La diplomatie d’une révolte entre information et publication : le cas des ambassades portugaises en France, 1642-1649
Daniel Pimenta OLIYEIRA DE CARYALHO
Doctorant à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS)
NdA : L’auteur remercie le CNPq-Brésil pour le financement de cette recherche.
Moins d’un an après le coup d’État du 1er décembre 1640 et l’acclamation du duc de Bragance à la tête du royaume du Portugal, le comte de Vidigueira Vasco Lufs da Gama était déjà choisi pour occuper le poste d’ambassadeur ordinaire en France. Après une brève légation extraordinaire dépêchée par Jean iv à Paris en 1641, sa tâche consistait à poursuivre le travail de légitimation de la nouvelle dynastie portugaise sur le terrain diplomatique européen, et de consolidation de son alliance avec la monarchie de Louis xiii. Il songe alors à Cristóvão Soares de Abreu pour l’accompagner en tant que secrétaire, mais ce dernier refuse, en promettant néanmoins au comte de lui écrire une lettre avec des recommandations précises, qui pourraient être utiles pour son séjour dans ce pays1. En effet, à partir de son expérience comme secrétaire de la première expédition, Abreu rédige et expédie au futur ambassadeur, avant la fin du mois de novembre de cette même année2, un ensemble d’avertissements assez détaillé. Il y aborde toutes sortes de démarches nécessaires au bon accueil de sa mission par le gouvernement et la société française, qui vont de l’organisation du personnel de la délégation et de ses aspects financiers, à des instructions sur la conduite des rencontres diplomatiques, en passant par l’indication des gens qu’il lui faudrait contacter et fréquenter à Paris et dans d’autres villes de France, et les façons de s’accommoder aux coutumes politiques de la Cour française.
Parmi les choses dont le noble portugais devrait se munir pour son voyage, Abreu lui conseille en priorité de préparer ses arguments sur la situation du royaume, tant sur les faits et le gouvernement de la guerre que sur l’état du trésor royal et de ses dépenses, « pour parler avec cohérence, ou précaution, car les Français discourent sur tout, et posent des questions sur tout3 ». En attribuant à la population française une curiosité et un tempérament particuliers, Abreu place la maîtrise de l’information au cœur de l’efficacité des discours que l’ambassadeur devrait tenir afin d’accomplir sa mission. Parmi les consignes passées à Vidigueira, figurent aussi l’attention aux ouvrages publiés, et le développement de relations avec leurs auteurs. Il faudra bien traiter les savants, et parfois couvrir les besoins de quelques-uns, vu que « la pauvreté est souvent sœur et amie du talent4 », et qu’ils pourraient vouloir punir le dédain de l’ambassadeur « dans un théâtre public du Parnasse, à travers une proclamation, et trompette de la renommée dans un livre imprimé, comme nous en avons vu de nombreux, rendant célèbre la vengeance pour l’éternité5 ». De plus, le comte n’aurait-il pas intérêt à obliger les grands esprits envers lui, et à gagner l’amitié des muses afin qu’elles chantent ses louanges ? Discours dans les théâtres publics du Parnasse, chants des Muses, livres imprimés tenus pour les trompettes de la Renommée : sous ce prisme, le champ d’action et de résonance de la diplomatie semble aller bien au-delà des cabinets et des audiences politiques.
Les figures littéraires et les références mythologiques servent à annoncer une occupation du futur ambassadeur qui n’a pourtant rien de transcendant. À Paris, poursuit Abreu, se trouvent d’excellents écrivains et artistes de tous genres qui proposeraient leurs services à l’ambassadeur, et d’autres qu’il faudrait solliciter. Il mentionne certains d’entre eux avec lesquels il a eu une bonne intelligence pendant son propre séjour, et que Vidigueira ferait bien d’honorer et de maintenir dans leur attachement à la cause portugaise : l’historiographe Théodore Godefroy, qui lui avait promis de préparer une nouvelle impression de sa généalogie des rois portugais et un livre en faveur des droits de Jean iv ; le généalogiste et enlumineur Charles Soyer ; le polygraphe François de Grenaille, qui aurait écrit un « Mercure espagnol », et s’était dit en train d’en rédiger un portugais ; ainsi que les frères Scévole et Louis de Sainte-Marthe, auteurs d’une histoire généalogique de la maison royale de France et de ses branches collatérales. Les conclusions de Soares de Abreu sur ce point expliquent le rôle que l’ambassade portugaise devrait assumer pour lui attirer les faveurs de la publicistique, et coordonner la production de ces écrivains au profit de ses objectifs diplomatiques : une ample connaissance de ce qui s’écrivait sur le Portugal depuis le début de la révolte s’avérerait donc indispensable :
Ils viendront bientôt solliciter V. S. et d’autres dotés des mêmes facultés, avec le désir d’avoir des nouvelles, et de savoir des choses qu’ils puissent écrire en notre faveur contre les Castillans, mus par l’amour, et la haine, qu’ils manifestent aujourd’hui envers les uns, et les autres. Cependant il serait raisonnable que V. S. ait connaissance de ce qui s’écrit sur ces matières parce qu’il arrive parfois que l’on interdise ces livres quand ils arrivent ici, ou que l’on les mutile : c’est ainsi que nous en venons à être seuls à ignorer ce que tous savent, ou disent de nous6.
Les mots de l’ex-secrétaire informent le prochain ambassadeur de l’existence d’une interaction féconde entre les activités diplomatiques, la circulation de l’information politique et le monde de la librairie, qu’il convient d’étudier dans toute sa dynamique. Tout d’abord, parce qu’il ne s’agit pas d’une particularité restreinte au contexte des ambassades de la Restauration portugaise. Si nous parcourons une bonne partie des travaux récents touchant au phénomène des campagnes d’opinion et de la presse périodique au xviie siècle, à l’intérieur d’un vaste spectre d’objets et d’approches historiques – beaucoup d’entre eux sont consacrés aux révoltes et révolutions de l’époque – on peut noter la présence de thèmes et d’agents diplomatiques encourageant la production et la circulation d’imprimés7. D’autre part, parce que l’interrogation sur les initiatives éditoriales liées aux ambassades du roi du Portugal s’avère une piste des plus intéressantes pour le renouvellement de la recherche sur les affaires étrangères de la période de la Restauration, pour que ces entreprises diplomatiques soient davantage examinées en rapport aux espaces politiques dans lesquels elles évoluaient8. Finalement, cette perspective serait probablement profitable à beaucoup d’autres cas de figure de l’histoire des relations internationales à l’âge moderne9, mais le cas portugais suscitera encore des réflexions spécifiques, s’agissant de la politique étrangère d’un royaume insurgé. Nous examinerons sous cet angle les deux ambassades successives du comte de Vidigueira, puis marquis de Niza, installées en France entre 1642 et 1649, à travers deux ensembles de sources : sa correspondance diplomatique, ainsi que celle du secrétaire Antonio Moniz de Carvalho, d’un côté, et, de l’autre, les livres publiés par, ou avec l’appui des envoyés portugais.
