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Aperçu du champ éditorial bruxellois durant la seconde occupation allemande (1940-1944)

Michel FINCŒUR

Docteur en Langue et Littérature françaises, Bibliothèque royale de Belgique (Bruxelles)

Dans les années 1930, l’édition belge se plaint que les auteurs de talent désertent la Belgique pour publier à l’étranger1. D’ailleurs, le lecteur belge dédaigne la littérature nationale si elle n’est pas estampillée « Paris » ou « Amsterdam ». Les éditeurs littéraires belges ne parviennent pas à concurrencer leurs homologues parisiens et amstellodamois. Les grands formats du champ éditorial belge sont donc les éditeurs religieux, les éditeurs scolaires, les éditeurs pour la jeunesse et les éditeurs spécialisés qui parfois peuvent cumuler plusieurs de ces domaines.

Les autodafés organisés en mai 1933 par les étudiants allemands n’ont pas grande influence sur le champ éditorial belge. Les éditeurs fuyant l’Allemagne et bientôt l’Autriche s’installant de préférence en France ou aux Pays-Bas. À cause des mobilisations successives, l’édition tourne au ralenti, et l’invasion du 10 mai 1940 paralyse complètement le paysage éditorial jusqu’à l’automne2. Le couvre-feu, la hausse des prix et la restriction des loisirs confinent les Belges à la maison et favorisent la lecture comme moyen d’évasion d’un quotidien morose. Une boulimie de lecture s’empare alors de la population. L’Occupation devient ainsi un nouvel âge d’or pour le secteur du livre3. Dans le secret de familles patriotes, on lit à nouveau et on fait découvrir aux adolescents les textes qui ont soutenu le moral durant la Première Occupation : Colette Baudoche (1909) de Maurice Barrès (1862-1923), « La dernière classe » (Les Contes du lundi, 1880) d’Alphonse Daudet (1840-1897), Le Père Million (1899) et « Boule de suif » (Les Soirées de Médan, 1880) de Guy de Maupassant (1850-1893) tandis que les plus chanceux recopient « Une femme franc-tireur » (Sueur de Sang, 1893) de Léon Bloy (1846-1917) puisque peu d’exemplaires du livre sont en circulation.

Mais l’occupant veut surveiller les lectures des occupés. L’épuration du livre prend deux formes. L’une que nous appellerons « sauvage », dans la mesure où elle n’est pas organisée et est le fait d’initiatives spontanées et individuelles comme tel soldat qui découvre des livres anti « boches » dans la bibliothèque de la maison où il loge et les jettes dans le foyer de la cuisinière à charbon ou tel officier qui saisit des livres – qu’il juge injurieux – exposés dans la vitrine d’une librairie pour les faire déchirer. L’autre épuration est officielle et trouve sa source dans l’ordonnance de la Militärverwaltung, l’Administration militaire allemande, datée du 13 août 1940, qui interdit les écrits « exposant au mépris public le peuple allemand, le Reich allemand et le mouvement national socialiste4 ». Cette ordonnance oblige les bibliothécaires et les libraires à épurer eux-mêmes leurs rayonnages sous peine de sanctions sévères. Sans directive précise, les professionnels du livre vont se baser sur les listes allemandes et françaises ainsi que sur des listes établies par des confrères.

À la rentrée des classes en septembre 1940, le secrétaire général du Ministère de l’Instruction publique enjoint par circulaire les directeurs d’écoles et les préfets de faire épurer les livres scolaires dans leur établissement5. Tantôt ce sont les instituteurs et les professeurs qui s’en chargent, tantôt ceux-ci délèguent la tâche aux écoliers et aux collégiens. Certains élèves espiègles vont donc conserver les pages prélevées plus ou moins adroitement des manuels. Afin d’éviter que l’occupant ne se mêle des questions d’enseignement, le Ministère de l’Instruction publique crée, le 8 octobre 1940, une Commission pour la révision des ouvrages classiques6. Pendant les 47 mois que dure l’Occupation, les commissaires examinent 4 999 ouvrages scolaires, rejettent définitivement 141 livres (dont 95 édités en France) et en écartent provisoirement 423, soit 564 manuels interdits ; 182 doivent être modifiés, mais 4 253 restent en usage tels quels.

Les libraires et les bibliothécaires sont laissés à eux-mêmes jusqu’en septembre 1941, date de la publication d’une liste d’épuration intitulée Contre l’excitation à la haine et au désordre : liste des ouvrages retirés de la circulation et interdits en Belgique7. Cette brochure de 62 pages comporte une majorité d’auteurs étrangers. Parmi les Français, on retrouve pêle-mêle des écrivains de gauche comme André Gide (1869-1951) ou des essayistes réactionnaires comme le ténor de l’Action française, Charles Maurras (1868-1952). Il y a des Allemands qui se sont exilés comme le conservateur Thomas Mann (1875-1955) et bien sûr des auteurs juifs, beaucoup de juifs. Les Amours d’Hitler (1935) où Jean Mézerette évoque un führer homosexuel est interdit. Quelques maisons étrangères sont interdites en bloc comme la n.v. Emanuel Querido Uitgeversmaatschappij hollandaise qui est frappée comme maison juive.

Petit à petit, la Militärverwaltung réorganise le champ éditorial au profit de l’Allemagne nationale-socialiste. Les frontières sont fermées aux importations de livres, mais restent ouvertes aux exportations. Un bureau de la littérature, le Referatschrifttum, est constitué au sein de la Propaganda Abteilung (PA)8. Le 20 août 1940, une ordonnance organise la censure et oblige, sous peine de sanction, les éditeurs à soumettre les ouvrages concernant la politique ou la chose militaire. Ce bureau mettra douze mois pour élaborer la liste des ouvrages interdits en Belgique. À la tête de ce bureau se trouve un germaniste de la Hansische Universitat, l’Université hanséatique de Hambourg, le professeur Hans-Albert Teske9 (1902-après 1962), avec le grade de Sonderführer (K)10. Celui-ci sera nommé Gastprofessor, professeur invité, à l’Université libre de Bruxelles (ULB) en novembre 1941.Son adjoint est écrivain, le Leutnant puis Oberleutnant Bruno-Gerhard Orlick (1899-1945)11.

