L’affectation des bibliothèques confisquées à Rochefort, ville-arsenal de la Marine (1790-1803)
Olivier DESGRANGES
Conservateur en chef des bibliothèques, docteur en histoire, membre associé du Centre de recherches en histoire internationale et atlantique (Université de La Rochelle)
Les confiscations de bibliothèques sous la Révolution ont fait l’objet d’un grand nombre d’études. Cécile Robin a récemment souligné l’approche téléologique de la majorité de ces travaux, considérant le processus de saisie prioritairement comme le moment fondateur des bibliothèques publiques en France1. Les efforts nécessaires et utiles, passés ou en cours, pour appréhender de manière globale le phénomène des saisies de bibliothèques2, ne doivent pas faire oublier la grande diversité des situations. Celle-ci s’explique certes par le caractère chaotique des confiscations et de leur affectation aux districts ; elle tient également à l’hétérogénéité des collections religieuses, dont la richesse était très variable d’une région à l’autre. Mais les saisies sont aussi un miroir de la position économique, sociale, stratégique, des territoires concernés. Les confiscations et leur répartition peuvent en effet être appréhendées comme des révélateurs des circuits de savoir et de pouvoir à l’œuvre dans un espace déterminé. Le fameux décret de la Convention daté du 27 janvier 1794 (8 pluviôse an ii), relatif à l’établissement de bibliothèques publiques dans les districts, n’est que le cadre général dans lequel se sont inscrites les répartitions et les affectations des livres saisis. On sait qu’en matière de bibliothèques, le paysage français doit sa singularité à la mise en œuvre de la proposition de Chaptal (28 janvier 1803, 8 pluviôse an xi) de mettre à disposition des municipalités les bibliothèques majoritairement constituées par les confiscations3. Or l’essor des bibliothèques municipales en province et la constitution de leurs collections au cours du xixe siècle ont été en grande partie conditionnés par le contexte social de chaque ville. Les multiples décrets, instructions et actes administratifs émanant de l’Etat, prouvent une volonté de légiférer et d’organiser. Ce volontarisme républicain se heurte néanmoins à des réalités locales sur lesquelles pèsent des intérêts à la fois scientifiques, politiques et sociaux.
Nous proposons d’illustrer ce phénomène d’adaptation par l’analyse de la situation des villes-arsenal, d’abord en définissant les enjeux de la circulation du livre et de l’écrit dans ces espaces fortement polarisés par la Marine, puis, à travers l’exemple de Rochefort, en replaçant les saisies de bibliothèques dans le cadre d’une histoire des institutions du pouvoir maritime.
PLACE ET FONCTIONS DE L’ÉCRIT DANS L’ARSENAL AVANT LA RÉVOLUTION
Le cas des ports de guerre est en effet un exemple singulier d’adaptation du « programme » des confiscations à certaines spécificités territoriales. À la fin du xviiie siècle, la France compte quatre grands arsenaux de Marine : Brest, Cherbourg, Rochefort et Toulon. Ces arsenaux ont pour principale fonction de construire et d’entretenir des navires de guerre. Autour de la zone portuaire et des formes de radoub s’organise un espace finement spécialisé : une école de médecine, un bagne, des ateliers, des bâtiments de stockage, une ville, enfin, dont la population est fortement impliquée économiquement et socialement dans l’activité de l’arsenal. La fonction militaire et maritime de ces villes détermine la structure de la population, les flux de marchandises, mais aussi les échanges d’informations et de savoirs. À une période où s’accélère ce qu’Henri-Jean Martin appelait « l’inflation des écritures», les institutions de la Marine font plutôt figure d’avant-garde, en mettant en place, au cours du xviiie siècle, une administration dont l’objectif premier est l’efficacité. Le suivi des entrées et des sorties des navires au sein d’un port de guerre oblige, davantage encore que dans un port de commerce, à multiplier les rapports écrits qui attestent des contrôles et de la surveillance. Les correspondances entre l’intendance et les ingénieurs, les documents budgétaires et techniques se multiplient également, témoins des travaux de construction et de maintenance réalisés sur les bateaux. La population des chantiers navals est contrôlée, spécialement les bagnards qui ont chacun leur dossier et leur matricule. Enfin, la population navigante elle-même est contrôlée minutieusement : l’administration produit ainsi des journaux de bord, rend obligatoires les rôles d’équipage sur lesquels figure la liste des passagers embarqués sur chaque navire. Tous ces documents démontrent que l’écrit dans les villes-arsenal est d’abord un instrument de contrôle, un exemple particulièrement clair de la manière dont « les États utilisèrent de plus en plus largement l’écrit pour s’assurer d’une emprise de plus en plus largement systématique sur les sociétés d’Occident4 ». Le développement d’une administration maritime organisée précède de quelques décennies l’évolution générale de l’État vers l’instauration d’une bureaucratie centralisée et rationnelle5. Les officiers de la Marine comptent parmi les premiers fonctionnaires d’État à avoir des carrières nationales ; leurs parcours professionnels les conduisent successivement dans les différents ports et arsenaux, ce qui a pour conséquence une certaine homogénéisation des situations et des pratiques. Mais la circulation de l’écrit ne se limite pas à une fonction de contrôle et de classement. Des savoirs sont produits au sein de l’arsenal. Ces savoirs concernent la construction navale, la navigation, la santé, l’urbanisme, les techniques, la géopolitique, et même, à partir du milieu du xixe siècle, l’anthropologie. Ils sont nécessaires à la pratique, mais aussi à la formation des ingénieurs et des scientifiques. La diffusion de ces savoirs, qui ne se limitent pas à la liste et au tableau, exige évidemment leur disponibilité sous la forme écrite, et donc sous la forme principale du livre.