Depuis l’établissement de l’alliance commerciale et militaire franco-portugaise en 1641, l’ambassade parisienne tenait une position centrale dans la stratégie diplomatique du Portugal. La monarchie française était son allié le plus proche et le plus actif, et la délégation de Vasco Luís da Gama, qui débarque à La Rochelle le 6 mai 1642, devait maintenir une communication régulière avec la totalité des agents dispersés en France, Angleterre, Italie, Allemagne, aux Pays-Bas et en Suède, en jouant systématiquement le rôle d’intermédiaire entre ces derniers et le gouvernement portugais. Dès lors, Paris devient l’épicentre de la diplomatie lusitaine, le lieu de passage obligé des hommes et des dépêches grâce auxquels on espérait coordonner les négociations dans toute l’Europe. La situation de leadership chez les ennemis des Habsbourg, et même le développement de son influence sur la politique italienne, justifiaient la stratégie de recours à la diplomatie française pour gagner de nouvelles alliances et faire reconnaître le trône portugais. Et comme en atteste l’examen de la correspondance adressée par la couronne au comte de Vidigueira, les pratiques des agents diplomatiques en France dans les domaines de l’information sont de plus en plus prisées par le gouvernement qui les envoie. La nécessité de faire entendre aux Français les avantages de l’alliance portugaise est constante et anime les directives émises par Lisbonne en ce qui concerne la divulgation des nouvelles du Portugal.
Dès la première lettre, envoyée en mai 1642, le roi tient à relater quelques incursions faites par ses armées, et annonce à Vidigueira l’intention d’intensifier la guerre à la frontière castillane, pour montrer à Louis xiii et à ses autres alliés que le Portugal ne manque aucune occasion d’affaiblir l’ennemi commun10. Il exhorte l’ambassadeur à parler en ces termes à Richelieu et à d’autres ministres, et à les persuader de cette vérité. L’inconvénient viendrait, d’après cette même lettre, de la décision prise par le gouvernement de Lisbonne de réformer ou de licencier une partie des officiers français arrivés au Portugal l’année précédente, puisqu’ils représentaient des dépenses inutiles, et parce que leur cupidité et leur mauvais comportement donnaient lieu à des plaintes multiples. Cette résolution ayant été prise à la veille d’une nouvelle campagne militaire, le comte devait être informé de ces explications, afin de les présenter au cardinal et au roi de France, et désavouer ainsi la version des événements que ces officiers pourraient exposer dans leurs propres écrits11. Manifestement, le retour des militaires français mécontents du service au Portugal menaçait précisément la crédibilité de ce discours de mutuelle collaboration entre alliés que la divulgation de nouvelles de la guerre luso-espagnole prétendait illustrer. Ces individus seraient bientôt responsables de la production de textes dénonçant la sous-utilisation de troupes et commandants français sur le front portugais, résultat d’une stratégie purement défensive, contrairement à ce que le gouvernement de Jean iv promettait à la France.
Au cours de cette année, les missives royales permettent de transmettre à l’ambassadeur d’autres nouvelles d’offensives sur le territoire espagnol, de la Galice à l’Estrémadure, ainsi que de la sortie de la flotte portugaise pour prévenir les attaques des vaisseaux dunkerquois, et de faire passer différents discours sur les possibilités d’investissements dans l’armée et dans la fortification des frontières. Malgré tout, vers la fin de l’année, Vidigueira écrit à nouveau pour rapporter les propos qu’il entend à Paris, où l’on s’inquiète du manque d’exploits militaires considérables de la part des Portugais. En réponse à ces remarques, une lettre de février 1643 dresse un bilan des forces que l’Espagne a besoin de mobiliser pour maintenir ses navires et ses troupes en état d’alerte contre le Portugal. Le roi y donne ordre à l’ambassadeur de s’en servir pour combattre ces calomnies, probablement répandues par les soldats reconduits en France, mais aussi « par des personnes de la faction de Castille qui ont coutume de vouloir discréditer par ce moyen l’état des affaires de ce Royaume12 ». On identifie ainsi, dans la capitale française, une controverse au sujet de la guerre au Portugal : les représentants de Jean iv doivent affronter les rumeurs répandues par ces officiers, et exploités par les partisans d’un rapprochement avec l’Espagne. À ce moment-là, les Portugais sont préoccupés par les éventuels changements provoqués par la mort de Richelieu, à laquelle succédera quelques mois plus tard celle de Louis xiii lui-même. Ils suivent avec autant d’attention les ajustements des négociations de paix en Westphalie sur lesquels Vidigueira a déjà envoyé les premiers renseignements.
Au cours des années suivantes, les indices sur les stratégies de l’ambassade portugaise à Paris sur le terrain de l’information sont encore plus fréquents. Gama continue à communiquer au gouvernement les interrogations des ministres français, en particulier celles de Mazarin, qui réclame des succès militaires de taille sur le front portugais. L’ambassadeur insiste sur l’importance de ces nouvelles pour l’obtention d’un appui plus ferme des diplomates français en faveur de la reconnaissance des délégations du Portugal non seulement en Westphalie, mais également à Rome et à Venise. Les dépêches du gouvernement portugais commencent, quant à elles, à comporter de vraies relations de nouvelles, textes séparés et indépendants de la lettre en soi, qui racontent en détail les victoires portugaises sur les différents fronts du combat contre l’Espagne. Pour la diffusion de ces textes, la couronne envisage déjà des circuits et des publics plus larges que les audiences avec la famille royale et les conversations avec les plus éminents politiques de la Cour, en recommandant parfois à Vidigueira de les traduire, de les imprimer, et de les diffuser largement en France et dans d’autres régions d’Europe13. Ce raisonnement, qui dénote un processus de consolidation de la place occupée par la culture imprimée dans l’action diplomatique portugaise, résulte de l’expérience vécue par les diplomates eux-mêmes dans le maniement de l’information au sein du milieu politique en France.
Par conséquent, c’est dans la correspondance échangée entre les différents agents de la couronne que nous pouvons observer leur travail quotidien, et la manière dont on imprime et diffuse l’information politique14. L’ambassadeur et le secrétaire Moniz de Carvalho dépêchent régulièrement à d’autres représentants diplomatiques des rapports sur les mouvements politiques à Paris, et tiennent ces derniers informés de l’arrivée de nouvelles sur les succès militaires français et étrangers, ou encore sur les événements survenus dans plusieurs centres politiques européens. Par ces lettres, l’ambassade permet à ses correspondants de connaître les rythmes des courriers et les informations qu’ils apportaient à Paris, et d’évaluer leur répercussion à partir des commentaires faits sur les cérémonies célébrées dans la ville, sur les rencontres avec des nobles, des ministres et des diplomates, et même sur la circulation de rapports imprimés et manuscrits relatifs à ces événements.