Dans le cadre de la restructuration du champ éditorial, le secrétaire général du ministère des Affaires économiques transforme le Cercle belge de la Librairie en Gilde du Livre et son homologue flamand en Boekengilde où la Militärverwaltung place ses affidés. Du côté francophone, celle-ci favorise la création de la Fédération des Artistes wallons et belges francophones (FAWBEF) pour regrouper les écrivains. Cette FAWBEF devient une section de l’Europäische Schriftsteller Vereinigung, la Société européenne des écrivains créée par le docteur Joseph Goebbels (1897-1945) pour remplacer le PEN-Club international.

Remplaçant le gouvernement belge exile à Londres, les secrétaires généraux réorganisent le pays vers une économie de pénurie12. Des Offices centraux sont constitués pour organiser la planification de la production. Tout ce qui est récupérable l’est et un Office central est même chargé de récupérer les chiffons usagés et le vieux papier pour leur recyclage. Tout est désormais contingenté et soumis à autorisation. La Militärverwaltung, par le biais de son bureau des affaires économiques, la Wirtschaftsabteilung, surveille la répartition des matières premières et veille à l’approvisionnement prioritaire du Reich. Un bureau du papier, le Papier Referat, surveille la consommation et travaille main dans la main avec le Referatschrifttum. Sous l’égide de la Militärverwaltung, le Ministère des Affaires économiques réorganise le métier d’imprimeur pour mieux contrôler l’accès à la profession et la destination du papier. Les métiers d’éditeur, de distributeur et de libraire sont regroupés au sein d’une Gilde du livre. L’affiliation est obligatoire. Chaque entreprise doit y être enrôlée pour pouvoir fonctionner et chaque travailleur doit être enregistré pour pouvoir travailler. En outre, l’Office central du papier (OCP) tient un registre des imprimeurs et des éditeurs qui utilisent du papier. Chaque entreprise est titulaire d’un numéro OCP qui permet de recouper les données et de tracer l’origine du papier utilisé.

Si avant la guerre il y avait plusieurs sociétés de perception des droits d’auteur, essentiellement étrangères, l’autorité occupante réquisitionne la Nationale vereniging voor auteursrecht (NAVEA, Société nationale de droits d’auteurs) et impose son monopole. En effet, il ne s’agirait pas de payer des droits d’auteur a des ressortissants de pays en guerre avec l’Allemagne ou de verser de l’argent à des juifs. Non contente de ne pas livrer le fichier de ses adhérents juifs, la NAVEA organise le camouflage des sommes dues aux auteurs anglo-saxons pour les leur verser la paix revenue.

Avant la guerre, l’Agence Dechenne13, filiale de la Librairie Hachette, était le principal distributeur de journaux en Belgique. La société est mise sous séquestre dès le début de l’Occupation. Un administrateur provisoire – un Kommissariche Verwalter – est nommé pour les actions françaises ; la famille Dechenne, actionnaire belge minoritaire assiste impuissante à cette révolution. Le Kommissariche Verwalter, Lothar von Ballüseck (1906-1982) fait tomber l’entreprise dans l’escarcelle du magnat de la presse Max Amann (1891-1957), impose le monopole de la distribution de journaux et tente d’imposer celui des livres. L’action conjuguée de la Propaganda Abteilung et de l’Agence Dechenne conduit au contingentement des importations de livres français et néerlandais.

Le 15 janvier 1943, le Referatschrifttum impose la censure a priori de tous les livres. Chaque livre édité en Belgique recevra un numéro d’autorisation de la Propaganda Abteilung14.

En août 1944, à quinze jours de la Libération, le journaliste collaborationniste Gaston Derycke brocardera ses confrères écrivains à propos de ce numéro d’autorisation :

Il y a des gens bien embêtés, en ce moment, […] Pourquoi ? Dame, c’est bien simple : je ne sais pas si vous l’avez remarqué, mais TOUS les livres qui se sont imprimés […] portent […] cette innocente mention : « Autorisation P.A. no… ». C’est-à-dire ? C’est-à-dire que, pour pouvoir se faire éditer, LES AUTEURS ONT DÛ SOUMETTRE LEURS OUVRAGES À LA CENSURE ALLEMANDE, ET SOLLICITER L’APPROBATION DE LA PROPAGANDA ABTEILUNG. Ce qui est bougrement compromettant, pour des gens qui sont près de s’évanouir lorsque l’on prononce en leur présence le seul mot de « collaboration »… […] « Autorisation de la Propaganda Abteilung n°… » : mon Dieu, que c’est voyant, que c’est gênant, cette petite mention qui n’a l’air de rien ! Et, si on y avait pensé plus tôt, comme on se serait contenté de rééditer AUTANT EN EMPORTE LE VENT ! Ça, au moins, c’est un titre qui n’engage à rien15

Chaque livre est donc immatriculé : un numéro d’autorisation PA atteste de la licéité de l’ouvrage aux yeux des Allemands, un numéro OCP permet de tracer l’origine du papier. En même temps, l’occupant impose le permis de conduire qui permet de répertorier les conducteurs d’automobiles et de camions. Chaque véhicule immatriculé doit disposer d’un carnet de consommation de carburant, carburant lui-même contingenté par des bons de consommation. Chaque chauffeur doit encore présenter un permis de circulation. Donc, depuis l’abattage de l’arbre jusqu’à la vente en librairie, en passant par la fabrication du papier, par l’impression et le brochage des ouvrages, par le transport des volumes, par la distribution des livres, tout est répertorié, enregistré, surveillé, verrouillé. Aucun pas de travers ne devrait être possible. Cependant, nombreux sont les particuliers qui cachent du papier, les professionnels qui truquent la comptabilité de leur stock afin de garder une marge de manœuvre face au système de contrôle.