Établissement typique des villes-arsenal, les écoles de médecine navale sont un bon exemple d’institution fonctionnant à l’articulation du pouvoir militaire et de la constitution de savoirs adaptés6. Fondées au cours du xviiie siècle7, ces écoles sont vite devenues des lieux de formation des officiers, en développant un enseignement qui dépasse largement le cadre de la nosographie. Les pharmaciens et médecins de santé navale sont en effet appelés à soigner les équipages en tant que médecins de bord, mais aussi à remplir des missions de collecte et d’expertise lors des voyages à but militaire ou scientifique. Ils sont donc formés à la botanique, aux sciences naturelles, à la zoologie, à l’histoire et à la connaissance des mœurs des populations extra-européennes à partir du xixe siècle. Cet enseignement requiert évidemment des moyens de transmission des savoirs et donc des bibliothèques, dans un contexte éditorial qui voit l’explosion des publications relatives à la construction navale et à la santé des équipages8. La composition de la bibliothèque mise à la disposition des professeurs et des élèves de l’école de médecine révèle l’arborescence des discours mobilisés pour connaître et soigner les maladies, mais aussi pour traiter et évaluer une population de bagnards. Le développement de ces bibliothèques très spécifiques épouse l’évolution du rôle du médecin, dont l’approche naturaliste va progressivement laisser la place au scientisme et aux excès de la phrénologie. La même logique engendre la création d’embryons de bibliothèques dans les écoles d’hydrographie, destinées à former les ingénieurs de la Marine dans les arsenaux9. Le travail de ces «élites maritimes» se situe donc à la jonction des évolutions techniques, de l’expansion coloniale de la France et de la circulation de savoirs spécifiques.
Dans les villes-arsenal, la population se compose d’abord d’un grand nombre d’ouvriers et de bagnards qui travaillent à la construction et à la réparation des navires. On y trouve ensuite une petite élite d’ingénieurs, de médecins et d’employés des services publics qui forment l’écrasante majorité des lecteurs de la ville10. Les bagnards sont affectés aux emplois les moins qualifiés et les plus pénibles. Les ouvriers sont avant tout des ouvriers du bois, qui est le principal composant des navires construits dans l’arsenal. Au sein de cet ensemble, le nombre de journaliers et d’immigrés est important : la population flottante est aussi le plus souvent une population illettrée vivant dans des conditions très précaires. À la fin du xviiie siècle à Rochefort, la moitié des hommes ne sait pas signer un acte de mariage. Cette réalité démographique et sociale détermine évidemment la circulation des savoirs et la nature des bibliothèques qui s’établissent dans ces villes avant la Révolution.
En dehors des bibliothèques conventuelles, sur lesquelles nous allons revenir en détail, les bibliothèques des villes-arsenal avant la Révolution sont toutes liées à l’activité de la Marine. Ces établissements sont toutefois peu fournis : ils ne réunissent souvent que quelques livres. Cette situation s’explique en partie par l’absence de théorisation de la construction navale jusqu’au milieu du xviiie siècle. Les métiers exercés dans les arsenaux de Marine relèvent alors de la pratique artisanale et laissent une grande place au hasard et à la transmission familiale. Sous l’impulsion de Duhamel du Monceau apparaît progressivement une théorie navale qui englobe les techniques de l’ingénieur et l’hydrographie. L’édition suit logiquement la constitution des savoirs scientifiques (mathématiques appliquées, architecture navale). Une archéologie du pouvoir-savoir maritime pourrait retenir la date de 1741 comme une date de rupture : c’est en effet cette année-là que Duhamel du Monceau crée l’école de la Marine à Paris, afin que les ingénieurs reçoivent une réelle formation scientifique. Dans les villes-arsenal, le développement des bibliothèques va ainsi suivre la structuration des savoirs maritimes. À Rochefort, la bibliothèque de l’école de médecine navale n’est d’abord formée que d’une centaine de livres issus de dons ou d’achats effectués grâce aux élèves. Le legs du médecin Cuvelier en 1780 vient donner une base plus importante à une bibliothèque qui n’était alors qu’un complément aux cours dictés par le fondateur de l’école, Jean Cochon-Dupuy11. La bibliothèque de l’école d’hydrographie ne se compose que de quelques volumes avant la Révolution12. La situation est la même à Toulon et à Brest, malgré la présence de l’Académie de Marine, dont le règlement constitutif, daté du 30 juillet 1752, précise que l’établissement d’une bibliothèque est fondamental pour « entretenir les sciences et l’instruction ». Cette bibliothèque, la première à Brest, fut d’abord réservée aux seuls académiciens, avant d’être ensuite rendue accessible à tous les officiers de Marine13. Elle s’enrichit principalement de dons des lecteurs. Elle reste néanmoins restreinte avec moins de deux mille ouvrages conservés au moment de la Révolution.
COMPOSITION ET SAISIES DES BIBLIOTHÈQUES RELIGIEUSES
Dans ces villes très spécialisées que sont les villes-arsenal, les bibliothèques les plus fournies sont donc fort logiquement celles des ordres religieux. À Toulon, la majorité des maisons religieuses sont créées dans le mouvement de la Contre-Réforme14. À Brest, l’installation des carmes et des capucins se fait au xviiie siècle. Cette tendance est encore plus claire à Rochefort, ville nouvelle du xviie siècle qui s’est édifiée sur un site entièrement vierge avant l’installation de l’arsenal de Marine. La présence proche de La Rochelle, bastion de la Réforme et important centre de l’imprimerie protestante jusqu’à la reddition de 1628, conduit le pouvoir à accélérer l’implantation à Rochefort de communautés religieuses destinées à contrecarrer l’influence protestante dans la région. Dès la création de l’arsenal, la « police des mœurs » de la population de Rochefort est un enjeu capital pour la Marine, comme en témoigne le Mémoire sur la Généralité de La Rochelle rédigé par l’intendant Michel Bégon en 169415. C’est bien dans cette perspective que Colbert de Terron favorise l’installation du couvent des capucins à Rochefort dès 1673. Michel Bégon aide quant à lui les prêtres de la Mission à s’établir en 1701. L’intendant leur donne une partie des taxes d’octroi de la ville pour agrandir leur église. Ces religieux auront la charge du service paroissial et d’un séminaire pour les aumôniers de la Marine. Autour de Rochefort se sont implantés des minimes à Surgères en 1603, et des capucins à Tonnay-Charente en 1653. Les autorités entendent s’appuyer sur ces religieux pour traiter les hérétiques de la région, mais aussi pour rétablir une image plus vertueuse de l’église auprès d’une population qui a, selon les mots de Bégon, « sucé avec le lait la doctrine pernicieuse de Calvin ». L’action des capucins et des lazaristes sera curative et concrète : ces ordres ne sont pas des ordres savants et leur réputation est généralement celle de religieux peu enclins à l’étude et d’une relative médiocrité intellectuelle16. Il n’est donc pas surprenant que les bibliothèques saisies lors de la période révolutionnaire soient de taille modeste.
