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La contrefaçon éditoriale : qualification juridique et raison économique

Yann SORDET

La contrefaçon est une donnée fondamentale de l’histoire du livre, inséparable de toute mise au point sur le régime juridico-administratif de la librairie. Ainsi Henri Falk lui consacrait-il un chapitre à part entière en 1906, dans sa synthèse pionnière sur Les privilèges de librairie sous l’Ancien Régime1. Mais c’est surtout, dans le courant du XXe siècle, une attention plus méthodique et plus systématique à la matérialité des productions typographiques du passé (papier, pratiques de composition et d’imposition), ainsi que la mise en place d’outils de comparaison des exemplaires et des éditions, qui en a révélé l’ampleur. On reviendra à ce titre sur une rencontre organisée à la Bibliothèque nationale en mai 1979, qui constitua un jalon important dans le développement de la bibliographie matérielle en France. Dans les actes publiés de cette table-ronde, Nicolas Barker a attiré l’attention sur les liens déterminants entre la réalité historique de la contrefaçon, et le perfectionnement de cette discipline appelée à renouveler l’histoire du livre : « Comme la guerre sur la médecine, les contrefaçons exercent une influence sur le bibliographe et les techniques du bibliographe2 ». Sans s’attarder sur cette connotation essentiellement négative de la contrefaçon – le cancer de la librairie ? –, on observera que de fait, à côté des ambitions philologiques (la compréhension de la matérialité constitutive des textes, et l’établissement d’éditions littéraires), dès l’origine la détection des contrefaçons a constitué un terrain d’application privilégié de la physical bibliography, entraînant aussi bien la mise au point de méthodes et d’outils dans le laboratoire des historiens des textes et du livre, que leur acculturation.

Deux voies, principalement, se sont ouvertes pour servir cette démarche : d’abord le repérage et la localisation des particularités de pratique de composition, dont Richard Sayce avait établi les fondements3 ; ensuite l’inventaire et l’analyse comparée du matériel ornemental. À ce titre, il n’est pas étonnant que les premières et plus vastes entreprises de collecte, de description et d’attribution des ornements typographiques, matériau mis en forme de bases de données dans les années 1990, aient concerné en priorité la production d’espaces qui avaient été sous l’Ancien Régime particulièrement actifs en matière de contrefaçon éditoriale : la suisse romande (périmètre de la base Fleuron)4 ou Liège (base Môriane)5. L’objectif commun étant de permettre, par la comparaison d’un certain type de matériel (vignettes, fleurons, bandeaux…), d’identifier les imprimeurs ayant choisi l’anonymat ou la dissimulation sous des noms empruntés, pour des raisons diverses dont la contrefaçon fut l’une des principales, et des plus rentables.

Dans sa contribution, Nicolas Barker se penchait précisément sur l’élucidation d’une énigme qui avait déjà attiré la sagacité des bibliographes John Carter et Graham Pollard dans les années 1930. La suspicion portait sur plusieurs plaquettes littéraires publiées en Angleterre au XIXe siècle, dans lesquelles on retrouvait des œuvres de Tennyson, Kipling, Ruskin ou Stevenson. Certaines d’entre elles portaient des dates antérieures à 1861, mais l’analyse chimique de leur support avait démontré la « contrefaçon » : il s’agissait de papier alfa, fabriqué à partir de cette graminée d’Afrique du nord dont on expérimente justement, mais seulement à partir de 1861, la capacité à remplacer une matière première (le chiffon) qui ne suffisait plus à la demande. Dans la panoplie des indices mobilisés, figure aussi l’examen des caractères typographiques : on découvre alors que des caractères gravés vers 1860 ont été utilisés pour imprimer des brochures comportant les dates de 1849 et 1852. Les responsables ont finalement été identifiés : il s’agissait de Thomas James Wise, commerçant collectionneur, et Harry Buxton Forman, éditeur de poésie (Shelley et Keats) et administrateur de l’Office général des Postes. Leur association remonterait au plus tôt au milieu des années 1880, et ils ont sollicité l’imprimeur Richard Clay & Sons, qui fut par ailleurs une maison d’édition distinguée, dont le cœur de l’activité était tout à fait légal. Ce qui peut nous surprendre aujourd’hui, c’est que N. Barker ait qualifié cette production de « contrefaçon », plus exactement de « contrefaçon créatrice », ne consistant pas à reproduire une édition ancienne, mais à fabriquer un faux, à partir d’un texte mineur, ou mal connu, ou initialement paru dans une entité éditoriale plus vaste (la thèse universitaire de Stevenson, un poème de Tennyson paru dans un journal…). Les deux associés, Forman et Wise, auraient cessé de produire ces « contrefaçons créatrices », trop dangereuses, en 1905, pour investir dans d’autres éditions que N. Barker qualifie encore de contrefaçon, mais de « contrefaçon de moindre envergure ». Celles-ci affichaient désormais une date réelle, qui était celle de leur impression, mais avaient été conçues dans une parfaite indifférence des contraintes imposées par le droit des auteurs.