Durant les saisons de campagne militaire, les nouvelles de guerre, par exemple, ont une incidence directe sur les possibilités de prolongement ou de conclusion des négociations de Westphalie. Les succès des troupes françaises animaient le sentiment anti-espagnol à Paris, mais ils soulevaient également des interrogations sur les pertes causées par ces sièges et batailles, et sur les voies possibles vers la paix. La monarchie portugaise, de son côté, avait envoyé des plénipotentiaires à Münster et à Osnabrück, pour essayer d’être représentée dans les congrès, tandis que la pression militaire exercée par les Français, Hollandais et Suédois pouvait faire baisser la garde des représentants des Habsbourg. Quoi qu’il en soit, il revenait aux Français d’utiliser ou non la répercussion des nouvelles pour favoriser l’acceptation des légats portugais, et il s’agissait donc surtout de les convaincre que la sauvegarde de la monarchie des Bragance méritait même de constituer une condition à la signature des traités. C’est pourquoi l’annonce des succès militaires dans différentes régions du continent est toujours accompagnée, dans les échanges entre les agents de Jean iv, d’expectatives concernant les nouveautés du côté portugais. Principalement dans les périodes de victoires successives des Français et de leurs alliés, il semblait crucial de pouvoir disposer d’informations sur les exploits militaires portugais pour les faire figurer parmi les bonnes nouvelles de la campagne. Leur absence, comme nous l’avons remarqué, risquerait d’ouvrir davantage la voie aux spéculations quant au manque d’offensive de la stratégie militaire lusitaine, et à certains moments, il était nécessaire de combattre la circulation de versions moins favorables au sujet d’événements politiques et militaires que les Portugais souhaitaient présenter à leur avantage.
Le cas le plus éloquent est sans doute celui de la bataille de Montijo, à l’été 1644, dont la victoire a été autant attribuée aux Portugais qu’aux Espagnols, dans des récits imprimés à travers toute l’Europe occidentale15. À l’époque, le marquis de Cascais, Álvaro Pires de Castro, se trouvait en France comme ambassadeur extraordinaire, pour présenter les condoléances de la couronne portugaise à l’occasion de la mort de Louis xiii, et ses congratulations pour le début du nouveau règne. Alors qu’il était déjà sur le chemin du retour pour le Portugal, Antonio Moniz de Carvalho lui écrit, le 17 juillet, sur la répercussion de la polémique à Paris :
Quels immenses fabulateurs que nos ennemis les Castillans, et ridicules les métamorphoses qu’ils infligent à la victoire du Portugal, écrivant des lettres à tous les royaumes étrangers, et il en est arrivée ici une du Torrecusa imprimée à Madrid et écrite au Roi Catholique dans laquelle il le félicite pour la victoire de Lérida en Catalogne, et raconte le bon succès qu’il a eu au Portugal, je n’ai rien à dire de plus à Votre Excellence, si ce n’est qu’après avoir relaté notre défaite, il conclut en disant qu’il est resté seulement au regret de ne pas savoir où était passée l’artillerie de son armée, mais qu’elle serait en lieu sûr afin qu’il la puisse venir reprendre une autre fois. Le Cardinal s’est ici beaucoup amusé de cette lettre, et dans la gazette extraordinaire qui est sortie à propos de notre victoire, on lui met capot très élégamment16.
Comme dans cet exemple, la Gazette, le fameux hebdomadaire dirigé par Théophraste Renaudot imprimé à Paris et dans quelques provinces françaises, est souvent citée dans la correspondance diplomatique, lorsqu’elle présente des nouvelles sur le Portugal17, spécialement quand elles vont dans le sens voulu par ses agents diplomatiques. Vasco Luís da Gama et Antonio Moniz de Carvalho annoncent quelquefois des informations positives sur le Portugal parues dans la Gazette comme le résultat d’un effort de la diplomatie lusitaine, et comme la démonstration d’un engagement du gouvernement français aux côtés de Jean iv. Ils envoient ces numéros à d’autres agents en France et ailleurs, car il s’agit d’un témoignage de la bonne réception des succès portugais en France, à travers lequel ils incitent leurs destinataires à en tirer parti pour leurs propres affaires. Et cela parce que l’effet inverse était aussi possible : parfois, les agents portugais établis dans d’autres pays écrivent à ceux qui se trouvent en France pour leur rapporter l’influence négative de telle ou telle information sur le Portugal, qui leur arrive justement à travers des exemplaires du périodique français.
Étant donné la manière dont l’information politique pouvait affecter les affaires, il n’est pas étonnant de découvrir que les envoyés portugais faisaient directement appel aux officines typographiques. La stratégie de faire publier des nouvelles favorables au Portugal dans l’hebdomadaire de Renaudot était primordiale, puisque les récits et commentaires de ce dernier passaient pour le discours officiel, une démonstration et une apologie de l’attachement du gouvernement français à la cause portugaise. Mais une telle orientation de ses rédacteurs n’était jamais assurée, et pour certains sujets, le recours à la Gazette n’était pas suffisant ou pertinent. Entre 1642 et 1649, les agents de Jean iv ont investi plus ou moins directement dans l’impression de près d’une trentaine d’ouvrages, de plusieurs formats, genres et langues. La genèse de chacun de ces ouvrages imprimés répond à une conjoncture spécifique dont il n’est pas toujours évident de reconstituer les détails. Nous pourrons toutefois en parcourir quelques-uns en fonction du lien avéré de leurs auteurs avec l’ambassade, et surtout identifier les différentes visées des discours ainsi construits pour médiatiser le mouvement portugais en territoire étranger.
La lecture de la correspondance des ambassades portugaises apporte, là aussi, quelques clarifications sur le contexte informationnel dans lequel les envoyés de Jean iv doivent agir, et qu’ils tiennent à influencer grâce à la production et au patronage de livres et pamphlets. De façon générale, les lettres des agents diplomatiques portugais en France démontrent qu’en dépit de quelques initiatives parties de Lisbonne, il leur incombait normalement de décider, de projeter et d’organiser l’élaboration des publications qui étaient supposées étayer leur mission. Déjà dans les derniers jours de 1642, le comte de Vidigueira est chargé par une missive royale de remercier son secrétaire pour « le travail qu’il a accompli dans la rédaction du manifeste sur les affaires de l’Infant que vous m’avez envoyé, et qui m’a paru être fait comme il convenait18 ». Moniz de Carvalho avait pris alors l’initiative de publier le pamphlet Innocentis et liberi Principis venditio Viennae celebrata die 25 Junii anno 1642, un manifeste latin adressé à toutes les puissances européennes, en guise de protestation contre l’injustice de la détention du frère de Jean iv par les autorités impériales et hispaniques19.