Lorsqu’un livre arrive en librairie, tout risque n’est pas pour autant écarté. Les polices allemandes veillent. Ainsi, des rapports de l’Abwehr, les services de renseignement de l’armée, mettent en corrélation les départs de jeunes gens à destination de l’Angleterre et le succès d’Escadrilles au combat (Les Écrits, 1942) du capitaine aviateur Jean Delaet16. L’ouvrage raconte les souvenirs de l’auteur durant la Campagne des dix-huit jours. Lors de la sortie, le succès est tel que trois tirages sont effectués pour réapprovisionner les librairies. Mais bientôt le docteur Teske fait saisir les stocks restants et interdit tout nouveau tirage du livre que la censure a pourtant autorisé. De même, les agents de la Sipo-SD débarquent à la même heure chez l’imprimeur, chez l’éditeur et chez l’auteur pour saisir les clichés, les stocks et le manuscrit des Cariatides (Office de publicité, 1942) du comte Henry Carton de Wiart (1869-1951)17.

Aucune maison d’édition ayant pignon sur rue avant-guerre ne va disparaître à cause de l’Occupation. Par contre, de petites maisons qui cessent leurs activités avant et pendant la mobilisation sont rachetées par de nouveaux éditeurs qui ont besoin de leur numéro dans le registre du commerce puisqu’à partir du 30 mars 1942, la Wirtschaftsabteilung n’accorde plus qu’exceptionnellement l’autorisation de créer une nouvelle entreprise en Belgique18. On peut donc dire que tous les éditeurs vont passer sous les fourches caudines de l’occupant et collaborer aux prescriptions du Referatschrifttum de la Propaganda Abteilung.

La plupart des maisons d’édition bruxelloises continuent de publier comme avant la guerre. Néanmoins certains éditeurs vont mener une lutte sourde contre l’ordre nouveau : tantôt il s’agit de livres qui exhortent à la résistance comme ces Cariatides que sont les femmes des Pays-Bas autrichiens qui résistent aux révolutionnaires français, tantôt il s’agit d’exalter le passé « bourguignon » de la Belgique et ne pas en laisser le monopole aux collaborateurs, ou encore de la publication d’une jurisprudence défavorable à la réorganisation du pays. Puisque les frontières sont fermées aux importations françaises, certains éditeurs passent des contrats d’édition avec les entreprises françaises. Mais bientôt le Referatschrifttum exige que les contrats soient directement passés avec les auteurs. Par ailleurs, la Militärverwaltung encourage les exportations vers la France.

Si l’occupant interdit les ouvrages anglo-saxons contemporains pour des questions financières et de propagande, le Referatschrifttum encourage néanmoins la publication de romans qui donnent une mauvaise image des Alliés, comme La Mousson (Les Écrits, 1944) de l’Américain Louis Bromfield (1896-1956), Babbitt (Les Écrits, 1943) de son compatriote Sinclair Lewis (1885-1951) ou encore Grappes d’amertume ([Les raisins de la colère], De Kogge, 1944) de John Steinbeck (1902-1968).

Le groupe éditorial La Presse de Rex S.A., qui est en déliquescence depuis plusieurs années abandonne bientôt le nom des Éditions Rex au profit des Éditions Ignis (1939) dirigées par le beau-frère de Léon Degrelle (1906-1994), Charles Raty (1897-1948), puis crée les Éditions de LArcher (1944), beaucoup plus discrètes afin de ne pas repousser le chaland échaudé par la politique collaborationniste du mouvement rexiste.

Fondée en 1934, la Nouvelle Société d’Édition (NSE) fait partie de la Société anonyme Éditoria, dirigée par le critique d’art collaborationniste Paul Colin (1895-1943). Éditoria publie notamment le quotidien Le Nouveau Journal et l’hebdomadaire Cassandre. Paul Colin est abattu dans sa librairie par le jeune résistant communiste Arnaud Fraiteur (1924-1943).

La Société anonyme franco-belge d’Édition et de Librairie La Renaissance du livre est fondée en 1922. En 1941, le professeur de l’ULB Suzanne Tassier (1898-1956) y crée la collection « Notre Passé » pour raffermir le patriotisme et créer un contre-feu vis-à-vis de la récupération de l’histoire nationale par la Collaboration, avec notamment le Charles-Quint prince des Pays-Bas (1942) de Ghislaine De Boom (1895-1957) et le Philippe le Bon (1943) de Paul Bonenfant (1899-1965). Cette résistance par le livre est également le fait de la « Collection nationale » développée par Jules Lebègue qui a repris L’Office de publicité créé en 1854 par son père, Alphonse-Nicolas Lebègue (1814-1885). Les Éditions Charles Dessart, nées en 1939, occupent également ce terrain avec des auteurs qui ne cachent pas leur ancrage dans une droite patriotique et catholique qui ne veut pas se commettre avec le national-socialisme. L’Édition universelle vogue dans les mêmes eaux.