Nous ne disposons pas d’informations sur les biens de ces communautés, en dehors de celles fournies par les inventaires des saisies révolutionnaires. Ainsi il n’existe pas, à notre connaissance, de catalogues des bibliothèques des religieux de Rochefort, de Surgères et de Tonnay-Charente. L’étendue et la nature de ces bibliothèques ne peut donc être évaluée qu’à travers les documents d’archives liés aux confiscations des années 1790. Cet état de fait interdit quasiment l’analyse du cadre de classement de ces bibliothèques, qui ne pourrait être réellement appréhendé que grâce à des catalogues dressés par les religieux eux-mêmes17. On sait en effet que les officiers chargés des visites domiciliaires en 1790, puis des saisies elles-mêmes, étaient généralement peu regardants sur la précision des inventaires, se contentant la plupart du temps du titre abrégé, voire de généralités englobant plusieurs volumes.
Tableau n° 1 : Relevé des bibliothèques des religieux fait sur les inventaires des municipalités (Source: Archives nationales, F17/1170, Charente-Inférieure, pièce n° 9).
Maison | Ordre | Municipalité | Imprimés Manuscrits18 | Total | Volumes et liasses de titres | Médailles et antiquités |
Abbaye de la Grâce de Dieu | Saint Bernard | Benon | Le prieur avait la clé et était absent | Archives en bon ordre | ||
Minimes | Surgères | 700 | 700 | |||
Capucins | Tonnay-Charente | 229 | 229 | Une boîte contenant 10 liasses de titres | ||
Capucins | Rochefort | 4 796 | 4 796 | 2 | Un coquillier de peu de valeur | |
Carmes déchaussés | Rochefort | 0 | ||||
Saint- Thomas de Bodelio | Cordeliers | Rochefort | 207 | 207 | ||
Prêtres de la Mission | Lazaristes | Rochefort | 825 | 825 | ||
Total | 6 757 |
Notons d’emblée que la paroisse de Saint-Thomas de Bodelio se trouve à Malansac, dans le canton de Rochefort-en-Terre (Morbihan), et que la copie de l’inventaire municipal a donc donné lieu à une étrange confusion entre deux territoires presque homonymes, mais distincts. La mention des carmes déchaussés à Rochefort s’explique peut-être par la présence de prêtres emprisonnés temporairement : il n’y a pas existé d’établissement pérenne de cet ordre. Les données reportées dans ce tableau général ne coïncident pas avec celles qui figurent dans les inventaires dressés lors des visites domiciliaires : celles-ci mentionnent 832 ouvrages pour la bibliothèque des capucins de Rochefort et 783 livres pour celle des lazaristes (prêtres de la mission). Les pièces d’archives liées aux visites domiciliaires sont beaucoup plus explicites que les tableaux synthétiques réalisés pour l’Instruction Publique. Leur consultation fournit des éléments précis sur la nature des bibliothèques religieuses. Voyons donc à présent le processus de saisie de ces collections et leur composition.
Le 3 mai 1790, le conseil municipal de Rochefort désigne MM. de Laugardière, Levallois et Dupont comme commissaires chargés des inventaires des biens des communautés religieuses, conformément aux décrets adoptés par l’Assemblée nationale les 17 février, 19 et 20 mars 1790. Joseph-Hyacinthe Ribaut de Laugardière (1751-1804) est un ancien colon revenu en France après avoir été aide de camp du général d’Ennery à Saint-Domingue. Il participe activement aux réunions préparatoires aux Etats généraux en 1788-1789 à Saintes et à La Rochelle, avant d’être désigné pour procéder aux inventaires des biens à saisir. Joseph Jean-Baptiste Levallois (1760-1840) est avocat et administrateur du district de Rochefort. Il deviendra par la suite député du conseil des Cinq-Cents. Nous n’avons pas d’informations sur l’officier municipal Dupont, qui les accompagnait.
Les officiers municipaux se présentent le 7 mai 1790 devant l’église des capucins de Rochefort. Ils sont accompagnés de Joseph Niou (1749-1823), ingénieur de la Marine et substitut du procureur. Niou deviendra par la suite maire de Rochefort, puis député sous la Convention. Les commissaires sont reçus par le père Théophile, gardien des lieux. La communauté se compose de onze prêtres qui font tous le vœu de rester dans leur ordre. L’inventaire de la bibliothèque est réalisé sous la forme d’une liste grossière, qui égrène les titres de manière vague, en mentionnant parfois un ensemble sous la simple désignation d’un nombre de volumes (« huit volumes incomplets sur différentes matières », par exemple). Une analyse de détail de la liste des titres permet de dégager la répartition des volumes par matière.