Parfois les correspondants commentent même la réception de telles publications. C’est le cas du secrétaire de l’ambassade qui, dans une lettre envoyée à la reine du Portugal le 28 mai 164420, et dans ses échanges avec le plénipotentiaire Luis Pereira de Castro21, déjà installé à Münster, évoque la parution de son « petit livre politique22 » intitulé Francia interessada con Portugal en la separación de Castilla, dont il avait remis quelques paquets d’exemplaires à son collègue Francisco de Andrade Leitão et à d’autres diplomates portugais et français en Westphalie. Dès la fin du mois d’avril, le secrétaire souligne que son ouvrage a été fort bien reçu par la régente Anne d’Autriche, à laquelle il était dédié, mais aussi par tous les ministres français, notamment Mazarin23. À la fin du mois de mai, il dit encore que les exemplaires ont connu un très grand succès à la cour24. Mais, plus intéressant encore est le fait qu’il affirme, dans une lettre datée du 4 juin, juste après avoir mentionné l’impact à Paris de l’arrivée de différentes versions des affrontements militaires à Lérida, que :
les Français, d’autre part, ont fini par comprendre qu’il faut toujours placer en Catalogne la plus grande puissance de guerre, jusqu’à obliger le Roi de Castille à ce qui est juste ; Monsieur de Boetru l’a dit à Mr le Cardinal au sujet d’une section, et d’une conséquence que je tirais sur ce même point dans le livre que j’ai écrit, et qu’il possède25.
C’est là un témoignage de la réussite de la publication : Carvalho montre le conseiller d’État et diplomate lui-même, Guillaume de Bautru, en train de reproduire un raisonnement exposé dans son texte, et ainsi de pousser le gouvernement à concentrer les investissements militaires sur le front catalan, ce qui constituait une politique fondamentale pour la survivance de la révolte portugaise.
L’auteur de la Francia interessada con Portugal est donc l’un des membres principaux de la délégation. Dans les premiers mois de 1644, le secrétaire lui-même fait imprimer ce texte en espagnol, qui porte ouvertement sur les négociations diplomatiques du moment, pour diffuser des propositions en faveur de l’appui français au maintien de l’indépendance portugaise. Il en a certainement prévu une large circulation, puisque la publication est commandée chez Michel Blageart, un imprimeur reconnu de la capitale26, et l’ouvrage connaît une deuxième édition dans la même année à Barcelone27. Examinons à présent la construction des arguments du livre, et la façon dont l’auteur les oriente, non seulement pour convaincre ses lecteurs de l’intérêt de la séparation du Portugal de la monarchie hispanique, mais surtout pour encourager les actions politiques qui seraient salutaires à la diplomatie portugaise.
L’édition parisienne comporte une gravure en frontispice, dans laquelle les armes de France et de Navarre, et celles du royaume portugais se serrent littéralement la main, et divisent le tableau en deux parties : du côté français, des phylactères portent un verset des Psaumes, Veritas de terra orta est, et justitia de cælo prospexit, accompagnant deux allégories féminines, la Justice dans le ciel, légèrement penchée, et la Vérité assise sur terre. Du côté portugais, les mots du phylactère passant au-dessus de la tête de la Verité, in decimam sextam generationem, et ceux qui sortent de la bouche du Christ au coin supérieur de la page, respiciam et videbo, reprennent les paroles prophétiques qu’il aurait dites dans un rêve au premier roi portugais, Alphonse Henriques, ici représenté agenouillé devant la Croix (ill.1). Une image simple mais efficace ouvre ainsi le livre, comme un rappel introductif, où la monarchie française, de par son alliance avec le Portugal, apparaît en tant que porteuse de la justice et garante de la vérité, associée à l’accomplissement de la prophétie divine annonçant la régénération du trône lusitain.
En dédiant l’ouvrage à « Doña Ana de Austria », veuve de Louis xiii et sœur de Philippe iv, dont le nom est mis en relief par des caractères de grand module sur la page de titre (ill.2), Antonio Moniz de Carvalho commence par soupçonner un rapprochement de la France avec l’Espagne, lorsqu’il dit qu’il n’est pas besoin de lui exposer les intérêts de la France, qu’elle connaît mieux que personne. Ensuite, le message est clair : en protégeant le Portugal, la reine pourra démontrer que, malgré le sang autrichien et le corps espagnol, son âme est avant tout française28. Le premier chapitre de l’ouvrage continue avec un parcours historique sur l’ascension de la maison d’Autriche qui, après la conquête du Portugal par Philippe ii, avait eu enfin les moyens de parvenir à la monarchie universelle. La France, devenue alors l’unique rivale possible, espère que le Portugal sera restitué à son légitime héritier. À un résumé des combats les plus récents contre l’Espagne succède le récit du tournant historique que constitue l’acclamation de Jean iv, dont la France a tiré de grands avantages, au point de remettre la monarchie hispanique sur la défensive. L’auteur constate que, sans la séparation du Portugal, les forces des Français et de leurs alliés n’auraient pas suffi, et considère cette corrélation comme une partie de la stratégie de Louis xiii, qui a toujours voulu diminuer le pouvoir des Habsbourg pour garantir la stabilité de la monarchie française29.
Moniz de Carvalho ajoute que, dans son testament, Philippe ii avait recommandé à ses héritiers de ne jamais perdre la couronne du Portugal, car elle permettrait l’agrandissement de leurs États30. Les lecteurs français de l’époque peuvent noter la référence dissimulée au testament de Louis xiii, cassé à la demande de la régente l’année précédente afin d’obtenir d’amples pouvoirs pendant la minorité de Louis xiv. En l’absence d’un testament comme celui de Philippe ii, c’est la France qui demande à Anne d’Autriche de préserver le Portugal du joug du roi d’Espagne, son frère. L’auteur laisse sous-entendre que si la reine ne s’y plie pas, c’est parce qu’elle considère comme siens les biens de la maison d’Autriche, et comme ceux d’autrui les intérêts de la France. Sous un éloge de la politique d’assistance à la révolte portugaise on décèle un avertissement au gouvernement de la régente et de Mazarin, suggérant qu’une telle accusation pourrait être brandie par ses opposants si on venait à relativiser l’appui diplomatique au Portugal.
Dans les chapitres suivants, le secrétaire décrit l’alliance portugaise comme la plus favorable et la plus fiable parmi toutes celles dont jouit la France. Il présente les coûts causés aux Habsbourg par la guerre défensive du Portugal, et met en avant le rôle de la Restauration dans l’avancée des négociations de Münster et d’Osnabrück. En conclusion, Carvalho expose les raisons pour lesquelles le maintien de Jean iv paraît indispensable à la concrétisation d’une paix véritable, d’un accord capable de neutraliser une fois pour toutes l’ambition autrichienne31. L’origine de cette appréhension quant à la solidité du soutien français s’explique précisément par le déroulement des congrès de Westphalie, depuis laquelle les envoyés portugais exposent dans leurs lettres le risque d’un abandon de la France32. Toute la période est traversée par ces hésitations, dont témoigne l’édition de libelles en faveur des Habsbourg, dans lesquels on reproche à la délégation française de se servir du cas portugais pour empêcher la fin de la guerre33.