L’Imprimerie coopérative ouvrière (ICO), fleuron des coopératives socialistes wallonnes, créée en 1919, prend le nom d’ICO « Éditions Labor » en 1927 et s’installe à Bruxelles. En 1940, la coopérative est placée sous séquestre par la Brüsseler Treuhandgesellschaft, la société fiduciaire liée à la Wirtschaftsabteilung (département économique de la Militärverwaltung). C’est un Belge, socialiste de surcroît, l’ingénieur gantois Gaston De Vos (°1895), qui est nommé Kommissariche Verwalter de l’ICO « Éditions Labor ». À l’été 1943, De Vos nomme l’écrivain prolétarien Pierre Hubermont (pseudonyme de Joseph Jumeau, 1903-1989) au poste de directeur littéraire des Éditions Labor. Celui-ci est aussi le secrétaire général de la Communauté culturelle wallonne (CCW), porte-parole de la Section wallonne et belge d’expression française de l’Europäische Schriftsteller Vereinigung. Durant les douze mois où il occupe ces fonctions, Hubermont ne parvient à faire éditer qu’un seul ouvrage, Littérature dialectale wallonne : Brabant wallon (1944), tant la résistance à l’ordre nouveau est farouche dans la maison d’édition et dans les ateliers d’imprimerie. Et son adversaire principal est un certain Léon Leloir (1907-1945), un père blanc, directeur d’une collection d’ouvrages classiques en grec et en latin. À côté de ses activités ecclésiastiques, ce cousin germain du chef de Rex, Léon Degrelle, parcourt le hallier ardennais chaussé de ses godillots pour dire la messe dans les maquis – ce qui lui vaut le surnom de « père Godasse ».

Les Éditions de Belgique sont fondées en 1930 par Maximilien Mention (°1893). Devenu commandant de flamme des Formations de combat, la milice rexiste, au début de l’Occupation, cela ne l’exonère pas pour autant des foudres du Referatschrifttum. En effet, Mention publie en 1941 Ma deuxième guerre du commandant Félicien Rousseau. Comme le livre a un certain succès, un deuxième tirage est effectué dans la foulée. Un mois plus tard l’Agence Dechenne, qui distribue l’ouvrage, avertit Max Mention de l’interdiction du titre. L’éditeur choisit d’ignorer l’information tout comme il a négligé de soumettre son livre, pourtant traitant de matière militaire, à la censure allemande. Il s’ensuit la visite d’un officier du Referatschrifttum qui débarque accompagné d’un policier allemand dans les bureaux des Éditions de Belgique à Saint-Gilles. Les livres sont immédiatement placés sous séquestre. En 1943, Max Mention quitte Rex et choisit de financer clandestinement le Mouvement national belge qui aide les réfractaires au Service du travail obligatoire (STO) et continue d’exercer au plein jour ses activités d’éditeur.

Les Éditions de La Nouvelle Revue Belgique (NRB) créées en janvier 1940 n’ont que deux publications à leur actif avant l’occupation de la Belgique : un livre et le seul numéro de leur revue, daté d’avril 1940. La NRB devient véritablement active en 1941 sous la direction de l’écrivain prolétarien Louis Gérin (1914-1980). Pour pallier les importations de littérature française contingentées, la NRB s’associe aux Éditions du Mercure de France pour des coéditions. Mais l’astuce est aussi d’exporter ces coéditions vers la France où les restrictions sont plus sévères qu’en Belgique. Et comme les tirages sont insuffisants pour le marché français, Gérin crée une seconde maison, Les Libertés belges, avec un prête-nom et le soutien des imprimeurs Schippergès de la Grande Imprimerie de la Gare (GIG). Gérin rachète également une maison parisienne, les Éditions La Centaine qu’il installe à Bruxelles. Au total ces entreprises publient plus de 250 titres entre 1940 et 1945.

Achilles dit Achille Mareel (°1909), aventurier polyglotte doublé d’un mythomane, monte les Éditions De Kogge en 1938. En réalité, la maison ne commence réellement ses activités qu’en 1942 lorsque Mareel débauche Raoul Henry (°1918), qui a déjà œuvré auprès de Louis Gérin aux Éditions de La Nouvelle Revue Belgique. À côté du travail éditorial, Henry, membre d’un réseau de résistance français, surveille les activités de son associé qui, lui, travaille pour l’Abwehr, le renseignement militaire allemand… En 1944, les deux hommes se fâchent et Henry claque la porte avec une partie des contrats en poche pour fonder sa propre maison, les Éditions Raoul Henry.

De septembre 1940 à janvier 1943, des jeunes gens, à peine sortis du collège, fondent des revues littéraires. Convoqués par le Zeitschrift Referat, le bureau des périodiques, pour faire viser leur prose par des censeurs, ils préfèrent saborder leur revue et la transformer en maison d’édition puisque l’édition de livre est encore relativement libre. Ainsi, un jeune Chinois, Claude Tchou (1923-2010), qui publie la revue Le Tisonnier, la transforme à la première alerte en Éditions de La Table ronde et en Éditions du Lévrier. Tchou travaille également à la NRB où il rencontre Raoul Henry, qu’il accompagne bientôt chez De Kogge. C’est un motif identique qui incite le jeune Pierre Houart (1921-2010) à abandonner la revue Clairière pour fonder en 1942 les Éditions universitaires et Les Presses de Belgique.

Des imprimeurs continuent d’éditer des comptes d’auteur et se lancent dans la publication de collections. Les maîtres imprimeurs Robert Schippergès (°1915) et son frère Frédéric (°1914) s’associent en septembre 1943 dans la Grande Imprimerie de la Gare et créent les Éditions GIG. Ils ont également des intérêts dans Les Libertés belges, la maison écran de Louis Gérin. L’imprimeur Gilbert Jourdevant lance les Éditions Gilbert Jourdevant et publie notamment Dés pipés : Journal d’un chasseur ardennais de Raymond Leblanc, le futur éditeur de l’hebdomadaire Tintin. À l’enseigne des Éditions Léon Grave, l’imprimeur Léon-Léopold Grave (°1909) publie des romans policiers, des romans à l’eau de rose de Maurice Bataille, la collection « Anne-Marie » liée à l’hebdomadaire féminin éponyme et la collection « Documents et témoignages » dirigée par Paul Vallot (pseudonyme de Giorgio Cavallotti, °1892). Des ouvrages sur l’Italie mussolinienne, le Portugal salazariste et sur l’Espagne franquiste sont édités par les Anciens Établissements Auguste Puvrez S.A.