L’historien du livre désignerait-il aujourd’hui ces productions comme relevant de la « contrefaçon » ? En d’autres termes, peut-on laisser dans le champ des contrefaçons toute forme de forgerie éditoriale conçue au détriment du droit de copie ? Ou bien faut-il réserver le terme aux réimpressions non autorisées d’éditions attestées et dûment autorisées ? Voire aux seules de celles-ci qui sont de surcroît des copies exactes, ou dont l’exécution manifeste une intention d’exactitude ?

Les ambiguïtés et la labilité persistantes de la notion de contrefaçon éditoriale tiennent à plusieurs raisons, principalement trois.

1°) Elles s’expliquent d’abord par une – nécessaire – contamination des autres champs de la production d’objets manufacturés ou symboliques. Le phénomène évidement ne concerne pas seulement la librairie, mais également les arts graphiques, la numismatique et la frappe monétaire, le commerce et les sciences en général. Le colloque organisé en 2004 sur le thème Copier et contrefaire à la Renaissance a eu le mérite d’adopter un angle d’investigation large, pour tenter de voir ce qui pouvait rassembler ces différents secteurs, et repérer, au-delà de différences fondamentales sur la nature et la qualification juridique du geste de contrefaçon, les facteurs susceptibles d’expliquer la prise de conscience croissante dont elle fait l’objet à partir de la Renaissance : affirmation de l’auteur, et besoin nouveau d’une assignation des œuvres ; naissance d’une déontologie de la reproduction ; définition progressive, par les hommes de loi, d’une frontière entre copie et contrefaçon6. Une telle approche invite à manipuler de concert les notions de contrefaçon et de plagiat, de copie et de faux, d’imitation et d’appropriation, de détournement et de piraterie.

2°) Ensuite, il y a une certaine porosité, de pratique comme de perception historiographique, entre les différents phénomènes éditoriaux aux marges de la légalité, qui se situent intentionnellement, pour des raisons économiques, politiques ou morales, dans le champ de la clandestinité. Ainsi de la « préfaçon », terme que Fernand Vandérem a contribué à fixer dans les années 1920 pour qualifier une des malversations de l’édition littéraire au XIXe siècle, consistant à donner l’édition « originale », mais « pirate » (non autorisée par l’auteur), d’un roman jusqu’alors paru dans la presse en feuilletons. Cette forme que nous pourrions aussi qualifier de « contrefaçon anticipée », n’est, au plan du droit, guère différente des nombreuses éditions subreptices qui alimentent depuis la naissance de l’imprimé la chronique bibliographique. Ainsi les 2 854 pages du manuscrit autographe des Mémoires de Saint-Simon, inédites à la mort du duc (1755) et aussitôt séquestrées au dépôt des Affaires étrangères, n’en ont pas moins fait l’objet de quelques copies, qui dès l’Ancien Régime furent la source de plusieurs éditions imprimées, recueils d’emprunts inavoués (Les fastes de Louis XV, 1782) ou directement attribués à Saint-Simon (Mémoires de M. le Duc de S. Simon, ou L’observateur véridique, 1788). Pour un auteur vivant – ou son imprimeur-libraire – la crainte de telles « contrefaçons anticipées », réalisées à partir du manuscrit ou d’une copie de celui-ci, est parfois avancée comme un motif de précipitation de la publication. Ainsi de Jean-Baptiste Du Tertre qui en 1654, ayant constaté la disparition d’une copie manuscrite de son encore inédite Histoire générale des isles de S. Christophe, de la Guadeloupe, de la Martinique, décide aussitôt d’en confier la publication à l’imprimeur parisien Jacques Langlois. On pourra dans certains cas se demander quelle est la part de réalité du délit, ou de posture propre à servir une certaine rhétorique des liminaires.