À partir de l646, avec le statut de résident diplomatique à Paris, Antonio Moniz de Carvalho intervient plus directement encore dans ce débat, et compose un nouvel opuscule, les Esfuerzos de la razon para ser Portugal incluido en la paz general de la chnstiandad, dédié cette fois à Vasco Luís da Gama lui-même qui, élevé au rang de marquis de Niza, venait d’arriver pour sa deuxième ambassade en France au début 1647. Publié dans le même format in-quarto que la Francia interessada, mais de moindre volume, et seulement accompagné de quelques bois ornementaux, l’ouvrage comportait des réflexions encore plus incisives à un moment de tensions accrues, et, selon toute apparence, n’a pas été soumis à la censure a priori. L’imprimeur parisien est resté anonyme (ill.3). Cette fois-ci, d’ailleurs, Carvalho ne se vantera pas de sa bonne diffusion. Au contraire, il déclare souvent, comme dans une lettre du 21 décembre 1646 à Mazarin, que le livre n’a pas été conçu pour le public mais uniquement pour l’information des ministres déjà dans le secret des affaires34. Jusque sur la page de titre, le résident insiste sur le caractère réservé de la publication, et soutient que cette réserve n’est pas contradictoire avec la démarche d’impression. D’après sa dédicace, le peu d’exemplaires édités, destinés seulement à des ministres supérieurs, sont restés en sa possession jusqu’à ce qu’il les soumette à l’ambassadeur35.
L’ouvrage contient le discours prononcé par le résident, suivi de la copie du texte qu’il avait soumis à la reine lors d’une audience en novembre 1646. Il s’agit, en substance, d’une exposition des raisons pour lesquelles elle devrait ordonner à ses légats à Münster de défendre avec plus d’énergie l’impossibilité de signer la paix avec l’Espagne sans inclure le Portugal dans les traités. Les intérêts pour la France de soutenir l’indépendance de ce royaume, Anne d’Autriche les connaît déjà ; il faut désormais décrire les dangers auxquels s’exposerait le Portugal s’il demeurait seul en guerre contre l’Espagne après la conclusion des congrès de Westphalie36. En prédisant l’ampleur des forces que mobiliserait la guerre luso-espagnole37, l’auteur montre la dimension continentale que prendrait forcément le conflit ibérique après les congrès. D’après ses pronostics, le gouvernement castillan empêcherait la paix européenne en refusant de discuter l’affaire portugaise. Pour contrecarrer les discours circulant en France sur l’obstacle à la fin de la guerre que constitue l’appui au Portugal, Moniz de Carvalho soutient que la continuité du conflit ne ferait que ruiner davantage l’Espagne, et entretenir plus longtemps la gloire de la monarchie française, et même sa paix intérieure38. De cette manière, c’est la France qui mériterait les louanges de la Chrétienté, parce que, au nom de la paix générale, elle serait prête à abandonner la guerre à un moment où elle était la seule à en tirer profit, et parce qu’elle refusait de baisser les armes tant qu’elle n’aurait pas obtenu la certitude d’une pacification incluant véritablement tous les royaumes chrétiens39.
Chemin faisant, le résident énumère aussi les occasions dans lesquelles la France s’est engagée en faveur de la Restauration, et présente des concordats et des promesses faites par la reine régente et par Louis xiii40. La question de la réputation française est placée au plus haut degré de la hiérarchie des raisons à prendre en considération quant au statut de l’alliance avec le Portugal. La fragilité et la diversion des forces espagnoles provoquées par les exploits de l’armée de Jean iv sont mentionnées très rapidement, et l’accent est mis sur la description des théâtres où la France a publiquement démontré son soutien aux Portugais, dans un récit qui conduit jusqu’aux négociations de Münster. La conclusion du texte laisse entendre que si la couronne française ne défend pas l’admission du Portugal dans les traités, elle se laissera porter par les raisonnements et par les intérêts de ceux qui ne souhaitent pas de véritable paix, ni en Europe, ni même à l’intérieur de la France.
Une fois encore, Antonio Moniz de Carvalho suggère des arguments susceptibles d’être repris par de supposés opposants à la politique du gouvernement de la régente, afin de l’inciter à répondre par un appui ferme envers le Portugal. Une stratégie de plus en plus risquée, toutefois, ce qui explique son insistance sur le caractère restreint de la diffusion du livre. Tout au long de son séjour en France, il a cherché, autant en agissant en direction des producteurs de nouvelles, que par le recours direct à l’édition de livres et pamphlets, à tourner en faveur des initiatives diplomatiques portugaises les réflexions sur la conjoncture européenne.
Cependant, au-delà des membres des délégations venues du Portugal, une part importante de la propagande éditoriale en faveur de la Restauration est assurée, comme l’avait prescrit Cristóvão Soares de Abreu, par des individus recrutés par l’ambassade, qui deviennent eux-mêmes des agents diplomatiques portugais. Le plus important et le plus actif d’entre eux est Manuel Fernandes Vila Real, commerçant et écrivain qui se trouve déjà en France lorsque débute la première ambassade du roi Jean iv. Engagé dès lors comme scribe et interprète, il met sa plume et ses contacts au service de la diplomatie des Bragance et est nommé consul en France par le gouvernement portugais en 1644, fonction qu’il exercera jusqu’en 1649, année de son retour à Lisbonne en compagnie du marquis de Niza41.
Durant la période qui nous intéresse, il écrit par exemple l’Anticaramuel, o Defença del Manifiesto del reyno de Portugal, un volume de 252 pages imprimé en 1643, également chez Michel Blageart, qui montre au verso de la page de titre un portrait du monarque portugais réalisé par le graveur Michel Lasne (ill.4). Cet ouvrage, qui devient la pièce finale de la polémique internationale initiée depuis 1639 par le Philippus Prudens, massif traité de Juan Caramuel Lobkowitz sur les bases juridiques de l’incorporation du Portugal dans la monarchie hispanique, et intensifiée par l’avènement de la révolte portugaise42, traite de la légitimité de la Restauration du trône lusitain, plutôt que de son intérêt pour la France. Même dans l’épître dédicatoire, adressée à l’ambassadeur de Jean iv, Vila Real n’évoque pas dans le détail les raisons de sa présence à Paris, ni l’importance de l’alliance franco-portugaise. En réplique à la Respuesta al Manifiesto del Reyno de Portugal publiée par Caramuel à Anvers en 1642, comme il est précisé dans la page de titre – qui d’ailleurs détaille davantage les origines et les fonctions de l’abbé de Melrose que celles du « Capitaine » Vila Real –, son texte s’insère dans cette polémique sur les causes et fondements d’une telle insurrection, un débat qui mobilisait les esprits surtout au Portugal et dans le monde hispanique (ill.5).