La Jeunesse légionnaire, patronnée par la Légion Wallonie qui combat en Russie, se dote elle aussi d’une enseigne : les Éditions de La Jeunesse légionnaire. Sa marque d’éditeur est un briquet de bourgogne à l’aigle bicéphale.

En 1943, Eugène Maréchal (1908-1987) qui s’était associé à son frère Auguste (1910-1952) dans les Éditions Maréchal frères (Liège) quitte l’entreprise florissante pour ne pas la compromettre. En effet, journaliste rexiste, Eugène Maréchal est également rédacteur en chef de l’hebdomadaire crypto rexiste Mon Copain. Son épouse, également journaliste rexiste, Betty Serwir (°1904) lance avec Frédéric Serlez de Meurs (°1914) une nouvelle maison bruxelloise, les Éditions du Carrefour. Eugène Maréchal y exerce la fonction de directeur littéraire et si officiellement il n’est pas cofondateur de l’entreprise, il est présent par la marque d’éditeur parlante : un écu à la clef et aux fers à cheval. La clef fait référence à « serwir », mot wallon qui signifie « serrurier », et les fers à cheval évoquent bien entendu le maréchal-ferrant.

Stanislas-André Steeman (1908-1970) a déjà publié de nombreux romans policiers dans la collection Le Masque à la Librairie des Champs-Élysées (Paris) et aux Éditions Rex (Louvain) lorsque la guerre arrive. L’absence de romans français lui donne l’occasion de créer chez l’imprimeur-éditeur Beirnaerdt la collection « Le Jury » à la fin 1940. Une première série paraît sous forme de fascicules grand in-8° puis au format de livres in-12°. En 1942, il s’associe à Jean Léger (pseudonyme de Jean Liedel, °1910 ?), Thomas Owen (pseudonyme de Gérald Bertot, 1910-2002), Évelyne Pollet (1905-2005) et Jean Ray (pseudonyme de Raymond-Jean De Kremer, 1887-1964) et à Jules Stéphane (pseudonyme de Jules Watelet ; 1908-1979) pour créer une coopérative éditoriale, Les Auteurs Associés et, en 1943, son pendant flamand Het Boek. C’est le journaliste rexiste Jules Stéphane, rédacteur en chef de l’hebdomadaire crypto rexiste Voilà qui se charge de la direction administrative de la maison d’édition. Serge Baguette Éditeur lance les Éditions Comptoir des Imprimeurs réunis à la fin de l’Occupation et publie en coédition avec la Librairie Arthème Fayard les enquêtes de l’inspecteur Maigret de Georges Simenon.

Ancien rédacteur en chef du magazine féminin crypto rexiste Elle et lui et ancien directeur littéraire des Éditions Èspès, Claude Chabry (pseudonyme de Willy Daumerie, °1914) crée les Éditions du Rond-Point. Les Éditions Bruylant, spécialisées dans le domaine juridique possèdent une petite collection littéraire intitulée Le Rond-Point. Immédiatement elles saisissent la justice et Claude Chabry est contraint de renoncer à son enseigne. Il rebaptise alors sa maison Éditions de la Mappemonde. Et comme on n’est jamais mieux servi que par soi-même, il y publie en 1943 sa traduction de Wuthering Heights d’Emily Brontë et crée en 1944 les Éditions Claude Chabry – Les Grands Romans étrangers.

Les Éditions de La Roue solaire sont fondées en 1943 par le poète et essayiste Franz Briel (pseudonyme de l’officier de marine marchande Lucien Jublou, 1911-1953), le poète René Baert (1903-1945), critique littéraire au quotidien rexiste Le Pays réel, le professeur d’athénée Louis Lambillon (°1916), l’avocat et musicien Jacques dit Yvan Dailly (1916-1983) et le docteur en droit Léon Van Huffel (1915-2002). Cofondateur des Éditions de La Toison d’or, journaliste au Soir « volé19 » puis correspondant berlinois du Pays réel, cofondateur du Cercle wallon et du Bulletin de l’ouest, Van Huffel définit ainsi le but de La Roue solaire : promouvoir sous une étiquette culturelle les théories du national-socialisme adaptées à la nature propre du peuple belge. La direction générale de La Roue solaire est assurée par Briel, la direction technique par Baert et la direction littéraire par Lambillon.

En 1943, un notaire instrumente la création d’une société à responsabilité limitée, les Éditions Les Écrits – Uitgeverij Scriptura. Les associés sont Emmanuel-Jean Van Loock (°1916) et Lucien Libert (°1908). Dans les faits, Van Loock a commencé ses activités en décembre 1940 avec la réédition de Capelle-aux-champs de Jean Libert (1913-1995). Celui-ci, par ailleurs critique littéraire à l’hebdomadaire rexiste Le Pays réel – Le Magazine, est le directeur littéraire de la petite maison. En 1941, Les Écrits publient le seul numéro de guerre du Disque vert, la revue littéraire de Franz Hellens (pseudonyme de Frédéric Van Ermengem, 1881-1972). De 1940 à 1944, Jean Van Look édite près de 70 titres aux Écrits et 4 titres chez Scriptura.

En 1941, l’assureur et ancien journaliste Gérard Delforge (1918-1944) est libéré du Stalag où il croupit depuis le mois de juin 1940. Après une courte expérience au Soir « volé », Delforge devient représentant des Éditions Les Écrits puis exploite le Comptoir international du livre. Au printemps 1943, il acquiert la maison d’édition socialiste La Nouvelle Églantine et crée l’enseigne Gérard Delforge Éditeur. Il rachète une partie du stock de chez Ignis et appose sur les volumes une étiquette de relais à son nom.