Sans surprise, la majorité des ouvrages conservés traite de matières théologiques, avec une très forte présence des sermons. Les dates d’édition se répartissent entre 1599 et 1780. Plus précisément, 80% des livres de cette bibliothèque semblent avoir une date d’édition comprise entre 1650 et 175019. L’ordre de l’inventaire semble suivre un classement par format : les in-folio sont d’abord listés, puis les in-quarto et les in-octavo, et enfin les in-12. La bibliothèque des capucins comporte peu d’éditions rares. On notera la présence d’un «manuscrit arabe» et des œuvres complètes de Bossuet (19 volumes), dont il est dit que la table est chez l’imprimeur. Les grands ensembles sont l’Encyclopédie (36 volumes), le Dictionnaire historique de Moreri dans l’édition de 1735 (10 volumes), la Bibliotheca veterum patrum (Lyon, 1677, 27 volumes), l’Histoire de France du Père Daniel (17 volumes), une histoire ecclésiastique en 36 volumes, les Conférences d’Angers («48 volumes de différentes éditions»). Parmi les livres religieux, on peut relever la présence des Sermons de Bourdaloue traduits en espagnol (4 volumes). Plus étonnant, on trouve des ouvrages d’Antoine Arnauld et les Œuvres de Jansénius, la Défense de l’autorité du Pape publiée chez Guillaume Desprez en 1665 et l’Histoire du Calvinisme contenant sa naissance, son progrès, sa décadence et sa fin publiée par Pierre Soulier en 1686. Ces quelques volumes témoignent de l’intérêt des capucins pour les questions liées à la Réforme et aux courants religieux proscrits par le pouvoir.
Tableau n° 2 : Répartition des collections des capucins de Rochefort. Source : Archives municipales de Rochefort, n° 481, Inventaire des biens des capucins.
Matière | Nombre de volumes |
Théologie (bibles, patristique, commentaires, œuvres de saints, sermons...) | 690 |
Littérature et histoire | 73 |
Droit et lois civiles | 13 |
Sciences (physique, mathématiques) | 20 |
Dictionnaire de l’Encyclopédie | 36 |
Enfin la bibliothèque des capucins comporte un petit lot d’ouvrages scientifiques. Il est intéressant d’en donner la liste intégrale, car ces ouvrages ne sont pas entrés dans l'ensemble qui a permis la fondation de la bibliothèque municipale de Rochefort. Cette liste démontre une présence faible mais réelle de l'astronomie et des mathématiques dans cette bibliothèque : on y rencontre les Éléments de Mathématiques de Jean Prestel (1689), ceux de Varignon (1731), les Mémoires de Mathématiques de l’Académie des Sciences, le Nouveau Cours de Mathématiques de Bélidor, les Éléments de géométrie de François-Dominique Rivard, ou encore le Recueil d’ouvrages curieux de mathématiques et de mécanique de Grollier de Servière (1719). Cassini (Éléments d’astronomie et Tables astronomiques) et De la Hire (La gnomonique ou l’art de tracer les cadrans et horloges solaires publiée en 1682) représentent l’astronomie avec un Traité de l’horlogerie en deux volumes. Enfin, les deux volumes du Traité de Physique de Jacques Rohault (1671) complètent la partie scientifique de la bibliothèque.
Le premier juin 1790, les mêmes commissaires chargés des visites domiciliaires se présentent à la paroisse Saint-Louis de Rochefort devant les prêtres de la Mission. Ils sont accueillis par le père Cosson. L’inventaire de la bibliothèque des lazaristes décompte 783 volumes, plus une trentaine de volumes dépareillés ou incomplets. L’ordre du rapport des officiers municipaux laisse penser que le classement reposait, là aussi, sur la distinction des formats. Cette bibliothèque se compose presque exclusivement de livres religieux, on retrouve l’histoire des conciles, de très nombreuses bibles et vies de saints, mais moins de sermons que dans la bibliothèque des capucins. La petite partie littéraire et historique de la bibliothèque mérite néanmoins une mention plus détaillée : on y repère en effet quelques titres emblématiques de la littérature maritime : les Voyages de Cook et de Banks, l’Histoire du Japon d’Engelbert Kaempfer, plusieurs tomes sur le « Gouvernement des colonies », ou encore une Histoire d’Angleterre en seize volumes. Dans le domaine littéraire et philosophique, figurent les œuvres de Molière, de Racine et de Boileau, le théâtre de Corneille, plusieurs volumes d’œuvres de Calvin, la Recherche de la Vérité de Malebranche, la Médecine des pauvres de Jean Prévost. Les ouvrages scientifiques sont en revanche totalement absents de cette bibliothèque, on ne trouve que les Éléments de trigonométrie d’Ozanam. La présence de ces titres indique que les lazaristes étaient sans doute davantage liés à la société civile et à la Marine à Rochefort. Ils étaient en effet chargés de l’aumônerie de la Marine et des visites à domicile des malades, notamment chez les ouvriers. Dans les villes-arsenal, de nombreuses trajectoires individuelles passent successivement par la Marine, la municipalité, les ordres religieux ou les sociétés savantes, et ce dans un ordre ou dans un autre. On retrouve la même logique à Brest, où les collections confisquées sont triées et classées au dépôt de Brest par l’abbé Jacques Béchennec (1726-1805), aumônier de l'Intendance de la Marine et grand collectionneur de coquillages, et par Duval Le Roy, professeur de mathématiques à l’école du port de Brest. Qu’il soit question de s'approprier les choses ou d'organiser le savoir, c'est d'abord la Marine qui place ses hommes.
Il faudrait, pour compléter le panorama des bibliothèques religieuses déposées à Rochefort, pouvoir avoir accès aux inventaires des bibliothèques des minimes de Surgères et des capucins de Tonnay-Charente. Malheureusement, les inventaires détaillés n'existent plus. En Charente-Inférieure, le chef-lieu de département est Saintes, où un dépôt littéraire a été créé dans les dortoirs du collège. Les citoyens missionnés pour l'inventaire et le développement du dépôt de Saintes en 1790 ne manquent pas de réclamer des ouvrages à toutes les communes du département : un appel est lancé à La Rochelle et à Rochefort pour récupérer au moins les «doubles». Le 28 juillet 1792, l’administration du district de Rochefort demande l’autorisation de nommer « une personne intelligente» pour mettre en ordre les biens des religieux20. Le 9 janvier 1793, la municipalité de La Rochelle demande d’être exemptée de tout dépôt à l’école centrale de Saintes, au motif que les ouvrages saisis doivent alimenter prioritairement la bibliothèque publique de La Rochelle, qui existe depuis 1750. Tout au long des années 1791, 1792 et 1793, les échanges au sujet des bibliothèques confisquées sont fréquents entre Saintes et les districts21.