Les lecteurs français, auxquels l’auteur ne s’adresse guère, ne deviennent que les simples spectateurs de ce débat. Son argumentation se déploie presque exclusivement dans le domaine historique et généalogique, où les invectives contre les fourberies et la vanité de l’abbé de Melrose ponctuent une exposition minutieuse qui retrace les origines et le développement de la monarchie portugaise et de sa lignée royale43. Néanmoins, les objections aux thèses de son adversaire puisent leurs sources dans les histoires et chroniques publiées au cours des décennies précédentes, dans la péninsule ibérique principalement, mais aussi en France. Et c’est justement sur ce terrain de la production livresque que nous pouvons déceler l’établissement d’un rapport avec les convictions du public français. Habilement, dans ses critiques des appropriations, détournements et raccourcis faits par Caramuel lorsqu’il évoque des auteurs comme Jacques-Auguste de Thou, Théodore Godefroy, Jacques de Cassan, ou Daniel de Priezac, Vila Real soutient une convergence préalable entre cette littérature politique française et le soutien de la nouvelle dynastie portugaise44. Il démontre que ces historiens et juristes avaient en réalité reconnu aussi bien la violence sur laquelle s’était fondée l’usurpation du Portugal par Philippe ii, que la dignité de la succession monarchique portugaise qu’il avait interrompue. De cette manière, l’Anticaramuel souligne les liens entre la revendication d’indépendance du trône portugais et les fondementaux du discours anti-habsbourgeois consolidé sous le règne des Bourbon. Peu importe qu’à la veille du 1er décembre 1640, les auteurs français n’aient pas envisagé de défendre le droit de la maison de Bragance à la couronne lusitaine : ce serait désormais un pendant naturel de la continuité de la guerre livresque menée contre l’Espagne.
Durant ces années de travail pour l’ambassade de Jean iv, Manuel Fernandes Vila Real a été responsable de bien d’autres publications qui apportaient une meilleure visibilité aux arguments de la diplomatie portugaise en France. Une bonne partie de ces initiatives éditoriales sont conduites en association avec un autre de ces collaborateurs recrutés sur place. Il s’agit de François de Grenaille, homme de lettres français qui avait déjà mis sa plume au service d’autres représentations diplomatiques de passage en France45. Il avait aussitôt été employé par la mission portugaise de 1641 et recommandé, en vertu de ses services, par Soares de Abreu dans sa lettre au comte de Vidigueira.
La contribution majeure de François de Grenaille, dans laquelle Vila Real a aussi une grande part, est la conception du Mercure portugais, ou relations politiques de la fameuse révolution d’Estat arrivée en Portugal, toujours en 1643 (ill.6). Le projet avait déjà été évoqué par le secrétaire de l’ambassade précédente : s’inspirant du titre et du format du fameux annuel de Jean et Étienne Richer, l’ouvrage devient l’un des plus emblématiques de toute cette production typographique pro-portugaise, de par sa stratégie de se fondre dans le paysage éditorial parisien, de manière à pouvoir toucher un large public, dans des couches plus vastes de lecteurs dans toute la France. Le livre est, d’ailleurs, édité dans un gros in-octavo de presque 700 pages par Antoine de Sommaville et Augustin Courbé, deux prolifiques imprimeurs-libraires du champ littéraire parisien46.
Comme annoncé par son long titre, ce nouveau Mercure raconte l’histoire de la révolution portugaise à partir de la mort du roi Sébastien en 1578, mais non sans dénombrer, dès son avant-propos, toutes les raisons pour lesquelles les lecteurs français devraient s’intéresser au sort des Portugais et embrasser leur cause47. Grenaille observe que la relation entre les deux royaumes a des racines très anciennes qui remontent à la fondation de la monarchie portugaise par un descendant de la maison royale de France. Depuis, le royaume portugais a toujours été un allié de la France, de même qu’un adversaire de l’Espagne, ce qui a engendré une amitié plus forte que ne l’auraient fait des liens familiaux. Dans ce sens, l’ambassade de Vasco Luís da Gama, à qui l’ouvrage est dédié, n’est que la continuation d’une fructueuse entente diplomatique. Finalement, les deux peuples sont unis par ce même sentiment historique contre les Castillans. À présent, le nouveau roi du Portugal avait soustrait son royaume à un souverain qui aspirait à la monarchie universelle, et laissé la France dans une position confortable vis-à-vis de l’ennemi commun, menacé désormais dans son cœur.
À cette conjoncture si favorable, Grenaille ajoute encore la question de la justice du mouvement portugais. Étant donné que la couronne française ne saurait cautionner une félonie, la vérification de la légitimité du pouvoir instauré à Lisbonne est invoquée comme condition préalable au soutien du roi de France. En effet, l’auteur parvient à insérer le cas portugais dans une logique sur laquelle s’appuyaient souvent en France les politiques militaires et diplomatiques dans la perspective de tensions avec les Habsbourg. Selon ce discours, le roi de France s’opposait aux aspirations espagnoles à la monarchie universelle, en incarnant un rôle de garant de la justice en Europe, se chargeant par là de protéger les populations opprimées. Or, réussir à introduire dans les cercles politiques français un tel argument pour justifier le soutien apporté au Portugal permettrait avant tout de clore définitivement le débat sur la légitimité de l’acclamation de Jean iv. En effet, mettre cette dernière en doute reviendrait alors à désavouer la conduite de l’affaire par le ministère de Louis xiii, qui avait si bien accueilli les émissaires du roi Bragance.
Pendant sa narration des faits survenus au Portugal depuis l’expédition malheureuse de Sébastien ier au Maroc, la France et ses lecteurs ne sont jamais oubliés. Non seulement François de Grenaille recourt régulièrement à des termes et à des comparaisons adaptés au public français, mais il choisit également d’aborder frontalement des thématiques privilégiées dans la littérature historique et politique française préexistante touchant à l’histoire de la succession portugaise de 1580 et de la période d’union des couronnes ibériques : les fondements de la candidature de la reine Catherine de Médicis à l’héritage du trône lusitain ; l’histoire de l’élection, de la résistance militaire et de l’aide française à Antoine, prieur de Crato ; ou encore le phénomène d’apparition des faux-Sébastiens dans le tournant du siècle48. Il touche ainsi à des opinions et récits qui avaient nourri jusqu’à très récemment les courants anti-espagnols en France, mais qu’il faut dépasser pour faire place à un discours univoque en faveur des droits de la maison de Bragance. Quand il aborde le contexte de la préparation du coup d’État de 1640 et la description des premières années du nouveau gouvernement, la monarchie française réapparaît plus fortement dans son récit, soit comme l’allié naturel et prédestiné, soit comme un protecteur chaleureux et puissant, et un partenaire actif sur les multiples fronts militaires et diplomatiques de la reconnaissance du Portugal restauré49. Ici encore, l’insurrection portugaise est mise en avant en tant que partie intégrante d’un mouvement plus large de fragmentation de la monarchie hispanique et d’écrasement de ses ambitions universelles, et l’alliance franco-portugaise est présentée comme une garantie de son aboutissement.
