Natale Vacalebre, Come le armadure e l’armi. Per una storia delle antiche biblioteche della Compagnia di Gesù. Con il caso di Perugia
Florence, Leo S. Olschki Editore, 2016, xxii-292 p., ill. (« Biblioteca di bibliografia, Documents and Studies in Book and Library History », vol. 205)
Jérémy CHAPONNEAU
L’ouvrage que N. Vacalebre (Ph. D. Candidate, University of Pennsylvania) a tiré de sa thèse de doctorat s’inscrit dans un contexte de renouvellement de l’historiographie italienne sur les bibliothèques de la Compagnie de Jésus initié par Luigi Balsamo. Mais cherchant à définir le cadre conceptuel au sein duquel se sont organisées ces bibliothèques, il procède à un élargissement de perspective. Élargissement géographique d’abord : l’implantation mondiale de l’ordre suppose de prendre en compte la documentation concernant provinces d’Italie et provinces périphériques. Élargissement documentaire ensuite. Les chercheurs ont privilégié les inventaires réalisés lors des expulsions du XVIIIe siècle ou de la suppression de 1773. Or les inventaires, pris isolément, sont une source peu commode pour approcher la vie concrète des bibliothèques, a fortiori sur plusieurs siècles. D’où, ici, le recours systématique à d’autres sources, notamment aux normes produites par la Compagnie au cours des XVIe et XVIIe siècles, pour proposer une grille interprétative valable pour toute bibliothèque jésuite. Enfin, le corollaire de cet élargissement documentaire, c’est un changement de regard sur des bibliothèques considérées moins comme des collections que comme des services, moins comme des objets clos que comme les parties d’un tout. En cela, ce livre s’inscrit dans la lignée des travaux de Bernabé Bartolomé Martínez en Espagne ou Dominique Julia en France.
Les Jésuites de Venise écrivent en 1619 que les livres leur sont comme un « secondo pane ». L’image est plus qu’une figure de style. A partir du milieu du XVIe siècle, la Compagnie consacre la plus grande part de son activité à un apostolat pédagogique qui voit dans l’éducation un moyen de propagation de la foi catholique. Les livres jouent un rôle essentiel dans cette mission, car l’enseignement centré sur le triptyque praelectio-disputatio-declamatio suppose la possession des textes à commenter, à débattre et à imiter. La Ratio studiorum adoptée en 1599 officialise ce lien entre projet éducatif et livres, en subordonnant l’usage des livres aux fins de la Compagnie, lesquelles déterminent le contenu des bibliothèques mais aussi leur accessibilité (dualité entre collections communes et collections réservées aux pères, contrôle des recteurs). Les bibliothèques de l’ordre sont ainsi des bibliothèques militantes, « les armes et les armures » d’un apostolat de combat, comme le suggère la citation du De’ simboli trasportati al morale (1677) de Daniello Bartoli qui sert de titre à l’ouvrage (chap. 1).
Le panorama de N. Vacalebre met en relief les invariants du fonctionnement de ces bibliothèques sans masquer les évolutions ni les particularismes (chap. 2). La règlementation permet de saisir l’image étonnamment stable que les Jésuites se faisaient d’une bibliothèque idéale à l’époque moderne. Certes, le plus ancien règlement connu, celui de Coimbra (1545), confine le responsable de la bibliothèque, dépendant de l’économe, à la distribution des livres et du matériel nécessaires aux élèves et suggère que les premières bibliothèques étaient ouvertes à tous, élèves et maîtres. Mais à la fin du XVIe siècle s’impose un modèle de bibliothèques autonomes par rapport à l’économat, où les tâches du bibliothécaire sont autant logistiques qu’intellectuelles (rédaction du catalogue et de la chronique officielle du collège) et qui, sur le modèle de la Sorbonne, contiennent deux collections antinomiques : l’une scolaire, rassemblant les textes à l’usage des élèves, et l’autre plus patrimoniale, de type universitaire et professionnel, réservée aux pères et aux futurs Jésuites. À cela s’ajoutent les prescriptions minimales mais impératives de la versions des Regulae de 1582 : présence de l’Index, d’un catalogue par matières et d’un registre des prêts, autorisation du supérieur pour toute consultation, achat ou vente de livres, inscription des titres à l’extérieur des ouvrages.
Rien ne permet mieux de saisir la dimension militante de ces bibliothèques que leur rapport aux livres interdits. Les Jésuites n’ont cessé de chercher à contourner la rigidité de l’Index (1559) sans contrevenir aux dispositions papales. Le problème de la consultation des livres hérétiques par les pères engagés dans les controverses avec les protestants est réglé par la bulle Exponi nobis (1575) qui confère au Général le droit d’accorder à titre individuel des autorisations de lecture, ce qui suppose pour les bibliothèques le droit de posséder ces livres à l’écart du reste de la collection et sous clé. Ce système de licentia superiorum est encore en vigueur en 1773. Le cas des livres interdits mais fréquemment utilisés pour l’enseignement est plus épineux. Il a abouti à la pratique de l’expurgation, explicitée par l’Orden inédit de Nadal à l’assistance d’Espagne (1561) qui autorise la possession des œuvres d’Érasme lues en classe et des travaux de philologie commis par des hérétiques à condition d’en faire disparaître le nom de l’auteur et d’en amender quelques passages. Dans une large mesure, l’expurgation se limite à la damnatio memoriae des auteurs interdits. Cette pratique de censure accommodante se diffuse hors d’Espagne et relève d’un militantisme bibliographique conjuguant alignement sur l’orthodoxie romaine et recherche d’efficacité pédagogique.