L’AFFECTATION DES LIVRES SAISIS, REFLET DU POIDS POLITIQUE DE LA MARINE
Le 27 pluviôse an ii (15 février 1794), un décret de la Convention nationale dispense les ports de la Marine de l’application du décret du 14 pluviôse, qui exigeait le rassemblement de tous les ouvrages confisqués au chef-lieu de chaque district. Ce décret permet aux villes-arsenal de justifier la constitution de bibliothèques « maritimes », mais aussi d’opposer un refus aux demandes des écoles centrales. Ce décret porte que « les bibliothèques et instrumens relatifs à la Marine resteront dans les ports où ils sont actuellement rassemblés ». En voici le texte exact :
La Convention Nationale décrète que les bibliothèques rassemblées dans les divers ports de la République et formées d’ouvrages relatifs à la théorie, à la pratique et à l’histoire de la navigation, les dépôts des cartes de géographie et d’hydrographie, les instrumens de mathématiques, de navigation et autres dépôts de la même nature, rassemblés dans l’objet de favoriser l’instruction des marins, les progrès et le perfectionnement de l’art nautique, sont exemptés de la loi du 14 pluviôse, qui ordonne le rassemblement dans le chef-lieu de district de tous les ouvrages appartenant aux arts et aux sciences. Il ne sera rien innové à l’égard de tous ces objets, qui demeureront dans les lieux où ils sont déposés, sous la surveillance et la responsabilité des agents préposés à leur conservation.
Pour les villes-arsenal, ce décret légitime des dispositions prises avant que le pouvoir central ne légifère. Le contrôle des savoirs par les institutions de la Marine a eu pour conséquence d’affecter aux bibliothèques maritimes les livres saisis, avant de les affecter à la municipalité. L’emprise politique de la Marine à Rochefort (en dépit de quelques départs d’officiers vers l’émigration) a pour effet rétrospectivement positif de préserver un certain nombre d’ouvrages des destructions révolutionnaires. Celles-ci furent importantes à Rochefort. Dans le Moniteur du 27 juillet 1792, les représentants du peuple Lequinio et Laignelot écrivent qu’un grand bûcher a été ouvert sur la place et que le « public a couvert le bûcher de 5 000 à 6 000 livres de volumes dits pieux, et l’autodafé s’est fait au milieu d’exclamations universelles et de chants républicains. De partout les livres pleuvaient, et jusqu’aux Juifs que nous avons en cette ville y sont venus solennellement porter les leurs, et renoncer à la ridicule attente de leur Messie. La masse des livres apportée a été telle, que le feu allumé à midi n’était pas encore éteint à dix heures ce matin22 ». Dans un autre registre, les archives municipales de Rochefort contiennent les traces d’une affaire mettant en scène certains prêtres lazaristes ayant violé les scellés apposés suite aux visites domiciliaires évoquées ci-dessus. Les prêtres sont surpris par des officiers municipaux en train de vendre les livres « par balles », au kilo, à un épicier tenant boutique au centre-ville. La municipalité intervient alors in extremis pour sauver les ouvrages et les remettre sous scellés. Ces exemples très communs de déprédations, portés à la connaissance des autorités par le célèbre rapport sur le vandalisme de l’abbé Grégoire, pourraient être retrouvés dans la plupart des cas étudiés par les historiens. La spécificité des villes-arsenal réside dans la mise en sécurité des « meilleurs » ouvrages (i.e. ceux qui concernent les sciences et l’art médical) par les institutions de la Marine. À Brest, bien que l’Académie de Marine soit dissoute, comme toutes les académies, en 1793, la bibliothèque est maintenue, rendue plus accessible à tous les officiers de Marine, et même augmentée de 560 ouvrages scientifiques saisis aux carmes de Brest et aux capucins de Recouvrance. À Rochefort, l’affectation des livres confisqués aux religieux et aux émigrés ne donne pas lieu à la création de la bibliothèque municipale. Celle-ci naîtra plus tard, entre 1805 et 1809, à partir des débris des saisies révolutionnaires, de dons de « doubles » et de quelques achats voulus par la commune. Il faudra attendre 1818 pour que la municipalité nomme un conservateur salarié, et les années 1820 pour le premier inventaire précis. La mise en branle d’une bibliothèque publique ouverte à tous les citoyens (civils compris) n’est donc pas une conséquence des confiscations décidées par l’État, mais plutôt le résultat d’une volonté municipale, qui témoigne d’un équilibrage progressif du pouvoir maritime et du pouvoir politique local, celui-ci se dotant simultanément d’une bibliothèque, d’un musée, d’un réseau d’écoles communales structuré... Une bourgeoisie provinciale qui n’est pas issue des corps d’État de la Marine (avocats, commerçants, propriétaires...) émerge23. Elle représente politiquement une partie de la population qui s’est développée autour des arsenaux et accompagne la création d’institutions qui se distancient de la Marine. Les ouvrages saisis ne constituent donc l’acte de création de la bibliothèque publique locale que si l’on accepte d’en relire la genèse d’un point de vue abstrait et en partie mythique. Les livres versés à la municipalité, en effet, sont les résidus des saisies, des ouvrages dont personne n’a voulu auparavant, qui n’ont été ni revendus, ni détruits, ni choisis par ceux qui, instruits, avaient la possibilité de le faire.
L’enquête du ministère de l’Intérieur sur les dépôts littéraires (1799) permet de mesurer l’impact réel des saisies sur les bibliothèques rochefortaises. Cette enquête, qui repose sur un questionnaire, confirme l’idée d’une primauté des institutions de la Marine et révèle l’origine partielle des riches collections actuelles de la Bibliothèque de l’école de Santé navale et de celle du Service historique de la Défense (héritière de la Bibliothèque du port de Rochefort). Voici la réponse du « commissaire » du district de Rochefort, Texier24 :
Il n’y a jamais eu de bibliothèques publiques à Rochefort avant celle établie à la commune, en conséquence point d’anciens bibliothécaires.