Les Éditions de La Toison d’or sont créées par un couple mondain, les Didier. Lucienne (1902-1985) et Édouard Didier (1895-1978) sont issus de la grande bourgeoisie. Briandistes, ils développent le mouvement pacifiste Jeune Europe au début des années trente. Dans la seconde moitié de la décennie, Lucienne tient salon et met en contact de jeunes intellectuels français, belges et allemands dans un souci d’entente européenne. Édouard, déjà actionnaire de l’imprimerie Anciens Établissements Auguste Puvrez S.A., dirige avec son frère une entreprise de papeterie, Le Façonnage du papier. Si les autres actionnaires sont belges, comme Guido Eeckels (1912-1986) qui monte bientôt sa propre maison dans Bruxelles, l’Uitgeverij De Lage Landen, Raymond De Becker (1912-1969), le rédacteur en chef du quotidien Le Soir « volé », ou encore l’écrivain-globe-trotter et député rexiste Pierre Daye (1892-1960) et encore quelques comparses comme Léon Van Huffel qui fonde en 1943 les Éditions de La Roue solaire, il apparaît que les capitaux viennent du groupe éditorial Mundus établi à Bratislava en Slovaquie. Et Mundus est une société-écran de l’Auswärtiges Amt, le ministère des Affaires étrangères allemand, de Joachim von Ribbentrop (1893-1946). De 1941 à 1944, La Toison d’or publie une centaine de volumes, essentiellement de la littérature et quelques essais.

Les Éditions de la Jeunesse sont créées par le tout jeune historien Jo Gérard (1919-2006) dans le cadre du Service des Volontaires du travail pour la Wallonie (SVTW) du futur écrivain Henry Bauchau (1913-2012). Dans des uniformes de lArmée belge reteints en brun, les jeunes du SVTW veulent relever le pays de ses ruines ainsi que l’exhorte le roi Léopold iii. Bientôt, les Éditions de la Jeunesse se fondent avec les Éditions du Balancier de l’écrivain Jean Jacob de Beucken (1905-1981) pour se métamorphoser en Éditions Libris. Celles-ci sont dirigées par Beucken et Gérard, engagé par ailleurs dans le réseau Socrate qui aide les réfractaires au STO, les familles de déportés et les Juifs qui se cachent.

Le reporter de Radio Bruxelles Louis Carette (1913-2012) publie Le Péché de complication (1942) aux Éditions de La Toison d’or. La même année, en mai 1942, il démissionne de la radio contrôlée par les Allemands et fonde les Éditions du Houblon où il édite ses propres ouvrages : Cadavre exquis (1942) puis son essai Naissance de Minerve (1943). Son beau-père, Mario Salandra (°1895), cofondateur de la Librairie de Rome et membre de la section bruxelloise du Partito Nazionale Fascista, est alors le directeur de l’Imprimerie industrielle et financière S.A. (IMIFI). Cette société anonyme a précisément ses ateliers d’impression rue du Houblon et loue des bureaux à de petites sociétés et maisons d’édition.

Les Éditions du Dragon sont créées en février 1944 par le directeur du quotidien crypto rexiste L’Avenir, Victor Meulenijzer (1911-1945), le dessinateur de presse René Marinus (°1911) et le libraire-éditeur Raymond Fondaire. Le Dragon publie les Curé Pecquet d’Omer Englebert (1893-1991) lui-même ecclésiastique, des romans policiers de Pierre Véry (1900-1960) et le roman Haute Claire (1944) d’Isabelle Mayr initialement publié aux Éditions Balzac, aryanisation des Éditions Calmann-Lévy.

Du côté flamand, Guido Eeckels, qui avait été au début des années trente le rédacteur en chef de l’hebdomadaire rexiste Foyer, fonde en 1941 l’Uitgeverij De Lage Landen qui se veut le pendant des Éditions de La Toison d’or. La particularité de cette maison d’ordre nouveau est de ne s’inscrire ni dans la perspective d’indépendance de la Flandre ni dans celle d’un rattachement aux Pays-Bas ou à l’Allemagne. De Lage Landen publie essentiellement de la littérature et quelques remarquables études d’histoire de l’art et de philologie. L’Uitgeverij De Burcht fondée en 1943 se place d’emblée dans la perspective d’une intégration de la Flandre à l’Europe germanique. À côté d’albums photographiques vantant les traits nordiques de la population flamande et l’immensité des paysages où se confondent la terre et le ciel, cette maison publie essentiellement des études sur les traditions populaires, l’histoire et la sociologie faisant toujours la part belle au point de vue ethnique. L’Uitgeverij Steenlandt fondée en 1929 à Courtrai a des sympathies marquées pour le Vlaamsch Nationaal Verbond (VNV). Lorsqu’elle s’installe dans Bruxelles en 1941, Steenlandt devient la maison d’édition de la Deutsch-Vlämische Arbeitsgemeinschaft (DeVlag), le mouvement irrédentiste flamand prônant le rattachement au Reich. L’enseigne publie des auteurs flamands et de la propagande allemande. À côté des livres, Steenlandt édite également des revues littéraires comme les Bladen voor de Poëzie de René Verbeeck (1904-1979) ou politiques comme De SS Man. Son éditeur, Jan Acke (1911-1943), qui a repris la maison d’édition familiale en 1934, est assassiné en 1943. Quelques mois plus tard, Steenlandt devient membre de la Verein der Deutschen Borse Buchhändler qui organise la prestigieuse Foire du livre de Leipzig.