3°) Enfin, le jugement porté sur la contrefaçon, mais aussi le périmètre des contrefaçons éditoriales, sont susceptibles de variations importantes en fonction du point de vue – et précisément en fonction de quatre perspectives : juridique, déontologique, économique et bibliographique7.

La définition la plus étroite est celle qui se fonde exclusivement sur des éléments juridico-administratifs : la contrefaçon désigne la réimpression non autorisée d’un contenu déjà publié, et pourtant protégé par l’existence préalable d’un privilège, qui en interdit toute reproduction et diffusion par une autre instance que son détenteur. Ce qu’il est essentiel de retenir, c’est que le livre contrefait est certes un livre interdit, mais n’est pas tout le livre interdit ; et que cette définition la plus exacte met un peu à distance les notions de faux et d’imitation. La contrefaçon n’est pas forcément une copie servile, ni nécessairement une édition conçue pour abuser son usager en tenant lieu de l’originale.

On observera à ce propos les définitions que l’Encyclopédie consacrait au phénomène, à un moment qui correspondait sans doute à son climax sous l’Ancien Régime (1754, tome IV, p. 133, col. b) :

CONTRE-FAÇON, s. f. terme de Librairie, qui signifie édition ou partie d’édition d’un livre contrefait, c’est-à-dire imprimé par quelqu’un qui n’en a pas le droit, au préjudice de celui qui l’a par la propriété que lui en a cédée l’auteur ; propriété rendue publique & authentique par le privilege du Roi, ou autres lettres du sceau équivalentes. Voy. Contrefaire.

CONTREFACTEUR, s. m. nom que l’on donne en Librairie à celui qui sans aucun droit imprime un livre dont un autre est propriétaire, par le transport que l’auteur lui a fait de ses droits.

CONTREFAIRE, v. act. en terme de Librairie, c’est faire contre le droit d’un tiers, & à son préjudice, une édition d’un livre qu’il a seul droit d’imprimer, en vertu de la cession que l’auteur lui a faite de tous ses droits sur son ouvrage, & de la permission ou du privilege du Roi. Il y a dans ces privileges des peines portées contre ceux qui contrefont, ou qui achetent & vendent des livres contrefaits ; mais outre ces peines, il y a un deshonneur réel attaché à ce commerce illicite, parce qu’il rompt les liens les plus respectables de la société, la confiance & la bonne foi dans le commerce. Ces peines & ce deshonneur n’ont lieu que dans un pays soûmis à une même domination ; car d’étrangers à étrangers, l’usage semble avoir autorisé cette injustice. Voyez Privilege.

Ces trois articles ne sont pas signés. Ils ont de toute évidence été conçus par un même auteur, dans une grande cohérence d’approche, à la fois juridique et légaliste. Ils sont en cela très explicitement distingués d’un quatrième article, signé de la lettre « O » (i.e. D’Alembert), qui apparaît en comparaison plus généraliste, modeste, et sémantiquement secondaire.

Contrefaire, imiter, copier, verb. act. (Gramm.) termes qui désignent en général l’action de faire ressembler. On imite par estime, on copie par stérilité, on contrefait par amusement. On imite les écrits, on copie les tableaux, on contrefait les personnes. On imite en embellissant, on copie servilement, on contrefait en chargeant. (O).

