter avec lui sur les moyens de faire circuler en ce vaste pays le Bulletin de la Convention traduit en allemand21 », faisait observer Philippe Ruhl, en mission sur place pour le compte du Comité de Salut public. C’est en substance ce qu’écrivait d’ailleurs Saltzmann, pour sa défense, après l’affaire de l’interdiction survenue en avril-mai 1810. Non seulement, explique-t-il, il est utile d’avoir une presse rédigée en allemand, afin de toucher la population locale (« dans ce moment encore une grande partie de la population de Strasbourg et la grande majorité de celle des campagnes ne sachant pas lire le français»), mais encore afin de répandre au-delà du Rhin l’attachement à la France, car le Courrier du Bas-Rhin a des abonnés en Allemagne et davantage encore, en Suisse : or, affirme Saltzmann, « une gazette rédigée à Strasbourg dans les principes du gouvernement peut épargner à ces pays des écarts d’opinion22 »...

Le pouvoir napoléonien devait d’ailleurs récompenser le savoir-faire et le crédit reconnu au négoce de librairie strasbourgeois dans ses efforts de séduction vis-à-vis de l’Allemagne. Nicolas Levraut, celui qui avait conduit la firme familiale au bord du gouffre financier, était devenu après 1806 imprimeur de la Grande Armée, à la suite d’un autre de ses frères. Il chercha à diffuser les Bulletins de la Grande Armée dans les plus grandes quantités possibles. Il intervint, sans succès d’ailleurs, pour que les Levrault obtiennent le privilège royal en Westphalie, à Cassel (c’est l’imprimeur Dietrich, de Gottingen, qui l’obtint). Nicolas Levrault se trouvait le plus gros de son temps en Allemagne, sauf brièvement en 1808 en Espagne, et en 1812-1813 en Russie où il fut capturé et où il mourut. Dans le même temps on peut noter l’installation de l’autre frère, François-Xavier, dans le duché de Berg, avec privilège grand-ducal et fonction d’imprimeur officiel à Düsseldorf23. Illustration du fait que la dispersion de la famille, à la faveur des conquêtes napoléoniennes et du réagencement géopolitique de l’Allemagne contribue à la fois à multiplier et à faciliter les relations avec les libraires allemands.

Ainsi que l’avait noté Frédéric Barbier, un « décloisonnement du monde du livre » s’est produit entre la fin de l’Ancien Régime et la fin du Premier Empire, de telle manière que la période napoléonienne a spécialement permis « à des libraires installés sur les bords du Rhin d’étendre facilement à travers l’Europe germanique leur réseau de relations commerciales, tandis que les années de la Restauration [se distinguèrent par] un premier développement quantitatif des exportations de la librairie française24 ». Parallèlement, au plan culturel, l’Alsace est sortie de l’ère napoléonienne rapprochée de la France, ce qui n’était pas un mince résultat pour une province qui était encore, à la veille de la Révolution de 1789, en situation d’hybridité ou pour le dire autrement, en ph ase d’acculturation. Le début du xixe siècle marqua donc une étape dans un parcours de long terme de basculement vers la francité. À travers l’ouverture commerciale, le brassage de la conscription, l’uniformisation administrative, le Consulat et l’Empire ont contribué à ce processus, au même tire sur les bords du Rhin que dans d’autres régions périphériques de l’ancienne France, du reste. Mais il s’est opéré aussi par l’intermédiaire d’échanges renouvelés avec une aire germanique elle-même transformée profondément par l’emprise politique de l’empereur, échanges dont l’histoire de la libraire que nous avons étudiée offre une bonne illustration.

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1 Frédéric Barbier, Le monde du livre à Strasbourg de la fin de l'Ancien Régime à la chute de la domination française (1780-1870), doctorat de 3e cycle, Université de Paris 1, 1980, ainsi que la partie publiée de ce travail : Trois cents ans de librairie et d'imprimerie. Berger-Levrault, 1676-1830, Genève, Droz, 1979.

2 On pense à la somme laissée par Louis Trénard, Lyon de l’Encyclopédie au préromantisme. Histoire sociale des idées, 2 vol., Paris, PUF, 1958 : mais on n’y trouve que de très minces développements sur les libraires et les éditeurs. Il en va de même pour des travaux portant sur Bordeaux (Laurent Coste, Le Maire et l’empereur. Bordeaux sous le Premier Empire, Lignan-de-Bordeaux, Société archéologique et historique de Lignan et du canton de Créon, 1993), ou sur Rouen (Gavin Daly, Inside Napoleonic France. State and Society in Rouen, Aldershot, Ashgate, 2001).

3 Voir à ce sujet Marcel Dunan, « L’Allemagne », dans Napoléon et l’Empire, dir. Jean Mistler, Paris, Hachette, 1968, t. 2, p. 167-189, et Jacques Droz, Le romantisme allemand et l’Etat. Résistance et collaboration dans l’Allemagne napoléonienne, Paris, Payot, 1966, que l’on peut confronter à des travaux plus récents comme Michael Rowe, From Reich to State. The Rhineland in the Revolutionary Age 1780-1830, Cambridge; New York, Cambridge University Press, 2003, ou L’Allemagne face au « modèle » français de 1789 à 1815, dir. Françoise Knopper et Jean Mondot, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2008. Pour la « culture de l’imprimé » dans le monde germanique, on renverra à Frédéric Barbier, L’Empire du livre. Le livre imprimé et la construction de l’Allemagne contemporaine (1815-1914), Paris, Le Cerf, 1995.

4 Voir à ce sujet L’Europe et le livre. Réseaux et pratiques du négoce de librairie, XVIe-XIXesiècles, dir. Frédéric Barbier, Sabine Juratic, Dominique Varry, Paris, Klincksieck, 1996.