À la libération, la Mission Information des Affaires civiles (Civil Affairs) et son chef, le major William Ugeux (1909-1997), ont pour seule préoccupation « d’empêcher le retour de journalistes ou d’organes collaborateurs et de permettre aux professionnels de la presse de reprendre leurs activités dans les meilleures conditions20 ». Dans le même temps les juridictions militaires poursuivent les collaborateurs. C’est ainsi que par l’arrêté du 20 novembre 1944, dix-neuf firmes sont interdites d’activité et que leurs dirigeants sont poursuivis pour collaboration militaire, politique ou économique21. La grande majorité des maisons concernées est bruxelloise puisque l’essentiel de cette activité est concentré dans la capitale du royaume : les Éditions De Kogge, Ignis, La Toison d’or, la Nouvelle Société d’édition, La Roue solaire, La Phalange, les Éditions Léon Grave, la Verlag der Deutsche Arbeitsfront, les éditions appartenant aux époux Bernaerts-Guembel, l’Uitgeverij De Lage Landen, l’Uitgeverij De Phalanx et l’Uitgeverij Steenlandt.

À l’été 1944, Lucienne et Édouard Didier quittent Bruxelles pour Paris. À Bruxelles, en novembre 1945, le directeur des Éditions de La Toison d’or, déclaré fugitif, est condamné à la peine de mort par contumace. Aucune demande d’extradition ne semble avoir été diligentée contre lui. Il faut se souvenir que le ministre des Affaires étrangères, puis premier ministre, Paul-Henri Spaak (1899-1972) avait été le commensal des Didier. À Paris, en 1946, concernant les activités de La Toison d’Or en France, les autorités attestent qu’aucune charge n’est retenue contre l’éditeur. Le grand bourgeois finit donc paisiblement ses jours sur les bords de la Seine. Son épouse, à qui l’on n’a rien reproché, rendra de temps à autre visite à ses amis et dînera encore à Missembourg chez Marie Gevers (1883-1975), qui avait été une argonaute.

Jean Van Loock, sentant la fin de l’âge d’or de l’édition belge, saborde sa maison bruxelloise, Les Écrits, pour créer les Éditions Les Écrits de Paris. Son directeur littéraire, Jean Libert, à peine libéré de ses tracas judiciaires part également pour la capitale française et sassocie à Gaston Vandenpanhuyse (1913-1981) sous les pseudonymes de Paul Kenny et de Jean-Gaston Vandel. Sous le premier pseudonyme, ils ne publient pas moins de 237 romans d’espionnage aux Éditions Fleuve noir.

En 1945, Louis Carette, le fondateur des Éditions du Houblon, fugitif, est condamné à quinze ans de prison par contumace pour ses activités à Radio Bruxelles22. Réfugié à Paris, il publie désormais sous le pseudonyme de Félicien Marceau. Naturalisé Français en 1959, il obtient le prix Goncourt 1969 pour Creezy et est élu à l’Académie française en 1975.

En 1944, Eugène Maréchal des Éditions du Carrefour est arrêté pour ses activités de journaliste rexiste. À sa libération de prison, il quitte Bruxelles pour Paris et commence par vendre les livres de sa propre maison d’édition et ceux des Éditions Maréchal. Les stocks s’épuisant, il rachète les invendus des grandes maisons parisiennes et lance le marché du livre neuf à prix réduit.

Malgré son aide à la résistance, Max Mention des Éditions de Belgique est éloigné de ses activités durant quelques mois. C’est son épouse qui continue de faire tourner les affaires quelque temps encore.

La production des Éditions de La Roue solaire est quant à elle vouée au pilon. Toutefois deux titres annoncés, Essais sur le jazz de Jean David (pseudonyme d’Yvan Dailly) et Cinéma total du Français René Barjavel (1911-1985) sont respectivement publiés en 1946 et 1947 par les Éditions de L’Onyx créées à côté d’un cercle de jazz, l’Onyx Club.

L’ancien résistant Jo Gérard se lance dans le journalisme et rejoint bientôt l’équipe du très anti-communiste hebdomadaire Europe-Amérique que l’on dit financé par les services américains. Bientôt transformé en Europe-Magazine, Jo Gérard en devient le rédacteur en chef et poursuit une carrière littéraire en écrivant quelque 70 livres de vulgarisation historique.

Gérard Delforge se tue au volant de sa voiture le 4 septembre 1944. En mai 1945, la société est mise sous séquestre par la justice militaire avant qu’un classement « sans suite » n’intervienne 21 mois plus tard, en août 1946. En attendant, la maison Gérard Delforge Éditeur est renommée Éditions du Sablon.

Les Auteurs associés choisissent pour leur part de faire profil bas : la maison change de nom pour Les Éditions libres et vivote encore quelques mois. Il faut dire que son administrateur principal, l’écrivain Jules Stéphane doit répondre, ainsi que son épouse, l’écrivain Marguerite Inghels (°1917), de leurs activités politiques, journalistiques et du port de luniforme rexiste. Quelques titres des Auteurs associés sont cédés à une nouvelle maison, les Éditions La Boétie. Celle-ci reprend également des titres de chez Gérard Delforge Éditeur. Signalons encore que la nouvelle venue s’est emparée de l’imprimerie de l’Uitgeverij Steenlandt.

À la Libération, les associations professionnelles sont passées au crible. La FAWBEF est dissoute et ses responsables poursuivis, les gildes et les cercles d’ordre nouveau sont balayés et les anciennes structures restaurées dans leurs droits. La NAVEA, qui a pu prouver sa réquisition et sa résistance, se transforme en Société des auteurs belges-Belgische auteurs maatschappij (SABAM).