Dans ces publications produites et financées par l’ambassade portugaise en France, il s’agit certes d’établir une version des événements qui explique la restauration du trône lusitain et les mesures politiques et militaires de son nouveau monarque ; de tels ouvrages complètent aussi la circulation et l’impression de nouvelles, surtout celles divulguées par la Gazette de Renaudot, desquelles les discours publiés par les agents du Portugal ne pouvaient s’éloigner ostensiblement, et dont ils s’efforcent surtout d’influencer le contenu. C’est pourquoi cette publicistique diplomatique cherche plutôt à asseoir une interprétation des événements. L’enjeu majeur n’était pas simplement de défendre la légitimité du mouvement qui avait acclamé le duc de Bragance, mais de mettre en évidence que soutenir la cause du Portugal était à la fois nécessaire et utile à la France. Tandis que certains de ces livres et libelles rapprochent le public français de la nouvelle construction politique et de l’arsenal juridique et historique sur lesquels reposent les fondations de la nouvelle dynastie, d’autres prônent les effets bénéfiques assurés aux Français par l’entrée du Portugal dans la guerre à leurs côtés, et indiquent les voies diplomatiques et militaires à travers lesquelles leur gouvernement devrait s’assurer le maintien de cette bonne fortune en prisant la sauvegarde du pouvoir du prince Jean iv et de l’entente luso-française. Dans ce sens, le Mercure portugais réussit à associer les deux objectifs, et en même temps à conjuguer les deux vecteurs principaux des stratégies de publication développées par les agents diplomatiques portugais : d’un côté, par une parfaite immersion dans l’environnement éditorial français, et de l’autre, par le dialogue sous-jacent entretenu avec les débats et les tensions politiques qui influaient sur l’orientation de la politique étrangère en France, aussi bien que sur l’équilibre des forces à l’intérieur du royaume, dans ces décennies centrales du xviie siècle.
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1 Bibliothèque publique d’Évora (désormais BPE), cod. CVI/2-7, f. 5r.
2 Ibid., f. 3-4.
3 Bibliothèque nationale du Portugal, (BNP), caixa 14, n° 2 : « pera falar coherente, ou acautelado, porq os Frances sobre tudo discorrẽ e tudo preguntão ».
4 Ibid. : « he muy irman, e companheira do bom engenho a pobreza ».
5 Ibid. : « em hum theatro publico do Parnasso, cõ hum pregão, e trombeta da fama em hum livro impresso, como temos visto muitos, ficando celebre na eternidade a vingança ».
6 Ibid. : « Logo devem de vir buscar a V. S. e outros da mesma faculdade cõ o desejo de saber novidades, e cousas q poder escrever em nosso favor contra os castelhanos pelo amor, e odio, q mostrão oje a huns, e outros. Contudo seria acertado q V. S. tivesse noticias do que se escreve nestas materias porq as vezes acontece q se prohibem estes livros quando ca chegão ou se mutilão : e assi vimos sos nos a ignorar aquillo q todos sabem, ou disem de nos ».
7 Joad Raymond, The invention of the newspaper. English newsbooks : 1641-1649, Oxford, Clarendon Press, 1996 ; Stéphane Haffemayer, L’information dans la France du xviie siècle : La Gazette de Renaudot, de 1647 à 1663, Paris, Honoré Champion, 2002 ; Mario Infelise, Prima dei giornali. Alle origini della pubblica informazione : secoli 16 e 17, Rome, Laterza, 2002 ; Jason Peacey, Politicians and Pamphleteers. Propaganda during the English Civil Wars and Interregnum, Hants ; Burlington (VT), Ashgate Publishing, 2004 ; Fernando Bouza, Papelesy opinión. Politícas de publicación en el Siglo de Oro, Madrid, CSIC, 2008 ; Filippo de Vivo, Patrizi, informatori, barbieri. Politica e comunicazione a Venezia nella prima età moderna, Milan, Feltrinelli, 2012 ; Héloïse Hermant, Guerres de plumes. Publicité et cultures politiques dans l’Espagne du xviie siècle, Madrid, Casa de Velázquez, 2012 ; Johann Petitjean, L’intelligence des choses. Une histoire de l’information entre Italie et Méditerranée (xvie-xviie siècles), Rome, École française de Rome, 2013 ; Paul Arblaster, From Ghent to Aix. How they brought the News in the Habsburg Netherlands, 1550-1700, Leyde ; Boston, Brill, 2014 ; Michele Olivari, Avisos, pasquines y rumores. Los comienzos de la opinión pública en la España del siglo xvii, Madrid, Cátedra, 2014 ; Helmer J. Helmers, The Boyalist Republic : Literature, Politics, and Religion in the Anglo-Dutch Public Sphere, 1639-1660, Cambridge ; New York, Cambridge University Press, 2015.
8 Particulièrement inspirantes, les réflexions ouvertes par José Ramos Coelho, O primeiro Marquez de Niza. Notícias, Lisbonne, Typ. Calçada do Cabra, 1903 ; Maria Emilia Madeira Santos, Relações diplomáticas entre Portugal e Veneza (1641-1649), Lisbonne, Instituto de Alta Cultura, 1965, p. 123-146 ; Constance Hubbard Rose, « Portuguese diplomacy plays a role in the printing of some peninsular works in Rouen in the seventeenth century », Arquivos do Centro Cultural Português, 9, 1975, p. 523-541 ; Diogo Ramada Curto, O discurso político em Portugal (1600-1650), Lisbonne, Projecto Universidade Aberta, 1988, p. 94-112 ; Pedro Cardim, « Entre Paris e Amesterdão. António Vieira, legado de D. João IV no Norte da Europa 1646-1648 », Oceanos, 30-31, 1997, p. 134-154 ; Pedro Cardim, « “Portuguese Rebels” at Münster. The Diplomatic Self-Fashioning in mid-17th Century European Politics », Historische Zeitschrift, Beihefte 26, 1998, p. 293-333.
9 Jason Peacey, « “My Friend the Gazetier” : Diplomacy and News in Seventeenth Century Europe », dans News Networks in Early Modern Europe, éd. Joad Raymond et Noah Moxham, Leyde ; Boston, Brill, 2016, p. 420-443 ; Helmer J. Helmers, « Public Diplomacy in Early Modern Europe : Towards a new history of news », Media History, 22 (3-4), 2016, p. 401-420.
10 Cartas de El-Rei D. João iv ao conde da Vidigueira (marquês de Niza) embaixador em França, éd. Possidônio M. Laranjo Coelho, Lisbonne, Academia Portuguesa de História, 1940, t. 1, p. 4.
11 Ibid., p. 5.
12 Ibid., p. 38 : « por pessoas da facção de Castella que por este meo costumão querer desacreditar a opinião das couzas deste Reyno ».