5 Sur ce point, on se reportera à l’article de Frédéric Barbier, « L’imprimerie strasbourgeoise au Siècle des Lumières (1681-1789) », Revue d’Histoire Moderne et Contemporaine, 24-2, 1977, p. 161-188.

6 Je me permets de renvoyer à l’article suivant, où j’ai essayé de situer la ville et sa région dans le contexte du Grand Empire : Nicolas Bourguinat, « L’Alsace napoléonienne, une identité entre France et Allemagne», dans Franszosen und Deutsche im Zeitalter Napoleons, dir. Jacques-Olivier Boudon, Gabrielle Clemens, Pierre Horn, Ostfildern, Thornbecke, 2015 (Beihefte der Francia ; 79).

7 La documentation est disparate mais assez importante, entre les archives municipales qui conservent des traces d’enquêtes de 1810, la série T des Archives départementales du Bas-Rhin, et enfin certains cartons des Archives nationales relevant de la célèbre Police générale (F7) comme de la série F18 (par exemple le 20 [Imprimerie et Libraire, an iv-1828] ou le 30 [Rapports et papiers des inspecteurs de libraire, Strasbourg 1810-1820]).

8 Malgré le dépôt légal, depuis 1793, et le Journal général de l'imprimerie et de la librairie fondé en 1811, les chiffres continuent d’être peu sûrs jusqu’à la fin de l’Empire. Qui plus est, ils sont faussés par l’accroissement du territoire du Grand Empire (cf Jacques Jourquin, «Livre (production et commerce du) », dans Dictionnaire Napoléon, dir. Jean Tulard, Paris, Fayard, 2e éd. 1989, t. 2, p. 213). Pour évaluer le nombre de livres déposés annuellement à Strasbourg, on observera que les statistiques du dépôt légal ne sont exploitables qu’après 1841 (où l’on décompte 345 titres, sachant que ces chiffres entament plutôt un mouvement de baisse pendant l’ère Guizot). Au milieu du siècle, avec le Nord, la Seine-et-Oise et le Rhône, F. Barbier estime que le Bas-Rhin est le quatrième département éditeur de la province.

9 Mémoire pour le corps de la librairie contre au moins trois cents particuliers vendeurs, brocanteurs, recelleurs et étalleurs de livres, Paris, an viii.

10 Frédéric Barbier, Trois cents ans..., op. cit., p. 175.

11 Laumond, Statistique du département du Bas-Rhin par le citoyen Laumond, préfet, Paris, 1801, p. 57.

12 Voir le bilan dressé au début de la Restauration bourbonienne (Archives départementales du Bas-Rhin, série T, xvii «État des imprimeurs du Bas-Rhin», 6 juillet 1816) : à côté de Levrault, très bien vu et que l’administration juge digne d’être encouragé, l’inventaire distingue par exemple pour Strasbourg : «(...) / Heitz. Bon ouvrier brave homme, peu d’ouvrage / Konig, Salomon. Ne fait presque plus rien / Silbermann Jean-Henri. Bon imprimeur. S’occupe principalement de journaux, feuilles d’annonces, etc».

13 Voir l’article d’Annika Hass, « Un libraire fournisseur de grandes bibliothèques européennes: Treuttel & Würtz», Histoire et civilisation du livre, 11, 2015, p. 161-173, ainsi que Frédéric Barbier, «Une librairie “internationale”: Treuttel et Würtz à Strasbourg, Paris et Londres», Revue d'Alsace, 111, 1985,p. 111-125.

14 Zoltan-Étienne Harsany, La vie à Strasbourg sous le Consulat et l’Empire, Strasbourg, Éditions des Dernières nouvelles de Strasbourg, 1976, p. 118.

15 Fernand L’Huillier, Recherches sur l’Alsace napoléonienne, Paris, Librairie Istra, 1947, p. 685, et Robert B. Holtman, Napoleonic Propaganda, Baton Rouge, LSUP, 1950.

16 André Cabanis, La presse sous le Consulat et l’Empire (1799-1814), Paris, Société des Études Robespierristes, 1975.

17 Veronica Granata, « Marché du livre, censure et littérature clandestine dans la France de l’époque napoléonienne: les années 1810-1814», Annales historiques de la Révolution française, 343-1, 2006, p. 144.

18 Voir documentation aux Archives Nationales, F17 27 et F18 174 et 175. La librairie édita d’ailleurs après la restauration des Bourbons un plaidoyer pour la complète liberté de circulation internationale de l’imprimé : « Sur les inconvénients qui résultent des taxes imposées sur les livres étrangers à leur entrée en France » (Paris, Treuttel et Würtz, 1816).

19 Mais on y trouvait aussi le Nouveau Mercure Allemand (publié à Weimar) ou la Gazette générale littéraire (Halle), qui n’avaient pas le caractère d’organes officiels comme le Moniteur westphalien (Cassel) et qui pouvaient véhiculer des vues dérangeantes pour le régime français.

20 AM Strasbourg, Journaux.

21 Lettre de Philippe Ruhl au Comité de Salut public, en date du 12 août 1794, citée par Frédéric Barbier, « Une librairie “internationale”... », art. cit., p. 113.

22 Lettres des 3 et5 septembre 1810 adressées au secrétaire général du ministère de la Police générale (AM Strasbourg, Journaux, citées par Fernand L’Huillier, Recherches sur l'Alsace..., op. cit., p. 683).

23 Frédéric Barbier, Trois cents ans., op. cit., p. 223-230.

24 Frédéric Barbier, «Une librairie “internationale”. », art. cit., p. 120, et plusgénéralement, «De la France, de l’Allemagne : les relations transnationales de librairie à Strasbourg dans la première moitié du xixe siècle », Histoire et civilisation du livre, 9, 2014, p. 279-307.