Pour le lecteur contemporain de l’Encyclopédie, l’emploi le plus légitime du terme est donc doublement resserré : par la désignation d’un domaine principal de pertinence – la librairie –, et par une définition exclusivement conçue d’un point de vue juridique, en référence au « droit [positif] d’imprimer » (en l’espèce au système du privilège). Cette conception offre un terrain ferme pour la compréhension et l’étude du phénomène, éloigné des glissements de sens qui apparaîtront plus tard. Elle invite même (à travers les dernières lignes de l’article « contrefaire, v. act. en terme de Librairie ») à prendre en compte le périmètre géographico-administratif d’application du privilège, voire à refuser le terme de contrefaçon stricte à une réimpression qui serait exécutée hors de la juridiction couverte par le privilège. Celle-ci ne saurait sans ambiguïté être qualifiée en soi d’infraction ; en tout cas seule sa circulation dans l’espace de validité du privilège pourrait faire l’objet de poursuites, saisie et destruction. Tirant toutes les conséquences de cette lecture légaliste, nous pouvons même considérer en théorie que si une édition n’est pas protégée par le droit (i.e., dans la France d’Ancien Régime, par un privilège accordé par la chancellerie royale, en vertu de l’obligation fixée par l’ordonnance de Moulins de 1566), une réimpression de cette édition non autorisée ne saurait être qualifiée sans hésitation de contrefaçon.

Or les historiens de l’édition ont régulièrement montré que cette définition juridiquement rigoureuse de la contrefaçon en produit une vision excessivement négative, d’abord parce qu’elle est sans doute influencée par une application rétrospective du concept de copyright ; ensuite parce que la seule considération de la contrefaçon comme un délit est insuffisante à rendre compte de la perception dont elle faisait l’objet par les contemporains, et de sa place dans l’écosystème éditorial.

Si les libraires lésés insistent sur le caractère délictueux de la pratique, et sur un préjudice qui est économique avant d’être moral, au XVIIIe siècle, du côté des usagers, lecteurs comme bibliothécaires, on s’offusque davantage semble-t-il de la pratique des émissions, qui consiste à diffuser sous un nouveau millésime une partie d’un stock ancien, supercherie non délictueuse mais tromperie pour l’acquéreur. D’autre part, sans aller jusqu’à reprendre la formule de Henri Falk – « Tout le monde était un peu le contrefacteur de quelqu’un8 » – il est largement reconnu que la contrefaçon a contribué à réguler le marché. Malesherbes résumera la situation à la veille de la Révolution : « la plupart des imprimeurs et libraires sont fraudeurs, parce que sans cela ils ne vendraient rien. La plupart des particuliers qui aiment les livres favorisent la fraude, parce que sans cela ils ne pourraient pas lire les livres qu’ils recherchent ou qu’ils ne les liraient que dix ans plus tard » (Mémoire sur la liberté de la presse, 1788). De fait, les contrefacteurs, au moins depuis le XVIe siècle, invoquent explicitement un devoir de diffusion, la nécessité de répondre à une demande du public en mettant sur le marché une production éditoriale à moindre coût, dans des territoires non desservis par les ayant-droits des éditions « originales » contrefaites, et dans des délais incompatibles avec le respect des formalités imposées par le régime du privilège. C’est un argument que l’on retrouve explicité par quelques auteurs, par des libraires de province, et tout particulièrement par les contrefacteurs étrangers : en l’occurrence, pour ce qui concerne la France, à Genève au XVIe siècle9, en Hollande ou dans les enclaves de Trévoux et d’Avignon aux XVIIe et XVIIIe siècles, en Belgique aux XIXe et XXe siècles ; et pour ce qui concerne l’Angleterre, en Amérique du Nord au XIXe siècle. L’argument n’est pas sans malice, mais il correspond à une réalité fondamentale de l’économie du livre.