C’est avec le dépôt qu’est formée la bibliothèque actuelle de la commune, après que les maîtres d’hydrographie et de mathématiques et les officiers de santé de l’hôpital de la Marine ont eu choisi les ouvrages concernant leurs arts pour mettre dans leurs bibliothèques.
C’est le citoyen Vallin qui remplit avec zèle, exactitude et intelligence [la place de bibliothécaire] depuis maintenant quatre ans.
[La bibliothèque est formée] des bibliothèques des lazaristes et des capucins ainsi que de celle des émigrés.
L’administration du département, en donnant son approbation à la formation d’une bibliothèque publique à Rochefort, n’a exigé aucun des livres qui la composent, la bibliothèque de l’école centrale étant vraisemblablement suffisamment pourvue en ouvrages semblables.
Voici maintenant la réponse de l’administration municipale au même questionnaire25 :
Avant la Révolution, Rochefort n’avait pas de bibliothèque publique. À la demande de l’administration municipale, il en a été formée une des débris de celles des émigrés, si tous les ouvrages existants alors eussent été réunis de la manière qu’on eut du [sic] le faire, la bibliothèque serait infiniment plus intéressante, mais ils ont passé dans beaucoup de mains. Un jour viendra peut-être où les hommes seront moins timides, et seront [sic] attaquer de front les dilapidateurs de toute espèce, mais on les redoute encore, ils ont des alentours et le masque de la probité.
Parmi les livres trouvés chez les émigrés, il y en avait un grand nombre de propres à l’instruction des élèves de la Marine. Partie a été déposée à l’école d’hydrographie, les autres sont restés à la bibliothèque publique. Il en a été de même des ouvrages de médecine, chimie, chirurgie et pharmacie : ils ont été mis à disposition des professeurs de pharmacie et ils existent à l’hôpital de la Marine dans une petite bibliothèque particulière.
Le citoyen Vallin remplit ses fonctions avec exactitude, c’est un parfait honnête homme, mais il n’a pas de grandes connaissances.
Le citoyen Romme, professeur d’hydrographie, a sous son inspection immédiate les ouvrages déposés à son école, enfin la petite bibliothèque de l’hôpital est sous la direction d’un officier de santé.
Cette enquête fait apparaître le rôle capital joué par deux hommes : le dénommé Vallin, et surtout Nicolas-Charles Romme, celui qui « organise» la répartition des collections saisies aux religieux et aux émigrés. Jean-Pierre Vallin, né à Cholet en 1744 (?) et décédé à Rochefort le 24 ventôse an xi (15 mars 1803), est déclaré comme propriétaire sur son acte de décès. Il aurait été membre de la loge maçonnique de l’Accord Parfait et joua un rôle important dans la genèse de la bibliothèque municipale de Rochefort. Le parcours et la personnalité de Nicolas-Charles Romme (1745-1805) sont plus intéressants. Il est le frère aîné du conventionnel Gilbert Romme, un des pères du calendrier révolutionnaire. Romme est nommé en 1769 professeur de mathématiques des Gardes de la Marine à Rochefort, sur la recommandation d’Etienne Bezout, membre de l’Académie royale des sciences. Peu après sa nomination, Romme effectue au port de Rochefort de nombreux travaux scientifiques portant sur la navigation, la résistance des fluides ou la mesure des longitudes à la mer. Ces travaux font l’objet de mémoires qui sont présentés par son protecteur Bezout à l’Académie des sciences. C’est ainsi que Romme devient membre correspondant de l’Académie royale des sciences et que l’académie, entreprenant la publication d’une Description des arts et métiers, lui demande de rédiger pour cet ouvrage la Description des arts de la mature, puis celle des Arts de la voilure26. Ces deux sujets se prêtent mal à la théorie et l’auteur recueille donc ses renseignements auprès des praticiens du port de Rochefort et notamment auprès de Perain, maître mateur. L’aura scientifique et les relations politiques de Romme interdisaient probablement à la municipalité de s’opposer à son intérêt pour les ouvrages confisqués. Il fut donc le premier à choisir des livres au dépôt de Rochefort. Un document signé de sa main donne la liste précise de ce qui constitue donc le socle des collections de la bibliothèque de la Marine à Rochefort. Nous ne pouvons, dans les limites de cet article, en donner une transcription intégrale. On se bornera à signaler quelques titres emblématiques d’une liste comptant 221 entrées sommaires, sans aucune mention de date ni d’édition.
L’inventaire fait par Romme distingue clairement les cartes et plans des ouvrages. Parmi les cartes et plans (19), relevons le Neptune françois, un atlas des Indes occidentales, le pilote américain, deux globes. Au sein de la liste des monographies, mentionnons les ouvrages de mathématiques de Varignon, Dechales, Ozanam, Robien et Selidor (ces deux derniers appliqués au génie militaire), l’astronomie de Cassini et de Tycho-Brahé, les ouvrages de Romme lui-même, plusieurs traités de navigation, un routier de l’Inde, un dictionnaire de marine hollandais, le Théâtre naval, le Tarif des bois de Segondat (un des premiers livres imprimés à Rochefort), le Bombardier français de Bélidor, plusieurs récits de voyages, dont certains signalés comme manuscrits. Tous ces ouvrages relèvent des mathématiques appliquées, de l’astronomie, des sciences physiques et de l’art de la navigation. Ils témoignent de l’essor de l’édition de manuels pratiques dans les arts maritimes, et dressent une sorte de portrait intellectuel de l’ingénieur de Marine formé dans les écoles des ports de guerre. Mais le fait le plus notable est le suivant : si on retrouve bien dans la liste dressée par Romme (et déclarée « conforme à l’inventaire du district de Rochefort ») tous les ouvrages saisis aux capucins de Rochefort, la grande majorité des ouvrages figurant dans la liste ne proviennent pas des collections religieuses. Etant issus du dépôt de Rochefort, il fallait donc qu’ils aient été confisqués aux émigrés.