Encadré par la Ratio studiorum, le mode de sélection des livres explique l’homogénéité des fonds jésuites. À l’échelle des collèges, le choix opéré collectivement par les maîtres est validé par les supérieurs qui sollicitent souvent les conseils de Rome. L’information bibliographique est favorisée par la mobilité des pères, la circulation interne des catalogues et la diffusion des bibliographies au début du XVIIe siècle. La première moitié de ce siècle apparaît comme le moment de l’accroissement des collections, grâce à l’amélioration des possibilités financières des bibliothèques qui bénéficient de revenus réguliers. Les achats auprès des libraires de la localité ou des grands marchands (via les libraires locaux, les Jésuites installés dans les grandes villes ou, hors d’Europe, les Procuraturae missionum de Lisbonne et Séville) constituent la principale voie d’acquisition. Lorsque la Compagnie finit par incarner l’Eglise elle-même s’y ajoutent legs et donations des élites catholiques, parfois sous forme de rentes affectées par contrat à l’achat d’ouvrages. L’afflux de livres implique la rédaction de catalogues, obligatoires, du reste, depuis les Règles de 1567. À l’exception de la contrainte du classement par matières et par ordre alphabétique de noms d’auteur, la classification des collections n’a pas fait l’objet de prescription officielle. Le rôle des bibliographies jésuites de Possevino (1603) et de Clément (1635) et des catalogues imprimés des grands collèges est alors primordial. Ces modèles classificatoires ont inspiré les classements de la plupart des fonds. Moins documentée, la pratique du prêt est plus fréquente que les règles ne le laissent supposer. La répétition des rappels à l’ordre suggère que la gestion des prêts, sous le contrôle des recteurs, fut assez libérale.
Le risque, fréquent dans l’historiographie sur les Jésuites, c’est de manquer de distance par rapport aux textes officiels de la Compagnie. N. Vacalebre y succombe peu, d’autant que sa synthèse est suivie d’une étude de cas qui permet de valider la grille de lecture proposée. Le fonds de la bibliothèque Augusta de Pérouse, où il a isolé un grand nombre des livres provenant du collège, lui permet de faire l’histoire de la bibliothèque du collège pérugin, de sa fondation en 1552 à sa fermeture en 1773 (chap. 3). La correspondance échangée entre 1552 et 1565 entre le collège et Rome montre que la constitution de la bibliothèque s’inscrit dans un projet de formation chrétienne de la population urbaine. La hiérarchie romaine valide les demandes de livres et confie au Collège Romain, à la fois centre de ressources bibliographiques et intermédiaire sur le marché romain, le soin de les fournir. L’inventaire de 1565 (édité avec un essai d’identification des éditions, mais malheureusement sans index) montre que les pères pérugins ont vite constitué une honorable collection scolaire. Le collège reçoit au XVIIe siècle une série de donations dont les plus importantes (un peu plus de 150 livres) sont celles de Dionisio Crispolti en 1651 et du bibliographe jésuite Agostino Oldoini en 1683. Si les dons sont moins nombreux au XVIIIe siècle, les ressources de la bibliothèque, composées de deux rentes léguées et affectées par testament à l’achat de livres en 1636 et 1650, permettent l’actualisation régulière de la collection dans le domaine des sciences exactes – le champ de la modernité –, comme le montrent le livre de compte tenu entre 1723 et 1759, le catalogue de 1753 et l’inventaire consécutif au transfert des 8 668 ouvrages à la bibliothèque communale en 1773. La situation et la taille du collège de Pérouse, ses modes d’approvisionnement, la qualité de son catalogue en font un bon exemple de bibliothèque jésuite « standard » à l’époque moderne.
Certes, sauf pour le cas pérugin, cet ouvrage n’apporte aucun élément vraiment nouveau, et on peut regretter que les chapitres de synthèse privilégient les grandes bibliothèques d’Italie et d’Espagne, même si les sections sur les acquisitions et les catalogues abordent systématiquement d’autres horizons (province de Hongrie, Nouvelle-Espagne). Mais la mise à disposition du texte in-extenso des sources, en dépit des coquilles qui entachent la transcription des textes non-italiens, rend l’ouvrage fort utile. L’essentiel cependant, c’est l’effort pour confronter pratiques bibliothécaires jésuites et discours normatif de la Compagnie. Cette confrontation permet de situer l’histoire des bibliothèques dans une histoire plus générale et de donner une cohérence à des faits en apparence anecdotiques. L’ordre d’un catalogue, telle marque d’expurgation, tel article d’un règlement n’ont bien souvent rien d’arbitraire, mais reflètent à l’échelle microscopique la tension entre uniformisation et accommodement qui caractérise la Compagnie de Jésus. En s’efforçant de lier ces petits faits à la structure et à la dynamique qui les produisent, la contribution de N. Vacalebre fait mieux peut-être que de poser les jalons d’une histoire à faire : elle rend leur sens aux vestiges des bibliothèques les plus modernes de leur temps.