13 Ibid., p. 52-68, 83-90, 125-160, 182-196.
14 BPE, cód. CVI/2-1, f. 2-357 ; BPE, cód. CVI/2-7, f. 320-723 ; BNP, caixa 14, nos 11-145 ; BNP, Fundo Geral, cód. 2667, f. 2-177 ; Bibliothèque de Ajuda (BA), 49-X-23, f. 20-356 ; Um Diálogo Epistolar : D. Vicente Nogueira e o Marquês de Niza (1615-1654), éd. João Carlos Gonçalves Serafim, Porto, CITCEL-Edições Afrontamento, 2011, p. 83-268.
15 Carlos Ziller Camenietzki, Daniel Magalhães Porto Saraiva et Pedro Paulo de Figueiredo Silva, « O papel da batalha : a disputa pela vitória de Montijo na publicística do século xvii », Topoi. Revista de História, 24, 2012, p. 10-28.
16 BNP, caixa 14, n° 36 : « Grandissimos invençioneiros são nossos enemigos os castelhanos, e ridiculos são os metamorphoseos, q tẽ dado a victoria de Portugal, escrevendo cartas a todos os reinos estranhos, e aqui chegou uma do Torrecusa impressa em Madrid escritta al Rey Cathco em q lhe dá os parabéns da victoria de Lerida em Catalunha, e conta do bom succeso, q teve em Portugal, não tenho q dizer mais a VE, se não que depois de relatar nossa desfeita, conclue cõ dizer, q so lhe ficou sentimto de não saber aonde lhe ficara a artelharia do seu exercito, mas q estará em lugar seguro pa a vir buscar outra vez. O Cardeal fes aqui mta festa cõ a carta, e na gazeta extraordinaria que aqui sahio da nossa victoria se lhes dá hum camarço mto galante ».
17 On en trouve plusieurs exemples intéressants dans : BPE, cód. CVI/2-1, f. 150v ; BPE, cód. CVI/2-7, f. 320-370, 542-562 ; BNP, caixa 14, nos 86, 108, 145 ; BNP, Fundo Geral, cód. 2667, f. 2, 43 ; BA, 49-X-23, f. 295-331 ; Um Diálogo Epistolar…, op. cit. [note 14], p. 139, 179.
18 Cartas de El-Rei…, op. cit. [note 10], p. 22 : « o trabalho que tomou, em fazer o manifesto sobre as cousas do Iffante que me enviastes, e que me pareceo estava feito como convinha ».
19 Innocentis et liberi Principis venditio Viennae celebrata die 25 Junii anno 1642, 1642.
20 BA, 51-II-28, f. 14-15.
21 BA, 49-X-23, f. 281-287.
22 BA, 51-II-28, f.15r : « livrinho politico ».
23 BA, 49-X-23, f. 281-284.
24 Ibid., f. 285-286.
25 Ibid., r. 287r : « os franceses por outra parte vão acabando de conhecer, q o maior poder de guerra se deve meter sempre por Catalunha, ate obrigarẽ a el Rey de Castella ao q he justo ; Monsieur de Boetru o disse ao Sor Cardeal a cerca de hũ apartado, e consequencia, q eu fazia neste mesmo ponto em o livro q fiz e q elle tem ».
26 Premier imprimeur de la Gazette, avant que Renaudot ne dispose de sa propre imprimerie, Michel Blageart publie durant les années 1630 et 1640 des éditions de Sénèque, de Montaigne, du cardinal d’Ossat et de Richelieu, des dizaines d’autres œuvres littéraires et courtisanes, politiques et religieuses, ainsi que quelques feuilles de nouvelles et des arrêts du conseil d’État et du parlement de Paris. Cf. Jean-Dominique Mellot, Elisabeth Queval, Antoine Monaque, Répertoire d’imprimeurs/libraires (vers 1500-vers 1810), Paris, BnF, 2004.
27 Antonio Moniz de Carvalho, Francia interessada con Portugal en la separacion de Castilla, Barcelone, Sebastian de Cormellas, 1644.
28 Antonio Moniz de Carvalho, Francia interessada con Portugal en la separacion de Castilla, Paris, Michel Blageart, 1644, s. n.
29 Ibid., p. 1-24.
30 Ibid., p. 24-24a.
31 Ibid., p. 25-105.
32 BNP, caixa 13, nos 21-24. Voir Edgar Prestage, As relações diplomaticas de Portugal com a França, Inglaterra e Holanda de 1640 a 1668, Coimbra, Imprensa da Universidade, 1928, p. 18-32.
33 Pedro Cardim, « Portuguese Rebels… », art. cit. [note 8], p. 297-319.
34 Archives du ministère des Affaires étrangères, CP Portugal, 2, f. 371-372.
35 Antonio Moniz de Carvalho, Esfuerzos de la razon para ser Portugal incluido en la paz general de la christiandad, Paris, 1647.
36 Ibid., p. 3.
37 Ibid., p. 23-26.
38 Ibid., p. 57-61.
39 Ibid., p. 63-64.
40 Ibid., p. 28-32, 41-56.
41 José Ramos Coelho, Manuel Fernandes Villa-Real e o seu processo na Inquisição de Lisboa, Lisbonne, Empreza do Occidente, 1894 ; Constance Hubbard Rose, « Portuguese diplomacy… », art. cit. [note 8], p. 533-537 ; Henry Méchoulan, « Manuel Fernandes Vila Real, un marrane en politique », Nova Renascença, 67-71, 1998, p. 305-316 ; Carsten L. Wilke, « Manuel Fernandes Vila Real at the Portuguese Embassy in Paris, 1644-1649: New Documents and Insights », Journal of Levantine Studies, 6, 2016, p. 153-176.
42 Antonio Cruz, Papéis da Restauração, Porto, Publicações da faculdade de letras do Porto, 1967-1969, t. 1, p. ix-xl ; Bruno Neveu, « Les armes de l’érudition dans la guerre diplomatique au xviie siècle », dans Les premiers siècles de la République européenne des Lettres, dir. Marc Fumaroli, Paris, Alain Baudry, 2005, p. 407-425.
43 Manuel Fernandes Vila Real, Anticaramuelo Defança del Manfiesto del Reyno de Portugal, Paris, Michel Blageart, 1643.
44 Ibid., p. 9-13, 52-55, 192, 249-250.
45 Gustave Clément-Simon, François de Grenaille, sieur de Chateaunières : notice biographique et bibliographique, Paris, Honoré Champion, 1895, p. 3-39 ; Steve Uomini, Cultures historiques dans la France du xviie siècle, Paris, L’Harmattan, 1998, p. 297-355.
46 Roméo Arbour, Un éditeur d’œuvres littéraires au xviie siècle : Toussaint Du Bray (1604-1636), Genève, Droz, 1992, p. 167.
47 Le Mercure Portugais, ou Relations Politiques de la fameuse révolution d’Estat arrivée en Portugal, Paris, Antoine de Sommaville et Augustin Courbé, 1643, p. 1-16.
48 Ibid., p. 17-158.
49 Ibid., p. 251-607.