Comme nous l’avons dit précédemment, les villes-arsenal sont dirigées par une élite d’officiers de Marine dont la carrière, les voyages et le niveau d’instruction sont en décalage avec l’analphabétisme régnant dans la population ouvrière. Mais la Révolution entraîne l’émigration massive des officiers de Marine: sur un corps composé de 1 294 officiers en 1792, on estime que l’émigration touche entre 900 et 1 000 d’entre eux27. La situation est explosive dans les villes-arsenal, les émeutes se multiplient et la vie des officiers est directement menacée. Témoin partial des événements à Brest en 1790, Chateaubriand écrit dans les Mémoires d’outre-tombe : « Ce corps de la Marine si méritant, si illustre, ces compagnons (...) échappés aux coups de l’ennemi devaient tomber sous ceux des Français ». Les officiers de Rochefort ne font pas exception au phénomène de l’émigration, qui devient systématique à partir de 1792, même si la situation à Rochefort semble avoir été moins critique qu’à Brest ou à Toulon. Nous n’avons pas connaissance de données d’archives qui permettraient de reconstituer nettement des bibliothèques d’émigrés, comme cela peut être le cas pour d’autres villes. Il faut donc, pour approcher la personnalité et les bibliothèques des émigrés saisis, s’en remettre à la bibliographie matérielle et notamment à l’étude des ex-libris, lorsqu’ils existent. Nous n’avons pu sonder qu’une trentaine d’exemplaires issus de l’actuelle bibliothèque du Service historique de la Défense à Rochefort. Ceux-ci montrent que la plupart des ex-libris ont été barrés, éliminés, recouverts d’étiquettes ou d’estampilles. On retrouve ainsi fréquemment l’estampille « Compagnie des élèves de la Marine » sur les ouvrages de la liste établie par Romme. Un livre au moins échappe à ce caviardage massif : L’analyse de l’infiniment petit par l’intelligence des lignes courbes, publié par le marquis de l’Hospital en 1715, porte l’ex-libris de Louis Froger de l’Éguille. En 1789, le comte de Froger est commandant de l’escadre de Rochefort. Il émigre en 1792, puis participe au débarquement de Quiberon destiné à soutenir les Chouans. Il est arrêté et fusillé à Vannes le 25 juillet 1795.
Il faut souligner l’extraordinaire paradoxe que constitue l’affectation des ouvrages scientifiques et médicaux saisis dans les villes-arsenal pendant la Révolution : alors que l’historiographie fait de ces confiscations le point de départ d’une politique de mise à disposition des connaissances aux citoyens, la médiation d’intermédiaires comme Romme fait simplement passer les livres des bibliothèques privées des officiers de Marine émigrés à la bibliothèque semi-privée ou corporatiste des élèves et professeurs de la Marine. Dans les villes-arsenal, les collections confisquées donnèrent lieu à des tractations et à des répartitions qui invitent donc à tempérer la vision d’un acte fondateur global des bibliothèques publiques. L’ordre du choix donne également des indications sur la hiérarchie institutionnelle au sein même de l’organisation de ces villes : la construction navale et l’innovation technique, essence et raison d’exister des arsenaux de Marine, passe avant tout le reste, y compris avant la formation des officiers de santé, dont l’influence et le champ d’intervention grandiront tout au long du xixe siècle. L’implantation de plusieurs imprimeries à Rochefort, l’activisme des sociétés savantes et la présence de correspondants du Muséum accéléreront les échanges scientifiques et documentaires, contribuant à faire de Rochefort, à l’instar de Toulon et de Brest, un microcosme exemplaire pour l’étude des mutations des sciences naturelles au xixe siècle.
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1 Cécile Robin, Au purgatoire des utilités. Les dépôts littéraires parisiens (an ii-1815), thèse de Doctorat soutenue à l’Université Paris-Sorbonne en 2013, sous la direction de Dominique Margairaz.
2 Dominique Varry, « Les confiscations révolutionnaires », dans Histoire des bibliothèques françaises. Les bibliothèques de la Révolution et du XIXe siècle (1789-1914), Paris, Promodis, Éditions du Cercle de la Librairie, 1991, p. 9-27. Pour le présent, voir le projet de catalogue des bibliothèques ecclésiastiques saisies pendant la période révolutionnaire (1770-1797) porté par l’Equipex Biblissima et les Archives nationales: http ://www.biblissima-condorcet.fr/ [page consultée le 1er septembre 2017].
3 Dominique Varry, «Les défis du siècle», dans Histoire des bibliothèques françaises..., op. cit., p. 101-105.
4 Henri-Jean Martin, Histoire et pouvoirs de l’écrit, Paris, Albin Michel, 2e éd., 1996, p. 271. L’application de cette idée à l’étude des institutions maritimes n’en est qu’à ses débuts, alors même que les arsenaux de Marine faisaient l’objet d’un véritable « gouvernement par la lettre », selon l’expression de Sébastien Martin, « La correspondance ministérielle du secrétariat d’État de la Marine avec les arsenaux : circulation de l’information et pratiques épistolaires des administrateurs de la Marine (xviie-xviiie siècles) », dans La liasse et la plume, Les bureaux du secrétariat d’État de la Marine (1669-1792), dir. Jorg Ulbert et Sylviane Llinares, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2017, p. 33-46.
5 En élargissant le cadre chronologique, on peut rappeler que dès la fin du xviie siècle, le Code des armées navales limite la compétence des officiers militaires au seul combat et définit le champ d’action administratif comme étant de la compétence des commissaires, intendants et contrôleurs de la Marine. Sur ce point, voir notamment Aurélien Bournonville, De l’Intendance au Commissariat de la Marine (1765-1909), thèse de Doctorat en Sciences juridiques soutenue à l’Université de Lille 3, 2014.
6 Michel Foucault, Surveiller et Punir, Paris, Gallimard, 1975, p. 288: «Pouvoir et savoir s’impliquent directement l’un l’autre ; il n’y a pas de relation de pouvoir sans constitution corrélative d’un champ de savoir, ni de savoir qui ne suppose et ne constitue en même temps des relations de pouvoir ».