Si la contrefaçon est rentable, c’est que l’investissement requis par la reproduction sans autorisation d’une édition existante est moindre que celui que nécessite la conception d’une nouvelle ab ovo et surtout dans les règles : l’imprimeur-libraire contrefacteur fait à la fois l’économie d’une partie des frais de fabrication typographique (préparation de la copie, calibrage de la composition et de l’imposition), du coût éventuel d’acquisition du texte auprès de l’auteur, et des charges d’obtention du droit d’impression (frais d’octroi d’un privilège ou de son renouvellement, d’acquisition ou de partage d’un privilège auprès du libraire déjà détenteur, d’enregistrement par notaire de l’acte de cession…).

À partir de la seconde moitié du XVIIe siècle, le développement de la contrefaçon française est même devenu l’une des principales conditions de maintien d’une activité éditoriale provinciale, moyen de contourner un processus de centralisation aboutissant à une accréditation trop exclusive des seuls imprimeurs-libraires parisiens. Le cas de Rouen est bien connu qui, au début du XVIIIe siècle, a trouvé dans la contrefaçon du livre non seulement français mais étranger (hollandais) un puissant palliatif, permettant à la fois de servir une demande parisienne que l’offre de la capitale ne pouvait contenter, et de réorienter à la hausse des indicateurs de production éditoriale malmenés par la crise10.

Cette justification économique explique la rareté des contrefaçons qui sont en même temps de parfaites copies typographiques, et qui d’une certaine manière, en étant à la fois réimpression non autorisée, faux, plagiat exact et dissimulé, réuniraient tous les critères de l’acception la plus large du terme – juridique, déontologique, économique et bibliographique. La sophistication de l’imitation suppose en effet un coût technique incompatible avec la pertinence économique de la contrefaçon. Aussi les contrefaçons difficilement décelables restent rares. Bien des contrefaçons sont du reste explicites, et se proclament telles en pages de titre, adoptant dès le XVIe siècle des formules du type « Jouxte la copie imprimée à… » ou « sur l’imprimé à… », mentions qui précèdent – piège pour l’apprenti bibliographe ! – non pas l’adresse de la contrefaçon, mais celle de sa source contrefaite. Aussi l’expertise bibliographique ne consiste finalement pas tant à diagnostiquer la contrefaçon qu’à en déterminer l’origine.

Le pouvoir ne peut ignorer l’enjeu commercial comme l’extension des pratiques de contrefaçon. C’est ce qui explique le dispositif inventé en 1777, qui légalise la présence sur le marché d’un grand nombre d’éditions contrefaites, à la faveur d’une procédure de déclaration et d’inventaire des titres, et d’estampillage des exemplaires. Une mesure comparable, moins connue, sera prise par Napoléon en 1810 et 1811. Le décret du 24 août 1811 notamment, propose de légaliser la circulation de réimpressions « étrangères » – en fait effectuées dans des territoires depuis peu rattachés à l’Empire français (départements hanséatiques, de Toscane et des États romains). Déclaration et estampillage permettent ainsi à ces livres d’« être librement vendus dans tout l’Empire ». Inversement, au-delà du terme fixé pour ces formalités, tous les exemplaires concernés « seront considérés comme des contrefaçons ».

Le dossier qui suit apporte un nouvel ensemble de contributions à la connaissance du phénomène de la contrefaçon éditoriale, ici appréhendé sur un temps long, et dans une approche ouverte aussi bien à l’édition du livre que de l’estampe. Il comprend des études de cas portant sur une œuvre et ses avatars illégaux (les recueils du poète Claude de Trellon à la fin du XVIe siècle, le Dictionnaire de l’Académie au XVIIIe), ou sur un répertoire (l’édition théâtrale), et quelques enquêtes de synthèse consacrées à un espace géopolitique donné (les anciens Pays-Bas du XVe au XVIIe siècle ; les États-Unis au XIXe). Une attention particulière est consacrée aux réponses apportées pour prévenir le risque de contrefaçon, ou « normaliser » la production contrefaite : stratégies développées par les imprimeurs-libraires (partage des privilèges, complexification de l’illustration et culture de la qualité graphique), initiatives prises par l’administration (la fameuse campagne de légalisation de 1777, dont les archives permettent de prendre une mesure plus globale du phénomène que par les examens bibliographiques ponctuels), mais aussi négociations diplomatiques mêlant les arguments contradictoires de protectionnisme (de l’activité du contrefacteur) et de protection (du droit des contrefaits). La question des frontières et du périmètre d’application du droit de copie se pose de manière récurrente, dans les relations franco-liégeoises au XVIIIe siècle, ou anglo-américaines au XIXe, et marque les étapes progressives comme les difficultés de mise en œuvre d’un droit international.