Pour conclure, sous l’Occupation les maisons d’édition bruxelloises existant avant la guerre ont continué de travailler comme si de rien n’était ou presque. Il n’y a donc pas de rupture au sein du champ éditorial bruxellois. De nouvelles maisons d’édition apparaissent essentiellement dans Bruxelles. Parmi ces nouvelles enseignes, certaines ont fait œuvre d’éditeur, découvrant de nouveaux talents. Mais la plupart éditent le tout-venant ou des valeurs sûres déjà éprouvées sur les marchés extérieurs. Ni la pénurie relative de papier ni la censure ne semblent avoir handicapé les champs littéraires francophone, wallophone et néerlandophone de Belgique. Dans un premier temps, la censure ne concernait que certaines matières et à partir de 1943, il fallait soumettre tous les ouvrages à la censure. Si le chef des censeurs allemands, le docteur Teske était colérique, le système censoral de l’occupant était néanmoins assez complaisant puisque la profession était docile et s’autocensurait. La Libération sonne le glas du second âge d’or de l’édition belge : quelques firmes sont interdites d’activité, quelques éditeurs et écrivains sont emprisonnés, voire condamnés à mort, d’autres s’exilent… Et les romanciers se pressent à nouveau d’envoyer leurs manuscrits à Paris et à Amsterdam dès que l’activité des grandes maisons étrangères reprend.

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1 Georges Suarez, La Belgique vivante, préface d’André Tardieu, [Louvain, Éditions Rex, 1932], p. 28-29. Voir aussi Michel Fincœur, Contribution à l’histoire de l’édition francophone belge sous l’Occupation allemande (1940-1944), thèse pour l’obtention du titre de docteur en philosophie et lettres, orientation langue et littérature, sous la direction du professeur Paul Aron, Bruxelles, Université Libre de Bruxelles, 2006 (à paraître).

2 Michel Fincœur, Contribution…, op. cit.

3 Le premier âge d’or de l’édition belge est le temps de la contrefaçon (voir François Godfroid, Aspects inconnus et méconnus de la contrefaçon en Belgique, Bruxelles, Académie royale de langue et de littérature françaises, 1998).

4 « Ordonnance du 13 août 1940, relative à la vente et à la location de livres et imprimés anti-allemands en Belgique », dans Verordnungsblatt des Militärbefehlshabers in Belgien und Nordfrankreich für die besetzten Gebiete…, n°10, 13 août 1940, p. 151.

5 Michel Fincœur, « De la révision des manuels scolaires comme révélateur des ambiguïtés d’un vichysme belge », Archives et Bibliothèques de Belgique, 70 (1-4), 1999, p. 103-150.

6 Ibid.

7 Michel Fincœur, Contribution…, op. cit. [note 1].

8 Ibid.

9 De nombreuses sources font disparaître Hans Teske en mai 1945, or celui-ci est interrogé par des policiers belges à la fin des années quarante et figure encore dans un annuaire de 1962 (Michel Fincœur, Contribution…, op. cit. [note 1]).

10 Sonderführer (Kompanie), chef spécial (Compagnie), est un grade équivalent à celui de capitaine, attribué au personnel civil en mission spéciale auprès de la Wehrmacht.

11 Edgar P. Jacobs (1904-1987) donnera le nom des deux compères à deux de ses personnages – les colonels Taksa et Olrik – dans le premier album de la bande dessinée « Blake et Mortimer », Edgar P. Jacobs, Le secret de l’Espadon, Bruxelles, Éditions du Lombard, 1950 (Blake et Mortimer ; 1).

12 https://www.belgiumwwii.be/belgique-en-guerre/articles/secretaires-generaux.html [page consultée le 28 mai 2018].

13 Michel Fincœur, Contribution…, op. cit. [note 1].

14 « Partie officielle. Edition de livres », Journal de la Librairie. Organe professionnel de la Gilde du livre et de sa Chambre dexpression française, 30-1, janvier 1943, p. 1.

15 G[aston] D[erycke], « Vent d’Ouest. Les Demi-Vierges », L’Assaut, 12, 13 août 1944, p. 6.

16 Michel Fincœur, Contribution…

17 Comte Henry Carton de Wiart, Souvenirs politiques. 1918-1951, Bruxelles, La Renaissance du Livre, 1981, t. 2, p. 292.

18 « Ordonnance du 30 mars 1942, interdisant la création et l’extension d’entreprises et ordonnant la fermeture d’entreprises existantes », dans Verordnungsblatt des Militärbefehlshabers in Belgien und Nordfrankreich für die besetzten Gebiete…, 15 April 1942, 10, p. 866-867.

19 Le quotidien Le Soir appartient à la famille Rossel depuis sa fondation en 1887. Lors de l’entrée des Allemands dans Bruxelles le 18 mai 1940, tous les journaux sont mis sous séquestre. En 1914, Le Soir s’était sabordé et n’avait repris sa parution qu’en 1919, aussi, en 1940, les propriétaires espèrent-ils pouvoir reprendre leur activité plus rapidement. Toutefois, ils ne s’accordent pas avec la Militärverwaltung et celle-ci autorise la publication du titre avec une nouvelle équipe qui accepte la censure. Publié du 14 juin 1940 au 3 septembre 1944, il reçoit le sobriquet de Soir « volé ».

20 Philippe Plumet, « Contrôle et censure politiques de la presse belge à la libération (septembre 1944-décembre 1945) », dans La critique historique à l’épreuve. Liber discipulorum Jacques Paquet, éd. Gaston Braive et Jean-Marie Cauchies, Bruxelles, Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, 1989, p. 271 (Travaux et recherches ; 17).

21 « Arrêté ministériel du 20 novembre 1944 portant interdiction pour certains éditeurs de reprendre leur activité », Moniteur belge, 24 novembre 1944, p. 1097-1098.

22 https://www.belgiumwwii.be/belgique-en-guerre/personnalites/felicien-marceau-pseudonyme-de-louis-carette.html [page consultée le 28 mai 2018].