7 Création de l’école de Rochefort en 1722 (première école de santé navale au monde), de celle de Toulon en 1725 et de celle de Brest en 1731.
8 Étienne Taillemite, « Le livre maritime français au temps de Louis xvi », dans Le livre maritime au siècle des Lumières, Édition et diffusion des connaissances maritimes (1750-1850), dir. Annie Charon, Thierry Claerr et François Moureau, Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2005, p. 55.
9 L’école d’hydrographie de Rochefort est créée suite à l’ordonnance de Louis xiv portant sur l’enseignement à dispenser aux officiers mariniers (1681).
10 Sur la démographie de Rochefort, voir Monique Le Henaff-Jegou, Rochefort-sur-Mer : ville de la marine. Étude démographique 1680-1820, thèse de Doctorat, 5 vol., Université Bordeaux iii, 1988, vol. 1, p. 78 et suiv. au sujet de la faible alphabétisation de la population avant la Révolution.
11 Jean Cochon-Dupuy (1674-1757), médecin appelé à Rochefort par Michel Bégon, fut correspondant de l’Académie des Sciences. Ses cours furent également utilisés dans les écoles de médecine de Brest et de Toulon.
12 Pierre-Philippe Thomas, Mémoires pour servir à l'histoire de la ville et du port de Rochefort, Rochefort, Fage père et fils, 1828, p. 264.
13 Voir Philippe Henwood, « Brest, Bibliothèque de la Marine », dans Patrimoine des bibliothèques de France, t. 8 : Bretagne, Pays de la Loire, Poitou-Charentes, Paris, Payot, 1995, p. 43.
14 Marie-Hélène Froeschlé-Chopard, Bernard Montagnes, « Les bibliothèques des maisons religieuses de Toulon. Mémoire et identité des couvents. Un test, la théologie», Revue d’histoire de l’Église de France, 83-210, 1997, p. 25-43. Voir p. 25 : hormis les Dominicains (1303), tous les ordres religieux s’installent à Toulon entre 1588 et 1694.
15 Michel Bégon, Mémoire sur la généralité de La Rochelle, Tours, Impr. de P. Bouserez, extrait des Archives historiques de la Saintonge et de l’Aunis, t. 2, 1875, p. 14 : « Il reste encore dans la généralité un grand nombre de ceux qui ont fait des abjurations forcées, et qui ne font pas leur devoir de catholique ; on les oblige d’envoyer leurs enfants au catéchisme et aux instructions, et on ne souffre plus qu’ils exercent aucune charge de judicature, mais leur opiniâtreté est si grande que le remède ne produit pas tous les fruits qu’on en avait espéré. »
16 Fabienne Henryot, « Le livre dans les couvents mendiants à la fin de l’Ancien Régime, d’après l’enquête nationale de 1790-1791 », Histoire & Mesure, 28-2, 2013, p. 165-204.
17 Fabienne Henryot, «Classement des livres et représentation des savoirs dans les couvents mendiants (xviie-xviiie siècles) », Revue française d’histoire du livre, Droz, 2012, 133, p. 49-85.
18 La colonne n’est pas renseignée.
19 Ces dates ont été établies hypothétiquement, en effectuant une extrapolation à partir d’un sondage portant sur 50 exemplaires issus des collections actuelles des bibliothèques publiques à Rochefort (Bibliothèque de l’ancienne école de médecine navale, Bibliothèque du SHD Rochefort et Bibliothèque municipale). Les ex-libris des ouvrages appartenant aux collections de la Bibliothèque municipale ayant été conservés et non recouverts, éliminés ou raturés (contrairement à certains exemplaires conservés dans les collections de la Marine), il est relativement simple d’identifier les ouvrages provenant des collections des capucins. L’utilisation du catalogue collectif de France, dans lequel l’intégralité des imprimés de la Bibliothèque de l’ancienne école de médecine navales sont signalés, permet également d’identifier certains titres de manière sûre, sauf quand il existe plusieurs éditions d’un même titre.
20 Comme l’a souligné Hélène Richard, en plus de favoriser les vols et les destructions, l’idée de faire précéder l’ouverture de lieux publics dédiés aux bibliothèques, d’un gigantesque travail bibliographique piloté depuis Paris, ne pouvait que se heurter au manque souvent cruel de compétence dans les provinces. Pour un cas comme celui de Rennes, où le directoire du district désigne un libraire, René Étienne Courné, pour réaliser les inventaires de bibliothèques, combien de cas similaires à celui de Rochefort ? Voir Hélène Richard, « Catalogue collectif et échange de documents», Bulletin des bibliothèques de France, 2-3, 1989, p. 166-173. Sur le cas rennais, voir Morgane Egea, « La naissance de la bibliothèque municipale de Rennes, 1789-1803 », Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, 118-2, 2011.
21 Archives départementales de Charente-Maritime, L 307 (191), Archives et bibliothèques. Correspondances, questionnaires, catalogues.
22 Claudy Valin, Lequinio. La Loi et le Salut public, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2014.
23 Thierry Sauzeau, « La Charente au long cours : croissance, crise et reprise du grand commerce roche fortais (1760-1830) », dans Fleuves, rivières et colonies, La France et ses empires (XVIIe-XXe siècles), dir. Mickaël Augeron et Robert Duplessis, Paris, Les Indes savantes, 2010, p. 239-269.
24 Archives départementales de Charente-Maritime, L 307 (191), Archives et bibliothèques. Correspondances, questionnaires, catalogues.
25 Ibid.
26 Ces deux ouvrages seront publiés en 1778 et en 1781 à Paris, avec des planches hors texte gravées par Benard d’après des dessins d’Hubert Pénevert, ingénieur au port de Rochefort. Ce sont les premiers ouvrages jamais consacrés à ces thèmes, Duhamel du Monceau ne les abordant pas.
27 Michel Vergé-Franceschi, «Marine et Révolution. Les officiers de 1789 et leur devenir», Histoire, économie et société, 9-2, 1990, p. 275.