L’intelligence du phénomène, à condition d’éviter l’amalgame, se nourrit de confrontations entre les répertoires, les espaces, les temporalités. Aussi trouvera-t-on une enquête sur les DRM11, qui recouvrent aujourd’hui un panel de mesures techniques de protection conçues pour contrôler l’utilisation des œuvres numériques éditées. Le téléchargement illégal en effet, même s’il est moins une pratique marchande que de consommation, entre pour l’historien du livre et des médias dans le champ de la contrefaçon, en tant que reproduction, représentation ou diffusion effectuée en violation d’un droit (devenu « droit d’auteur »). Les débats entourant au début du XXIe siècle la question de l’utilisation des DRM par les éditeurs, mobilisent ainsi, dans un écosystème dématérialisé, des arguments faisant singulièrement écho à des questions posées par l’invention et l’expansion des technologies de l’imprimé : la restriction de la copie d’une œuvre textuelle ou graphique, et l’encadrement juridique et technique de ses possibilités.

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1 Henri Falk, Les privilèges de librairie sous l’ancien régime : étude historique du conflit des droits sur l’œuvre littéraire, Paris, A. Rousseau, 1906.

2 Nicolas Barker, « La contrefaçon littéraire au XIXe siècle et la bibliographie matérielle », dans La Bibliographie matérielle, actes de la table ronde des 17 et 18 mai 1979, éd. Jeanne Veyrin-Forrer et Roger Laufer, Paris, Éditions du Centre national de la recherche scientifique, 1983, p. 51.

3 Richard A. Sayce, « Compositorial practices and the localization of printed books, 1530-1800 », The Library, n° 21, 1966, p. 1-45 (nouv. éd. rév. : Oxford, Bibliographical Society ; Bodleian Library, 1979).

4 http://dbserv1-bcu.unil.ch/ornements/scripts/Info.html.

5 http://web.philo.ulg.ac.be/gedhsr/moriane.

6 Copier et contrefaire à la Renaissance : faux et usage de faux, Actes du colloque organisé par R.H.R. et la S.F.D.E.S., 29-31 octobre 2009, Université Paris 1-Panthéon-Sorbonne, dir. Pascale Mounier et Colette Nativel, Paris, H. Champion, 2014. Ce colloque avait été précédé par une synthèse bibliographique, offrant un état de la recherche historique organisé par grands domaines d’application : Pascale Mounier, « La contrefaçon et le faux au XVIe siècle. Orientations bibliographiques », Réforme, Humanisme, Renaissance, no 67, 2008, p. 41-44.

7 C’est ce que rappelait Silvio Corsini, en donnant l’une des définitions les plus informées que nous connaissons, en ouverture de l’ouvrage collectif Les Presses grises : la contrefaçon du livre, XVIe-XIXe siècles, textes réunis par François Moureau, Paris, Aux Amateurs de livres, 1988, spéc. p. 19-21 (« Définitions »), et 22-38 (« La contrefaçon du livre sous l’Ancien régime »).

8 Henri Falk, Les privilèges de librairie…, op. cit., p.  146.

9 Jean-François Gilmont, « Peut-on parler de contrefaçon au XVIe et au début du XVIIe siècle ? La situation de Genève et d’ailleurs », Bulletin du bibliophile, 2006, n° 1, p. 19-40.

10 Jean-Dominique Mellot, L’édition rouennaise et ses marchés (vers 1600-vers 1730) : dynamisme provincial et centralisme parisien, Paris, École des Chartes ; Genève, Droz, 1998.

11 Digital Rights Managment, ou dispositif de gestion des droits numériques (GDN).